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1971 |
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Par delà la liberté et la dignité |
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SOMMAIRE |
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1. Pour une science appliquée du comportement 5. Que substituer aux techniques punitives ? Le détenteur du contrôle comme accoucheur |
1. Pour une science appliquée du comportement [1] Quand nous cherchons à résoudre les problèmes terrifiants auxquels nous sommes confrontés dans le monde d'aujourd'hui, nous nous tournons tout naturellement vers les choses que nous faisons le mieux. Nous jouons sur nos points forts, et nos points forts, ce sont la science et la technologie. Menacés d'holocauste nucléaire, nous fabriquons des bombes de plus en plus puissantes et des missiles antibalistiques qui découragent l'adversaire. Nous tentons de conjurer la famine mondiale en inventant de nouveaux aliments et de meilleurs moyens de les produire. Nous espérons que les progrès de l'hygiène et de la médecine auront raison de la maladie, que l'amélioration des logements et des transports résoudra les problèmes des ghettos urbains, que de nouvelles techniques de traitement des déchets mettront fin à la pollution de l'environnement. En tous ces domaines, il ne manque pas, en effet, de réalisations remarquables ; il est normal que nous cherchions à les multiplier. Mais tout semble aller de plus en plus mal, et il est décourageant de constater que la technologie elle-même en est de plus en plus responsable. L'hygiène et la médecine ont rendu plus aigus les problèmes démographiques, la guerre est devenue plus horrible que jamais depuis l'invention des armes nucléaires, la recherche d'un bien-être opulent est à l'origine de la pollution. Pour reprendre les mots de Darlington : « Toute source nouvelle de laquelle l'homme a tiré un accroissement de son pouvoir sur la terre a été utilisée de manière à rétrécir les perspectives de ses descendants. L'homme a payé chacun de ses progrès d'une atteinte à son environnement, qu'il ne pouvait prévoir et qu'il n'est pas capable de réparer. » Qu'il ait ou non pu prévoir les dommages, l'homme doit les réparer, sans quoi tout est perdu. Il n'y parviendra que s'il veut bien reconnaître la nature véritable de la difficulté. L'application des seules sciences physiques et biologiques ne résoudra pas le problème : les solutions relèvent d'un autre domaine. De meilleures méthodes contraceptives ne contrôleront pas l'accroissement des populations si les gens n'en usent pas correctement. Des armes nouvelles peuvent contrebalancer de nouvelles défenses et vice versa, mais l'on n'empêchera un holocauste atomique que si l'on change les conditions qui poussent les nations à la guerre. De nouveaux procédés d'hygiène ou d'agriculture ne nous aident guère s'ils ne sont pas mis en pratique, et les problèmes d'habitat ne se réduisent pas à une affaire de bâtiment et de cités, ils mettent en cause la manière dont les gens vivent. On ne corrigera pas le surpeuplement si l'on n'incite pas les hommes à ne pas surpeupler, et l'environnement continuera à se détériorer jusqu'au jour où l'on cessera de le polluer. En bref, il nous faut opérer de profonds changements dans le comportement humain [...] Ce qu'il nous faut impérieusement, c'est une science appliquée, une technologie du comportement. [...] La technologie du conditionnement « opérant » est, comme nous le verrons, déjà très avancée, et peut-être se révélera-t-elle à la mesure de nos problèmes. Cette possibilité soulève un autre problème, cependant, qu'il importe de résoudre si nous voulons tirer parti de nos progrès. Nous avons fait un pas en avant en dépossédant l'homme autonome, mais il ne s'est pas retiré de bonne grâce. Il mène un combat d'arrière-garde, pour lequel il peut, malheureusement, rassembler des appuis formidables. Il est encore une figure importante dans les sciences politiques et juridiques, en religion, en économie, en anthropologie, en psychothérapie, en philosophie, en morale, en histoire, en éducation, en linguistique, en architecture, en urbanisme et dans la vie familiale. Ces domaines ont leurs spécialistes, et chaque spécialiste a sa théorie ; et presque dans aucune de ces théories, l'autonomie de l'individu n'est mise en question. Les faits recueillis par observation courante, ou en étudiant la structure du comportement ne menacent pas sérieusement l'homme intérieur. Beaucoup de ces domaines, en outre, ne traitent que des groupes de sujets : les faits statistiques y imposent peu de contraintes à l'individu. En conséquence, la « connaissance » traditionnelle continue à peser de son énorme poids ; c'est elle qu'il faut corriger ou remplacer par une analyse scientifique. Deux traits de l'homme autonome soulèvent des difficultés particulières. Dans la perspective traditionnelle, l'individu est libre. Il est autonome dans ce sens que son comportement n'est pas déterminé. Il peut, dès lors, être tenu pour responsable de ses actes et justement puni pour ses fautes. Cette conception, et avec elle toutes les pratiques qui s'y rattachent, il faudra la réexaminer si une analyse scientifique révèle, entre le comportement et l'environnement, des relations déterminantes insoupçonnées. On tolère un certain degré de contrôle extérieur. Des théologiens ont admis que l'homme puisse être prédestiné à faire ce qu'un Dieu omniscient sait qu'il fera. Les tragiques grecs prirent comme thème favori le destin inexorable. [...] La sagesse populaire, aussi bien que l'intuition d'essayistes comme Montaigne ou Bacon, implique que l'on puisse, de quelque manière, prédire la conduite humaine. Les données statistiques et actuarielles dans les sciences sociales vont dans le même sens. L'homme autonome survit au milieu de tout cela. Il est l'heureuse exception. Les théologiens ont réconcilié la prédestination et le libre arbitre, et les spectateurs grecs, émus par la description d'un destin implacable, quittaient le théâtre en hommes libres. La mort d'un chef ou une tempête en mer détourne le cours de l'histoire, comme le contact d'un maître ou un grand amour change le cours d'une vie. Mais ces grands événements n'arrivent pas à tout le monde, et ils n'affectent pas chacun de la même façon. Certains historiens ont fait une vertu de l'imprévisibilité de l'histoire. On ignore aisément les preuves de la statistique actuarielle ; nous lisons