PREMIÈRE PHILOSOPHIE (1911-1918) [1] [Note à propos de la numérotation du Tractatus logico-philosophicus [2]] 1 — Le monde est tout ce qui a lieu. 1.1 — Le monde est la totalité des faits, non des choses. [3] [voir 2.04, 2.063 et 2.1] 1.11 — Le monde est déterminé par les faits, et par ceci qu'ils sont tous les faits. 1.12 — Car la totalité des faits détermine ce qui a lieu, et aussi tout ce qui n'a pas lieu. 1.13 — Les faits dans l'espace logique sont le monde. [voir 2.063] 1.2 — Le monde se décompose en faits. 1.21 — Quelque chose peut isolément avoir lieu ou ne pas avoir lieu, et tout le reste demeurer inchangé. [voir 2.061 et 2.062] 2 — Ce qui a lieu, le fait, est la subsistance d'états de chose [la mémoire]. [...] 2.012 — En logique, rien n'est accidentel : quand la chose se présente dans un état de choses, c'est que la possibilité de l'état de choses doit déjà être préjugée dans la chose. 2.0121 — Il apparaîtrait pour ainsi dire comme accidentel qu'à une chose qui pourrait subsister seule en elle-même, une situation convînt par surcroît. Si les choses peuvent se présenter dans des états de choses, cette possibilité doit être déjà inhérente à celles-ci. (Quelque chose de logique ne peut être seulement possible. La logique traite de chaque possibilité, et toutes les possibilités sont ses faits.) De même que nous ne pouvons absolument nous figurer des objets spatiaux en dehors de l'espace, des objets temporels en dehors du temps, de même ne pouvons-nous nous figurer aucun objet en dehors de la possibilité de sa connexion avec d'autres. Si je puis me figurer l'objet lié dans l'état de choses, je ne puis me le figurer en dehors de la possibilité de ce lien. [...] 2.014 — Les objets contiennent la possibilité de toutes les situations. [...] 2.024 — La substance est ce qui subsiste indépendamment de ce qui a lieu. 2.025 — Elle est forme et contenu. 2.0251 — L'espace, le temps et la couleur (la capacité d'être coloré) sont des formes des objets. 2.026 — Ce n'est que s'il y a des objets qu'il peut y avoir une forme fixe du monde. [...] 2.0272 — La configuration des objets forme l'état de choses. 2.04 - La totalité des états de choses subsistants est le monde. [...] 2.061 — Les états de choses sont mutuellement indépendants. 2.062 — De la subsistance ou de la non-subsistance d'un état de choses, on ne peut déduire la subsistance ou la non-subsistance d'un autre état de choses. 2.063 — La totalité de la réalité est le monde [4]. |
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2.1 — Nous nous faisons des images des faits. 2.11 — L'image présente la situation dans l'espace logique, la subsistance et la non-subsistance des états de choses. 2.12 — L'image est un modèle de la réalité. [...] 2.21 — L'image s'accorde ou non avec la réalité ; elle est correcte ou incorrecte, vraie ou fausse. [...] 2.225 — Il n'y a pas d'image vraie a priori. 3 — L'image logique des faits est la pensée. 3.001 — « Un état de choses est pensable » signifie : nous pouvons nous en faire une image. 3.01 — La totalité des pensées vraies est une image du monde. 3.02 — La pensée contient la possibilité des situations qu'elle pense. Ce qui est pensable est aussi possible. 3.03 — Nous ne pouvons rien penser d'illogique, parce que nous devrions alors penser illogiquement. 3.031 — On a dit que Dieu pouvait tout créer, sauf seulement ce qui contredirait aux lois de la logique. — En effet, nous ne pourrions pas dire à quoi ressemblerait un monde « illogique ». 3.032 — Figurer dans le langage quelque chose de « contraire à la logique », on ne le peut pas plus que figurer en géométrie par ses coordonnées une figure qui contredirait aux lois de l'espace ; ou donner les coordonnées d'un point qui n'existe pas. 3.0321 — Nous pouvons bien figurer spatialement un état de choses qui heurte les lois de la physique, mais non pas un état de choses qui heurte celles de la géométrie. 3.04 — Une pensée correcte a priori serait telle que sa possibilité détermine sa vérité. 3.05 — Nous ne pourrions savoir a priori qu'une pensée est vraie, que si sa vérité pouvait être reconnue dans la pensée même (sans objet de comparaison). 