XXe SIÈCLE 

Alfred North Whitehead

 

Texte fondateur

1929

Le Procès[1]

SOMMAIRE

I. Fluence et permanence

II. Concrescence, nouveauté, actualisation

III. Trois étapes de la concrescence microscopique

IV. Phases élevées de concrescence microscopiques

V. Résumé

I
Fluence et permanence ;
[Héraclite / ParménideFlux / Substance]
génération et substance ; spatialisation ; deux types de fluence : macroscopique et microscopique, d'occasion en occasion
et l'intérieur de chaque occasion

pp. 339-343

« Toutes choses s'écoulent » : parmi les généralités vagues, voici la première que l'on doive à une intuition humaine non encore systématisée, à peine analysée. C'est le thème de ce fleuron de la poésie hébraïque que constituent les Psaumes ; à travers la parole d'Héraclite, la philosophie grecque en fait l'une de ses premières idées générales ; plus tard, à la basse époque de la barbarie, on le voit reparaître dans la pensée anglo-saxonne, avec l'apologue du moineau voletant dans la halle où festoie le roi de Northumbrie[2] ; et à chacune des étapes de la civilisation, il va se réactiver, pour transmettre à la poésie son émotion. Impossible d'en douter : dès que l'on choisit de faire retour à cette expérience ultime et vécue dans son intégralité, non biaisée par les sophistications de la théorie, et dont l'élucidation est le propos final du philosophe, le flux des choses apparaît bien comme l'une des généralités ultimes autour desquelles devra se tisser notre système philosophique.

Cela dit, nous venons de transformer la proposition : « Toutes choses s'écoulent » en cet autre énoncé : « Le flux des choses ». Du coup, le concept de « flux » se dresse devant nous comme une notion première à analyser plus avant. Seulement, dans la phrase : « Toutes choses s'écoulent », il y a trois mots. N'avons-nous pas commencé en réalité par isoler le dernier ? Si nous remontons vers le mot « choses », nous demandons : « Quelles sont les choses qui s'écoulent ? » En remontant encore, nous en venons au premier mot, « toutes » ; d'où la question : que peut signifier le fait qu'il y ait une « pluralité » de choses entraînées dans ce flux commun ? Et en quel sens (si sens il y a) le mot « toutes » peut-il faire référence à un ensemble précisément défini, celui de la pluralité en question ?

Élucider le sens de la formule : « Toutes choses s'écoulent », voilà bien l'une des grandes tâches de la métaphysique.

Or il existe une notion rivale, antithétique de la première. Je ne puis, pour le moment, retrouver une proposition impérissable qui en exprimerait la teneur de manière aussi exhaustive que l'a fait Héraclite pour l'autre[3]. Cette autre notion souligne la permanence des choses : la solidité de la terre, les montagnes, les rochers, les pyramides d'Égypte, l'esprit humain, Dieu.

Dans les formules religieuses, on rencontre souvent la meilleure expression, pure de tout détail superflu, de l'expérience vécue dans son intégralité : celle-ci se trouve énoncée sous sa forme générale, désencombrée des détails superflus. En revanche, la minceur propre à tant de métaphysiques modernes tient à ce qu'elles négligent la richesse expressive du sentir ultime. À preuve : c'est dans les deux premiers vers d'un cantique célèbre qu'apparaît la restitution plénière, en une expérience intégrale unique, du mariage de nos deux notions :

Reste avec nous, Seigneur ;
Le jour décline, la nuit s'approche.[4]