que des centaines de gens trouvent la mort chaque week-end dans des accidents de circulation et prenons la route comme si nous étions personnellement immunisés. Très peu de sciences humaines dressent le « spectre de l'homme prévisible ». Au contraire, nombre d'anthropologistes, de sociologues, de psychologues ont mis toute leur science à prouver que l'homme est libre, réfléchi, responsable. Freud était déterministe — par conviction, sinon par preuves — mais beaucoup de Freudiens n'hésitent pas à assurer leurs patients qu'ils sont libres de choisir entre différentes voies et sont, à long terme, les artisans de leur propre destinée. Ce chemin de fuite se ferme lentement, à mesure que l'on découvre de nouvelles preuves de la prédictibilité du comportement humain. L'idée que la personne échappe à un déterminisme complet cède le terrain devant les progrès de l'analyse scientifique dans l'explication du comportement individuel. [...] En mettant en question le contrôle exercé par l'homme autonome, et en démontrant le contrôle exercé par l'environnement, la science du comportement semble mettre en question, du même coup, la dignité ou le mérite. L'individu est responsable de son comportement dans un double sens : il encourt blâme ou châtiment s'il se conduit mal, et il tire mérite de ce qu'il accomplit. Une analyse scientifique déplace le mérite comme le reproche, et les met au compte de l'environnement ; les pratiques traditionnelles ne sont, dès lors, plus justifiées. Ce sont là des changements profonds, et l'on ne peut s'étonner s'ils rencontrent la résistance de ceux qui se sont engagés dans les théories et les pratiques traditionnelles. Il est une troisième source de difficulté. À déplacer l'accent sur l'environnement, on expose, semble-t-il, l'individu à un autre genre de danger. Qui construira l'environnement appelé à exercer le contrôle, et à quelles fins ? L'homme autonome, il faut le croire, se contrôle lui-même selon un système de valeurs tout monté en lui ; il travaille à ce qu'il trouve bon. Mais qui sait ce que l'éventuel détenteur du contrôle trouvera bon ? Et qui sait si cela coïncidera avec le bien des êtres qu'il contrôlera ? Les réponses à ce genre de questions appellent, dira-t-on naturellement, des jugements de valeur. Liberté, dignité, mérite sont au centre de débats capitaux, et malheureusement, ils deviennent plus cruciaux à mesure que se développe une technologie du comportement à l'échelle des problèmes qu'elle vise à résoudre. Le changement même qui a apporté quelque espoir de solution est responsable de l'opposition croissante au type de solution proposé. Ce conflit est lui-même un problème de comportement humain et peut être abordé en tant que tel. [...] l'esprit n'est qu'une fiction explicative [...] En résumé Presque tous nos grands problèmes mettent en jeu le comportement humain, et nous ne pouvons les résoudre avec la seule aide des sciences physiques et biologiques appliquées. Ce dont nous avons besoin, c'est d'une technologie du comportement. Mais nous avons été lents à développer la science dont une telle technologie pourrait être tirée. Une difficulté provient du fait que tout ce qu'on appelle science du comportement, ou à peu près, continue à chercher l'origine du comportement dans des états mentaux, des sentiments, des traits de caractère, la nature humaine, etc. La physique et la biologie ont, en leur temps, suivi le même usage, et elles n'ont progressé que dès le moment où elles l'ont abandonné. Les sciences du comportement ont mis du temps à changer, en partie parce que les entités explicatives semblent souvent directement observées, en partie parce que d'autres types d'explications ont été difficiles à trouver. De toute évidence, l'environnement est important, mais son rôle est demeuré obscur. Il ne tire ni ne pousse, il sélectionne, et cette fonction est difficile à découvrir et à analyser. Il n'y a qu'une centaine d'années que l'on formula le rôle de la sélection naturelle dans l'évolution [voir Darwin]. On commence à peine à reconnaître et à étudier le rôle sélectif de l'environnement dans l'élaboration et le maintien du comportement individuel. À mesure que nous comprenons mieux l'interaction entre l'organisme et son environnement, nous pouvons attribuer à des variables accessibles à l'observation des effets jadis attribués aux états d'esprit, aux sentiments, aux traits de caractère. Et une technologie du comportement devient possible. Elle ne résoudra pas nos problèmes, cependant, aussi longtemps qu'elle ne prendra pas la place des conceptions préscientifiques traditionnelles, et celles-ci sont solidement retranchées. Les notions de liberté et de dignité illustrent bien la difficulté. Elles sont les possessions de l'homme autonome des théories traditionnelles et sont essentielles à tous les usages dans lesquels l'individu est tenu pour responsable de sa conduite et tire mérite de ses réalisations. Une analyse scientifique déplace vers l'environnement tant la responsabilité que les réalisations du sujet. Elle pose aussi certaines questions concernant les « valeurs ». Qui utilisera cette technologie, et à quelles fins ? Jusqu'à ce que ces problèmes soient résolus, une technologie du comportement continuera à être rejetée, et avec elle, qui sait ? l'unique moyen de résoudre nos problèmes. |
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2. La liberté [2] Presque tous les êtres vivants agissent pour se libérer des contacts nuisibles. Le comportement dit réflexe réalise, sous une forme relativement élémentaire, un certain type de liberté. La personne qui éternue libère ses voies respiratoires des substances irritantes. Celle qui vomit libère son estomac des aliments indigestes ou toxiques. Nous retirons la main pour la libérer d'un objet piquant ou brûlant. [...] Il est des comportements qui atténuent par un autre mécanisme les stimulations nuisibles, et jouent un rôle beaucoup plus important. Ils ne s'acquièrent pas à la manière des réflexes conditionnels, mais par un mécanisme de conditionnement dit « opérant ». Un comportement suivi d'un certain type de conséquence aura plus de chance de se produire à nouveau ; le type de conséquence entraînant cet effet s'appelle un renforcement. La nourriture, par exemple, est un renforcement pour un organisme affamé ; tout acte à la suite duquel l'organisme reçoit de la nourriture aura des chances de se reproduire chaque fois que cet organisme sera