3.1 — Dans la proposition la pensée s'exprime pour la perception sensible. 3.11 — Nous usons du signe sensible (sonore ou écrit, etc.) de la proposition comme projection de la situation possible. La méthode de projection est la pensée du sens de la proposition. 3.12 — Le signe par lequel nous exprimons la pensée, je le nomme signe propositionnel. Et la proposition est le signe propositionnel dans sa relation projective au monde. [...] 3.144 — Les situations peuvent être décrites, non nommées. (Les noms sont comme des points, les propositions comme des flèches, elles ont un sens.) [...] 3.22 — Le nom est dans la proposition le représentant de l'objet. 3.221 — Je ne puis que nommer les objets. Des signes en sont les représentants. Je ne puis qu'en parler, non les énoncer. Une proposition peut seulement dire comment est une chose, non ce qu'elle est. [...] 3.261 — Chaque signe défini dénote par-delà les signes qui servent à le définir ; et les définitions montrent la direction. Deux signes, l'un primitif et l'autre défini par des signes primitifs, ne peuvent dénoter de la même manière. On ne peut démembrer des noms au moyen de définitions. (Ni aucun signe qui a une signification isolément et par soi-même.) 3.262 — Ce qui, dans les signes, ne parvient pas à l'expression, l'emploi de ceux-ci le montre. Ce que les signes escamotent, leur emploi l'énonce. 3.263 — Les significations des signes primitifs peuvent être expliquées par des éclaircissements. Les éclaircissements sont des propositions contenant les signes primitifs. Ils ne peuvent donc être compris que si les significations de ces signes sont déjà connues. 3.3 — Seule la proposition a un sens ; ce n'est que lié dans une proposition que le nom a une signification. 3.31 — Chaque partie de la proposition qui caractérise son sens, je la nomme expression (symbole). (La proposition elle-même est une expression.) Est expression tout ce qui, étant essentiel au sens d'une proposition, peut être commun à des propositions. L'expression fait reconnaître une forme et un contenu. 3.311 — L'expression présuppose les formes de toutes les propositions dans lesquelles elle peut apparaître. Elle est la marque caractéristique commune d'une classe de propositions. 3.312 — Elle est donc figurée par la forme générale des propositions qu'elle caractérise. Et alors, dans cette forme, l'expression sera constante et tout le reste variable. [...] 3.32 — Le signe est ce qui est perceptible aux sens dans le symbole. [...] 3.332 — Aucune proposition ne peut rien dire à son propre sujet, puisque le signe propositionnel ne saurait être contenu en lui-même (c'est là toute la « théorie des types »). [...] 4 — La pensée est la proposition pourvue de sens. 4.001 — La totalité des propositions est la langue. 4.002 — L'homme possède la capacité de construire des langues par le moyen desquelles tout sens peut être exprimé, sans qu'il ait une idée de ce que chaque mot signifie, ni comment il signifie. De même aussi l'on parle sans savoir comment sont produits les différents sons. La langue usuelle est une partie de l'organisme humain, et n'est pas moins compliquée que lui. Il est humainement impossible de se saisir immédiatement, à partir d'elle, de la logique de la langue. La langue déguise la pensée. Et de telle manière que l'on ne peut, d'après la forme extérieure du vêtement, découvrir la forme de la pensée qu'il habille ; car la forme extérieure du vêtement est modelée à de tout autres fins qu'à celle de faire connaître la forme du corps. Les conventions tacites nécessaires à la compréhension de la langue usuelle sont extraordinairement compliquées. 4.003 — La plupart des propositions et des questions qui ont été écrites touchant les matières philosophiques ne sont pas fausses, mais sont dépourvues de sens. Nous ne pouvons donc en aucune façon répondre à de telles questions, mais seulement établir leur non-sens. La plupart des propositions et questions des philosophes découlent de notre incompréhension de la logique de la langue. (Elles sont du même type que la question : le Bien est-il plus ou moins identique que le Beau ?) Et ce n'est pas merveille si les problèmes les plus profonds ne sont, à proprement parler, pas des problèmes. 