Le premier vers nous dit ici la permanence, le « reste », le « nous » et l'« Être » invoqué ; le second situe cette permanence au sein de l'inévitable flux. Ce qui finit par se formuler ici, c'est la problématique entière de la métaphysique. Ceux des philosophes qui partent du premier vers nous donnent la métaphysique de la « substance » ; ceux qui partent du second, la métaphysique du « flux ». Mais, à dire vrai, on ne saurait désarticuler de la sorte ces deux vers qui se tiennent : ce que l'on découvre en fait, c'est que la plupart des philosophies maintiennent entre les deux un équilibre fluctuant. Ce qui est permanent, Platon l'assigne à un ciel statique, spirituel ; et le flux, il le trouve dans l'enchevêtrement des formes au beau milieu d'un monde physique voué à la fluctuance des imperfections. Prenez garde ici au mot « imperfection » : chacune de mes affirmations touchant Platon se présente, certes, sous bénéfice d'inventaire, mais je considère que Platon est responsable de la thèse selon laquelle les choses qui s'écoulent sont imparfaites au sens où elles sont « limitées », où elles « excluent radicalement une grande part de ce qu'elles pourraient être, mais ne sont pas » ; si bien que les vers cités expriment quasi parfaitement l'intuition directe d'où procède la thèse principale de la métaphysique platonicienne. Quant à Aristote, il modifie son platonisme en lui donnant un centre de gravité quelque peu différent : il se fait l'avocat du couple « substance et attribut » et de la logique des classes que suggère cette notion. Mais d'autre part, il conduit une analyse magistrale de la notion de « génération ». Ce qui lui a permis, en son nom propre, de protester utilement contre la propension platonicienne à dissocier l'univers spirituel statique et le monde fluent de l'expérience superficielle. Les écoles platoniciennes ultérieures ont aggravé cette tendance, tout comme l'aristotélisme médiéval a fait que les notions statiques de la logique d'Aristote puissent exprimer certains des grands problèmes métaphysiques en des termes qui sont toujours en usage de nos jours.

Dans l'ensemble, l'histoire de la philosophie étaye l'accusation bergsonienne selon laquelle l'intellect humain « spatialise l'univers », c'est-à-dire tend à en ignorer la fluence et à l'analyser au moyen de catégories statiques. De fait, Bergson est allé plus loin : il a conçu cette tendance comme une nécessité inhérente à l'intellect. Je ne souscris pas à ce dernier reproche ; mais je tiens que la « spatialisation » est la voie la plus courte vers une philosophie claire et nette, s'exprimant dans un langage raisonnablement familier. Descartes a donné l'exemple presque parfait d'un tel système de pensée. Les difficultés du cartésianisme, avec ses trois substances bien distinctes et le rejet à l'arrière-plan de la « durée » et du « temps mesuré », illustrent ce à quoi mène la subordination de la fluence. Subordination qui se retrouve dans l'aspiration — non analysée — dont parlait notre cantique, dans la vision platonicienne d'une perfection céleste, dans les concepts de la logique aristotélicienne et dans l'univers mathématique de Descartes. Newton, ce Napoléon de la pensée, a brutalement réintroduit la fluence au sein du monde, mais une fluence enrégimentée dans son « temps mathématique absolu, s'écoulant également sans considération de quoi que ce soit d'extérieur ». Il l'a également revêtue d'un uniforme mathématique, sous les espèces de sa théorie des fluxions.

C'est alors que les philosophes des XVIIe et XVIIIe siècles ont failli faire une découverte — découverte qui se trouve à fleur de page dans leurs écrits, mais qu'ils n'ont su réaliser qu'à moitié. Cette découverte, c'est qu'il existe deux sortes de fluence. La première est la concrescence[5], que Locke définit comme la « constitution interne réelle d'un existant particulier ». La seconde est la transition d'un existant particulier à un autre. Cette transition — toujours dans le langage de Locke — est le « périr perpétuel », l'un des aspects de la notion du temps, et, sous un autre aspect, l'engendrement du présent conformément à la « puissance » du passé.

