LES LUMIÈRES 

Voltaire

 

Texte fondateur

1763, 1764 et 1747

Déisme, liberté et tolérance

SOMMAIRE

Traité sur la tolérance (extrait de L'Affaire Calas)

Histoire abrégée de la mort de Jean Calas

Si l'intolérance est de droit naturel et de droit humain

Abus de l'intolérance

De la tolérance universelle

Prière à Dieu

Dictionnaire Philosophique

Bien (Tout est) [Réponse à Leibniz]

Catéchisme chinois [Déisme]

Lettres, gens de lettres ou lettrés [Écrasez l'infâme !]

Liberté (de la)

Liberté de penser

Tolérance

Zadig ou la destinée

VI. Le ministre

XII. Le souper

Poème sur le désastre de Lisbonne

Traité sur la tolérance
(extrait de L'Affaire Calas)[1]

Ch. I
Histoire abrégée de la mort de Jean Calas

Le meurtre de Calas, commis dans Toulouse avec le glaive de la justice, le 9 mars 1762, est un des plus singuliers événements qui méritent l'attention de notre âge et de la postérité. On oublie bientôt cette foule de morts qui a péri dans des batailles sans nombre, non seulement parce que c'est la fatalité inévitable de la guerre, mais parce que ceux qui meurent par le sort des armes pouvaient aussi donner la mort à leurs ennemis, et n'ont point péri sans se défendre. Là où le danger et l'avantage sont égaux, l'étonnement cesse, et la pitié même s'affaiblit ; mais si un père de famille innocent est livré aux mains de l'erreur, ou de la passion, ou du fanatisme ; si l'accusé n'a de défense que sa vertu ; si les arbitres de sa vie n'ont à risquer en l'égorgeant que de se tromper ; s'ils peuvent tuer impunément par un arrêt, alors le cri public s'élève, chacun craint pour soi-même, on voit que personne n'est en sûreté de sa vie devant un tribunal érigé pour veiller sur la vie des citoyens, et toutes les voix se réunissent pour demander vengeance.

Il s'agissait, dans cette étrange affaire, de religion, de suicide, de parricide ; il s'agissait de savoir si un père et une mère avaient étranglé leur fils pour plaire à Dieu, si un frère avait étranglé son frère, si un ami avait étranglé son ami, et si les juges avaient à se reprocher d'avoir fait mourir sur la roue un père innocent, ou d'avoir épargné une mère, un frère, un ami coupables.

Jean Calas, âgé de soixante et huit ans, exerçait la profession de négociant à Toulouse depuis plus de quarante années, et était reconnu de tous ceux qui ont vécu avec lui pour un bon père. Il était protestant, ainsi que sa femme et tous ses enfants, excepté un, qui avait abjuré l'hérésie, et à qui le père faisait une petite pension. Il paraissait si éloigné de cet absurde fanatisme qui rompt tous les liens de la société qu'il approuva la conversion de son fils Louis Calas, et qu'il avait depuis trente ans chez lui une servante zélée catholique, laquelle avait élevé tous ses enfants.

Un des fils de Jean Calas, nommé Marc-Antoine, était un homme de lettres : il passait pour un esprit inquiet, sombre, et violent. Ce jeune homme, ne pouvant réussir ni à entrer dans le négoce, auquel il n'était pas propre, ni à être reçu avocat, parce qu'il fallait des certificats de catholicité qu'il ne put obtenir, résolut de finir sa vie, et fit pressentir ce dessein à un de ses amis ; il se confirma dans sa résolution par la lecture de tout ce qu'on a jamais écrit sur le suicide.

Enfin, un jour, ayant perdu son argent au jeu, il choisit ce jour-là même pour exécuter son dessein. Un ami de sa famille et le sien, nommé Lavaysse, jeune homme de dix-neuf ans, connu par la candeur et la douceur de ses moeurs, fils d'un avocat célèbre de Toulouse, était arrivé de Bordeaux la veille ; il soupa par hasard chez les Calas. Le père, la mère, Marc-Antoine leur fils aîné, Pierre leur second fils, mangèrent ensemble. Après le souper on se retira dans un petit salon : Marc-Antoine disparut ; enfin, lorsque le jeune Lavaysse voulut partir, Pierre Calas et lui, étant descendus, trouvèrent en bas, auprès du magasin, Marc-Antoine en chemise, pendu à une porte, et son habit plié sur le comptoir ; sa chemise n'était pas seulement dérangée ; ses cheveux étaient bien peignés : il n'avait sur son corps aucune plaie, aucune meurtrissure.

On passe ici tous les détails dont les avocats ont rendu compte : on ne décrira point la douleur et le désespoir du père et de la mère ; leurs cris furent entendus des voisins. Lavaysse et Pierre Calas, hors d'eux-mêmes, coururent chercher des chirurgiens et la justice.

Pendant qu'ils s'acquittaient de ce devoir, pendant que le père et la mère étaient dans les sanglots et dans les larmes, le peuple de Toulouse s'attroupe autour de la maison. Ce peuple est superstitieux et emporté ; il regarde comme des monstres ses frères qui ne sont pas de la même religion que lui. C'est à Toulouse qu'on remercia Dieu solennellement de la mort de Henri III, et qu'on fit serment d'égorger le premier qui parlerait de reconnaître le grand, le bon Henri IV. Cette ville solennise encore tous les ans par une procession et par des feux de joie, le jour où elle massacra quatre mille citoyens hérétiques, il y a deux siècles. En vain six arrêts du conseil ont défendu cette odieuse fête, les Toulousains l'ont toujours célébrée comme les jeux floraux.

Quelque fanatique de la populace s'écria que Jean Calas avait pendu son propre fils Marc-Antoine. Ce cri, répété, fut unanime en un moment ; d'autres ajoutèrent que le mort devait le lendemain faire abjuration ; que sa famille et le jeune Lavaysse l'avaient étranglé par haine contre la religion catholique : le moment d'après on n'en douta plus ; toute la ville fut persuadée que c'est un point de religion chez les protestants qu'un père et une mère doivent assassiner leur fils dès qu'il veut se convertir.

Les esprits une fois émus ne s'arrêtent point. On imagina que les protestants du Languedoc s'étaient assemblés la veille ; qu'ils avaient choisi, à la pluralité des voix, un bourreau de la secte ; que le choix était tombé sur le jeune Lavaysse ; que ce jeune homme, en vingt-quatre heures, avait reçu la nouvelle de son élection, et était arrivé de Bordeaux pour aider Jean Calas, sa femme, et leur fils Pierre, à étrangler un ami, un fils, un frère. Le sieur David, capitoul [2] de Toulouse, excité par ces rumeurs et voulant se faire valoir par une prompte exécution, fit une procédure contre les règles et les ordonnances. La famille Calas, la servante catholique, Lavaysse, furent mis aux fers.

          [...]

[...] Dès ce moment la mort de Jean Calas parut infaillible.

Ce qui surtout prépara son supplice, ce fut l'approche de cette fête singulière que les Toulousains célèbrent tous les ans en mémoire d'un massacre de quatre mille huguenots ; l'année 1762 était l'année séculaire. On dressait dans la ville l'appareil de cette solennité : cela même allumait encore l'imagination échauffée du peuple ; on disait publiquement que l'échafaud sur lequel on rouerait les Calas serait le plus grand ornement de la fête ; on disait que la Providence amenait elle-même ces victimes pour être sacrifiées à notre sainte religion. Vingt personnes ont entendu ces discours, et de plus violents encore. Et c'est de nos jours ! et c'est dans un temps où la philosophie a fait tant de progrès ! et c'est lorsque cent académies écrivent pour inspirer la douceur des moeurs ! Il semble que le fanatisme, indigné depuis peu des succès de la raison, se débatte sous elle avec plus de rage.

Treize juges s'assemblèrent tous les jours pour terminer le procès. On n'avait, on ne pouvait avoir aucune preuve contre la famille ; mais la religion trompée tenait lieu de preuve. Six juges persistèrent longtemps à condamner Jean Calas, son fils, et Lavaysse, à la roue, et la femme de Jean Calas au bûcher. Sept autres plus modérés voulaient au moins qu'on examinât. Les débats furent réitérés et longs. Un des juges, convaincu de l'innocence des accusés et de l'impossibilité du crime, parla vivement en leur faveur ; il opposa le zèle de l'humanité au zèle de la sévérité ; il devint l'avocat public des Calas dans toutes les maisons de Toulouse, où les cris continuels de la religion abusée demandaient le sang de ces infortunés. Un autre juge, connu par sa violence, parlait dans la ville avec autant d'emportement contre les Calas que le premier montrait d'empressement à les défendre. Enfin l'éclat fut si grand qu'ils furent obligés de se récuser l'un et l'autre ; ils se retirèrent à la campagne.

Mais, par un malheur étrange, le juge favorable aux Calas eut la délicatesse de persister dans sa récusation, et l'autre revint donner sa voix contre ceux qu'il ne devait point juger : ce fut cette voix qui forma la condamnation à la roue, car il n'y eut que huit voix contre cinq, un des six juges opposés ayant à la fin, après bien des contestations, passé au parti le plus sévère.

Il semble que, quand il s'agit d'un parricide et de livrer un père de famille au plus affreux supplice, le jugement devrait être unanime, parce que les preuves d'un crime si inouï devraient être d'une évidence sensible à tout le monde : le moindre doute dans un cas pareil doit suffire pour faire trembler un juge qui va signer un arrêt de mort. La faiblesse de notre raison et l'insuffisance de nos lois se font sentir tous les jours ; mais dans quelle occasion en découvre-t-on mieux la misère que quand la prépondérance d'une seule voix fait rouer un citoyen ? Il fallait, dans Athènes, cinquante voix au-delà de la moitié pour oser prononcer un jugement de mort. Qu'en résulte-t-il ? Ce que nous savons très inutilement, que les Grecs étaient plus sages et plus humains que nous.

Il paraissait impossible que Jean Calas, vieillard de soixante-huit ans, qui avait depuis longtemps les jambes enflées et faibles, eût seul étranglé et pendu un fils âgé de vingt-huit ans, qui était d'une force au-dessus de l'ordinaire ; il fallait absolument qu'il eût été assisté dans cette exécution par sa femme, par son fils Pierre Calas, par Lavaysse et par la servante. Ils ne s'étaient pas quittés un seul moment le soir de cette fatale aventure. Mais cette supposition était encore aussi absurde que l'autre : car comment une servante zélée catholique aurait-elle pu souffrir que des huguenots assassinassent un jeune homme élevé par elle pour le punir d'aimer la religion de cette servante ? Comment Lavaysse serait-il venu exprès de Bordeaux pour étrangler son ami dont il ignorait la conversion prétendue ? Comment une mère tendre aurait-elle mis les mains sur son fils ? Comment tous ensemble auraient-ils pu étrangler un jeune homme aussi robuste qu'eux tous, sans un combat long et violent, sans des cris affreux qui auraient appelé tout le voisinage, sans des coups réitérés, sans des meurtrissures, sans des habits déchirés.

