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1925 |
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L'Histoire idéale éternelle [1] |
SOMMAIRE |
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Les trois âges : dieux, héros, hommes Violence de la providence divine 3. Trois espèces de droits naturels 4. Trois espèces de gouvernements 6. Trois espèces de caractères |
p. 67 III — Nous avons entendu Diodore de Sicile déclarer, au sujet de l'orgueil des nations, que celles-ci, soit qu'elles aient été grecques ou barbares, ont prétendu, chacune, avoir trouvé la première toutes les commodités de la vie et avoir conservé son histoire depuis le commencement du monde. Cet axiome fait disparaître en un seul instant la vaine prétention des Chaldéens, des Scythes, des Égyptiens et des Chinois, qui tous se sont vantés d'avoir fondé la civilisation du monde ancien. [...] |
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p. 70 XIII — Des idées uniformes nées simultanément chez des peuples entiers inconnus les uns des autres, doivent avoir une source commune de vérité. Cet axiome renferme ce grand principe que le sens commun du genre humain n'est pas autre chose que le critérium enseigné aux nations par la divine providence, afin que celles-ci apprennent à connaître ce qui est certain dans le droit naturel des gens. Et en effet, les nations s'éclairent sur ce sujet en apprenant à discerner les fondemens essentiels de ce droit, sur lesquels fondemens toutes s'accordent moyennant quelques modifications. C'est d'après cette pensée que nous avons conçu le projet de former un dictionnaire mental au moyen duquel nous indiquerons l'origine de toutes les langues articulées ; ouvrage dont nous donnerons les sentences et les axiomes, en même temps que nous donnerons les axiomes appartenant à l'histoire idéale éternelle, qui est destinée à introduire le lecteur à la connaissance de l'histoire commune de toutes les nations. C'est encore ce même axiome qui renverse les opinions jusqu'ici reçues sur le droit naturel des gens ; car on a toujours cru que ce droit était sorti d'une seule et première nation, qui l'avait enseigné plus tard aux autres peuples. Cette erreur a été accréditée par les Égyptiens et par les Grecs, qui se vantaient d'avoir répandu sur la terre l'humanité et la civilisation. C'est cette erreur qui a donné naissance à l'opinion qui fait venir de la Grèce à Rome la loi des XII Tables. Mais s'il en était ainsi, ce droit naturel ne serait plus qu'un droit civil communiqué aux peuples par la sagesse humaine ; tandis qu'il est en effet un droit réglé ou établi naturellement par la divine providence, chez toutes les nations, au moyen même des moeurs et des penchans humains. Nous nous attacherons à prouver dans cet ouvrage, que le droit naturel des gens est né séparément chez tous les peuples, sans qu'ils en eussent eu connaissance les uns par les autres ; nous verrons qu'il fut trouvé tout à la fois par tout le genre humain. Lorsque plus tard les peuples se rencontrèrent à l'occasion des guerres, des ambassades, des alliances et du commerce, ils s'aperçurent de ce rapport. |
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Violence de la providence divine p. 78 XXXI — Lorsque la guerre a tellement plongé les peuples dans la barbarie et la férocité, que les lois humaines ne peuvent plus être respectées par eux, la religion seule est alors capable de les réduire et de les dompter. Cet axiome nous montre comment, dans l'état de barbarie, la divine providence se servit de moyens violens et terribles pour fonder la civilisation et pour ordonner les nations d'après elle ; réveillant ainsi chez les peuples une idée confuse de la divinité qu'ils appliquèrent faussement, mais qui, par l'effroi dont elle les frappa, servit pourtant à les ramener à l'ordre. Thomas Hobbes ne sut pas découvrir ces commencemens violens des religions, et, après