La formule : « La constitution interne réelle d'un existant particulier », la description de l'entendement humain en tant que procès de réflexion sur des données, l'expression « périr perpétuel », et le mot « puissance », ainsi que son élucidation, tout cela figure bel et bien dans l'Essai sur l'entendement humain de Locke. Pourtant, en raison du caractère limité de l'objet de sa recherche, Locke ne s'est pas élevé au général, et n'a pas synthétisé ses idées éparses. On trouve, chez Hume, d'autres exemples inconscients de cette notion implicite des deux sortes de flux. Chez Kant, elle est presque explicite, bien qu'elle soit — selon moi — décrite de travers. Et elle finit par se perdre dans le monisme évolutionniste de Hegel et des écoles qui en proviennent. Aussi, et malgré toutes ses incohérences, Locke est-il celui auquel il est le plus profitable de se référer quand on désire développer la découverte des deux sortes de fluence dont on a besoin pour décrire le flux du monde. La première, inhérente à la constitution d'un existant particulier, je la nomme donc « concrescence ». L'autre, la fluence par laquelle le procès dépérit dès lors que l'existant particulier trouve son plein accomplissement et, du même coup, érige cet existant en élément original en vue de la constitution d'autres existants particuliers que fait naître la répétition du procès, je l'appelle « transition ». La concrescence s'avance vers sa cause finale, qui est son but subjectif ; la transition véhicule la cause efficiente, qui est le passé immortel.

Savoir comment les occasions particulières actuelles se transforment en éléments originaux pour créer du neuf, cela relève de ce que j'appelle la théorie de l'objectivation. Prises ensemble, les occasions particulières objectivées tirent leur unité d'être un donné pour la concrescence créatrice. Mais l'acquisition de ce degré de connexion entraîne l'élimination de certains de leurs éléments constitutifs qui ont pour caractère inhérent de se présupposer mutuellement, et en élève d'autres à la pertinence. L'objectivation consiste en une opération d'abstractions ou d'éliminations par ajustements mutuels : les nombreuses occasions du monde actuel se fondent ainsi en un seul donné complexe. Cette élimination entraînée par la synthèse, je l'appelle parfois perspective sur le monde actuel, prise du point de vue de cette concrescence. Chaque occasion actuelle définit son propre monde actuel, qui est celui à partir duquel elle surgit. Deux occasions distinctes ne sauraient disposer de mondes actuels identiques.

II
Concrescence, nouveauté, actualisation

pp. 344-345

On appelle « concrescence » le procès par lequel l'univers, avec sa pluralité de choses, acquiert une unité individuelle propre. Celle-ci s'obtient en reléguant chacun des éléments de la pluralité à un rôle subordonné dans la constitution de l'unité nouvelle.

Le vocable le plus général, « chose » — ou encore « entité » — ne désigne rien d'autre que le fait d'être un élément de la « pluralité des choses » qui trouvent leur place dans chaque cas de concrescence. Ce cas de concrescence est en lui-même la « chose » individuelle inédite en question. Il n'y a pas, d'un côté, « la concrescence » et, de l'autre, « la chose inédite »: quand nous analysons la chose inédite, nous ne trouvons rien de plus que la concrescence. « Actualisation » ne désigne rien d'autre que cet ultime accès au concret : si l'on en fait abstraction, on n'aboutit qu'à une pure non-entité. En d'autres termes, faire abstraction de la notion d'« accès au concret » est en soi contradictoire, car cela reviendrait à concevoir une chose comme une non-chose.

Un cas de concrescence se nomme « entité actuelle », ou encore « occasion actuelle ». Il n'existe aucune série complète de choses qui soient des occasions actuelles. Car le fait fondamental, inévitable, est la créativité en vertu de laquelle il est exclu qu'une « pluralité de choses » puisse ne pas se soumettre à une unité concrète. Une série de toutes les occasions actuelles sert donc, par nature, de point de départ pour une autre concrescence, laquelle élabore une unité concrète à partir de la pluralité de ces occasions actuelles. Aussi ne contemplons-nous jamais l'univers actuel, si ce n'est en partant d'une concrescence immédiate, ce qui en falsifie la totalisation supposée. On appelle « transition » la créativité à la faveur de laquelle tout univers actuel, complet et relatif constitue, par la nature des choses, le donné pour une nouvelle concrescence. Semblable transition a donc pour effet de relativiser à chaque fois la dénomination « univers actuel », qui désigne le fond d'occasions actuelles présupposées tenant lieu de donné pour la concrescence nouvelle.