Il était évident que, si le parricide avait pu être commis, tous les accusés étaient également coupables, parce qu'ils ne s'étaient pas quittés d'un moment ; il était évident qu'ils ne l'étaient pas ; il était évident que le père seul ne pouvait l'être ; et cependant l'arrêt condamna ce père seul à expirer sur la roue.

Le motif de l'arrêt était aussi incontestable que tout le reste. Les juges qui étaient décidés pour le supplice de Jean Calas persuadèrent aux autres que ce vieillard faible ne pourrait résister aux tourments, et qu'il avouerait sous les coups des bourreaux son crime et celui de ses complices. Ils furent confondus, quand ce vieillard, en mourant sur la roue, prit Dieu à témoin de son innocence, et le conjura de pardonner à ses juges.

          [...]

Tel était l'état de cette étonnante aventure, lorsqu'elle a fait naître à des personnes impartiales, mais sensibles, le dessein de présenter au public quelques réflexions sur la tolérance, sur l'indulgence, sur la commisération, que l'abbé Houtteville [3] appelle dogme monstrueux, dans sa déclamation ampoulée et erronée sur des faits, et que la raison appelle l'apanage de la nature.

Ou les juges de Toulouse, entraînés par le fanatisme de la populace, ont fait rouer un père de famille innocent, ce qui est sans exemple ; ou ce père de famille et sa femme ont étranglé leur fils aîné, aidés dans ce parricide par un autre fils et par un ami, ce qui n'est pas dans la nature. Dans l'un ou dans l'autre cas, l'abus de la religion la plus sainte a produit un grand crime. Il est donc de l'intérêt du genre humain d'examiner si la religion doit être charitable ou barbare.

Ch. VI
Si l'intolérance est de droit naturel et de droit humain

Le droit naturel est celui que la nature indique à tous les hommes. Vous avez élevé votre enfant, il vous doit du respect comme à son père, de la reconnaissance comme à son bienfaiteur. Vous avez droit aux productions de la terre que vous avez cultivée par vos mains. Vous avez donné et reçu une promesse, elle doit être tenue.

Le droit humain ne peut être fondé en aucun cas que sur ce droit de nature ; et le grand principe, le principe universel de l'un et de l'autre, est, dans toute la terre : « Ne fais pas ce que tu ne voudrais pas qu'on te fit. » Or on ne voit pas comment, suivant ce principe, un homme pourrait dire à un autre : « Crois ce que je crois, et ce que tu ne peux croire, ou tu périras. » C'est ce qu'on dit en Portugal, en Espagne, à Goa. On se contente à présent, dans quelques autres pays, dire : « Crois, ou je t'abhorre ; crois, ou je te ferai tout le mal que je pourrai ; monstre, tu n'as pas ma religion, tu n'as donc point de religion : il faut que tu sois en horreur à tes voisins, à ta ville, à ta province. »

S'il était de droit humain de se conduire ainsi, il faudrait donc que le Japonais détestât le Chinois, qui aurait en exécration le Siamois ; celui-ci poursuivrait les Gangarides [4], qui tomberaient sur les habitants de l'Indus ; un Mogol arracherait le coeur au premier Malabare [5] qu'il trouverait ; le Malabare pourrait égorger le Persan, qui pourrait massacrer le Turc : et tous ensemble se jetteraient sur les chrétiens, qui se sont si longtemps dévorés les uns les autres.

Le droit de l'intolérance est donc absurde et barbare : c'est le droit des tigres, et il est bien horrible, car les tigres ne déchirent que pour manger, et nous nous sommes exterminés pour des paragraphes.

Ch. XI
Abus de l'intolérance

Mais quoi ! sera-t-il permis à chaque citoyen de ne croire que sa raison, et de penser ce que cette raison éclairée ou trompée lui dictera? Il le faut bien, pourvu qu'il ne trouble point l'ordre : car il ne dépend pas de l'homme de croire ou de ne pas croire, mais il dépend de lui de respecter les usages de sa patrie ; et si vous disiez que c'est un crime de ne pas croire à la religion dominante, vous accuseriez donc vous-même les premiers chrétiens vos pères, et vous justifieriez ceux que vous accusez de les avoir livrés aux supplices.

Vous répondez que la différence est grande, que toutes les religions sont les ouvrages des hommes, et que l'Église catholique, apostolique et romaine, est seule l'ouvrage de Dieu. Mais en bonne foi, parce que notre religion est divine, doit-elle régner par la haine, par les fureurs, par les exils, par l'enlèvement des biens, les prisons, les tortures, les meurtres, et par les actions de grâces rendues à Dieu pour ces meurtres ? Plus la religion chrétienne est divine, moins il appartient à l'homme de la commander ; si Dieu l'a faite, Dieu la soutiendra sans vous. Vous savez que l'intolérance ne produit que des hypocrites ou des rebelles : quelle funeste alternative ! Enfin voudriez-vous soutenir par des bourreaux la religion d'un Dieu que des bourreaux ont fait périr, et qui n'a prêché que la douceur et la patience ?

Voyez, je vous prie, les conséquences affreuses du droit de l'intolérance. S'il était permis de dépouiller de ses biens, de jeter dans les cachots, de tuer un citoyen qui, sous un tel degré de latitude, ne professerait pas la religion admise sous ce degré, quelle exception exempterait les premiers de l'État des mêmes peines ? La religion lie également le monarque et les mendiants : aussi plus de cinquante docteurs ou moines ont affirmé cette horreur monstrueuse qu'il était permis de déposer, de tuer les souverains qui ne penseraient pas comme l'Église dominante ; et les parlements du royaume n'ont cessé de proscrire ces abominables décisions d'abominables théologiens.

          [...]

Ch. XXII
De la tolérance universelle

Il ne faut pas un grand art, une éloquence bien recherchée, pour prouver que des chrétiens doivent se tolérer les uns les autres. Je vais plus loin : je vous dis qu'il faut regarder tous les hommes comme nos frères. Quoi ! mon frère le Turc ? mon frère le Chinois ? le Juif ? le Siamois ? Oui, sans doute ; ne sommes-nous pas tous enfants du même père, et créatures du même Dieu ?

Mais ces peuples nous méprisent ; mais ils nous traitent d'idolâtres ! Hé bien ! je leur dirai qu'ils ont grand tort. Il me semble que je pourrais étonner au moins l'orgueilleuse opiniâtreté d'un iman ou d'un talapoin [6], si je leur parlais à peu près ainsi :

« Ce petit globe, qui n'est qu'un point, roule dans l'espace, ainsi que tant d'autres globes ; nous sommes perdus dans cette immensité. L'homme, haut d'environ cinq pieds, est assurément peu de chose dans la création. Un de ces êtres imperceptibles dit à quelques-uns de ses voisins, dans l'Arabie ou dans la Cafrerie [7] : « Écoutez-moi, car le Dieu de tous ces mondes m'a éclairé : il y a neuf cents millions de petites fourmis comme nous sur la terre, mais il n'y a que ma fourmilière qui soit chère à Dieu ; toutes les autres lui sont en horreur de toute éternité ; elle sera seule heureuse, et toutes les autres seront éternellement infortunées. »

Ils m'arrêteraient alors, et me demanderaient quel est le fou qui a dit cette sottise. Je serais obligé de leur répondre : « C'est vous-mêmes. » Je tâcherais ensuite de les adoucir ; mais cela serait bien difficile.

Je parlerais maintenant aux chrétiens, et j'oserais dire, par exemple, à un dominicain inquisiteur pour la foi : « Mon frère, vous savez que chaque province d'Italie a son jargon, et qu'on ne parle point à Venise et à Bergame comme à Florence. L'Académie de la Crusca [8] a fixé la langue ; son dictionnaire est une règle dont on ne doit pas s'écarter, et la Grammaire de Buonmattei [9] est un guide infaillible qu'il faut suivre ; mais croyez-vous que le consul de l'Académie, et en son absence Buonmattei, auraient pu en conscience faire couper la langue à tous les Vénitiens et à tous les Bergamasques qui auraient persisté dans leur patois ? »

L'inquisiteur me répond : « Il y a bien de la différence ; il s'agit ici du salut de votre âme : c'est pour votre bien que le directoire de l'Inquisition ordonne qu'on vous saisisse sur la déposition d'une seule personne, fût-elle infâme et reprise de justice ; que vous n'ayez point d'avocat pour vous défendre ; que le nom de votre accusateur ne vous soit pas seulement connu ; que l'inquisiteur vous promette grâce, et ensuite vous condamne ; qu'il vous applique à cinq tortures différentes, et qu'ensuite vous soyez ou fouetté, ou mis aux galères, ou brûlé en cérémonie Le P. Ivonet, le docteur Cuchalon, Zanchinus, Campegius, Roias, Felynus, Gomarus, Diabarus, Gemelinus [10], y sont formels, et cette pieuse pratique ne peut souffrir de contradiction. »

Je prendrais la liberté de lui répondre : « Mon frère, peut-être avez-vous raison ; je suis convaincu du bien que vous voulez me faire ; mais ne pourrais-je pas être sauvé sans tout cela ? »

Il est vrai que ces horreurs absurdes ne souillent pas tous les jours la face de la terre ; mais elles ont été fréquentes, et on en composerait aisément un volume beaucoup plus gros que les évangiles qui les réprouvent. Non seulement il est bien cruel de persécuter dans cette courte vie ceux qui ne pensent pas comme nous, mais je ne sais s'il n'est pas bien hardi de prononcer leur damnation éternelle. Il me semble qu'il n'appartient guère à des atomes d'un moment, tels que nous sommes, de prévenir ainsi les arrêts du Créateur. Je suis bien loin de combattre cette sentence : « Hors de l'Église point de salut » ; je la respecte, ainsi que tout ce qu'elle enseigne, mais, en vérité, connaissons-nous toutes les voies de Dieu et toute l'étendue de ses miséricordes ? N'est-il pas permis d'espérer en lui autant que de le craindre ? N'est-ce pas assez d'être fidèles à l'Église ? Faudra-t-il que chaque particulier usurpe les droits de la Divinité, et décide avant elle du sort éternel de tous les hommes ?

Quand nous portons le deuil d'un roi de Suède, ou de Danemark, ou d'Angleterre, ou de Prusse, disons-nous que nous portons le deuil d'un réprouvé qui brûle éternellement en enfer ? Il y a dans l'Europe quarante millions d'habitants qui ne sont pas de l'Église de Rome, dirons-nous à chacun d'eux : « Monsieur, attendu que vous êtes infailliblement damné, je ne veux ni manger, ni contracter, ni converser avec vous ? »

Quel est l'ambassadeur de France qui, étant présenté à l'audience du Grand Seigneur, se dira dans le fond de son coeur : Sa Hautesse sera infailliblement brûlée pendant toute l'éternité, parce qu'elle est soumise à la circoncision ? S'il croyait réellement que le Grand Seigneur est l'ennemi mortel de Dieu, et l'objet de sa vengeance, pourrait-il lui parler ? devrait-il être envoyé vers lui ? Avec quel homme pourrait-on commercer, quel devoir de la vie civile pourrait-on jamais remplir, si en effet on était convaincu de cette idée que l'on converse avec des réprouvés ?