avoir erré à l'aventure, il appliqua la force de son génie à obtenir un triste résultat, car il s'imagina pouvoir enrichir la philosophie grecque de cette grande propriété, que Georges Paschius lui refuse, dans son livre DE ERUDITIS HUJUS SAECULI INVENTIS, de considérer l'homme dans ses rapports avec toute la société du genre humain. Hobbes n'aurait pas pensé ainsi, s'il n'eût eu devant les yeux les préceptes de la Religion chrétienne, qui sont la justice et la charité à l'égard du genre humain tout entier. Polybe a dit que s'il y avait des philosophes dans le monde, on pourrait se passer de religion ; mais nous dirons avec plus de raison que, sans la religion, il n'y aurait pas d'état, pas de civilisation, et par conséquent point de philosophes. |
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p. 88 LXVI — Les hommes sentent d'abord la nécessité ; plus tard ils prennent soin de ce qui est utile ; ils recherchent ce qui est commode, ensuite ce qui est agréable ; ils se perdent dans le luxe, et enfin ils dépensent follement ce qu'ils possèdent. LXVII — Les peuples sont d'abord naturellement cruels ; ils deviennent ensuite sévères, puis bienveillans, délicats ; et enfin ils s'énervent. LXVIII — L'histoire du genre humain nous montre d'abord des hommes cruels et grossiers, tels que les Polyphème, suivis par d'autres magnanimes et orgueilleux comme les Achille ; viennent ensuite les courageux et les justes, tels que les Aristide et les Scipion ; en nous rapprochant de notre époque, nous voyons paraître des hommes qui unissent à de grandes apparences de vertus de grandes réalités de vices, et qui acquièrent auprès du vulgaire un glorieux renom. Nous voulons parler des Alexandre et des César ; plus tard, nous voyons des hommes mélancoliques, sombres et calculateurs, tels que les Tibère, et en dernier lieu, les libertins furieux et éhontés, tels que les Caligula, les Néron et les Domitien. Cet axiome nous montre que les premiers de ces hommes ont été nécessaires pour soumettre l'homme à l'homme dans l'état de famille, et pour le préparer à obéir aux lois dans l'état de cité qui devait suivre ; les seconds ont été nécessaires pour établir au-dessus des familles les républiques de forme aristocratique ; les troisièmes, pour ouvrir la voie à la liberté populaire ; les quatrièmes, pour y introduire la forme monarchique ; les cinquièmes, pour l'établir et la consolider ; les sixièmes et derniers, pour la renverser. Cette sentence, avec celles qui précèdent, nous donne une partie des principes de l'histoire idéale éternelle, dans laquelle nous montrerons toutes les nations marchant d'un pas uniforme dans leur naissance, leurs progrès, leurs établissemens, leur décadence et leur chute. p. 98 XCIII — Aussitôt que dans les républiques populaires la route des honneurs a été légalement ouverte aux plébéiens vainqueurs, le pouvoir n'appartient plus, en temps de paix extérieure, aux lois ; il appartient à la force et aux armes. Les nobles et les plébéiens combattent pour défendre ou pour accroître leur puissance, et ils emploient celle-ci à promulguer des lois qui augmentent leurs richesses. Telles sont en effet, pour Rome, les lois agraires des Gracques, et telles sont les causes qui amenèrent, à cette époque, les guerres civiles à l'intérieur et les guerres injustes à l'étranger. Cet axiome nous donne, par opposition, l'explication de l'héroïsme romain avant le temps des Gracques. XCIV — La liberté naturelle rend les hommes d'autant plus farouches que les biens dont elle assure la jouissance sont plus attachés aux personnes ; la servitude civile devient d'autant plus pesante et plus difficile à secouer en proportion du peu de valeur que les maîtres attribuent à leurs esclaves. La première partie de cet axiome nous indique une nouvelle cause de l'héroïsme naturel des premiers peuples ; la seconde nous donne l'origine naturelle des monarchies. XCV — Les