4.0031 — Toute philosophie est « critique du langage ». (Mais certainement pas au sens de Mauthner [5]) Le mérite de Russell est d'avoir montré que la forme logique apparente de la proposition n'est pas nécessairement sa forme logique réelle. 4.01 — La proposition est une image de la réalité. La proposition est un modèle de la réalité, telle que nous nous la figurons. [...] 4.3 — Les possibilités de vérité des propositions élémentaires signifient les possibilités de subsistance ou de non-subsistance des états de choses. [...] 4.46 — Parmi les groupes possibles de conditions de vérité, il existe deux cas extrêmes. Dans l'un d'eux, la proposition est vraie pour toutes les possibilités de vérité des propositions élémentaires. Nous disons que les conditions de vérité sont tautologiques. Dans le second cas, la proposition est fausse pour toutes les possibilités de vérité : les conditions de vérité sont contradictoires. Dans le premier cas, nous appelons la proposition tautologie, dans le second cas contradiction. [...] |
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Logique mathématique : grammaire du langage 5 — La proposition est une fonction de vérité des propositions élémentaires. (La proposition élémentaire est une fonction de vérité d'elle-même.) [...] 5.1 — Les fonctions de vérité peuvent être ordonnées en séries. Tel est le fondement de la théorie des probabilités. 5.101 — Les fonctions de vérité de tout nombre donné de propositions élémentaires peuvent être écrites selon un schéma du type suivant [6] : (V V V V) (p,q) Tautologie (si p alors p ; et si q alors q.) (p p. q q) (F V V V) (p,q) soit : pas à la fois p et q. (~(p . q)) (V F V V) (p,q) " si q alors p. (q p) (V V F V) (p,q) " si p alors q. (p q) (V V V F) (p,q) " p ou q. (p v q) (F F V V) (p,q) " non q. (~q) (F V F V) (p,q) " non p. (~p) (F V V F) (p,q) " p ou q, mais pas les deux. (p . ~q : v : q . ~p) (V F F V) (p,q) " si p alors q ; et si q alors p. (p ≡ q) (V F V F) (p,q) " p (V V F F) (p,q) " q (F F F V) (p,q) " ni p ni q. (~p . ~q) ou (p | q) (F F V F) (p,q) " p et non q. (p . ~q) (F V F F) (p,q) " q et non p. (q . ~p) (V F F F) (p,q) " q et p. (q . p) (F F F F) (p,q) Contradiction (p et non p ; et q et non q.) (p.~p. q.~q) À ces possibilités de vérité de ses arguments de vérité qui vérifient une proposition, je donnerai le nom de fondements de vérité de cette proposition. [...] 5.133 — Toute conséquence est conséquence a priori. [...] 5.1361 — Les événements futurs, nous ne pouvons les conclure à partir des événements présents. La croyance en un lien causal est un préjugé. 5.1362 — Le libre arbitre consiste en ce que nous ne pouvons connaître maintenant les actions futures. Nous ne pourrions les connaître que si la causalité était une nécessité interne, comme celle de la déduction logique. — L'interdépendance du connaître et de ce qui est connu est celle de la nécessité logique. (« A sait que p a lieu » est vide de sens, si p est une tautologie.) [...] 5.23 — L'opération est ce qui doit arriver à une proposition pour que l'autre en résulte. [...] 5.251 — Une fonction ne peut être son propre argument, tandis que le résultat d'une opération peut fort bien devenir sa propre base. [...] 5.43 — Qu'à partir du fait p doivent s'ensuivre une infinité d'autres faits, à savoir ~~p, ~~~~p, etc., voilà qui est au premier abord à peine croyable. Et il n'est pas moins remarquable que le nombre infini des propositions de la logique (de la mathématique) suivent d'une demi-douzaine de « lois fondamentales ». Mais toutes les propositions de la logique disent la même chose. À savoir : rien. [...] 5.5423 — Percevoir un complexe signifie percevoir que ses éléments sont dans tel ou tel rapport. Ceci explique bien aussi que l'on puisse voir de deux manières la figure ci-dessous comme un cube ; et de même pour tous les phénomènes analogues. Car nous voyons alors réellement deux faits distincts.