affamé. Certains stimuli constituent des renforcements négatifs ; toute réponse qui réduit l'intensité d'un tel stimulus — ou y met fin — risque de réapparaître si le stimulus se reproduit. Ainsi, si un individu échappe à l'ardeur du soleil en se mettant à l'ombre, il y a des chances pour qu'il se mette à nouveau à l'ombre la prochaine fois que le soleil brûlera. [...] Les renforcements négatifs sont dits aversifs : ce sont des choses dont les organismes « se détournent ». [...] [...] À travers les siècles, d'une manière plus ou moins chaotique, les hommes ont construit un monde dans lequel ils se sont relativement bien libérés d'une quantité de stimuli qui les menaçaient ou leur nuisaient — températures extrêmes, sources d'infection, travail pénible, danger, et stimulations aversives mineures de l'inconfort. Les conduites d'échappement et d'évitement jouent un rôle beaucoup plus important dans le combat pour la liberté lorsque les conditions aversives sont produites par les autres. Des gens peuvent être aversifs pour ainsi dire sans le vouloir : ils sont rudes, dangereux, contagieux, ennuyeux, et nous les fuyons ou les évitons en conséquence. Ils peuvent aussi se montrer « intentionnellement » aversifs — ils traitent leurs semblables de manière aversive en raison des résultats qu'ils en tirent. Ainsi, le conducteur d'esclaves force l'esclave à travailler en le fouettant s'il s'arrête ; l'esclave échappe au fouet en se remettant au travail (et en même temps il renforce chez son supérieur l'usage du fouet). La mère harcèle l'enfant jusqu'à ce qu'il fasse ce qu'elle lui demande ; en s'exécutant, l'enfant échappe au harcèlement maternel (et en même temps, le renforce). Le maître chanteur menace de faire des révélations si sa victime ne paie pas ; en payant, la victime échappe à la menace (et renforce le procédé). L'enseignant menace ses élèves de châtiments corporels ou d'échec jusqu'à ce qu'ils soient attentifs ; en faisant attention, les élèves échappent à la menace (et encouragent le maître à y recourir à nouveau). Sous une forme ou sous une autre, le contrôle aversif intentionnel se retrouve dans la plupart des coordinations sociales — qu'elles ressortissent à la morale, à la religion, à la vie politique, à l'économie, à l'éducation, à la psychothérapie ou à la vie familiale. L'individu échappe au traitement aversif, ou s'y soustrait anticipativement en se conduisant de façon telle qu'il renforce ceux qui l'ont traité aversivement pour le pousser, précisément, à réagir comme il fait. Mais il trouve parfois d'autres moyens d'échapper. Par exemple, il se mettra simplement hors d'atteinte. Il s'enfuira pour échapper à l'esclavage, il émigrera pour se soustraire aux lois d'une nation, désertera l'armée, reniera sa religion, quittera la maison, séchera l'école, ou rompra avec sa culture en se faisant clochard, ermite ou hippy. [...] Un autre mode d'échappement anormal consiste à attaquer ceux qui ont aménagé les conditions aversives, et à réduire ou détruire leur pouvoir. [...] [...] Si deux organismes, qui jusque-là ont cohabité en paix, reçoivent des chocs électriques douloureux, ils manifestent immédiatement des conduites caractéristiques d'agression réciproque. Le comportement agressif n'est pas nécessairement dirigé vers la source réelle de stimulation ; il peut être « déplacé » vers n'importe quelle personne ou objet [voir Laborit]. Les actes de vandalisme et les émeutes sont souvent des formes d'agression non dirigées ou mal dirigées. L'organisme qui a reçu un choc douloureux agira, si cela lui est possible, pour entrer en contact avec un autre organisme qu'il puisse agresser. [...] La littérature que l'on pourrait appeler « littérature de la liberté » a été écrite pour inciter les gens à échapper à ceux qui les contrôlent aversivement, ou à les attaquer. Le contenu de cette littérature se ramène à la philosophie de la liberté. [...] [...] La littérature de la liberté a apporté une contribution essentielle à l'élimination de nombreuses pratiques aversives dans les affaires publiques, la religion, l'éducation, la vie de famille et les techniques de production. Cependant, on ne décrit généralement pas cette contribution dans les termes que nous employons ici. Certaines théories traditionnelles se prêteraient, certes, à une reformulation où la liberté se définirait comme l'absence de contrôle aversif. Mais elles ont toujours mis l'accent sur la façon dont cette condition est ressentie. Dans d'autres théories traditionnelles, la liberté se définirait comme l'état de l'individu qui agit sous contrôle non aversif. Mais elles insistent sur l'état d'esprit associé à la possibilité pour l'individu de faire ce qu'il veut. Pour John Stuart Mill, « la liberté consiste à faire ce que l'on désire ». La littérature de la liberté a largement contribué à changer les usages (elle les a changés chaque fois qu'elle a eu un effet quelconque) ; elle n'en a pas moins défini sa tâche comme la transformation des esprits et des sentiments. La liberté est un « bien », une possession. L'individu échappe au pouvoir de qui le contrôle ou l'anéantit, pour se sentir libre. Une fois qu'il se sent libre et peut faire ce qu'il désire, on ne lui propose plus aucune action ; la littérature de la liberté ne lui en prescrit point, sinon, peut-être, une éternelle vigilance, de peur que le contrôle ne resurgisse. Le sentiment de liberté devient un guide d'action peu sûr dès l'instant où les aspirants à la détention du pouvoir adoptent des mesures non aversives, ce qu'ils finissent par faire pour déjouer les problèmes qu'entraînent la fuite ou les attaques de leurs sujets. Les mesures non aversives sont moins visibles, et risquent de s'apprendre moins vite ; mais elles présentent des avantages évidents qui encouragent à en user. Le travail productif, par exemple, était jadis le résultat du châtiment : l'esclave travaillait pour éviter les conséquences de l'inaction. Les salaires se fondent sur un autre principe. On paie l'individu s'il agit d'une certaine façon, de telle sorte qu'il continuera. Bien que l'on ait reconnu depuis longtemps les effets utiles des récompenses, les systèmes salariaux se sont développés lentement. Au dix-neuvième siècle, on pensait encore qu'une société industrielle exigeait une force ouvrière affamée ; les salaires ne seraient efficaces que si l'ouvrier affamé pouvait les échanger contre de la nourriture. En rendant le travail moins aversif — par exemple