hommes tâchent d'abord de se soustraire au commandement et ils désirent l'égalité ; c'est ce que font les plébéiens dans les républiques aristocratiques, lesquelles se changent enfin par là en républiques populaires. Ils s'efforcent ensuite de s'élever au-dessus de leurs égaux, et ils soumettent ainsi les républiques populaires à la volonté de quelques hommes puissans. Bientôt ils prétendent se mettre au-dessus des lois, et ils donnent naissance à l'anarchie ou aux républiques populaires effrénées, dont la tyrannie est la pire de toutes ; car, sous un tel régime, chaque homme audacieux et immoral est un odieux tyran. C'est alors que les peuples, éclairés par l'expérience, instruits par leurs propres malheurs et poussés par le désir d'y porter un remède salutaire, vont d'un commun accord se réfugier dans la monarchie, sous cette grande loi naturelle au moyen de laquelle Tacite justifie la monarchie romaine du temps d'Auguste : cuneta bellis civilibus fessa nomine principis sub imperium ACCEPIT [la citadelle, usée par les guerres civiles au nom d'un prince sous son règne]. p. 99 XCVI — Lorsque les premières cités furent fondées sur les familles, les nobles résistèrent et s'efforcèrent de mettre des entraves à la liberté naturelle et sans lois. Telles furent les républiques aristocratiques dans lesquelles le pouvoir est confié à la noblesse ; plus tard, les plébéiens, devenus plus hardis et plus nombreux, amenèrent les nobles à se laisser dépouiller de leurs privilèges, à se soumettre aux lois et à participer au paiement de l'impôt. Tels furent les nobles dans les républiques populaires ; enfin, et pour s'assurer une existence douce et tranquille, ils se soumirent volontiers à la domination d'un seul homme. Tels furent les nobles sous les monarchies. Ces deux axiomes, ainsi que ceux qui les précèdent, en commençant par le LXVIe, nous donnent les principes de l'histoire idéale éternelle dont nous avons déjà fait mention. |
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p. 351-359 Après avoir établi dans notre premier livre les principes de cette science ; après avoir découvert dans le second l'origine de toutes les choses humaines et divines, et avoir démontré dans le troisième que les poèmes d'Homère renferment l'histoire du droit naturel des Grecs, comme la loi des XII Tables rend témoignage en faveur de l'existence du droit naturel des gens dans le Latium, il nous reste, dans ce quatrième livre, à donner aux axiomes que nous avons énoncés, au sujet de l'histoire idéale et éternelle, l'appui de la philosophie et de la philologie, afin de connaître la MARCHE UNIFORME DES NATIONS. Nous adoptons la division des trois âges établie par les Égyptiens, savoir : l'âge des dieux, l'âge des héros et l'âge des hommes, parce que nous avons remarqué chez toutes les nations, trois espèces de 1. natures. Ces natures produisent trois espèces de 2. moeurs ; celles-ci trois espèces de 3. droit naturel des gens, lesquelles produisent à leur tour, trois espèces d' 4. états civils ou de républiques. Pour se communiquer ces trois espèces de choses majeures, les hommes réunis en société composèrent trois espèces de 5. langues et trois espèces de 6. caractères, après quoi ils se procurèrent trois espèces de 7. jurisprudences, qui durent, pour y donner leur sanction, être assistées de trois espèces d' 8. autorités, et de trois espèces de 9. raisons ou de droits, au moyen desquels se formassent trois espèces de jugemens. Ces trois unités spéciales, qui en renferment plusieurs autres que nous énumèrerons dans le courant de ce livre, vont toutes aboutir dans une utilité générale, qui est l'unité de la croyance religieuse, en une divinité providentielle, unité de l'esprit distributeur de la forme et de la vie à ce monde des nations. Nous avons parlé séparément de toutes ces choses, et nous allons maintenant les rassembler suivant l'ordre qui leur convient.
1.