On peut analyser une occasion actuelle. Cette analyse met au jour les opérations par lesquelles des entités individuelles étrangères les unes aux autres sont transformées en composantes d'un complexe qui est concrètement un. On utilise le mot « sentir » pour en faire la description générique. Disons qu'une occasion actuelle est une concrescence obtenue par un procès de sentirs.

Un sentir peut se considérer sous l'angle 1) des occasions actuelles ressenties, 2) des objets éternels ressentis, 3) des sentirs ressentis, et 4) de ses formes subjectives propres d'intensité. Au fil du procès de concrescence, les différents sentirs passent à des généralités plus larges du sentir intégral.

Une telle généralité élargie est le sentir d'un complexe de sentirs : il intègre leurs identités et contrastes spécifiques. Ce procès d'intégration du sentir se poursuit jusqu'à l'obtention de l'unité concrète du sentir. Dans cette unité concrète, toute indétermination quant à la réalisation des possibilités se trouve éliminée. Les nombreuses entités de l'univers, y compris celles qui se font jour dans la concrescence elle-même, trouvent leur rôle respectif dans l'élaboration de cette unité finale. Celle-ci se nomme « satisfaction » : la « satisfaction » est le point où la concrescence vient culminer en une réalité entièrement déterminée ; à n'importe lequel de ses stades antérieurs, la concrescence ne manifeste qu'une parfaite indétermination à l'égard du nexus[6] qui unit ses multiples composantes.

III
Trois étapes de la concrescence microscopique
[1. Monde extérieur, 2. Monde ressenti, 3. Apparition de l'existence]

pp. 345-347

Une occasion actuelle n'est rien d'autre que l'unité qu'il convient d'attribuer à un cas particulier de concrescence. Celle-ci n'est donc rien de plus que la « constitution interne réelle » de l'occasion actuelle en question. L'analyse de la constitution formelle d'une entité actuelle dégage trois étapes dans le procès du sentir : 1) la phase réactionnelle, 2) l'étape de supplémentation, et 3) la satisfaction.

La satisfaction n'est que le point culminant marquant la disparition de toute indétermination, si bien que l'entité actuelle satisfaite incarne, à l'égard de tous les modes de sentir et de toutes les entités de l'univers, une attitude déterminée d'« affirmation » ou de « négation ». La satisfaction consiste donc à atteindre l'idéal privé qui est la cause finale de la concrescence. Mais le procès lui-même réside dans les deux phases qui précèdent. La première phase est celle de la réception pure du monde actuel, sous les traits d'un donné objectif, en vue d'une synthèse esthétique. Il ne s'agit dans cette phase que de la réception du monde actuel, en tant que multiplicité de centres de sentir privés impliqués dans un réseau de présuppositions mutuelles. Loin d'être absorbés dans l'immédiateté privée, les sentirs sont éprouvés comme appartenant à des centres externes[7]. La seconde étape se situe en revanche sous l'empire de l'idéal privé : celui-ci prend figure progressivement au cours du procès proprement dit, lequel convertit la pluralité des sentirs indirectement éprouvés comme étrangers en une unité d'appréciation esthétique immédiatement reconnue comme privée. Ce qui pointe ici est l'« appétition » ; on qualifiera de « vision » ses manifestations supérieures. Un physicien dirait que la forme « scalaire » vient submerger la forme « vectorielle » d'origine : l'expérience individuelle se subordonne les origines. La forme vectorielle n'est pas effacée, mais ensevelie sous la superstructure scalaire dont elle devient l'assise.