en en réduisant le nombre d'heures et en en améliorant les conditions — on a réussi à faire travailler les gens pour des salaires moins élevés. Jusqu'à tout récemment, l'enseignement était presque entièrement aversif : l'élève étudiait pour échapper aux conséquences dont il ne manquerait pas de faire l'expérience s'il n'étudiait pas ; peu à peu, les techniques non aversives ont été découvertes et appliquées. Les parents adroits apprennent à récompenser l'enfant de ses bonnes actions plutôt que de le punir pour ses mauvaises. Les institutions religieuses glissent de la menace de l'enfer vers l'exaltation de l'amour de Dieu. Les gouvernements renoncent aux sanctions aversives pour recourir à divers types d'incitations, sur lesquels nous reviendrons bientôt. Ce que le profane appelle une récompense est un « renforcement positif », dont les effets ont été étudiés de manière approfondie dans l'analyse expérimentale du comportement « opérant ». Ces effets ne sont pas aussi aisés à reconnaître que ceux des contingences aversives parce qu'ils sont généralement différés. C'est pourquoi on a tardé à en tirer des applications. Mais le contrôle positif offre aujourd'hui des techniques aussi puissantes que les vieilles techniques aversives. [...] Il est difficile d'agir efficacement sur les conséquences aversives différées, du fait qu'elles ne surviennent pas à un moment où fuite et attaque sont possibles — où, par exemple, le détenteur du contrôle peut être identifié ou atteint directement. En attendant, le renforcement immédiat est positif et continue d'agir sans que nul le conteste. [...] Il a fallu des prodiges d'ingéniosité pour que les conséquences à long terme du tabac exercent quelque influence sur le comportement du fumeur. [...] On édicte des lois contre les jeux de hasard, les syndicats s'opposent au travail à la pièce, on interdit d'employer de la main-d'oeuvre enfantine, de rétribuer des conduites immorales : l'opposition la plus farouche à ces mesures vient de ceux-là mêmes qu'elles visent à protéger. Le joueur s'insurge contre toute réglementation et l'alcoolique contre la prohibition ; l'enfant et la prostituée sont prêts à travailler pour ce qu'on leur offre. [...] Vouloir n'est cependant ni une sensation ni un sentiment ; non plus qu'un sentiment n'est la cause qui nous fait agir pour obtenir ce que nous voulons. Certaines contingences ont accru la probabilité du comportement, et ont en même temps créé des conditions susceptibles d'être senties. La liberté est une affaire de contingences de renforcement, non de sentiment — lesquels, s'il s'en trouve, sont le produit des contingences. La distinction est particulièrement importante lorsque les contingences n'entraînent ni fuite ni contre-attaque. [...] L'une des plus grandes figures de la littérature de la liberté, Jean-Jacques Rousseau, ne craignait pas le pouvoir du renforcement positif. Dans son remarquable Émile, il donne aux maîtres les conseils suivants : « Qu'il (l'enfant) croie toujours être le maître, et que ce soit toujours vous qui le soyez. Il n'y a point d'assujettissement si parfait que celui qui garde l'apparence de la liberté ; on captive ainsi la volonté même. Le pauvre enfant qui ne sait rien, qui ne peut rien, qui ne connaît rien, n'est-il pas à votre merci ? Ne disposez-vous pas, par rapport à lui, de tout ce qui l'environne ? N'êtes-vous pas le maître de l'affecter comme il vous plaît ? Ses travaux, ses jeux, ses plaisirs, ses peines, tout n'est-il pas dans vos mains sans qu'il le sache ? Sans doute il ne doit faire que ce qu'il veut ; mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu'il fasse ; il ne doit pas faire un pas que vous ne l'ayez prévu ; il ne doit pas ouvrir la bouche que vous ne sachiez ce qu'il va dire. » Rousseau pouvait adopter cette perspective : il avait une foi illimitée en la bienveillance des éducateurs, qui useraient de leur pouvoir absolu pour le seul bien de leurs élèves. Mais, comme nous le verrons plus loin, la bienveillance ne garantit pas contre l'abus de pouvoir, et très peu de personnalités dans l'histoire du combat pour la liberté ont partagé sur ce point l'optimisme de Rousseau. La plupart, prenant l'extrême contre-pied de sa position, ont affirmé que tout contrôle est mauvais. C'est tomber dans une généralisation excessive. [...] La littérature de la liberté a encouragé les gens à se soustraire au pouvoir ou à l'attaquer. Elle l'a fait en dénonçant comme aversif le moindre indice de contrôle. Elle a déclaré mauvais, et nécessairement enclin à l'exploitation d'autrui, tous ceux qui manipulent le comportement humain. Le contrôle est, de toute évidence, le contraire de la liberté ; si la liberté est un bien, le contrôle ne peut qu'être un mal. Ce que l'on néglige dans cette affaire, c'est le contrôle qui n'entraîne à aucun moment des conséquences aversives. Beaucoup de pratiques sociales essentielles au bien-être de l'espèce impliquent le contrôle d'un individu par un autre ; quel esprit soucieux des affaires humaines songerait à le supprimer ? Ainsi que nous le verrons plus loin, il a fallu, pour maintenir l'idée que tout contrôle est mauvais, déguiser ou masquer la nature des pratiques utiles [...]. Le problème est de libérer l'homme, non de tout contrôle, mais de certains types de contrôle ; ce problème ne trouvera sa solution que si notre analyse prend toutes les conséquences en considération. La manière dont les gens ressentent le contrôle, avant ou après que la littérature de la liberté ait influencé leurs sentiments, ne nous conduit pas à d'utiles distinctions. N'était la généralisation sans fondement que tout contrôle est mauvais, nous traiterions de l'environnement social aussi simplement que de l'environnement physique. Si la technologie a libéré l'homme de certains aspects aversifs de l'environnement, elle ne l'a pas libéré de l'environnement lui-même. Nous acceptons le fait que nous dépendons du monde qui nous entoure, et nous bornons à changer la nature de la dépendance. De même, pour éliminer autant que faire se peut les stimulations aversives de l'environnement social, il n'est pas nécessaire que nous le détruisions ou le fuyions : il suffît de le remodeler. En résumé Le combat de l'homme pour la liberté n'est pas dû à une volonté d'être libre, mais à certains mécanismes de comportement caractéristiques de l'organisme humain, dont l'effet principal est d'éviter ou de fuir les aspects dits « aversifs » de