Trois espèces de natures 1- La première nature, résultat d'une puissante erreur de l'imagination, de cette faculté d'autant plus vigoureuse que la raison est plus faible, la première nature, disons-nous, fut une nature poétique ou créatrice, ou, qu'on nous passe l'expression, divine ; car elle transforma d'après son idée les corps en substances animées par les dieux. Cette nature fut celle des poètes théologiens, les plus anciens sages de toutes les nations païennes, qui vécurent à l'époque où toutes ces nations se formèrent, d'après leur croyance en certains dieux propres à chacune d'elles. La nature de ces nations était d'ailleurs sauvage et cruelle ; mais dominées par l'erreur de leur imagination, elles craignaient ces mêmes dieux qu'elles avaient créés. C'est là l'origine de ces deux vérités éternelles : que la religion est le seul moyen assez puissant pour dompter la barbarie des peuples, et que les religions produisent leur effet lorsque les hommes qui les enseignent y croient. 2- La seconde nature a été la nature héroïque, à laquelle les héros attribuèrent une origine divine. Imaginant, en effet, que tout était l'ouvrage des dieux, les héros en concluaient qu'eux-mêmes, engendrés sous les auspices de Jupiter, étaient les enfans de ce dieu, et ils placèrent avec justice la noblesse naturelle dans cette descendance. Les héros se considéraient donc comme les princes de l'humanité, et regardaient comme des brutes les hommes abandonnés des dieux, échappés aux disputes que causait parmi eux la communauté des femmes, et venant se réfugier dans les asiles. 3- La troisième nature est la nature humaine intelligente, modeste, douce et raisonnable, par conséquent obéissant à la loi de la conscience, de la raison et du devoir.
2.
Trois espèces de moeurs 1- Les premières moeurs furent remplies de piété ; telles que nous les voyons dans Deucalion et dans Pyrrha. 2- Les secondes furent violentes et rudes ; et telles nous les voyons dans Achille. 3- Les troisièmes sont douces, et elles sont réglées par le sentiment des devoirs civils.
3.
Trois espèces de droits naturels 1- Le premier droit a été divin, parce que les hommes crurent d'abord que leurs personnes et leurs biens appartenaient aux Dieux, substances ou auteurs de toutes choses. 2- Le second droit a été le droit héroïque, ou le droit de la force, maîtrisée pourtant par la religion, qui elle seule suffit pour imposer à la force brutale. Quant aux lois humaines, elles sont impuissantes à cet effet. C'est pour cela que la Providence, jalouse d'empêcher que les hommes ne se laissassent entièrement gouverner par la force, et qu'en l'absence de la raison, ils ne se soumissent à la fortune comme à l'expression de la volonté divine qui se manifestait dans les auspices, c'est pour cela, disons-nous, que la Providence permit à la religion de toucher d'abord le coeur des hommes. Ce second droit de la force est le droit d'Achille, que ce héros place sur la pointe de sa lance. 3- Le troisième droit est le droit humain, dicté par la raison humaine convenable-ment expliquée et entendue.
4.
Trois espèces de gouvernements 1- Les premiers gouvernemens ont été divins, ou, comme diraient les Grecs, théocratiques ; les chefs de ces gouvernemens croyaient recevoir directement les ordres des dieux, au moyen des oracles qui forment la plus ancienne autorité historique. 2- Les seconds ont été les gouvernemens héroïques ou aristocratiques, ce qui signifie gouvernement des plus forts, ou, selon les Grecs, gouvernement des Héraclides ou des descendans d'Hercule, ou des nobles. Cette forme de gouvernement, commune aux peuples de l'ancienne Grèce, se conserva à Sparte plus longtemps que partout ailleurs. C'étaient aussi les gouvernemens des Curètes, tels que ceux de la Saturnie, de la Crète et de l'Asie et les gouvernemens des Quirites à Rome ; ou de prêtres armés dans les assemblées publiques. Dans ces gouvernemens tous les droits étaient réservés aux ordres régnans des héros comme à ceux dont l'origine était divine, tandis que les plébéiens traités à l'égal des bêtes n'avaient droit qu'aux nécessités de la vie, et ne jouissaient que de la liberté naturelle. 3- Les troisièmes enfin sont les gouvernemens humains ; et dans ceux-ci, l'égalité de l'intelligence humaine, qui est dans l'essence de la nature humaine, rend tous les hommes égaux devant la loi. Tous les hommes y sont nés libres, dans des villes jouissant par conséquent d'une liberté populaire, et dans lesquelles chaque citoyen exerce la force réglée par la loi, chacun d'eux étant le maître au nom de la liberté populaire. Les gouvernemens humains ont quelquefois la forme monarchique, et ce sont alors les monarques qui assujettissent avec égalité tous les hommes à la loi. Eux seuls y sont au-dessus des autres hommes, par la force des armes qu'ils tiennent en leurs mains.