À ce second stade, un tel influx de sentirs conceptuels confère aux sentirs un caractère émotionnel. Mais si leurs origines ne s'estompent nullement au sein de l'émotion privée, c'est qu'il n'existe, dans tout l'univers, aucun élément susceptible de pureté privée intégrale. Si l'on parvenait à une analyse sémantique exhaustive, on découvrirait que la notion de pureté privée intégrale est contradictoire. Le sentir émotionnel demeure justiciable du troisième principe métaphysique, d'après lequel être « quelque chose », c'est « avoir la potentialité de s'unir réellement avec d'autres entités ». Il s'ensuit qu'« être la composante réelle d'une entité actuelle » est de quelque façon « réaliser cette faculté ». Ainsi, l'« émotion » est un « sentir émotionnel », et « ce qui est ressenti » est la situation vectorielle présupposée. En physique, ce principe revêt la forme — qu'une spéculation fondamentale ne devrait jamais perdre de vue — de la construction des quantités scalaires par dérivation à partir des quantités vectorielles. Disons-le plus familièrement : ce principe énonce que la notion de « passation » est plus essentielle que celle de fait individuel privé. Dans le langage abstrait qui sert ici à des constations métaphysiques, « passation » devient « créativité », dans l'acception du dictionnaire pour le verbe creare, « mettre au jour », « susciter », « produire ». Ainsi, selon le troisième principe, nulle entité ne saurait être séparée de son rapport à la notion de créativité. Au minimum, une entité est une forme particulière capable de faire passer en créativité la particularité qui lui est propre. Une entité actuelle, ou la phase d'une entité actuelle, est plus que cela ; mais elle est au moins cela.

Les « idées particulières » de Locke ne sont que les entités actuelles antécédentes exerçant leur fonction qui consiste à enrichir de leur particularité propre la « passation », c'est-à-dire la phase primaire de la « constitution interne réelle » de l'entité actuelle en question. C'est par fidélité à la conception erronée qui prévalait que Locke baptise « esprit » ladite entité et en examine l'« ameublement », quand il aurait dû considérer la capacité des « opérations mentales » à offrir des phases ultérieures de la constitution des entités actuelles. Il n'en exprime pas moins, fugitivement, cette fonction vectorielle fondamentale de ses « idées ». Voici ce qu'il écrit dans un paragraphe extrait de l'un des textes que nous avons cités : « J'avoue que la puissance renferme en soi quelque espèce de relation à l'action ou au changement. Et, dans le fond, à examiner les choses avec soin, quelle idée avons-nous, de quelque espèce qu'elle soit, qui n'enferme quelque relation ?[8] »

IV
Phases élevées de concrescence microscopiques
[Les deux phases de la supplémentation : esthétique et intellectuelle]
[2. Monde privé (ressenti) : a) Supplément esthétique b) Supplément intellectuel]

pp. 347-349

La seconde phase, celle de la supplémentation, se divise à son tour en deux phases subordonnées. Toutes deux peuvent se révéler insignifiantes ; de surcroît, elles ne sont guère séparables, car elles interfèrent soit par intensification, soit par inhibition. Si elles sont toutes deux insignifiantes, la seconde en son entier est simplement la négation catégorique de toute origine individuelle ; et le procès se poursuit passivement jusqu'à satisfaction. L'entité actuelle se borne, en ce cas, à assurer le transfert de constitutions du sentir héritées : son immédiateté privée s'efface du tableau. Des deux sous-phases, la première — pour autant qu'elles se laissent ordonner — est celle du supplément esthétique, et la seconde celle du supplément intellectuel.

Le supplément esthétique contient une appréciation émotionnelle des contrastes et rythmes propres à l'unification de la teneur objective de la concrescence d'une occasion actuelle. Dans cette phase, la perception se trouve aiguisée du fait qu'elle assume douleur et plaisir, beauté et dégoût. C'est la phase des inhibitions et des intensifications, la phase au cours de laquelle le bleu devient plus intense en proportion de ses contrastes, et le contour plus prégnant du fait de son charme. Ce que l'on a reçu comme venant d'ailleurs, on le recrée comme privé. C'est la phase de la perception : elle intègre les réactions émotionnelles à la perception. Dans cette phase, l'immédiateté privée à soudé les données en un fait nouveau, celui d'un sentir aveugle. Le problème du supplément esthétique pur est résolu. Cette phase requiert un influx de sentirs conceptuels, et leur intégration aux sentirs physiques purs.