Ô sectateurs d'un Dieu clément ! si vous aviez un coeur cruel ; si, en adorant celui dont toute la loi consistait en ces paroles : « Aimez Dieu et votre prochain », vous aviez surchargé cette loi pure et sainte de sophismes et de disputes incompréhensibles ; si vous aviez allumé la discorde, tantôt pour un mot nouveau, tantôt pour une seule lettre de l'alphabet ; si vous aviez attaché des peines éternelles à l'omission de quelques paroles, de quelques cérémonies que d'autres peuples ne pouvaient connaître, je vous dirais, en répandant des larmes sur le genre humain : « Transportez-vous avec moi au jour où tous les hommes seront jugés, et où Dieu rendra à chacun selon ses oeuvres.

« Je vois tous les morts des siècles passés et du nôtre comparaître en sa présence. Êtes-vous bien sûrs que notre Créateur et notre Père dira au sage et vertueux Confucius, au législateur Solon, à Pythagore, à Zaleucus [11], à Socrate, à Platon, aux divins Antonins, au bon Trajan, à Titus, les délices du genre humain, à Épictète, à tant d'autres hommes, les modèles des hommes : Allez, monstres, allez subir des châtiments infinis en intensité et en durée ; que votre supplice soit éternel comme moi ! Et vous, mes bien-aimés, Jean Châtel, Ravaillac, Damiens, Cartouche [12], etc., qui êtes morts avec les formules prescrites, partagez à jamais à ma droite mon empire et ma félicité. »

Vous reculez d'horreur à ces paroles ; et, après qu'elles me sont échappées, je n'ai plus rien à vous dire.

Ch. XXIII
Prière à Dieu

Ce n'est donc plus aux hommes que je m'adresse ; c'est à toi, Dieu de tous les êtres, de tous les mondes et de tous les temps : s'il est permis à de faibles créatures perdues dans l'immensité, et imperceptibles au reste de l'univers, d'oser te demander quelque chose, à toi qui as tout donné, à toi dont les décrets sont immuables comme éternels, daigne regarder en pitié les erreurs attachées à notre nature ; que ces erreurs ne fassent point nos calamités. Tu ne nous as point donné un coeur pour nous haïr, et des mains pour nous égorger ; fais que nous nous aidions mutuellement à supporter le fardeau d'une vie pénible et passagère ; que les petites différences entre les vêtements qui couvrent nos débiles corps, entre tous nos langages insuffisants, entre tous nos usages ridicules, entre toutes nos lois imparfaites, entre toutes nos opinions insensées, entre toutes nos conditions si disproportionnées à nos yeux, et si égales devant toi ; que toutes ces petites nuances qui distinguent les atomes appelés hommes ne soient pas des signaux de haine et de persécution ; que ceux qui allument des cierges en plein midi pour te célébrer supportent ceux qui se contentent de la lumière de ton soleil ; que ceux qui couvrent leur robe d'une toile blanche pour dire qu'il faut t'aimer ne détestent pas ceux qui disent la même chose sous un manteau de laine noire ; qu'il soit égal de t'adorer dans un jargon formé d'une ancienne langue, ou dans un jargon plus nouveau ; que ceux dont l'habit est teint en rouge ou on violet, qui dominent sur une petite parcelle d'un petit tas de la boue de ce monde, et qui possèdent quelques fragments arrondis d'un certain métal, jouissent sans orgueil de ce qu'ils appellent grandeur et richesse, et que les autres les voient sans envie : car tu sais qu'il n'y a dans ces vanités ni de quoi envier, ni de quoi s'enorgueillir.

Puissent tous les hommes se souvenir qu'ils sont frères ! Qu'ils aient en horreur la tyrannie exercée sur les âmes, comme ils ont en exécration le brigandage qui ravit par la force le fruit du travail et de l'industrie paisible ! Si les fléaux de la guerre sont inévitables, ne nous haïssons pas, ne nous déchirons pas les uns les autres dans le sein de la paix, et employons l'instant de notre existence à bénir également en mille langages divers, depuis Siam jusqu'à la Californie, ta bonté qui nous a donné cet instant.

Dictionnaire Philosophique

Bien (Tout est)[13]
[Réponse à Leibniz]

Ce fut un beau bruit dans les écoles, et même parmi les gens qui raisonnent, quand Leibniz, en paraphrasant Platon, bâtit son édifice du meilleur des mondes possibles, et qu'il imagina que tout allait au mieux. [...]

[...] Leibniz, [...] rendit donc le service au genre humain de lui faire voir que nous devons être très contents, et que Dieu ne pouvait pas davantage pour nous ; qu'il avait nécessairement choisi, entre tous les partis possibles, le meilleur sans contredit.

« Que deviendra le péché originel ? lui criait-on. — Il deviendra ce qu'il pourra », disaient Leibniz et ses amis ; mais, en public, il écrivait que le péché originel entrait nécessairement dans le meilleur des mondes.

Quoi ! être chassé d'un lieu de délices, où l'on aurait vécu à jamais si on n'avait pas mangé une pomme ! Quoi ! faire dans la misère des enfants misérables, qui souffriront tout, qui feront tout souffrir aux autres ! Quoi ! éprouver toutes les maladies, sentir tous les chagrins, mourir dans la douleur, et pour rafraîchissement être brûlé dans l'éternité des siècles ! Ce partage est-il bien ce qu'il y avait de meilleur ? Cela n'est pas trop bon pour nous ; et en quoi cela peut-il être bon pour Dieu ?

Leibniz sentait qu'il n'y avait rien à répondre : aussi fit-il de gros livres dans lesquels il ne s'entendait pas.

Nier qu'il y ait du mal, cela peut-être dit en riant par un Lucullus qui se porte bien, et qui fait un bon dîner avec ses amis et sa maîtresse dans le salon d'Apollon ; mais qu'il mette la tête à la fenêtre, il verra des malheureux ; qu'il ait la fièvre, il le sera lui-même.

Je n'aime point à citer ; c'est d'ordinaire une besogne épineuse : on néglige ce qui précède et ce qui suit l'endroit qu'on cite, et on s'expose à mille querelles. Il faut pourtant que je cite Lactance, Père de l'Église, qui, dans son chapitre XIII, De la colère de Dieu, fait parler ainsi Épicure : « Ou Dieu veut ôter le mal de ce monde, et ne le peut ; ou il le peut, et ne le veut pas ; ou il ne le peut ni ne le veut ; ou enfin il le veut et le peut. S'il le veut et ne le peut pas, c'est impuissance, ce qui est contraire à la nature de Dieu ; s'il le peut et ne le veut pas, c'est méchanceté, et cela est non moins contraire à sa nature ; s'il ne le veut ni ne le peut, c'est à la fois méchanceté et impuissance ; s'il le veut et le peut (ce qui seul de ces partis convient à Dieu), d'où vient donc le mal sur la terre ? »

          [...]

[...] « Dieu, dit Pope, voit d'un même oeil périr le héros et le moineau, un atome ou mille planètes précipitées dans la ruine, une boule de savon ou un monde se former. »

Voilà, je vous l'avoue, une plaisante consolation ; ne trouvez-vous pas un grand lénitif dans l'ordonnance de milord Shaftesbury, qui dit que Dieu n'ira pas déranger ses lois éternelles pour un animal aussi chétif que l'homme ? Il faut avouer du moins que ce chétif animal a droit de crier humblement, et de chercher à comprendre, en criant pourquoi ces lois éternelles ne sont pas faites pour le bien-être de chaque individu.

Ce système du Tout est bien ne représente l'auteur de toute la nature que comme un roi puissant et malfaisant, qui ne s'embarrasse pas qu'il en coûte la vie à quatre ou cinq cent mille hommes, et que les autres traînent leurs jours dans la disette et dans les larmes, pourvu qu'il vienne à bout de ses desseins.

Loin donc que l'opinion du meilleur des mondes possibles console, elle est désespérante pour les philosophes qui l'embrassent. La question du bien et du mal demeure un chaos indébrouillable pour ceux qui cherchent de bonne foi ; c'est un jeu d'esprit pour ceux qui disputent ; ils sont des forçats qui jouent avec leurs chaînes. Pour le peuple non pensant, il ressemble assez à des poissons qu'on a transportés d'une rivière dans un réservoir ; ils ne se doutent pas qu'ils sont là pour être mangés pendant le carême ; aussi ne savons-nous rien du tout par nous-mêmes des causes de notre destinée.

Mettons à la fin de presque tous les chapitres de métaphysique les deux lettres des juges romains quand ils n'entendaient pas une cause : L. N., non liquet, cela n'est pas clair.

Catéchisme chinois [14]
[Déisme]
[Entretien entre CU-SU : Disciple de Confucius et KOU : Fils du roi de LOU]

PREMIER ENTRETIEN

Cu-Su   — [...]

Kou       — On nous a donc bien trompés quand on nous a dit que Fo était descendu chez nous du quatrième ciel, et avait paru en éléphant blanc.

Cu-Su   — Ce sont des contes que les bonzes font aux enfants et aux vieilles : nous ne devons adorer que l'auteur éternel de tous les êtres.

Kou       — Mais comment un être a-t-il pu faire les autres ?

Cu-Su   — Regardez cette étoile ; elle est à quinze cent mille millions de lis de notre petit globe ; il en part des rayons qui vont faire sur vos yeux deux angles égaux au sommet ; ils font les mêmes angles sur les yeux de tous les animaux : ne voilà-t-il pas un dessein marqué ? Ne voilà-t-il pas une loi admirable ? Or qui fait un ouvrage, sinon un ouvrier ? qui fait des lois, sinon un législateur ? Il y a donc un ouvrier, un législateur éternel.

Kou       — Mais qui a fait cet ouvrier ? et comment est-il fait ?

Cu-Su   — Mon prince, je me promenais hier auprès du vaste palais qu'a bâti le roi votre père. J'entendis deux grillons, dont l'un disait à l'autre : « Voilà un terrible édifice. — Oui, dit l'autre, tout glorieux que je suis, j'avoue que c'est quelqu'un de plus puissant que les grillons qui a fait ce prodige ; mais je n'ai point d'idée de cet être-là ; je vois qu'il est, mais je ne sais ce qu'il est. »

Kou       — Je vous dis que vous êtes un grillon plus instruit que moi ; et ce qui me plaît en vous, c'est que vous ne prétendez pas savoir ce que vous ignorez.