5.
Trois espèces de langages 1- Le premier langage a été mental et divin, formé d'actes tacitement religieux, ou de cérémonies sacrées ; d'où sont venues dans le droit civil des Romains les actions de la loi, au moyen desquelles les Romains réglaient toutes leurs affaires d'utilité civile. Cette langue convenait aux religions qui avaient plutôt besoin d'être respectées que comprises ; et elle était nécessaire aux peuples qui ne savaient pas encore prononcer les mots. 2- Le second langage a été celui des entreprises héroïques. Il a été parlé au moyen des armes, et il s'est conservé dans la discipline militaire. 3- Le troisième langage par mots articulés est employé aujourd'hui par toutes les nations.
6.
Trois espèces de caractères 1- Les premiers caractères divins ont été appelés caractères hiéroglyphiques. Les nations s'en servirent au commencement, et ils étaient comme des genres fantastiques dictés par ce penchant vers l'uniformité, dont la nature humaine ne s'est jamais affranchie. Incapables d'abstraire les genres, les nations encore dans l'enfance tracèrent, à l'aide de l'imagination, des portraits de ces genres mêmes, qui devinrent comme des universaux poétiques, auxquels elles rapportaient toutes les qualités particulières appartenant à chacun d'eux. On rapportait par exemple à Jupiter tout ce qui concernait les auspices ; à Junon tout ce qui concernait les mariages solennels, et ainsi des autres. 2- Les seconds caractères ont été les caractères héroïques, et, de même que les premiers, ils étaient composés d'universaux fantastiques, auxquels se rapportaient les différentes espèces de sujets héroïques : à Achille, par exemple, tout ce qui concernait les forts guerriers, à Ulysse tous les avis des sages. Lorsque l'esprit humain se fut habitué à abstraire des sujets leurs formes et leurs qualités propres, ces genres fantastiques devinrent des genres intelligibles, et passèrent en cette qualité aux philosophes, qui les transmirent toujours en cette qualité ou comme les images des moeurs humaines, aux auteurs de la comédie nouvelle, qui, à leur tour, et dans le temps de la grande civilisation grecque, en firent les personnages de leurs comédies. 3- Survinrent enfin les caractères vulgaires qui marchent de pair avec les langues vulgaires ; car de même que ces caractères sont formés de paroles que l'on pourrait nommer les genres des qualités particulières formant, dans l'origine, les langages héroïques, de même, disons-nous, les nombreux hiéroglyphes (les Chinois en comptent cent vingt mille) se trouvèrent réduits à quelques lettres, et ces lettres devinrent comme des genres auxquels se rapportent toutes les paroles. Cette invention est, en vérité, digne d'un esprit plus qu'humain, et c'est pourquoi Mallinckrot et Ingewald Elingius la considérèrent comme le résultat d'une inspiration divine ; c'est pourquoi aussi plusieurs peuples en attribuèrent le bienfait à des hommes privilégiés de Dieu, et qui excellaient dans les choses divines. Aussi Ange Roca, dans sa bibliothèque du Vatican, où il a représenté en peinture les auteurs des lettres vulgaires et leurs alphabets, rapporte-à-il que saint Jérôme avait enseigné l'écriture aux Illyriens et saint Cyrille aux Slaves. Mais cette opinion ne peut supporter l'examen ni fournir une réponse à la question suivante : Pourquoi auraient-ils enseigné à ces peuples des lettres différentes de celles dont ils se servaient eux-mêmes ? De la même manière, Cadmus, qui passe pour avoir apporté de la Phénicie en Grèce la science de l'écriture, aurait enseigné aux Grecs des lettres complètement différentes des lettres phéniciennes. Mais les lettres et la parole sont la propriété du vulgaire dont elles portent le nom, et c'est pour cela que les peuples en possession du langage et de l'écriture sont les maîtres des lois ; c'est-à-dire que la faculté qu'ils possèdent de contrôler l'interprétation donnée par les chefs à la loi, constitue pour eux la liberté. Les monarques ne sont pas autorisés à s'emparer de ce droit populaire, mais ce droit impérissable des peuples contribue à assurer la puissance des rois ; car le prince fait la loi, et le peuple oblige les seigneurs à l'interpréter suivant la convenance de tous. Il faut conclure de tout cela que les républiques libres et populaires ont précédé les monarchies.