(Si je regarde tout d'abord les sommets marqués a, et seulement marginalement les sommets marqués b, a paraît être en avant ; et inversement.) [...] 5.6 — Les frontières de mon langage sont les frontières de mon monde. 5.61 — La logique remplit le monde ; les frontières du monde sont aussi ses frontières. Nous ne pouvons donc dire en logique : il y a ceci et ceci dans le monde, mais pas cela. Car ce serait apparemment présupposer que nous excluons certaines possibilités, ce qui ne peut avoir lieu, car alors la logique devrait passer au-delà des frontières du monde ; comme si elle pouvait observer ces frontières également à partir de l'autre bord. Ce que nous ne pouvons penser, nous ne pouvons le penser ; nous ne pouvons donc davantage dire ce que nous ne pouvons penser. 5.62 — Cette remarque fournit la clef pour décider de la réponse à la question : dans quelle mesure le solipsisme est-il une vérité ? Car ce que le solipsisme veut signifier est tout à fait correct, seulement cela ne peut se dire, mais se montre. Que le monde soit mon monde se montre en ceci que les frontières du langage (le seul langage que je comprenne) signifient les frontières de mon monde. 5.621 — Le monde et la vie ne font qu'un. 5.63 — Je suis mon monde. (Le microcosme.) [...] 5.632 — Le sujet n'appartient pas au monde, mais il est une frontière du monde. 5.633 — Où, dans le monde, un sujet métaphysique peut-il être discerné ? Tu réponds qu'il en est ici tout à fait comme de l'oeil et du champ visuel. Mais l'oeil, en réalité, tu ne le vois pas. Et rien dans le champ visuel ne permet de conclure qu'il est vu par un oeil. [7] [...] 5.634 — Ce qui dépend de ceci, à savoir qu'aucune partie de notre expérience n'est en même temps a priori. Tout ce que nous voyons pourrait aussi être autre. Tout ce que, d'une manière générale, nous pouvons décrire, pourrait aussi être autre. Il n'y a aucun ordre a priori des choses. [...] 6.121 — Les propositions de la logique démontrent les propriétés logiques des propositions, en formant par leur connexion des propositions qui ne disent rien. On pourrait appeler encore cette méthode : méthode de réduction à zéro. Dans la proposition logique, les propositions sont mises entre elles en équilibre, et cet état d'équilibre montre alors comment ces propositions doivent être logiquement agencées. 6.122 — Il en résulte que nous pourrions aussi bien nous passer des propositions logiques, puisque, dans une notation convenable, nous pouvons déjà reconnaître les propriétés formelles des propositions à la seule inspection de celles-ci. [...] 6.1222 — Cela éclaire la question : Pourquoi les propositions logiques ne peuvent-elles être confirmées par l'expérience, pas plus que par l'expérience elles ne peuvent être réfutées ? Non seulement une proposition de la logique ne peut être réfutée par aucune expérience possible, mais encore elle ne peut être confirmée par aucune. [...] L'exploration de la logique signifie l'exploration de toute capacité d'être soumis à des lois. Et hors de la logique, tout est hasard. [...] 6.36311 — Que le soleil se lèvera demain est une hypothèse, et cela veut dire que nous ne savons pas s'il se lèvera. 6.37 — Rien ne contraint quelque chose à arriver du fait qu'autre chose soit arrivé. Il n'est de nécessité que logique. 6.371 — Toute la vision moderne du monde repose sur l'illusion que les prétendues lois de la nature sont des explications des phénomènes de la nature. 6.372 — Aussi se tiennent-ils devant les lois de la nature comme devant quelque chose d'intouchable, comme les Anciens devant Dieu et le Destin. Et les uns et les autres ont en effet raison et tort. Cependant les Anciens ont assurément une idée plus claire en ce qu'ils reconnaissent une limitation, tandis que dans le système nouveau il doit sembler que tout est expliqué. 6.373 — Le monde est indépendant de ma volonté. [...] 6.4 — Toutes les propositions ont même valeur. 6.41 — Le sens du monde doit être en dehors de lui. Dans le monde, tout est comme il est, et tout arrive comme il arrive ; il n'y a en lui aucune valeur — et s'il y en avait une elle serait sans valeur. S'il y a une valeur qui a de la valeur, elle doit être extérieure à tout ce qui arrive, et à tout état particulier. Car tout ce qui arrive et tout état particulier est accidentel. Ce qui le rend non accidentel ne peut être dans le monde, car ce serait retomber dans l'accident. Ce doit être hors du monde. 