l'environnement. Les technologies physiques et biologiques se sont essentiellement préoccupées des stimulations aversives naturelles ; le combat pour la liberté se préoccupe des stimuli aménagés intentionnellement par d'autres personnes. La littérature de la liberté a identifié ces « autres personnes », et proposé les moyens de leur échapper, de diminuer ou de détruire leur pouvoir. Elle a réussi à réduire les stimuli aversifs employés dans le contrôle intentionnel ; mais elle a commis l'erreur de définir la liberté en termes d'états d'esprit ou de sentiments ; dès lors elle s'est montrée incapable de traiter efficacement des techniques de contrôle qui n'engendrent ni fuite ni révolte, mais entraînent néanmoins des conséquences aversives. Elle a été acculée à proclamer tout contrôle mauvais et à donner une fausse représentation de nombreux avantages que l'on peut tirer d'un environnement social. Elle n'est pas préparée pour la prochaine étape, qui n'est pas de libérer l'homme du contrôle, mais d'analyser, pour les modifier, les types de contrôle auxquels il est exposé. |
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3. La dignité [3] [...] La littérature de la dignité qui nous intéresse ici proteste contre tout ce qui empiète sur les mérites de la personne. L'individu proteste (et éventuellement se sent indigné) s'il est bousculé sans raison, forcé à travailler avec de mauvais outils, ridiculisé par une attrape, contraint de se conduire de façon dégradante, comme c'est le cas dans un camp de concentration ou une prison. Il proteste et s'indigne contre tout contrôle ajouté sans nécessité. Nous offensons, en offrant de le payer, qui nous rend service de bonne grâce, parce que nous semblons le prendre pour moins généreux qu'il n'est. L'étudiant proteste si nous lui soufflons une réponse qu'il connaît : nous lui enlevons d'avance le mérite qu'il en eût tiré. Prouver au dévot l'existence de Dieu, c'est insulter à la pureté de sa foi. Le mystique s'irrite de l'orthodoxie ; pour tous les mouvements d'autonomie, ce n'est pas un vrai signe de valeur que de se bien conduire en suivant des règles. Il n'est pas facile de prouver ses vertus civiques en présence de la police. Exiger d'un citoyen de signer un serment de fidélité, c'est détruire une partie de la loyauté dont il eût pu s'enorgueillir, car on risquera désormais d'attribuer au serment tout acte de loyauté. L'artiste n'aime pas s'entendre dire qu'il peint ce qui se vend et il s'indigne à cette insinuation. Il en va de même de l'auteur, accusé d'écrire des romans à succès, et du politicien soupçonné d'appuyer un projet pour plaire à l'électeur. Nous n'aimons pas nous entendre dire que nous imitons un personnage admiré ou que nous nous contentons de répéter ce que nous avons lu dans des livres. Nous nous rebiffons si l'on insinue que les conséquences aversives en dépit desquelles nous nous conduisons bien sont sans importance. Ainsi, nous protestons si l'on nous dit que la montagne que nous nous apprêtons à gravir n'est pas vraiment difficile, l'ennemi que nous allons attaquer pas vraiment terrible, le travail que nous allons entreprendre pas vraiment compliqué et, pour reprendre le mot de La Rochefoucauld, que nous nous conduisons bien parce que nous n'avons pas la force de caractère de nous méconduire. Quand P.W. Bridgman soutint que, si les hommes de science sont plus que d'autres prêts à admettre et à corriger leurs erreurs, c'est parce qu'en science une faute est vite découverte, les hommes de science sentirent leur vertu mise en cause. De temps à autre, les progrès des sciences physiques et biologiques ont paru menacer la valeur ou la dignité en réduisant les chances d'attirer l'éloge ou l'admiration. La médecine a réduit la nécessité de souffrir en silence, et, par conséquent, les chances d'en tirer gloire. Avec des maisons ininflammables, des navires et des avions sûrs, quelle place reste-t-il pour la bravoure des pompiers, le courage des marins et des pilotes ? Hercule n'a plus sa place dans les écuries modernes. Quand le travail épuisant et dangereux n'a plus de raison d'être, ceux qui persistent à travailler dur et à prendre des risques passent simplement pour fous. Ici la littérature de la dignité entre en conflit avec la littérature de la liberté, qui prône une réduction des traits aversifs de la vie quotidienne — en diminuant le travail, le danger, la douleur ; le souci du mérite personnel l'emporte parfois sur le souci de libérer des stimulations aversives — par exemple, indépendamment de toute considération médicale, l'accouchement sans douleur n'a pas été aussi facilement accepté que la dentisterie sans douleur. [...] Cependant, dans ce conflit, la liberté l'emporte généralement sur la dignité. On a admiré les gens pour s'être exposés au danger, au travail pénible, à la souffrance, mais presque tout le monde est prêt à renoncer à ce genre de gloire. [...] Mais quel gain vient compenser les pertes quand l'analyse scientifique fondamentale, en dehors de toute application technologique, entame la dignité et le mérite ? Il semble n'y en avoir aucun. Pourtant, à mesure que nous comprendrons mieux le rôle de l'environnement, toutes les fonctions de l'homme autonome seront remplacées l'une après l'autre. C'est dans l'ordre même du progrès scientifique. Si une conception scientifique semble avilissante, c'est que, en fin de compte, elle ne semble rien laisser dont l'homme autonome puisse tirer mérite. Admirer, disions-nous, c'est aussi s'émerveiller, et dans ce sens le comportement que nous admirons le plus est celui que nous ne pouvons expliquer. La science, naturellement, cherche l'explication ; elle vise à percer le mystère. Les défenseurs de la dignité protesteront, mais, ce faisant, ils retarderont des réalisations dont l'homme tirera, au sens traditionnel du terme, le plus grand mérite et la plus grande gloire. En résumé Nous reconnaissons la dignité ou la valeur d'une personne lorsque nous lui accordons mérite de ce qu'elle a fait. La quantité de mérite est inversement proportionnelle au caractère manifeste des causes de sa conduite. Si nous ne savons pas pourquoi elle agit, nous lui donnons tout le mérite de ses actes. Nous essayons d'augmenter nos mérites en cachant les raisons qui nous font agir, ou en prétendant avoir agi pour d'autres motifs. Nous évitons d'entamer le mérite qui revient à autrui en contrôlant son comportement de façon visible. Nous admirons les gens dans la mesure où nous ne pouvons expliquer ce qu'ils font et, dans ce cas, notre admiration est de l'étonnement. La littérature de la dignité s'est préoccupée de sauvegarder le mérite justement acquis. Elle s'oppose aux progrès technologiques, y compris en matière de comportement, parce qu'ils détruisent les chances d'être admirés. Elle s'insurge contre une analyse fondamentale qui propose une nouvelle explication des comportements que l'individu voyait jadis portés à son propre crédit. Ainsi, elle barre la route à la poursuite du progrès humain. |