7.
Trois espèces de jurisprudences ou de sciences 1- La première science ou jurisprudence consistait en une théologie mystique ou en une science du langage divin, au moyen de laquelle les mystères de la divination devenaient intelligibles. Ce fut là une science vulgaire des auspices. Les poètes théologiens en furent les premiers docteurs, comme ils furent les premiers savans des Gentils. Il s'appelèrent mystae, du nom de la théologie mystique, et Horace les définit interprètes des dieux. Cette jurisprudence a donné lieu à la première interprétation, au premier interpretari, ou, pour mieux dire, interpatrari, mot qui signifie entrer ou pénétrer dans les Pères, c'est-à-dire dans les dieux pour en connaître la pensée. D'après cette jurisprudence, rien n'était juste que ce qui était légalisé par les cérémonies sacrées ; d'où est venu le respect superstitieux que professaient les Romains pour les actions de la loi, ainsi que l'application des locutions justae nuptiae, justum testamentum aux mariages et aux testamens solennels. 2- La seconde jurisprudence a été héroïque. Elle se composait de certaines cautèles dont Ulysse fit si bon usage qu'il parvint toujours à tromper sans mentir. Aussi toute l'habileté des anciens jurisconsultes romains était renfermée dans le mot cavere, et ce qu'ils appelaient de jure respondere, n'était autre chose qu'un avertissement donné à ceux qui devaient faire valoir leurs droits devant le préteur, afin qu'ils présentassent les faits de telle façon que les formules des actions ou les termes de la loi s'y adaptassent d'eux-mêmes, et que le préteur ne pût refuser d'en faire l'application. De même, à l'époque du retour de la barbarie, le talent des docteurs consistait à trouver des précautions pour assurer les contrats et les testamens, et des moyens pour les éluder, ce qui rappelait le cavere et le de jure respondere des jurisconsultes romains. 3- La troisième espèce de jurisprudence est la jurisprudence humaine, qui considère la vérité des faits et modifie le droit légal d'après le principe de l'égalité. Elle est en usage dans les Républiques populaires, et mieux encore dans les monarchies, parce que les unes et les autres sont des gouvememens humains. La jurisprudence divine et la jurisprudence héroïque s'appliquèrent à ce qu'il y avait de certain à l'époque de la barbarie. La jurisprudence humaine ne considère que le vrai dans le temps de la lumière civile. Tout cela se rattache à nos définitions du certain et du vrai.
8.