6.42 — C'est pourquoi il ne peut y avoir de propositions éthiques. Les propositions ne peuvent rien exprimer de Supérieur. 6.421 — Il est clair que l'éthique ne se laisse pas énoncer. L'éthique est transcendantale. (Éthique et esthétique sont une seule et même chose.) 6.422 — La première pensée qui vient en posant une loi éthique de la forme : « Tu dois... » est la suivante : et qu'en sera-t-il donc si je ne fais pas ainsi ? Il est pourtant clair que l'éthique n'a rien à voir avec le châtiment et la récompense au sens usuel. Cette question touchant les conséquences d'un acte doit donc être sans importance. Du moins faut-il que ces conséquences ne soient pas des événements. Car la question posée doit malgré tout être par quelque côté correcte. Il doit y avoir, en vérité, une espèce de châtiment et une espèce de récompense éthiques, mais ils doivent se trouver dans l'acte lui-même. (Et il est clair aussi que la récompense doit être quelque chose d'agréable, le châtiment quelque chose de désagréable.) 6.423 — Du vouloir comme porteur de l'éthique on ne peut rien dire. Et le vouloir comme phénomène n'intéresse que la psychologie. 6.43 — Si le bon ou le mauvais vouloir changent le monde, ils ne peuvent changer que les frontières du monde, non les faits ; non ce qui peut être exprimé par le langage. En bref, le monde doit alors devenir par là totalement autre. Il doit pouvoir, pour ainsi dire, diminuer ou croître dans son ensemble. Le monde de l'homme heureux est un autre monde que celui de l'homme malheureux. 6.431 — Ainsi dans la mort, le monde n'est pas changé, il cesse. 6.4311 — La mort n'est pas un événement de la vie. On ne vit pas la mort. Si l'on entend par éternité non la durée infinie, mais l'intemporalité, alors il a la vie éternelle celui qui vit dans le présent. Notre vie n'a pas de fin, comme notre champ de vision est sans frontière. 6.4312 — L'immortalité de l'âme humaine, c'est-à-dire sa survie éternelle après la mort, non seulement n'est en aucune manière assurée, mais encore et surtout n'apporte nullement ce qu'on a toujours voulu obtenir en en recevant la croyance. Car quelle énigme se trouvera résolue du fait de mon éternelle survie ? Cette vie éternelle n'est-elle pas aussi énigmatique que la vie présente ? La solution de l'énigme de la vie dans le temps et dans l'espace se trouve en dehors de l'espace et du temps. (Ce n'est pas la solution des problèmes de la science de la nature qui est ici requise.) 6.432 — Comment est le monde, ceci est pour le Supérieur parfaitement indifférent. Dieu ne se révèle pas dans le monde. 6.4321 — Les faits appartiennent tous au problème à résoudre, non pas à sa solution. 6.44 — Ce n'est pas comment est le monde qui est le Mystique, mais qu'il soit. 6.45 — La saisie du monde sub specie aeterni est sa saisie comme totalité bornée. Le sentiment du monde comme totalité bornée est le Mystique. 6.5 — D'une réponse qu'on ne peut formuler, on ne peut non plus formuler la question. Il n'y a pas d'énigme. Si une question peut de quelque manière être posée, elle peut aussi recevoir une réponse. 6.51 — Le scepticisme n'est pas irréfutable, mais évidemment dépourvu de sens, quand il veut élever des doutes là où l'on ne peut poser de questions. Car le doute ne peut subsister que là où subsiste une question ; une question seulement là où subsiste une réponse, et celle-ci seulement là où quelque chose peut être dit. 6.52 — Nous sentons que, à supposer même que toutes les questions scientifiques possibles soient résolues, les problèmes de notre vie demeurent encore intacts. À vrai dire, il ne reste plus alors aucune question ; et cela même est la réponse. 6.521 — La solution du problème de la vie, on la perçoit à la disparition de ce problème. (N'est-ce pas la raison pour laquelle les hommes qui, après avoir longuement douté, ont trouvé la claire vision du sens de la vie, ceux-là n'ont pu dire alors en quoi ce sens consistait ?) 6.522 — Il y a assurément de l'indicible. Il se montre, c'est le Mystique. 6.53 — La méthode correcte en philosophie consisterait proprement en ceci : ne rien dire que ce qui se laisse dire, à savoir les propositions de la science de la nature — quelque chose qui, par conséquent, n'a rien à faire avec la philosophie —, puis quand quelqu'un d'autre voudrait dire quelque chose de métaphysique, lui démontrer toujours qu'il a omis de donner, dans ses propositions, une signification à certains signes. Cette méthode serait insatisfaisante pour l'autre — qui n'aurait pas le sentiment que nous lui avons enseigné de la philosophie — mais ce serait la seule strictement correcte. 6.54 — Mes propositions sont des éclaircissements en ceci que celui qui me comprend les reconnaît à la fin comme dépourvues de sens, lorsque par leur moyen — en passant sur elles — il les a surmontées. (Il doit pour ainsi dire jeter l'échelle après y être monté.) Il lui faut dépasser ces propositions pour voir correctement le monde. |