[Le supplément intellectuel]

Mais l'« aveuglement » du procès, tant qu'on en est là, maintient une part d'indétermination. Il peut s'agir soit d'une acceptation de la « vision » intellectuelle, soit de sa négation déterminée. Nier la vision intellectuelle, c'est rejeter dans la non pertinence les objets éternels en leur statut abstrait de potentialités pures. « Ce qui pourrait être » est parfaitement susceptible de trancher de manière significative sur « ce qui est ». Et si les potentialités pures, en tant qu'abstraites, se voient privées de leur pertinence, la seconde sous-phase apparaît insignifiante. Dans ce cas, le procès édifie une occasion actuelle aveugle — « aveugle » au sens où, encore que des opérations conceptuelles soient toujours en jeu, aucune opération intellectuelle ne l'est. Il y a donc toujours du mental qui investit la « vision », mais pas toujours du mental sous les espèces de l'« intellectualité » consciente.

Cependant, s'il advient que certains objets éternels, en tant qu'abstraits, paraissent convenir au fait actuel, on se trouve en présence d'une occasion actuelle accompagnée d'opérations intellectuelles. Pour désigner la complexité de semblables opérations, il arrive que l'on parle de l'« esprit » de l'occasion actuelle ; ou encore, que l'on qualifie l'occasion actuelle de « consciente ». Seulement, le mot « esprit » suggère l'existence d'une substance indépendante, et ce n'est pas ce que l'on vise ici. Mieux vaut parler de la « conscience » appartenant à l'occasion actuelle.

Au sein de la vie mentale de l'occasion actuelle en question, on dénomme « sentir propositionnel » l'objet éternel dont la potentialité pure s'accomplit en se référant à des sujets logiques déterminés. La conscience appartenant à une occasion actuelle est sa phase subordonnée de supplémentation intellectuelle, pour autant qu'elle ne soit pas strictement insignifiante. Cette phase subordonnée consiste à faire naître en sentir la plénitude du contraste entre la simple potentialité propositionnelle et le fait réalisé.

V
Résumé
[Philosophie de l'organisme]

pp. 349-350

Je me résume : il existe deux sortes de procès, le macroscopique et le microscopique. Le procès macroscopique est la transition qui conduit d'une actualisation acquise à une actualisation en voie d'acquisition ; en regard, le procès microscopique convertit des conditions qui sont simplement réelles en actualisation déterminée. Le premier procès effectue la transition de l'« actuel » au « simplement réel »; le second, la croissance du réel à l'actuel. Le premier est efficient ; le second, téléologique. Le futur est simplement réel, sans être actuel ; le passé, lui, est un nexus d'actualisations. Les actualisations sont constituées par leurs phases génétiques réelles. Le présent est l'immédiateté du procès téléologique par laquelle la réalité devient actuelle. Le premier procès fournit les conditions qui régissent effectivement l'acquisition, tandis que le second fournit les fins réellement acquises. La notion d'« organisme » se combine avec celle de « procès » d'une double façon. La communauté des choses actuelles est un organisme, mais ce n'est pas un organisme statique. C'est une incomplétude en procès de production. Ainsi, « procès » désigne en premier lieu l'expansion de l'univers, eu égard aux choses actuelles ; et « organisme » désigne en premier lieu l'univers à n'importe lequel des stades de son expansion. En ce sens, un organisme est un nexus.

En second lieu, la seule description que tolère chaque entité actuelle prise en elle-même est celle d'un procès organique. C'est qu'elle réitère au niveau microcosmique ce qu'est le macrocosme de l'univers : un procès qui se poursuit de phase en phase, chacune des phases servant de support réel au procès par lequel la phase ultérieure conduit la chose en question vers son achèvement. Chaque entité actuelle comporte, dans sa constitution, les « raisons » pour lesquelles ses conditions sont ce qu'elles sont. Ces « raisons », ce sont les autres entités actuelles objectivées pour elle.