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4. Les techniques punitives [4] L'affirmation que « seul l'homme libre peut être responsable de ses actes » revêt deux sens, selon que l'on met l'accent sur la liberté ou sur la responsabilité. Si nous tenons à dire que les gens sont responsables, nous ne devons rien faire pour entamer leur liberté, car s'ils ne sont pas libres d'agir, nous ne pouvons les tenir pour responsables. Si nous souhaitons les dire libres, nous devons les tenir pour responsables de leur comportement en maintenant les contingences punitives, car s'ils se comportaient de la même manière, mais sous l'action de contingences non punitives manifestes, il est clair qu'ils ne seraient pas libres. [...] La délinquance juvénile nous fournit une autre illustration. Dans la perspective traditionnelle, un jeune a le devoir d'obéir à la loi, et doit être justement puni s'il l'enfreint. Mais des contingences punitives efficaces sont difficiles à maintenir ; aussi a-t-on cherché d'autres procédés. On a démontré que la délinquance est plus fréquente dans certains types d'environnement, et parmi les classes les plus pauvres. Un individu risque plus de voler s'il ne possède rien, ou presque rien, si son éducation ne l'a pas préparé à trouver et à garder un métier pour subvenir à ses besoins, si aucun emploi ne lui est offert, si on ne lui a pas appris à obéir aux lois, ou s'il voit souvent les autres les enfreindre impunément. Dans de telles conditions, les actes de délinquance sont puissamment renforcés et il est peu de chance de les éliminer par des sanctions légales. Aussi en est-on venu à relâcher les contingences. On se borne à avertir le délinquant, ou à suspendre sa peine. Responsabilité et châtiment déclinent parallèlement. Le vrai problème, c'est l'efficacité des techniques de contrôle. Nous ne résoudrons pas les difficultés qu'entraînent l'alcoolisme et la délinquance juvénile en augmentant le sens des responsabilités. C'est l'environnement qui est « responsable » du comportement répréhensible ; c'est lui qu'il faut changer, non quelque attribut de l'individu. Nous l'admettons bien quand nous parlons des contingences punitives dans l'environnement naturel. Courir tête baissée contre un mur expose à une punition bien nette : un coup sur le crâne. Mais nous ne tenons pas les gens pour responsables de ne pas se cogner au mur, pas plus que nous ne disons que la nature les tient pour responsables. La nature les sanctionne punitivement quand ils se cognent, c'est tout. Quand nous rendons le monde moins punitif ou enseignons aux gens à éviter les punitions naturelles, par exemple en leur donnant des règles à suivre, nous ne détruisons pas la responsabilité ni ne menaçons quelque autre qualité occulte. Nous rendons simplement le monde plus sûr. [...] Les individus diffèrent sans doute entre eux, tout comme les espèces, dans leur tendance à agir agressivement ou à se trouver renforcés par les résultats de leurs agressions ; dans l'ampleur de leur comportement sexuel ou dans leur sensibilité aux renforcements sexuels. Sont-ils, dès lors, à un degré égal responsables du contrôle de leur agressivité ou de leur comportement sexuel, et est-il équitable de les punir de la même manière ? Si nous ne punissons pas un homme pour être affligé d'un pied bot, devrions-nous le punir d'avoir la colère trop prompte ou d'être trop sensible au renforcement sexuel ? La question s'est encore posée récemment à propos de la possibilité d'une anomalie chromosomique chez de nombreux criminels. La notion de responsabilité est ici de peu de secours. Le problème est un problème de contrôlabilité. Nous ne pouvons changer des défauts génétiques par la punition ; nous ne le pouvons que par des mesures génétiques dont l'action s'exerce à une échelle de temps toute différente. Ce qu'il faut changer, ce n'est pas la responsabilité de l'homme autonome, mais les conditions, environnementales ou génétiques, dont est fonction le comportement de l'individu. [...] La disculpation est, en un sens, l'inverse de la responsabilité. Ceux qui entreprennent d'agir sur le comportement humain — pour quelque raison que ce soit — deviennent partie de l'environnement vers lequel glisse la responsabilité. Dans la perspective traditionnelle, c'était l'élève qui échouait, l'enfant qui se conduisait mal, le citoyen qui violait la loi, le pauvre qui, par sa paresse, faisait sa propre misère. Mais aujourd'hui, on admet couramment qu'il n'existe pas de sots élèves mais des maîtres médiocres ; qu'il n'y a que de mauvais parents, non de mauvais enfants ; qu'il n'y a pas de délinquance si ce n'est du côté des instruments de la loi, et qu'il n'y a pas de gens paresseux mais seulement des systèmes insuffisants pour les inciter au travail. Il reste à se demander, naturellement, pourquoi les enseignants, les parents, les gouvernants et les employeurs sont mauvais. L'erreur, comme nous le verrons plus loin, est de situer la responsabilité quelque part, et de supposer qu'une chaîne causale commence en un point donné. La Russie communiste nous offre un cas intéressant quant à la relation entre environnementalisme et responsabilité personnelle, cas fort bien analysé par Raymond Bauer. Immédiatement après la révolution, le gouvernement pouvait prétendre que, si la plupart des Russes étaient incultes, improductifs, mal élevés et malheureux, c'est que leur milieu les avait faits ainsi. Le nouveau gouvernement changerait le milieu, en mettant en pratique les recherches de Pavlov sur les réflexes conditionnés, et tout irait bien. Mais vers 1930, le gouvernement avait eu sa chance et les Russes n'étaient toujours pas nettement plus instruits, plus productifs, mieux élevés ni plus heureux. On changea alors la doctrine officielle, et Pavlov tomba en disgrâce. On lui substitua une psychologie nettement volontariste : il appartenait au citoyen russe lui-même de