DEUXIÈME ENTRETIEN

Cu-Su   — Vous convenez donc qu'il y a un être tout-puissant, existant par lui-même, suprême artisan de toute la nature ?

Kou       — Oui ; mais s'il existe par lui-même, rien ne peut donc le borner, et il est donc partout ; il existe donc dans toute la matière, dans toutes les parties de moi-même ?

Cu-Su   — Pourquoi non ?

Kou       — Je serais donc moi-même une partie de la Divinité ?

Cu-Su   — Ce n'est peut-être pas une conséquence. Ce morceau de verre est pénétré de toutes parts de la lumière ; est-il lumière cependant lui-même ? Ce n'est que du sable, et rien de plus. Tout est en Dieu, sans doute ; ce qui anime tout doit être partout. Dieu n'est pas comme l'empereur de la Chine, qui habite son palais, et qui envoie ses ordres par des kolaos. Dès là qu'il existe, il est nécessaire que son existence remplisse tout l'espace et tous ses ouvrages ; et puisqu'il est dans vous, c'est un avertissement continuel de ne rien faire dont vous puissiez rougir devant lui.

Kou       — Que faut-il faire pour oser ainsi se regarder soi-même sans répugnance et sans honte devant l'Être suprême ?

Cu-Su   — Être juste.

Kou       — Et quoi encore ?

Cu-Su   — Être juste.

Kou       — Mais la secte de Laokium [Lao-tseu] dit qu'il n'y a ni juste ni injuste, ni vice ni vertu.

Cu-Su   — La secte de Laokium dit-elle qu'il n'y a ni santé ni maladie ?

Kou       — Non, elle ne dit point une si grande erreur.

Cu-Su   — L'erreur de penser qu'il n'y a ni santé de l'âme ni maladie de l'âme, ni vertu ni vice, est aussi grande et plus funeste. Ceux qui ont dit que tout est égal sont des monstres : est-il égal de nourrir son fils ou de l'écraser sur la pierre, de secourir sa mère ou de lui plonger un poignard dans le coeur ?

Kou       — Vous me faites frémir ; je déteste la secte de Laokium ; mais il y a tant de nuances du juste et de l'injuste ! On est souvent bien incertain. Quel homme sait précisément ce qui est permis ou ce qui est défendu ? Qui pourra poser sûrement les bornes qui séparent le bien et le mal ? Quelle règle me donnerez-vous pour les discerner ?

Cu-Su   — Celle de Confutzée [Confucius], mon maître : « Vis comme en mourant tu voudrais avoir vécu ; traite ton prochain comme tu veux qu'il te traite. »

Kou       — Ces maximes, je l'avoue, doivent être le code du genre humain ; mais que m'importera en mourant d'avoir bien vécu ? Qu'y gagnerai-je ? Cette horloge, quand elle sera détruite, sera-t-elle heureuse d'avoir bien sonné les heures ?

Cu-Su   — Cette horloge ne sent point, ne pense point ; elle ne peut avoir des remords, et vous en avez quand vous vous sentez coupable.

Kou       — Mais si, après avoir commis plusieurs crimes, je parviens à n'avoir plus de remords ?

Cu-Su   — Alors il faudra vous étouffer ; et soyez sûr que parmi les hommes qui n'aiment pas qu'on les opprime il s'en trouvera qui vous mettront hors d'état de faire de nouveaux crimes.

Kou       — Ainsi Dieu, qui est en eux, leur permettra d'être méchants après m'avoir permis de l'être ?

Cu-Su   — Dieu vous a donné raison : n'en abusez, ni vous, ni eux. Non seulement vous serez malheureux dans cette vie, mais qui vous a dit que vous ne le seriez pas dans une autre ?

Kou       — Et qui vous a dit qu'il y a une autre vie ?

Cu-Su   — Dans le doute seul, vous devez vous conduire comme s'il y en avait une.

Kou       — Mais si je suis sûr qu'il n'y en a point ?

Cu-Su   — Je vous en défie.

Lettres, gens de lettres ou lettrés [15]
[Écrasez l'infâme !]

          [...]

Les gens de lettres qui ont rendu le plus de services au petit nombre d'êtres pensants répandus dans le monde, sont les lettrés isolés, les vrais savants renfermés dans leur cabinet, qui n'ont ni argumenté sur les bancs des universités, ni dit les choses à moitié dans les académies ; et ceux-là ont presque tous été persécutés. Notre misérable espèce est tellement faite, que ceux qui marchent dans le chemin battu jettent toujours des pierres à ceux qui enseignent un chemin nouveau.

Montesquieu dit que les Scythes crevaient les yeux à leurs esclaves, afin qu'ils fussent moins distraits en battant leur beurre ; c'est ainsi que l'inquisition en use, et presque tout le monde est aveugle dans les pays où ce monstre règne. On a deux yeux depuis plus de cent ans en Angleterre ; les Français commencent à ouvrir un oeil ; mais quelquefois il se trouve des hommes en place qui ne veulent pas même permettre qu'on soit borgne.

          [...]

Faites des odes à la louange de Mgr Superbus Fadus, des madrigaux pour sa maîtresse ; dédiez à son portier un livre de géographie, vous serez bien reçu ; éclairez les hommes, vous serez écrasé.

Descartes est obligé de quitter sa patrie, Gassendi est calomnié, Arnauld traîne ses jours dans l'exil ; tout philosophe est traité comme les prophètes chez les Juifs.

Qui croirait que dans le XVIIIe siècle un philosophe [Helvétius] ait été traîné devant les tribunaux séculiers, et traité d'impie par les tribunaux d'arguments, pour avoir dit que les hommes ne pourraient exercer les arts s'ils n'avaient pas de mains ? Je ne désespère pas qu'on ne condamne bientôt aux galères le premier qui aura l'insolence de dire qu'un homme ne penserait pas s'il était sans tête : « Car, lui dira un bachelier, l'âme est un esprit pur, la tête n'est que la matière ; Dieu peut placer l'âme dans le talon, aussi bien que dans le cerveau ; partant je vous dénonce comme un impie. »

Le plus grand malheur d'un homme de lettres n'est peut-être pas d'être l'objet de la jalousie de ses confrères, la victime de la cabale, le mépris des puissants du monde ; c'est d'être jugé par des sots. Les sots vont loin quelquefois, surtout quand le fanatisme se joint à l'ineptie, et à l'ineptie l'esprit de vengeance. Le grand malheur encore d'un homme de lettres est ordinairement de ne tenir à rien. Un bourgeois achète un petit office, et le voilà soutenu par ses confrères. Si on lui fait une injustice, il trouve aussitôt des défenseurs. L'homme de lettres est sans secours ; il ressemble aux poissons volants : s'il s'élève un peu, les oiseaux le dévorent ; s'il plonge, les poissons le mangent.

Tout homme public paye tribut à la malignité ; mais il est payé en deniers et en honneurs. L'homme de lettres paye le même tribut sans rien recevoir ; il est descendu pour son plaisir dans l'arène, il s'est lui-même condamné aux bêtes.

Liberté (de la) [16]

[...] de tout ce qu'on a écrit en France sur la liberté, le petit dialogue suivant est ce qui m'a paru de plus net.

A.   — Voilà une batterie de canons qui tire à nos oreilles ; avez-vous la liberté de l'entendre ou de ne l'entendre pas ?

B.   — Sans doute, je ne puis pas m'empêcher de l'entendre.

A.   — Voulez-vous que ce canon emporte votre tête et celles de votre femme et de votre fille, qui se promènent avec vous ?

B.   — Quelle proposition me faites-vous là ? Je ne peux pas, tant que je suis de sens rassis, vouloir chose pareille ; cela m'est impossible.

A.   — Bon ; vous entendez nécessairement ce canon, et vous voulez nécessairement ne pas mourir vous et votre famille d'un coup de canon à la promenade ; vous n'avez ni le pouvoir de ne pas entendre, ni le pouvoir de vouloir rester ici ?

B.   — Cela est clair. [17]

A.   — Vous avez en conséquence fait une trentaine de pas pour être à l'abri du canon, vous avez eu le pouvoir de marcher avec moi ce peu de pas ?

B.   — Cela est encore très clair.

A.   — Si vous aviez été paralytique, vous n'auriez pu éviter d'être exposé à cette batterie, vous n'auriez pas eu le pouvoir d'être où vous êtes ; vous auriez nécessairement entendu et reçu un coup de canon ; et vous seriez mort nécessairement ?

B.   — Rien n'est plus véritable.

A.   — En quoi consiste donc votre liberté, si ce n'est dans le pouvoir que votre individu a exercé de faire ce que votre volonté exigeait d'une nécessité absolue ?

B.   — Vous m'embarrassez ; la liberté n'est donc autre chose que le pouvoir de faire ce que je veux ?

A.   — Réfléchissez-y, et voyez si la liberté peut être entendue autrement.

B.   — En ce cas, mon chien de chasse est aussi libre que moi ; il a nécessairement la volonté de courir quand il voit un lièvre, et le pouvoir de courir s'il n'a pas mal aux jambes. Je n'ai donc rien au-dessus de mon chien ; vous me réduisez à l'état des bêtes.

A.   — Voilà les pauvres sophismes des pauvres sophistes qui vous ont instruit. Vous voilà bien malade d'être libre comme votre chien. Ne mangez-vous pas, ne dormez-vous pas, ne propagez-vous pas comme lui, à l'attitude près ? Voudriez-vous avoir l'odorat autrement que par le nez ? Pourquoi voudriez-vous avoir la liberté autrement que votre chien ?

B.   — Mais j'ai une âme qui raisonne beaucoup, et mon chien ne raisonne guère. Il n'a presque que des idées simples, et moi j'ai mille idées métaphysiques.

A.   — Eh bien, vous êtes mille fois plus libre que lui ; c'est-à-dire vous avez mille fois plus de pouvoir que lui : mais vous n'êtes pas libre autrement que lui.

B.   — Quoi ! je ne suis pas libre de vouloir ce que je veux ?

A.   — Qu'entendez-vous par là ?

B.   — J'entends ce que tout le monde entend. Ne dit-on pas tous les jours, les volontés sont libres ?

A.   — Un proverbe n'est pas une raison ; expliquez-vous mieux.

B.   — J'entends que je suis libre de vouloir comme il me plaira.

A.   — Avec votre permission, cela n'a pas de sens ; ne voyez-vous pas qu'il est ridicule de dire : « Je veux vouloir ? » [paradoxe] Vous voulez nécessairement, en conséquence des idées qui se sont présentées à vous. Voulez-vous vous marier, oui ou non ?