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Conclusion du Tractatus logico-philosophicus 7 — Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence. |
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DEUXIÈME PHILOSOPHIE (1929-1951) [8] § 1 Augustin (Confessions, I, 8) : « Quand ils [les adultes] nommaient une certaine chose et qu'ils se tournaient, grâce au son articulé, vers elle, je le percevais et je comprenais qu'à cette chose correspondaient les sons qu'ils faisaient entendre quand ils voulaient la montrer. Leurs volontés m'étaient révélées par les gestes du corps, par ce langage naturel à tous les peuples que traduisent l'expression du visage, le jeu du regard, les mouvements des membres et le son de la voix, et qui manifeste les affections de l'âme lorsqu'elle désire, possède, rejette, ou fuit quelque chose. C'est ainsi qu'en entendant les mots prononcés à leur place dans différentes phrases, j'ai peu à peu appris à comprendre de quelles choses ils étaient les signes ; puis une fois ma bouche habituée à former ces signes, je me suis servi d'eux pour exprimer mes propres volontés. » Ce qui est dit là nous donne, me semble-t-il, une certaine image de l'essence du langage humain, qui est la suivante : Les mots du langage dénomment des objets — les phrases sont des combinaisons de telles dénominations. ― C'est dans cette image du langage que se trouve la source de l'idée que chaque mot a une signification. Cette signification est corrélée au mot. Elle est l'objet dont le mot tient lieu. Augustin ne parle pas d'une différence entre catégories de mots. Qui décrit ainsi l'enseignement du langage pense d'abord, me semble-t-il, à des substantifs comme "table", "chaise", "pain" et aux noms propres, ensuite seulement aux noms de certaines activités et propriétés, et enfin aux autres catégories de mots comme à quelque chose qui finira bien par se trouver. Représente-toi l'usage suivant du langage : J'envoie quelqu'un faire des courses. Je lui donne une feuille de papier où se trouvent inscrits les signes « cinq pommes rouges ». Il porte cette feuille au marchand. Celui-ci ouvre le tiroir sur lequel est inscrit le signe "pommes", puis il cherche dans un tableau le mot "rouge", qu'il trouve en face d'un échantillon de couleur. Après quoi il énonce la suite des noms de nombres jusqu'à "cinq" — je suppose qu'il la connaît par coeur —, et à l'énoncé de chaque nombre, il prend dans le tiroir une pomme de la couleur de l'échantillon. ― C'est ainsi, ou de façon analogue, qu'on opère avec les mots. ― « Mais comment sait-il où chercher le mot "rouge" et la façon de le faire, et comment sait-il ce qu'il doit faire du mot "cinq" ? » ― Je suppose qu'il agit comme je viens de le décrire. Les explications ont bien quelque part un terme. — Mais quelle est la signification du mot "cinq" ? — Ici, il n'était question de rien de tel, mais seulement de la manière dont "cinq" est employé. § 2 Ce concept philosophique de signification a sa place dans une représentation primitive de la façon dont le langage fonctionne. On peut également dire qu'il est la représentation d'un langage plus primitif que le nôtre. Imaginons un langage pour lequel vaut la description donnée par Augustin. Ce langage doit servir à un constructeur A pour se faire comprendre de son aide B. A réalise une construction avec des pierres à bâtir : Il y a des blocs, des colonnes, des dalles et des poutres que B doit faire passer à A dans l'ordre où celui-ci les utilise. À cet effet, ils se servent d'un langage constitué des mots "bloc", "colonne", "dalle", "poutre". A crie leur nom. — B apporte la pierre qu'il a appris à apporter en réponse à ce cri. ― Conçois cela comme un langage primitif complet. |