s'instruire, de travailler productivement, de se bien conduire et d'être heureux. L'éducateur russe devait faire en sorte qu'il accepte cette responsabilité, mais pas en le conditionnant. Les succès de la Seconde Guerre mondiale restaurèrent la confiance dans le principe initial. Après tout, le gouvernement avait réussi. Il n'était peut-être pas encore totalement efficace, mais il était dans la bonne voie. Pavlov fut réhabilité. La disculpation de ceux qui détiennent le pouvoir apparaît rarement aussi claire, mais on trouverait sans doute toujours quelque chose du même genre derrière l'usage continu des techniques punitives. Les attaques dont est l'objet la vertu automatique témoignent d'un souci pour l'homme autonome, mais les contingences pratiques sont plus puissantes. Les littératures de la liberté et de la dignité ont fait du contrôle du comportement humain un crime punissable, en rendant le détenteur du contrôle responsable des résultats aversifs. Celui qui contrôle peut échapper à la responsabilité s'il soutient que l'individu lui-même détient le contrôle. Le maître qui porte au crédit de l'élève ce qu'il apprend se sent en droit de le blâmer de ce qu'il n'apprend pas. Les parents qui accordent à l'enfant le mérite de ses bonnes actions peuvent se permettre de lui reprocher ses erreurs. Ni le maître ni les parents ne peuvent être tenus pour responsables. [...] Si nous n'avons plus recours à la torture dans ce que nous appelons le monde civilisé, nous faisons encore un ample usage des techniques punitives aussi bien chez nous que dans nos relations avec le monde extérieur. Et, apparemment, avec les meilleures raisons du monde. La nature, sinon Dieu, a créé l'homme tel qu'il puisse être contrôlé par les techniques punitives. Les gens deviennent vite d'excellents punisseurs (ce qui ne les rend pas nécessairement habiles au contrôle) alors que les techniques positives ne s'acquièrent pas aisément. La nécessité du châtiment semble trouver dans l'histoire de bons arguments, et les méthodes que l'on pourrait lui préférer mettent en péril les valeurs chéries que sont la liberté et la dignité. [...] En résumé Mise à part la contrainte physique, c'est sous la menace du châtiment que l'individu est le moins libre et le plus atteint dans sa dignité. On pourrait s'attendre à ce que les littératures de la liberté et de la dignité s'opposent aux techniques punitives ; en fait, elles ont contribué à les préserver. L'homme qui a été puni n'en est pas pour autant moins porté à agir encore de la même manière ; à mettre les choses au mieux, il apprend comment éviter la punition. Certains moyens d'y parvenir sont « inadaptatifs » ou névrotiques ; c'est le cas des « dynamismes » freudiens. D'autres moyens consistent à éviter les situations dans lesquelles le comportement puni risque peu d'apparaître, ou à faire des choses incompatibles avec ce comportement puni. Les partenaires sociaux peuvent user des mêmes moyens pour réduire le risque qu'un individu soit puni, mais les littératures de la liberté et de la dignité font objection à cela ; il n'en peut sortir, en effet, qu'une vertu automatique. [...] Il ne reste rien, ou pas grand-chose, dont l'homme autonome puisse tirer mérite. Il ne s'engage pas dans des combats moraux, et n'a donc plus aucune chance de devenir un héros moral ni de tirer louange de ses vertus intérieures. Mais notre tâche n'est pas d'encourager le combat moral, ni de construire ou de démontrer les vertus intérieures. Elle est de rendre la vie moins punitive, et de libérer ainsi, pour des activités plus renforçantes, le temps et l'énergie dépensés à éviter la punition. Les littératures de la liberté et de la dignité ont, jusqu'à un certain point, joué un rôle dans le lent et irrégulier allégement des traits aversifs de l'environnement humain, y compris de ceux qui interviennent dans le contrôle intentionnel, mais elles ont formulé la tâche de telle manière qu'elles ne peuvent aujourd'hui admettre le fait que tout contrôle est exercé par l'environnement et s'orienter vers l'aménagement d'environnements meilleurs, plutôt que d'hommes meilleurs. |
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5. Que substituer aux techniques punitives ? [5] Les défenseurs de la liberté et de la dignité ne se limitent pas, naturellement, aux méthodes punitives, mais s'ils se tournent vers d'autres solutions, c'est avec timidité et sans assurance. Leur souci de l'homme autonome les condamne à des méthodes inefficaces [méthodes faibles de contrôle], dont nous allons examiner quelques exemples. La Permissivité On a proposé, tout à fait sérieusement, d'adopter un laisser-faire, une permissivité totale à la place des techniques punitives. Il faudrait n'exercer aucun contrôle ; ainsi rien ne mettrait en péril l'autonomie de l'individu. Si une personne se conduit bien, c'est qu'elle tient de naissance ou ses vertus ou sa maîtrise de soi. Liberté et dignité sont ainsi garanties. L'homme libre et vertueux n'a pas besoin de gouvernement (les gouvernements ne servent qu'à corrompre) ; au sein de l'anarchie, il a l'occasion de montrer ses vertus naturelles et de s'en faire admirer. Il n'a pas besoin de religion orthodoxe ; il est pieux, sans avoir à suivre des règles, par la grâce, peut-être, d'une expérience mystique immédiate. Il n'a pas besoin de motivations économiques directes ; il est par nature travailleur, et échangera une partie de ses biens avec autrui en toute loyauté, dans les conditions naturelles de l'offre et de la demande. Il n'a pas besoin d'enseignant ; il apprend par amour de l'étude ; sa curiosité naturelle lui dicte ce qu'il doit savoir. Si la vie se fait trop compliquée, si quelque accident, ou quelque détenteur de pouvoir vient troubler son état naturel, il lui arrivera peut-être de connaître des problèmes personnels, mais il leur trouvera par lui-même une solution sans l'aide d'un psychothérapeute. [...] La permissivité n'est pas une politique ; c'est l'abandon de toute politique et ses avantages apparents sont illusoires. Refuser de contrôler, c'est laisser le contrôle non pas à l'individu lui-même, mais à d'autres aspects de l'environnement social et physique. Le détenteur du contrôle comme accoucheur La vieille métaphore socratique illustre une autre manière de modifier le comportement sans avoir l'air d'exercer le contrôle : un individu en aide un autre à accoucher de son comportement. [...] Socrate illustra l'art de l'accouchement, ou