Trois espèces d'autorités 1- La première autorité a été divine. La providence qui l'exerçait tirait d'elle-même tout le droit. 2- La seconde a été héroïque, et elle était contenue tout entière dans les formules solennelles des lois. 3- La troisième est l'autorité humaine, et elle est placée dans le crédit dont jouissent les personnes d'une expérience consommée dans l'exécution, et d'une science profonde dans la théorie. Ces trois espèces d'autorités dont la jurisprudence a fait à chaque nouvelle station des peuples un différent usage, ont donné lieu à trois sortes d'autorités des sénats qui se sont succédé dans le même ordre. La première de ces autorités a été l'autorité du domaine, ce qui fait que nous appelons auctores ceux dont nous tenons la raison du domaine, et que dans la loi des XII Tables, le domaine est toujours désigné par le nom d'auctoritas. Cette autorité remonte jusqu'aux gouvernemens divins dans l'état de familles, lorsque l'autorité était réellement considérée comme divine ou provenant des dieux créateurs et maîtres de toute chose. Plus tard, lorsque le pouvoir tomba aux mains du sénat dans les aristocraties héroïques, l'autorité devint le partage des sénats régnans, qui donnaient leur sanction aux choses proposées par le peuple, comme on le voit dans Tite-Live, qui dit : EJUS, QUOD POPULUS JUSSISSET, DEINDE PATRES FIERENT AUCTORES. Ceci n'eut lieu pourtant qu'à l'époque de la concession forcée que l'aristocratie fit au peuple, en lui communiquant le droit de cité ; concession qui devint, comme le dit encore Tite-Live, une source de révoltes : Saepe spectabat ad vim, de sorte que, pour obtenir ce qu'il désirait, le peuple était souvent obligé de nommer les consuls que le sénat préférait, ainsi qu'il arrive encore dans les monarchies où le peuple est en possession de nommer les magistrats. Aussitôt que la loi de Publilius Philon eut conféré au peuple romain la souveraineté absolue, l'autorité du sénat ne fut plus qu'un droit de tutelle, qui se bornait à approuver ou à sanctionner les actes du peuple, de même que les tuteurs sanctionnent les actes de leurs pupilles ; ce droit se nomme auctoritas tutorum. Le sénat donnait sa sanction ou prêtait son autorité au peuple, en prononçant la formule de toute loi qui lui était présentée, et en supposant qu'il était présent devant le peuple assemblé, afin de promulguer la nouvelle loi qui lui était présentée. Dans le cas contraire, probaret antiqua, ce qui signifiait qu'il refusait d'admettre les innovations et qu'il s'opposait à ce que le peuple, souvent aveugle, nuisît à la chose publique. Cicéron appelle les lois proposées au peuple par le sénat praescriptae auctoritates, c'est-à-dire autorité donnée par écrit et tout au long, ce qui est la véritable signification de praescribere ; par opposition aux formules des actions qui étaient rédigées en simples notes ou abréviations ignorées du peuple. La loi Publilia décida précisément, selon que nous le dit Tite-Live, que l'autorité du sénat, VALERET IN INCERTUM COMITIORUM EVENTUM. Lorsque la république passa de la liberté populaire à la monarchie, elle se trouva soumise à la troisième espèce d'autorité que l'on obtient par le crédit ou par une grande réputation de sagesse. Les jurisconsultes en reçurent sous les empereurs le titre de auctores, et cette autorité doit appartenir aux sénats dans les monarchies, les rois étant toujours libres de suivre ou de rejeter les conseils qu'ils en reçoivent.
9.
Trois espèces de raisons ou de droits 1- La première a été la raison divine comprise seulement par Dieu, et dont les hommes ne connaissaient que ce qui en avait été révélé aux Hébreux d'abord et aux chrétiens ensuite, par une voix intérieure et par les prophètes, messagers extérieurs d'un Dieu pur esprit, ainsi qu'aux Gentils par des dieux corporels, au moyen des oracles et d'autres signes également corporels, tous considérés comme des avertissemens divins. Dieu étant la raison même, la raison et l'autorité ne sont, en bonne théologie, qu'une seule et même chose. Admirons encore une fois la Providence permettant aux Gentils de se soumettre à l'autorité des auspices et de se gouverner d'après eux, aussi longtemps qu'ils seraient incapables de comprendre la raison pure. 2- La seconde raison a été la raison d'État, appelée par les Romains civilis aequitas, et dont Ulpien nous donne ainsi la définition : « Elle n'est pas naturellement connue de tous les hommes, et elle ne parvient qu'à la connaissance d'un petit nombre de personnes versées dans la science du gouvernement, qui savent ce qui est favorable à la conservation du genre humain. » Les sénats héroïques étaient composés de ces sortes de sages, et le sénat romain, dans le temps de la liberté aristocratique, excella dans la connaissance de cette raison. 3- Aussi les plébéiens n'étaient pas admis à traiter des affaires publiques, et ils ne le furent jamais avant les commencemens de la liberté populaire, c'est-à-dire avant les Grecques. |
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[1] Giambattista Vico, La science nouvelle (1725), Gallimard © 1993. |
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