B.   — Mais si je vous disais que je ne veux ni l'un ni l'autre ?

A.   — Vous répondriez comme celui qui disait : « Les uns croient le cardinal Mazarin mort, les autres le croient vivant, et moi je ne crois ni l'un ni l'autre. »
[cf. Chat de Schodinger]

B.   — Eh bien, je veux me marier.

A.   — Ah ! c'est répondre cela. Pourquoi voulez-vous vous marier ?

B.   — Parce que je suis amoureux d'une jeune fille, belle, douce, bien élevée, assez riche, qui chante très bien, dont les parents sont de très honnêtes gens, et que je me flatte d'être aimé d'elle, et fort bien venu de sa famille.

A.   — Voilà une raison. Vous voyez que vous ne pouvez vouloir sans raison. Je vous déclare que vous êtes libre de vous marier ; c'est-à-dire que vous avez le pouvoir de signer le contrat, de faire la noce, et de coucher avec votre femme.

B.   — Comment ! je ne peux vouloir sans raison ? Et que deviendra cet autre proverbe : Sit pro ratione voluntas ; ma volonté est ma raison, je veux parce que je veux ?

A.   — Cela est absurde, mon cher ami ; il y aurait en vous un effet sans cause.

B.   — Quoi ! lorsque je joue à pair ou non, j'ai une raison de choisir pair plutôt qu'impair ?

A.   — Oui, sans doute.

B.   — Et quelle est cette raison, s'il vous plaît ?

A.   — C'est que l'idée de pair s'est présentée à votre esprit plutôt que l'idée opposée. Il serait plaisant qu'il y eût des cas où vous voulez parce qu'il y a une cause de vouloir, et qu'il y eût quelques cas ou vous voulussiez sans cause. Quand vous voulez vous marier ; vous en sentez la raison dominante évidemment ; vous ne la sentez pas quand vous jouez à pair ou non et cependant il faut bien qu'il y en ait une.

B.   — Mais, encore une fois, je ne suis donc pas libre ?

A.   — Votre volonté n'est pas libre, mais vos actions le sont. Vous êtes libre de faire quand vous avez le pouvoir de faire.

B.   — Mais tous les livres que j'ai lus sur la liberté d'indifférence...

A.   — Sont des sottises : il n'y a point de liberté d'indifférence ; c'est un mot destitué de sens, inventé par des gens qui n'en avaient guère.

Liberté de penser [18]

Vers l'an 1707, temps où les Anglais gagnèrent la bataille de Saragosse, protégèrent le Portugal, et donnèrent pour quelque temps un roi à l'Espagne, milord Boldmind, officier général, qui avait été blessé, était aux eaux de Barège. Il y rencontra le comte Médroso, qui, étant tombé de cheval derrière le bagage, à une lieue et demie du champ de bataille, venait prendre les eaux aussi. Il était familier de l'inquisition ; milord Boldmind n'était familier que dans la conversation : un jour, après boire, il eut avec Médroso cet entretien :

Boldmind  — Vous êtes donc sergent des dominicains ? Vous faites là un vilain métier.

Médroso    — Il est vrai ; mais j'ai mieux aimé être leur valet que leur victime, et j'ai préféré le malheur de brûler mon prochain à celui d'être cuit moi-même.

Boldmind  — Quelle horrible alternative ! Vous étiez cent fois plus heureux sous le joug des Maures, qui vous laissaient croupir librement dans toutes vos superstitions, et qui, tout vainqueurs qu'ils étaient, ne s'arrogeaient pas le droit inouï de tenir les âmes dans les fers.

Médroso    — Que voulez-vous ? Il ne nous est permis ni d'écrire, ni de parler, ni même de penser. Si nous parlons, il est aisé d'interpréter nos paroles, encore plus nos écrits. Enfin, comme on ne peut nous condamner dans un autodafé pour nos pensées secrètes, on nous menace d'être brûlés éternellement par l'ordre de Dieu même, si nous ne pensons pas comme les jacobins. Ils ont persuadé au gouvernement que si nous avions le sens commun, tout l'État serait en combustion, et que la nation deviendrait la plus malheureuse de la terre.

Boldmind  — Trouvez-vous que nous soyons si malheureux, nous autres Anglais qui couvrons les mers de vaisseaux, et qui venons gagner pour vous des batailles au bout de l'Europe ? Voyez-vous que les Hollandais, qui vous ont ravi presque toutes vos découvertes dans l'Inde, et qui aujourd'hui sont au rang de vos protecteurs, soient maudits de Dieu pour avoir donné une entière liberté à la presse, et pour faire le commerce des pensées des hommes ? L'empire romain en a-t-il été moins puissant parce que Cicéron a écrit avec liberté ?

Médroso    — Quel est ce Cicéron ? Jamais je n'ai entendu prononcer ce nom-là.

Boldmind  — C'était un bachelier de l'université de Rome, qui écrivait ce qu'il pensait, ainsi que Jules César, Marc Aurèle, Titus Lucretius Carus, Plinius, Sénèque, et autres docteurs.

Médroso    — Je ne les connais point ; mais on m'a dit que la religion catholique, basque et romaine, est perdue, si on se met à penser.

Boldmind  — Ce n'est pas à vous à le croire ; car vous êtes sûr que votre religion est divine, et que les portes de l'enfer ne peuvent prévaloir contre elle [Matthieu, xvi,18]. Si cela est, rien ne pourra jamais la détruire.

Médroso    — Non, mais on peut la réduire à peu de chose, et c'est pour avoir pensé, que la Suède, le Danemark, toute votre île, la moitié de l'Allemagne, gémissent dans le malheur épouvantable de n'être plus sujets du pape. On dit même que si les hommes continuent à suivre leurs fausses lumières, ils s'en tiendront bientôt à l'adoration simple de Dieu et à la vertu. Si les portes de l'enfer prévalent jamais jusque-là, que deviendra le Saint-Office ?

Boldmind  — Si les premiers chrétiens n'avaient pas eu la liberté de penser, n'est-il pas vrai qu'il n'y eût point eu de christianisme ?

Médroso    — Que voulez-vous dire ? Je ne vous entends point.

Boldmind  — Je le crois bien. Je veux dire que si Tibère et les premiers empereurs avaient eu des jacobins qui eussent empêché les premiers chrétiens d'avoir des plumes et de l'encre ; s'il n'avait pas été longtemps permis dans l'empire romain de penser librement, il eût été impossible que les chrétiens établissent leurs dogmes. Si donc le christianisme ne s'est formé que par la liberté de penser, par quelle contradiction, par quelle injustice voudrait-il anéantir aujourd'hui cette liberté sur laquelle seule il est fondé ? Quand on vous propose quelque affaire d'intérêt, n'examinez-vous pas longtemps avant de conclure ? Quel plus grand intérêt y a-t-il au monde que celui de notre bonheur ou de notre malheur éternel ? Il y a cent religions sur la terre, qui toutes vous damnent si vous croyez à vos dogmes, qu'elles appellent absurdes et impies ; examinez donc ces dogmes.

Médroso    — Comment puis-je les examiner ? Je ne suis pas jacobin.

Boldmind  — Vous êtes homme, et cela suffit.

Médroso    — Hélas ! vous êtes bien plus homme que moi.

Boldmind  — Il ne tient qu'à vous d'apprendre à penser ; vous êtes né avec de l'esprit ; vous êtes un oiseau dans la cage de l'inquisition ; le Saint-Office vous a rogné les ailes , mais elles peuvent revenir. Celui qui ne sait pas la géométrie peut l'apprendre ; tout homme peut s'instruire : il est honteux de mettre son âme entre les mains de ceux à qui vous ne confieriez pas votre argent ; osez penser par vous-même.

Médroso    — On dit que si tout le monde pensait par soi-même, ce serait une étrange confusion.

Boldmind  — C'est tout le contraire. Quand on assiste à un spectacle, chacun en dit librement son avis, et la paix n'est point troublée ; mais si quelque protecteur insolent d'un mauvais poète voulait forcer tous les gens de goût à trouver bon ce qui leur paraît mauvais, alors les sifflets se feraient entendre, et les deux partis pourraient se jeter des pommes à la tête, comme il arriva une fois à Londres. Ce sont ces tyrans des esprits qui ont causé une partie des malheurs du monde. Nous ne sommes heureux en Angleterre que depuis que chacun jouit librement du droit de dire son avis.

Médroso    — Nous sommes aussi fort tranquilles à Lisbonne, où personne ne peut dire le sien.

Boldmind  — Vous êtes tranquilles, mais vous n'êtes pas heureux ; c'est la tranquillité des galériens, qui rament en cadence et en silence.

Médroso    — Vous croyez donc que mon âme est aux galères ?

Boldmind  — Oui ; et je voudrais la délivrer.

Médroso    — Mais si je me trouve bien aux galères ?

Boldmind  — En ce cas vous méritez d'y être.

Tolérance [19]

Qu'est-ce que la tolérance ? C'est l'apanage de l'humanité. Nous sommes tous pétris de faiblesses et d'erreurs ; pardonnons-nous réciproquement nos sottises, c'est la première loi de la nature.

Qu'à la bourse d'Amsterdam, de Londres, ou de Surate, ou de Bassora, le guèbre, le banian, le juif, le mahométan, le déicole chinois, le bramin, le chrétien grec, le chrétien romain, le chrétien protestant, le chrétien quaker, trafiquent ensemble, ils ne lèveront pas le poignard les uns sur les autres pour gagner des âmes à leur religion. Pourquoi donc nous sommes-nous égorgés presque sans interruption depuis le premier concile de Nicée ?

Constantin commença par donner un édit qui permettait toutes les religions ; il finit par persécuter. Avant lui on ne s'éleva contre les chrétiens que parce qu'ils commençaient à faire un parti dans l'État. Les Romains permettaient tous les cultes, jusqu'à celui des Juifs, jusqu'à celui des Égyptiens, pour lesquels ils avaient tant de mépris. Pourquoi Rome tolérait-elle ces cultes ? C'est que ni les Égyptiens, ni même les Juifs ne cherchaient à exterminer l'ancienne religion de l'empire, ne couraient point la terre et les mers pour faire des prosélytes : ils ne songeaient qu'à gagner de l'argent ; mais il est incontestable que les chrétiens voulaient que leur religion fût la dominante. Les Juifs ne voulaient pas que la statue de Jupiter fût à Jérusalem ; mais les chrétiens ne voulaient pas qu'elle fût au Capitole. Saint Thomas a la bonne foi d'avouer que si les chrétiens ne détrônèrent pas les empereurs, c'est qu'ils ne le pouvaient pas. Leur opinion était que toute la terre doit être chrétienne. Ils étaient donc nécessairement ennemis de toute la terre, jusqu'à ce qu'elle fût convertie.

Ils étaient entre eux ennemis les uns des autres sur tous les points de leur controverse. Faut-il d'abord regarder Jésus-Christ comme Dieu, ceux qui le nient sont anathématisés sous le nom d'ébionites, qui anathématisent les adorateurs de Jésus.