Un « objet » est l'élément transcendant qui caractérise cette définité à laquelle est tenue de se conformer notre « expérience ». En ce sens, le futur jouit dans le présent d'une réalité objective, mais non d'une actualisation formelle. Car il est inscrit dans la nature d'une actualisation immédiate, présente, qu'un futur la dépassera. De même, les conditions auxquelles ce futur doit se conformer, y compris ses relations réelles avec le présent, se trouvent objectivées réellement dans l'actualisation immédiate.

Ainsi, chaque entité actuelle, pour achevée qu'elle soit quant à son procès microscopique, n'en demeure pas moins inachevée parce qu'elle intègre objectivement le procès macroscopique. Elle fait réellement l'expérience d'un futur qui doit être actuel, encore que les actualisations achevées de ce futur ne soient nullement déterminées. En ce sens, chaque occasion actuelle fait l'expérience de son immortalité objective.

[1] Alfred North Whitehead, Procès et réalité (1929), Gallimard © 1995.

[2] Whitehead évoque par ces mots un épisode de l'histoire du royaume de Northumbrie, tel que l'a rapporté Bède le Vénérable (673-735), moine bénédictin du monastère de Warwick (cf. Bède, A History of the English Church and People, II, 13, p. 127, Penguin éd.) — en l'occurrence la discussion qui se tint à la cour du roi Edwin, à York, en 627, sur le point de savoir s'il convenait ou non de se convertir au christianisme. Le grand prêtre opinait pour l'affirmative, sous le prétexte que son zèle auprès des dieux n'avait pas empêché le roi de lui préférer bon nombre de courtisans, ce qui prouvait à tout le moins l'inefficacité des dieux en question. Le passage auquel Whitehead fait ici allusion relate les termes d'un second discours approbateur, celui d'un dignitaire de la cour qui se serait adressé à Edwin de la façon suivante : « Votre Majesté, quand on met en balance la vie terrestre de l'homme et le reste du temps sur lequel on ne sait rien, cette vie me paraît ressembler au vol rapide d'un moineau solitaire qui traverse la halle aux banquets dans laquelle vous êtes attablé un jour d'hiver, pour dîner avec vos comtes et conseillers.
    Au centre, un feu réconfortant réchauffe la halle ; au-dehors, la tempête hivernale fait rage, avec sa pluie ou sa neige. D'un vol vif, notre moineau s'enfourne dans la halle par l'une des entrées ; puis il se jette au-dehors par une autre. Tant qu'il se tient dans la halle, il est protégé contre la tempête d'hiver ; mais après quelques moments de réconfort, le voilà précipité à nouveau dans le monde hivernal d'où il avait jailli. Juste ainsi, l'homme apparaît sur terre pour un bref séjour ; mais de ce qui s'est produit avant cette vie ou de ce qui la suit, nous ne savons rien. Voilà pourquoi, si ce nouvel enseignement ajoute un tant soit peu à notre connaissance, il est tout à fait juste que nous le suivions. » (N.d.T.)

[3] [Whitehead aurait pu citer Parménide : « Le destin ne lâche point ses liens de manière à permettre à l'être de naître ou de périr, mais le maintient immobile. » Voir Permanence de l'être. (Note F. B.)]

[4] Vers d'un cantique protestant célèbre dû à William Henry Monck, sur un poème de Henry Francis Lyte. (N.d.T.)

[5] [Concrescence : 1884 ; du latin concrescere « croître ensemble » 1. Bot. Soudure de pièces voisines d'un végétal. 2. Pathol. Croissance commune de parties primitivement séparées. Concrescence de deux racines dentaires. (Le Petit Robert © 1996)
Witehead utilise le terme pour désigner la constitution d'un existant particulier à partir de la fluence de l'univers.
(Note F. B.)]

[6] [Un nexus est une connexion, ou le centre d'un réseau d'entités actuelles. (Note F. B.)]

[7] [Non pas « je sens... », mais « l'odeur vient de... ». (Note F. B.)]

[8] Essai sur l'entendement humain, II, XXI, 3. [Trad. Coste, revue par F. Thurot, in Oeuvres de Locke et Leibniz, Paris, Firmin Didot Frères, 1839, p. 129. (N.d.T.)]

Philo5
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