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Parler c'est jouer à un jeu défini par un ensemble de règles. § 3 Nous pourrions dire qu'Augustin décrit un système de compréhension mutuelle, mais que ce système ne recouvre pas tout ce que nous nommons langage. Et c'est ce qu'il faut se dire dans les nombreux cas où se pose la question : « Une telle représentation est-elle utilisable ou inutilisable ? » La réponse est : « Elle n'est utilisable que pour ce domaine étroitement délimité, et non pour l'ensemble de ce que tu prétends représenter. » C'est comme si quelqu'un expliquait : « Jouer consiste à déplacer des objets sur une surface en suivant certaines règles... » — Et que nous lui répondions : « Il semble que tu penses aux jeux de pions ; mais ce ne sont pas tous les jeux. » Ton explication sera correcte si tu la limites expressément à ces jeux. § 4 Imagine une écriture dont les caractères serviraient à désigner non seulement des sons, mais aussi des accentuations et des ponctuations. (On peut concevoir l'écriture comme un langage servant à décrire des images sonores.) Imagine maintenant que quelqu'un comprenne cette écriture comme si à chaque lettre correspondait simplement un son, et non comme si les lettres n'avaient pas aussi de tout autres fonctions. La conception augustinienne du langage est semblable à cette conception simplifiée de l'écriture. § 5 On entrevoit peut-être, en examinant l'exemple du § 1, à quel point le concept général de la signification d'un mot recouvre le fonctionnement du langage d'un rideau de brume qui en rend impossible une claire vision. — On dissipe ce brouillard en étudiant les phénomènes de langage dans les formes primitives de leur usage qui permettent d'avoir une vue synoptique du but et du fonctionnement des mots. L'enfant emploie ces formes primitives de langage quand il apprend à parler. Ici, l'enseignement du langage n'est pas une explication, mais un dressage. § 6 [...] « En connectant la barre au levier, j'actionne les freins. » — Certes, mais du fait de tout le reste du mécanisme. Ce n'est un levier de frein qu'en relation avec ce mécanisme ; et séparé de son support, ce n'est pas même un levier, mais ce peut être tout ce qu'on voudra, ou rien. |
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§ 7 Dans la pratique de l'emploi du langage du § 2, les uns crient les mots, les autres agissent en fonction d'eux ; mais dans l'apprentissage du langage, on aura affaire au processus suivant : L'élève dénomme les objets, c'est-à-dire qu'il prononce le mot quand le maître montre la pierre. — On y aura aussi affaire à un exercice plus simple encore : L'élève répète le mot que le maître prononce ― ces deux processus sont l'un et l'autre analogues à un langage. Nous pouvons aussi penser que l'ensemble du processus d'emploi des mots du § 2 est l'un de ces jeux par lesquels les enfants apprennent leur langue maternelle. Ces jeux, je les appellerai des "jeux de langage", et je parlerai parfois d'un langage primitif comme d'un jeu de langage. Et l'on pourrait également appeler jeux de langage les processus qui consistent à donner un nom aux pierres et à répéter les mots du maître. Pense aux nombreux emplois que l'on fait des mots dans les comptines. J'appellerai aussi "jeu de langage" l'ensemble formé par le langage et les activités avec lesquelles il est entrelacé. § 8 Considérons une extension du langage du § 2. Outre les quatre mots : "bloc", "colonne", etc., il y a dans ce langage une suite de mots employés à la façon dont le marchand du § 1 emploie les noms de nombre (il peut s'agir de la suite des lettres de l'alphabet) ; il y a aussi deux mots qui pourraient être "là-bas" et "ceci" (car cela indique déjà en gros le but de ces mots) et qui sont employés en relation avec un geste indicatif de la main ; et il y a enfin un certain nombre d'échantillons de couleur. A donne un ordre du genre : « d-dalles-là-bas ». Il montre en même temps à son aide un échantillon de couleur, et au moment où il dit « Là-bas », il désigne un certain emplacement du chantier. Pour chaque lettre de l'alphabet jusqu'à "d", B retire du stock de dalles une dalle de la couleur de l'échantillon, après quoi il la porte à l'emplacement que A lui a indiqué. En d'autres occasions, A donne l'ordre « Ceci-là-bas »; en disant "ceci", il désigne une pierre à bâtir, etc. |