Quelques-uns d'entre eux veulent-ils que tous les biens soient communs, comme on prétend qu'ils l'étaient du temps des apôtres, leurs adversaires les appellent nicolaïtes, et les accusent des crimes les plus infâmes. D'autres prétendent-ils à une dévotion mystique, on les appelle gnostiques, et on s'élève contre eux avec fureur. Marcion dispute-t-il sur la Trinité, on le traite d'idolâtre.

Tertullien, Praxéas, Origène, Novat, Novatien, Sabellius Donat, sont tous persécutés par leurs frères avant Constantin ; et à peine Constantin a-t-il fait régner la religion chrétienne que les athanasiens et les eusébiens se déchirent ; et depuis ce temps l'Église chrétienne est inondée de sang jusqu'à nos jours.

          [...]

Il est clair que tout particulier qui persécute un homme, son frère, parce qu'il n'est pas de son opinion, est un monstre ; cela ne souffre pas de difficulté. Mais le gouvernement, mais les magistrats, mais les princes, comment en useront-ils envers ceux qui ont un autre culte que le leur ? Si ce sont des étrangers puissants, il est certain qu'un prince fera alliance avec eux. François 1er, très chrétien, s'unira avec les musulmans, contre Charles-Quint très catholique. François 1er donnera de l'argent aux luthériens d'Allemagne pour les soutenir dans leur révolte contre l'empereur ; mais il commencera, selon l'usage, par faire brûler les luthériens chez lui. Il les paye en Saxe par politique ; il les brûle par politique à Paris. Mais qu'arrivera-t-il ? Les persécutions font des prosélytes ; bientôt la France sera pleine de nouveaux protestants. D'abord ils se laisseront pendre, et puis ils pendront à leur tour. Il y aura des guerres civiles, puis viendra la Saint-Barthélemy, et ce coin du monde sera pire que tout ce que les anciens et les modernes ont jamais dit de l'enfer.

Insensés, qui n'avez jamais pu rendre un culte pur au Dieu qui vous a faits ! Malheureux, que l'exemple des noachides, des lettrés chinois, des parsis et de tous les sages n'a jamais pu conduire ! Monstres, qui avez besoin de superstitions comme le gésier des corbeaux a besoin de charognes ! On vous l'a déjà dit, et on n'a autre chose à vous dire : si vous avez deux religions chez vous, elles se couperont la gorge ; si vous en avez trente, elles vivront en paix. Voyez le Grand Turc : il gouverne des guèbres, des banians, des chrétiens grecs, des nestoriens, des romains. Le premier qui veut exciter du tumulte est empalé, et tout le monde est tranquille.

Zadig ou la destinée

Ch. VI
Le ministre [20]

Le roi avait perdu son premier ministre. Il choisit Zadig pour remplir cette place. Toutes les belles dames de Babylone applaudirent à ce choix, car depuis la fondation de l'empire il n'y avait jamais eu de ministre si jeune. Tous les courtisans furent fâchés ; l'envieux en eut un crachement de sang, et le nez lui enfla prodigieusement. Zadig, ayant remercié le roi et la reine, alla remercier aussi le perroquet : « Bel oiseau, lui dit-il, c'est vous qui m'avez sauvé la vie, et qui m'avez fait premier ministre : la chienne et le cheval de Leurs Majestés m'avaient fait beaucoup de mal, mais vous m'avez fait du bien. Voilà donc de quoi dépendent les destins des hommes ! Mais, ajouta-t-il, un bonheur si étrange sera peut-être bientôt évanoui. » Le perroquet répondit : « Oui. » Ce mot frappa Zadig. Cependant, comme il était bon physicien, et qu'il ne croyait pas que les perroquets fussent prophètes, il se rassura bientôt et se mit à exercer son ministère de son mieux.

Il fit sentir à tout le monde le pouvoir sacré des lois, et ne fit sentir à personne le poids de sa dignité. Il ne gêna point les voix du divan, et chaque vizir pouvait avoir un avis sans lui déplaire. Quand il jugeait une affaire, ce n'était pas lui qui jugeait, c'était la loi ; mais, quand elle était trop sévère, il la tempérait ; et, quand on manquait de lois, son équité en faisait qu'on aurait prises pour celles de Zoroastre.

C'est de lui que les nations tiennent ce grand principe : qu'il vaut mieux hasarder de sauver un coupable que de condamner un innocent. Il croyait que les lois étaient faites pour secourir les citoyens autant que pour les intimider. Son principal talent était de démêler la vérité, que tous les hommes cherchent à obscurcir. Dès les premiers jours de son administration il mit ce grand talent en usage.

Un fameux négociant de Babylone était mort aux Indes ; il avait fait ses héritiers ses deux fils par portions égales, après avoir marié leur soeur, et il laissait un présent de trente mille pièces d'or à celui de ses deux fils qui serait jugé l'aimer davantage. L'aîné lui bâtit un tombeau, le second augmenta d'une partie de son héritage la dot de sa soeur ; chacun disait : « C'est l'aîné qui aime le mieux son père, le cadet aime mieux sa soeur ; c'est à l'aîné qu'appartiennent les trente mille pièces. »

Zadig les fit venir tous deux l'un après l'autre. Il dit à l'aîné :

— Votre père n'est point mort, il est guéri de sa dernière maladie, il revient à Babylone.

— Dieu soit loué, répondit le jeune homme ; mais voilà un tombeau qui m'a coûté bien cher !

Zadig dit ensuite la même chose au cadet.

— Dieu soit loué, répondit-il ; je vais rendre à mon père tout ce que j'ai ; mais je voudrais qu'il laissât à ma soeur ce que je lui ai donné.

— Vous ne rendrez rien, dit Zadig, et vous aurez les trente mille pièces : c'est vous qui aimez le mieux votre père.

* * *

Une fille fort riche avait fait une promesse de mariage à deux mages, et, après avoir reçu quelques mois des instructions de l'un et de l'autre, elle se trouva grosse. Ils voulaient tous deux l'épouser.

— Je prendrai pour mon mari, dit-elle, celui des deux qui m'a mise en état de donner un citoyen à l'empire.

— C'est moi qui ai fait cette bonne oeuvre, dit l'un.

— C'est moi qui ai eu cet avantage, dit l'autre.

— Eh bien ! répondit-elle, je reconnais pour père de l'enfant celui des deux qui lui pourra donner la meilleure éducation.

Elle accoucha d'un fils. Chacun des mages veut l'élever. La cause est portée devant Zadig. Il fait venir les deux mages.

— Qu'enseigneras-tu à ton pupille ? dit-il au premier.

— Je lui apprendrai, dit le docteur, les huit parties d'oraison, la dialectique, l'astrologie, la démonomanie, ce que c'est que la substance et l'accident, l'abstrait et le concret, les monades et l'harmonie préétablie.

— Moi, dit le second, je tâcherai de le rendre juste et digne d'avoir des amis.

Zadig prononça :

— Que tu sois son père ou non, tu épouseras sa mère.

Ch. XII
Le souper [21]

Sétoc, qui ne pouvait se séparer de cet homme en qui habitait la sagesse, le mena à la grande foire de Balzora, où devaient se rendre les plus grands négociants de la terre habitable. Ce fut pour Zadig une consolation sensible de voir tant d'hommes de diverses contrées réunis dans la même place. Il lui paraissait que l'univers était une grande famille qui se rassemblait à Balzora. Il se trouva à table, dès le second jour, avec un Égyptien, un Indien gangaride, un habitant du Cathay [22], un Grec, un Celte, et plusieurs autres étrangers qui, dans leurs fréquents voyages vers le golfe Arabique, avaient appris assez d'arabe pour se faire entendre. L'Égyptien paraissait fort en colère.

— Quel abominable pays que Balzora ! disait-il ; on m'y refuse mille onces d'or sur le meilleur effet du monde.

— Comment donc ! dit Sétoc ; sur quel effet a-t-on refusé cette somme ?

— Sur le corps de ma tante, répondit l'Égyptien ; c'était la plus brave femme d'Égypte. Elle m'accompagnait toujours ; elle est morte en chemin : j'en ai fait une des plus belles momies que nous ayons ; et je trouverais dans mon pays tout ce que je voudrais en la mettant en gage. Il est bien étrange qu'on ne veuille pas seulement me donner ici mille onces d'or sur un effet si solide.

Tout en se courrouçant, il était prêt de manger d'une excellente poule bouillie, quand l'Indien, le prenant par la main, s'écria avec douleur :

— Ah ! qu'allez-vous faire ?

— Manger de cette poule, dit l'homme à la momie.

— Gardez-vous-en bien, dit le Gangaride. Il se pourrait faire que l'âme de la défunte fût passée dans le corps de cette poule, et vous ne voudriez pas vous exposer à manger votre tante. Faire cuire des poules, c'est outrager manifestement la nature.

— Que voulez-vous dire avec votre nature et vos poules ? reprit le colérique Égyptien ; nous adorons un boeuf, et nous en mangeons bien.

— Vous adorez un boeuf ! est-il possible ? dit l'homme du Gange.

— Il n'y a rien de si possible, repartit l'autre ; il y a cent trente-cinq mille ans que nous en usons ainsi, et personne parmi nous n'y trouve à redire.

— Ah ! cent trente-cinq mille ans ! dit l'Indien, ce compte est un peu exagéré ; il n'y en a que quatre-vingt mille que l'Inde est peuplée, et assurément nous sommes vos anciens, et Brahma nous avait défendu de manger des boeufs avant que vous vous fussiez avisés de les mettre sur les autels et à la broche.

— Voilà un plaisant animal que votre Brahma, pour le comparer à Apis ! dit l'Égyptien ; qu'a donc fait votre Brahma de si beau ?

Le bramin répondit :

— C'est lui qui a appris aux hommes à lire et à écrire, et à qui toute la terre doit le jeu des échecs.

— Vous vous trompez, dit un Chaldéen qui était auprès de lui ; c'est le poisson Oannès à qui on doit de si grands bienfaits, et il est juste de ne rendre qu'à lui ses hommages. Tout le monde vous dira que c'était un être divin, qu'il avait la queue dorée, avec une belle tête d'homme, et qu'il sortait de l'eau pour venir prêcher à terre trois heures par jour. Il eut plusieurs enfants qui furent rois, comme chacun sait. J'ai son portrait chez moi, que je révère comme je le dois. On peut manger du boeuf tant qu'on veut ; mais c'est assurément une très grande impiété de faire cuire du poisson ; d'ailleurs vous êtes tous deux d'une origine trop peu noble et trop récente pour ne rien disputer. La nation égyptienne ne compte que cent trente-cinq mille ans, et les Indiens ne se vantent que de quatre-vingt mille, tandis que nous avons des almanachs de quatre mille siècles. Croyez-moi, renoncez à vos folies, et je vous donnerai à chacun un beau portrait d'Oannès.

L'homme de Cambalu, prenant la parole, dit :

— Je respecte fort les Égyptiens, les Chaldéens, les Grecs, les Celtes, Brahma, le boeuf Apis, le beau poisson Oannès ; mais peut-être que le Li ou le Tien, comme on voudra l'appeler, vaut bien les boeufs et les poissons. Je ne dirai rien de mon pays ; il est aussi grand que la terre d'Égypte, la Chaldée et les Indes ensemble. Je ne dispute pas d'antiquité, parce qu'il suffit d'être heureux, et que c'est fort peu de chose d'être ancien ; mais, s'il fallait parler d'almanachs, je dirais que toute l'Asie prend les nôtres, et que nous en avions de fort bons avant qu'on sût l'arithmétique en Chaldée.

— Vous êtes de grands ignorants tous tant que vous êtes, s'écria le Grec ; est-ce que vous ne savez pas que le chaos est le père de tout, et que la forme et la matière ont mis le monde dans l'état où il est ?

Ce Grec parla longtemps ; mais il fut enfin interrompu par le Celte, qui, ayant beaucoup bu pendant qu'on disputait, se crut alors plus savant que tous les autres, et dit en jurant qu'il n'y avait que Teutath et le gui de chêne qui valussent la peine qu'on en parlât ; que, pour lui, il avait toujours du gui dans sa poche ; que les Scythes, ses ancêtres, étaient les seuls gens de bien qui eussent jamais été au monde ; qu'ils avaient, à la vérité, quelquefois mangé des hommes, mais que cela n'empêchait pas qu'on ne dût avoir beaucoup de respect pour sa nation ; et qu'enfin, si quelqu'un parlait mal de Teutath, il lui apprendrait à vivre.

La querelle s'échauffa pour lors, et Sétoc vit le moment où la table allait être ensanglantée. Zadig, qui avait gardé le silence pendant toute la dispute, se leva enfin : il s'adressa d'abord au Celte, comme au plus furieux ; il lui dit qu'il avait raison, et lui demanda du gui ; il loua le Grec sur son éloquence, et adoucit tous les esprits échauffés. Il ne dit que très peu de chose à l'homme du Cathay, parce qu'il avait été le plus raisonnable de tous. Ensuite il leur dit :

— Mes amis, vous alliez vous quereller pour rien, car vous êtes tous du même avis.

À ce mot, ils se récrièrent tous.

— N'est il pas vrai, dit-il au Celte, que vous n'adorez pas ce gui, mais celui qui a fait le gui et le chêne ?

— Assurément, répondit le Celte.

— Et vous, monsieur l'Égyptien, vous révérez apparemment dans un certain boeuf celui qui vous a donné les boeufs ?

— Oui, dit l'Égyptien.

— Le poisson Oannès, continua-t-il, doit céder à celui qui a fait la mer et les poissons.

— D'accord, dit le Chaldéen.

— L'Indien, ajouta-t-il, et le Cathayen reconnaissent comme vous un premier principe ; je n'ai pas trop bien compris les choses admirables que le Grec a dites, mais je suis sûr qu'il admet aussi un Être supérieur, de qui la forme et la matière dépendent.

Le Grec, qu'on admirait, dit que Zadig avait très bien pris sa pensée.

— Vous êtes donc tous de même avis, répliqua Zadig, et il n'y a pas là de quoi se quereller.

Tout le monde l'embrassa. Sétoc, après avoir vendu fort cher ses denrées, reconduisit son ami Zadig dans sa tribu. Zadig apprit en arrivant qu'on lui avait fait son procès en son absence, et qu'il allait être brûlé à petit feu.

Poème sur le désastre de Lisbonne[23]
Ou examen de cette axiome : tout est bien.

Ô malheureux mortels ! ô terre déplorable !
Ô de tous les mortels assemblage effroyable !
D'inutiles douleurs, éternel entretien !
Philosophes trompés qui criez : « Tout est bien »
Accourez, contemplez ces ruines affreuses,
Ces débris, ces lambeaux, ces cendres malheureuses,
Ces femmes, ces enfants l'un sur l'autre entassés,
Sous ces marbres rompus ces membres dispersés ;
Cent mille infortunés que la terre dévore,
Qui, sanglants, déchirés, et palpitants encore,
Enterrés sous leurs toits, terminent sans secours
Dans l'horreur des tourments leurs lamentables jours !
Aux cris demi-formés de leurs voix expirantes,
Au spectacle effrayant de leurs cendres fumantes,
Direz-vous : « C'est l'effet des éternelles lois
Qui d'un Dieu libre et bon nécessitent le choix ? »
Direz-vous, en voyant cet amas de victimes :
« Dieu s'est vengé, leur mort est le prix de leurs crimes ? »
Quel crime, quelle faute ont commis ces enfants
Sur le sein maternel écrasés et sanglants ?
Lisbonne, qui n'est plus, eut-elle plus de vices
Que Londres, que Paris, plongés dans les délices :
Lisbonne est abîmée, et l'on danse à Paris.
Tranquilles spectateurs, intrépides esprits,
De vos frères mourants contemplant les naufrages,
Vous recherchez en paix les causes des orages :
Mais du sort ennemi quand vous sentez les coups,
Devenus plus humains, vous pleurez comme nous.
Croyez-moi, quand la terre entrouvre ses abîmes,
Ma plainte est innocente et mes cris légitimes.
Partout environnés des cruautés du sort,
Des fureurs des méchants, des pièges de la mort,
De tous les éléments éprouvant les atteintes,
Compagnons de nos maux, permettez-nous les plaintes.
C'est l'orgueil, dites-vous, l'orgueil séditieux,
Qui prétend qu'étant mal, nous pouvions être mieux.
Allez interroger les rivages du Tage ;
Fouillez dans les débris de ce sanglant ravage ;
Demandez aux mourants, dans ce séjour d'effroi,
Si c'est l'orgueil qui crie : « Ô ciel, secourez-moi !
Ô ciel, ayez pitié de l'humaine misère ! »
« Tout est bien, dites-vous, et tout est nécessaire. »
Quoi ! l'univers entier, sans ce gouffre infernal,
Sans engloutir Lisbonne, eût-il été plus mal ?
Êtes-vous assurés que la cause éternelle
Qui fait tout, qui sait tout, qui créa tout pour elle,
Ne pouvait nous jeter dans ces tristes climats
Sans former des volcans allumés sous nos pas ?
Borneriez-vous ainsi la suprême puissance ?
Lui défendriez-vous d'exercer sa clémence ?
L'éternel artisan n'a-t-il pas dans ses mains
Des moyens infinis tout prêts pour ses desseins ?
Je désire humblement, sans offenser mon maître,
Que ce gouffre enflammé de soufre et de salpêtre
Eût allumé ses feux dans le fond des déserts.
Je respecte mon Dieu, mais j'aime l'univers.
Quand l'homme ose gémir d'un fléau si terrible,
Il n'est point orgueilleux, hélas ! il est sensible.
Les tristes habitants de ces bords désolés
Dans l'horreur des tourments seraient-ils consolés
Si quelqu'un leur disait : « Tombez, mourez tranquilles ;
Pour le bonheur du monde on détruit vos asiles ;
D'autres mains vont bâtir vos palais embrasés,
D'autres peuples naîtront dans vos murs écrasés ;
Le Nord va s'enrichir de vos pertes fatales ;
Tous vos maux sont un bien dans les lois générales ;
Dieu vous voit du même oeil que les vils vermisseaux
Dont vous serez la proie au fond de vos tombeaux ? »
À des infortunés quel horrible langage !
Cruels, à mes douleurs n'ajoutez point l'outrage.
Non, ne présentez plus à mon coeur agité
Ces immuables lois de la nécessité,
Cette chaîne des corps, des esprits, et des mondes.
Ô rêves des savants ! ô chimères profondes !
Dieu tient en main la chaîne, et n'est point enchaîné
Par son choix bienfaisant tout est déterminé :
Il est libre, il est juste, il n'est point implacable.
Pourquoi donc souffrons-nous sous un maître équitable ?
Voilà le noeud fatal qu'il fallait délier.
Guérirez-vous nos maux en osant les nier ?
Tous les peuples, tremblant sous une main divine,
Du mal que vous niez ont cherché l'origine.
Si l'éternelle loi qui meut les éléments
Fait tomber les rochers sous les efforts des vents,
Si les chênes touffus par la foudre s'embrasent,
Ils ne ressentent point les coups qui les écrasent :
Mais je vis, mais je sens, mais mon coeur opprimé
Demande des secours au Dieu qui l'a formé.
Enfants du Tout-Puissant, mais nés dans la misère,
Nous étendons les mains vers notre commun père.
Le vase, on le sait bien, ne dit point au potier :
« Pourquoi suis-je si vil, si faible et si grossier ? »
Il n'a point la parole, il n'a point la pensée ;
Cette urne en se formant qui tombe fracassée,
De la main du potier ne reçut point un coeur
Qui désirât les biens et sentît son malheur.
Ce malheur, dites-vous, est le bien d'un autre être.
De mon corps tout sanglant mille insectes vont naître ;
Quand la mort met le comble aux maux que j'ai soufferts,
Le beau soulagement d'être mangé des vers !
Tristes calculateurs des misères humaines,
Ne me consolez point, vous aigrissez mes peines ;
Et je ne vois en vous que l'effort impuissant
D'un fier infortuné qui feint d'être content.
Je ne suis du grand tout qu'une faible partie :
Oui ; mais les animaux condamnés à la vie,
Tous les êtres sentants, nés sous la même loi,
Vivent dans la douleur, et meurent comme moi.
Le vautour acharné sur sa timide proie
De ses membres sanglants se repaît avec joie ;
Tout semble bien pour lui : mais bientôt à son tour
Un aigle au bec tranchant dévora le vautour ;
L'homme d'un plomb mortel atteint cette aigle altière :
Et l'homme aux champs de Mars couché sur la poussière,
Sanglant, percé de coups, sur un tas de mourants,
Sert d'aliment affreux aux oiseaux dévorants.
Ainsi du monde entier tous les membres gémissent :
Nés tous pour les tourments, l'un par l'autre ils périssent :
Et vous composerez dans ce chaos fatal
Des malheurs de chaque être un bonheur général !
Quel bonheur ! ô mortel et faible et misérable.
Vous criez « Tout est bien » d'une voix lamentable,
L'univers vous dément, et votre propre coeur
Cent fois de votre esprit a réfuté l'erreur.
Éléments, animaux, humains, tout est en guerre.
Il le faut avouer, le mal est sur la terre :
Son principe secret ne nous est point connu.
De l'auteur de tout bien le mal est-il venu ?
Est-ce le noir Typhon, le barbare Arimane,
Dont la loi tyrannique à souffrir nous condamne ?
Mon esprit n'admet point ces monstres odieux
Dont le monde en tremblant fit autrefois des dieux.
Mais comment concevoir un Dieu, la bonté même,
Qui prodigua ses biens à ses enfants qu'il aime,
Et qui versa sur eux les maux à pleines mains ?