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La philosophie aux limites du langage § 109 Il était juste de dire que nos considérations ne doivent pas être des considérations scientifiques. L'expérience que « ceci et cela se laisse penser à l'encontre de notre préjugé » — quel qu'en puisse être le sens — ne pouvait avoir aucun intérêt pour nous. (La conception pneumatique de la pensée.) Et nous n'avons le droit d'établir aucune sorte de théorie. Il ne doit y avoir rien d'hypothétique dans nos considérations. Nous devons écarter toute explication et ne mettre à la place qu'une description. Et cette description reçoit sa lumière, c'est-à-dire son but, des problèmes philosophiques. Ces problèmes ne sont naturellement pas empiriques, mais ils sont résolus par une appréhension du fonctionnement de notre langage qui doit en permettre la reconnaissance en dépit de la tendance qui nous pousse à mal le comprendre. Les problèmes sont résolus, non par l'apport d'une nouvelle expérience, mais par une mise en ordre de ce qui est connu depuis longtemps. La philosophie est un combat contre l'ensorcellement de notre entendement par les ressources de notre langage. § 119 Les résultats de la philosophie consistent dans la découverte d'un quelconque simple non-sens, et dans les bosses que l'entendement s'est faites en se cognant contre les limites du langage. Ce sont ces bosses qui nous font reconnaître la valeur de cette découverte. § 120 Si je parle du langage (du mot, de la proposition, etc.), il me faut parler le langage de tous les jours. Ce langage est-il quelque chose de trop grossier et de trop matériel pour ce que nous cherchons à dire ? Mais comment donc en construire un autre ? — Et comme il est étrange que nous puissions, malgré tout, faire quelque chose du nôtre ! Le fait qu'il me faille, dans les explications qui touchent au langage, appliquer le langage tout entier (non quelque langage préparatoire et provisoire) montre déjà que tout ce que ce que je peux énoncer sur le langage lui est extérieur. Mais alors comment ces élucidations pourraient-elles nous satisfaire ? Tes questions étaient déjà, elles aussi, formulées dans ce langage ; et il te fallait les exprimer dans ce langage, s'il y avait quelque chose à demander ! Et tes scrupules sont des malentendus. Tes questions se rapportent à des mots. Aussi me faut-il parler de mots. On dit : L'important n'est pas le mot, mais sa signification ; et on pense alors la signification comme une chose du même genre que le mot, et néanmoins différente de lui. Ici le mot, et là sa signification. L'argent, et la vache que l'on peut acheter avec. (Mais d'un autre côté : L'argent, et son utilité.) § 309 Quel est ton but en philosophie ? — Montrer à la mouche comment sortir du piège à mouches. |
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[1] Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, Gallimard © 1993. [2] Les nombres décimaux attachés à chaque proposition indiquent leur poids logique, leur importance dans mon exposition. Les propositions numérotées n.l, n.2, n.3, etc. sont des remarques à la proposition n ; les propositions numérotées n.ml, n.m2, etc. sont des remarques à la proposition n.m et ainsi de suite. [note de Wittgenstein] [3] [ (non pas le dessin qui en est l'image, mais la maison elle-même). Le mot « MAISON » en est le symbole. Le fait est vu comme une vérité dans le sens de vérifiable avec nos sens (senseurs, sondes). La chose est vue comme le symbole qui nomme les faits.] [4] Il y a trois définitions du monde : les faits dans l'espace logique (1.13), la totalité des états de choses subsistants (2.04), la totalité de la réalité (2.063), qui doivent coïncider. [5] Auteur de Contributions à une critique du langage (1903). Son influence sur Wittgenstein apparaît néanmoins clairement dans cette citation : « Sitôt que nous avons vraiment quelque chose à dire, il faut nous taire » (Contributions I, p. 111), à rapprocher de l'aphorisme 7 du Tractatus. [6] [Les symboles des opérations sont ceux de l'édition citée. Nous savons, par exemple, que le symbole actuellement en usage pour le 'si... alors' est : implication] [7] [À la question : Si un arbre tombe dans la forêt, fait-il du bruit s'il n'y a aucune oreille pour l'entendre ?, Wittgenstein répondrait-il ? : Rien dans le champ auditif ne permet de conclure qu'il est entendu par une oreille.] [8] Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, Gallimard © 2004. |
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