Quel oeil peut pénétrer dans ses profonds desseins ?
De l'Être tout parfait le mal ne pouvait naître ;
Il ne vient point d'autrui, puisque Dieu seul est maître :
Il existe pourtant. Ô tristes vérités !
Ô mélange étonnant de contrariétés !

Un Dieu vint consoler notre race affligée ;
Il visita la terre, et ne l'a point changée !
Un sophiste arrogant nous dit qu'il ne l'a pu ;
« Il le pouvait, dit l'autre, et ne l'a point voulu :
Il le voudra, sans doute » ; et, tandis qu'on raisonne,
Des foudres souterrains engloutissent Lisbonne,
Et de trente cités dispersent les débris,
Des bords sanglants du Tage à la mer de Cadix.
Ou l'homme est né coupable, et Dieu punit sa race,
Ou ce maître absolu de l'être et de l'espace,
Sans courroux, sans pitié, tranquille, indifférent,
De ses premiers décrets suit l'éternel torrent ;
Ou la matière informe, à son maître rebelle,
Porte en soi des défauts nécessaires comme elle ;
Ou bien Dieu nous éprouve, et ce séjour mortel
N'est qu'un passage étroit vers un monde éternel.
Nous essuyons ici des douleurs passagères :
Le trépas est un bien qui finit nos misères.
Mais quand nous sortirons de ce passage affreux,
Qui de nous prétendra mériter d'être heureux ?
Quelque parti qu'on prenne, on doit frémir, sans doute.
Il n'est rien qu'on connaisse, et rien qu'on ne redoute.
La nature est muette, on l'interroge en vain ;
On a besoin d'un Dieu qui parle au genre humain.
Il n'appartient qu'à lui d'expliquer son ouvrage,
De consoler le faible, et d'éclairer le sage.
L'homme, au doute, à l'erreur, abandonné sans lui,
Cherche en vain des roseaux qui lui servent d'appui.
Leibnitz ne m'apprend point par quels noeuds invisibles,
Dans le mieux ordonné des univers possibles,
Un désordre éternel, un chaos de malheurs,
Mêle à nos vains plaisirs de réelles douleurs,
Ni pourquoi l'innocent, ainsi que le coupable,
Subit également ce mal inévitable.
Je ne conçois pas plus comment tout serait bien :
Je suis comme un docteur ; hélas ! je ne sais rien.
Platon dit qu'autrefois l'homme avait eu des ailes,
Un corps impénétrable aux atteintes mortelles ;
La douleur, le trépas, n'approchaient point de lui.
De cet état brillant qu'il diffère aujourd'hui !
Il rampe, il souffre, il meurt ; tout ce qui naît expire ;
De la destruction la nature est l'empire.
Un faible composé de nerfs et d'ossements
Ne peut être insensible au choc des éléments ;
Ce mélange de sang, de liqueurs, et de poudre,
Puisqu'il fut assemblé, fut fait pour se dissoudre ;
Et le sentiment prompt de ces nerfs délicats
Fut soumis aux douleurs, ministres du trépas :
C'est là ce que m'apprend la voix de la nature.
J'abandonne Platon, je rejette Épicure.
Bayle en sait plus qu'eux tous ; je vais le consulter :
La balance à la main, Bayle enseigne à douter
Assez sage, assez grand pour être sans système,
Il les a tous détruits, et se combat lui-même :
Semblable à cet aveugle en butte aux Philistins,
Qui tomba sous les murs abattus par ses mains.
Que peut donc de l'esprit la plus vaste étendue ?
Rien : le livre du sort se ferme à notre vue.
L'homme, étranger à soi, de l'homme est ignoré.
Que suis-je, où suis-je, où vais-je, et d'où suis-je tiré ?
Atomes tourmentés sur cet amas de boue,
Que la mort engloutit, et dont le sort se joue,
Mais atomes pensants, atomes dont les yeux,
Guidés par la pensée, ont mesuré les cieux ;
Au sein de l'infini nous élançons notre être,
Sans pouvoir un moment nous voir et nous connaître.
Ce monde, ce théâtre et d'orgueil et d'erreur,
Est plein d'infortunés qui parlent de bonheur.
Tout se plaint, tout gémit en cherchant le bien-être :
Nul ne voudrait mourir, nul ne voudrait renaître.
Quelquefois, dans nos jours consacrés aux douleurs,
Par la main du plaisir nous essuyons nos pleurs ;
Mais le plaisir s'envole, et passe comme une ombre ;
Nos chagrins, nos regrets, nos pertes, sont sans nombre.
Le passé n'est pour nous qu'un triste souvenir ;
Le présent est affreux, s'il n'est point d'avenir,
Si la nuit du tombeau détruit l'être qui pense.
Un jour tout sera bien, voilà notre espérance ;
Tout est bien aujourd'hui, voilà l'illusion.
Les sages me trompaient, et Dieu seul a raison.
Humble dans mes soupirs, soumis dans ma souffrance,
Je ne m'élève point contre la Providence.
Sur un ton moins lugubre on me vit autrefois
Chanter des doux plaisirs les séduisantes lois :
D'autres temps, d'autres moeurs : instruit par la vieillesse,
Des humains égarés partageant la faiblesse,
Dans une épaisse nuit cherchant à m'éclairer,
Je ne sais que souffrir, et non pas murmurer.
Un calife autrefois, à son heure dernière,
Au Dieu qu'il adorait dit pour toute prière :
« Je t'apporte, ô seul roi, seul être illimité,
Tout ce que tu n'as pas dans ton immensité,
Les défauts, les regrets, les maux, et l'ignorance. »
Mais il pouvait encore ajouter l'espérance.

[1] Extrait vidéo du film de Francis Reusser, Voltaire et L'Affaire Calas, © 2006.
Voltaire, Traité sur la tolérance (1763), Folio # 3870, Gallimard © 1975.
Ch. I : p. 13, Ch. VI : p. 40, Ch. XI : p. 65, Ch. XXII : p. 111, et Ch. XXIII : p. 115.

[2] Titre créé au XIIe siècle, les capitouls étaient les membres du conseil municipal de Toulouse, élus par les habitants. [Cette note et les suivantes sont tirées de l'extrait publié dans le Supplément offert par Philosophie Magazine no. 43 présenté par Élisabeth Badinter]

[3] Claude François Alexandre Houtteville (1686-1742), homme d'Église et auteur de La Religion chrétienne prouvée par les faits (1722, revu en 1740), où il dénonce la tolérance, source selon lui d'impiétés et d'athéisme.

[4] Peuple de l'Inde, souvent évoqué par Voltaire dans ses contes philosophiques (notamment La princesse de Babylone et Zadig).

[5] Habitant du sud de l'Inde. L'Église de Malabar fut une des premières Églises chrétiennes, fondée d'après la tradition par l'apôtre Thomas.

[6] Moine bouddhiste.

[7] Nom anciennement donné à une région de l'Afrique australe (au sud de la forêt équatoriale).

[8] Fondée en 1583 à Florence, cette Académie existe toujours. C'est l'une des plus prestigieuses associations linguistiques en Italie, engagée depuis plusieurs siècles dans la défense de l'authenticité et de l'unité de la langue. On lui doit le premier dictionnaire de la langue italienne, paru en 1612.

[9] Benedetto Buonmattei (1581-1647), grammairien italien, spécialiste de la langue toscane.

[10] Tous ces noms sont très vraisemblablement des inventions fantasques de Voltaire.

[11] Philosophe et législateur grec du VIIe siècle avant J.-C., dont l'existence est débattue.

[12] Jean Châtel (1575-1594) a tenté d'assassiner Henri IV ; Ravaillac (1577-1610) a, lui, commis le méfait ; Damiens (1715-1757) a essayé de tuer Louis XV et connu le supplice ; Cartouche (ou Louis Dominique Garthausen, 1693-1721) était le chef d'une bande de brigands fameuse sous la Régence, mort torturé.

[13] Voltaire, Dictionnaire philosophique (1764), Folio classique # 2630, Gallimard © 1994, p. 100.

[14] Ibid., p. 112.

[15] Ibid., p. 349.

[16] Ibid., p. 351.

La première édition publiée en 1764 termine le dialogue abruptement. Voltaire l'a adouci dans une édition ultérieure : [Note F. B.]

B.   — Mais tous les livres que j'ai lus sur la liberté d'indifférence...

A.   — Qu'entendez-vous par liberté d'indifférence ?

B.   — J'entends de cracher à droite ou à gauche, de dormir sur le côté droit ou sur le gauche, de faire quatre tours de promenade ou cinq.

A.   — Vous auriez là vraiment une plaisante liberté ! Dieu vous aurait fait un beau présent ! il y aurait bien là de quoi se vanter ! Que vous servirait un pouvoir qui ne s'exercerait que dans des occasions si futiles ? Mais le fait est qu'il est ridicule de supposer la volonté de vouloir cracher à droite. Non seulement cette volonté de vouloir est absurde, mais il est certain que plusieurs petites circonstances vous déterminent à ces actes que vous appelez indifférents. Vous n'êtes pas plus libre dans ces actes que dans les autres. Mais, encore une fois, vous êtes libre en tout temps, en tout lieu, dès que vous faites ce que vous voulez faire.

B.   — Je soupçonne que vous avez raison. J'y rêverai.

[17] Un pauvre d'esprit, dans un petit écrit honnête, poli, et surtout bien raisonné, objecte que si le prince ordonne à B. de rester exposé au canon, il y restera. Oui, sans doute, s'il a plus de courage, ou plutôt plus de crainte de la honte que d'amour de la vie, comme il arrive très souvent. Premièrement, il s'agit ici d'un cas tout différent. Secondement, quand l'instinct de la crainte de la honte l'emporte sur l'instinct de la conservation de soi-même, l'homme est autant nécessité à demeurer exposé au canon, qu'il est nécessité à fuir quand il n'est pas honteux de fuir. Le pauvre d'esprit était nécessité à faire des objections ridicules, et à dire des injures ; et les philosophes se sentent nécessités à se moquer un peu de lui, et à lui pardonner. (Note ajoutée par Voltaire en 1765.)

[18] Ibid., p. 355.

[19] Ibid., p. 492.

[20] Voltaire, Zadig et autres contes (1747), Le Livre de Poche # 3131, LGF © 2001, p. 102.
Extrait audio de Voltaire, Zadig, Éditions Thélème © 1997, Cassette 1, #7, (Lecture, Bernard Merle).

[21] Ibid., p. 125.
Extrait audio de Ibid., Cassette 1, #13.

[22] [Marco Polo désigna la Chine sous le nom de Cathay, transcription du nom de Kitai (ou Khitans), peuple dont l'état puissant se situait entre la Chine et la Mongolie du XIe au XIIIe siècle.]

[23] Voltaire, Poème sur le désastre de Lisbonne (1756), Hachette © 2013, OEuvres complètes Garnier, 1877, tome 9.

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