maïeutique, en éducation. Il prétendait montrer comment un jeune esclave inculte pouvait être amené à prouver le théorème de Pythagore. Le jeune homme acquiesçait à chaque étape de la démonstration, et Socrate soutenait qu'il le faisait sans qu'on l'en eût instruit — en d'autres mots, il « connaissait » le théorème de quelque manière d'un bout à l'autre. Pour Socrate, toutes les connaissances ordinaires pouvaient être extraites de la même façon, puisque l'âme connaissait la vérité, et qu'il suffisait de la lui montrer. On cite souvent cet épisode comme s'il préfigurait les méthodes éducatives modernes. [...] Les méthodes maïeutiques ont leur place. C'est une question délicate que de savoir exactement quelle aide le maître doit apporter à l'élève qui apprend de nouvelles formes de comportement. Le maître devrait attendre que l'étudiant réponde plutôt que de se précipiter pour lui dire ce qu'il doit faire. Comme disait Comenius, plus le maître enseigne, moins l'élève apprend. L'élève gagne sur d'autres terrains. En général, nous n'aimons pas qu'on nous explique ce que nous savons déjà, ni ce que nous ne saurons probablement jamais bien. Nous ne lisons pas les livres dont le contenu nous est familier, ou si étranger que nous n'y comprenons rien. Nous lisons les livres qui nous aident à dire des choses que nous sommes sur le point de formuler sans en être tout à fait capables si l'on ne nous y aide pas. Nous comprenons l'auteur, bien que nous n'eussions pas été capables d'exprimer ce que nous comprenions avant qu'il ne le coule dans ses termes. Le patient en psychothérapie bénéficie d'avantages similaires. Les méthodes maïeutiques sont encore utiles parce qu'elles exercent en fait plus de contrôle qu'on ne veut bien le reconnaître, et qu'une part de ce contrôle peut être précieuse. Ces avantages, cependant, sont de loin moins importants qu'on ne le prétend. L'esclave de Socrate n'avait rien appris ; rien ne prouve qu'il ait été capable de refaire le théorème par lui-même après coup. En fait, les résultats positifs sont à mettre au compte de contrôles non identifiés. Ceci est vrai de la maïeutique comme de la permissivité. Si le patient trouve une solution sans l'aide de son thérapeute, c'est qu'il a été par ailleurs exposé à un environnement favorable. L'Art de guider Il est une autre métaphore, horticole celle-là, relative aux méthodes de contrôle faibles. Le comportement auquel un individu a donné naissance se développe ; on peut le conduire ou le guider comme une plante en croissance. Le comportement peut être « cultivé ». Cette métaphore est particulièrement courante en éducation. Une école pour petits est un jardin d'enfants. Le comportement de l'enfant « se développe » jusqu'à atteindre la « maturité ». Le maître peut accélérer le processus, l'infléchir légèrement dans une autre direction, mais — selon l'expression classique — il ne peut enseigner, il ne peut qu'aider l'élève à apprendre. On use des mêmes images en psychothérapie. Freud soutenait que l'individu doit passer par une série de stades de développement, et que si un malade est resté « fixé » à un stade donné, le thérapeute doit l'aider à s'en libérer pour aller de l'avant. Les gouvernements, de leur côté, guident lorsque, par exemple, ils encouragent le « développement » de l'industrie par des exemptions de taxe et créent un « climat » favorable à l'amélioration des relations entre races. L'art de guider n'est pas aussi facile que la permissivité, mais il l'est généralement plus que la maïeutique dont il partage certains avantages. Qui se borne à guider un développement naturel peut difficilement se faire accuser de vouloir le contrôler. La croissance reste le fait de l'individu, attestant sa liberté et sa valeur, ses « dispositions cachées ». Le jardinier n'est pas responsable de la forme ultime des plantes qu'il cultive. De même, celui qui se contente de guider est hors de cause quand les choses tournent mal. [...] Il est assurément utile de créer un environnement dans lequel l'individu acquiert rapidement un comportement efficace et continue à l'exploiter. En construisant un tel environnement, nous pouvons éliminer les égarements et ouvrir des possibilités ; ce sont là les points essentiels dans la métaphore de la croissance. Mais ce sont les contingences que nous aménageons, plutôt que le déroulement de quelque programme prédéterminé, qui sont à l'origine des changements observés. Dépendre des choses [...] Dépendre des choses plutôt que des gens présente un grand intérêt : on épargne le temps et l'énergie des autres. L'enfant à qui il faut toujours rappeler qu'il est temps de partir pour l'école dépend de ses parents ; celui qui a appris à réagir aux horloges, et aux autres propriétés temporelles du monde qui l'entoure (et non à un « sens du temps ») dépend des choses, et impose à ses parents moins d'exigences. La personne qui apprend à conduire une voiture continue à dépendre de son instructeur aussi longtemps qu'il faut lui dire quand appuyer sur le frein, faire marcher le clignoteur, changer-de vitesse, etc. ; quand son comportement passe sous contrôle des conséquences naturelles de la conduite d'une voiture, elle peut se dispenser de l'instructeur. Parmi les « choses » dont il est important de rendre l'individu dépendant, il convient de ranger les autres gens, dans la mesure où ils n'agissent pas spécifiquement pour changer son comportement. L'enfant à qui il faut dire comment parler et agir en présence des autres personnes dépend de ceux qui le renseignent ; celui qui a appris à se débrouiller directement avec les autres n'a pas besoin de ce genre de conseil. Il faut mentionner un autre avantage important de la dépendance des choses. Les contingences impliquant des choses sont plus précises et modèlent mieux des comportements utiles que des contingences aménagées par d'autres personnes. Les propriétés temporelles de l'environnement sont plus subtiles et plus influentes que tous les rappels du monde. Celui qui conduit une voiture sous l'influence des réactions de sa machine se comporte avec plus d'habileté que celui qui suit des instructions. Ceux qui entretiennent de bonnes relations avec autrui à la suite d'un contact direct avec les contingences sociales s'y montrent plus adroits que ceux auxquels on a expliqué comment s'y prendre. Ce sont là des avantages considérables, et un monde dans lequel tout comportement serait dépendant des choses est un projet attrayant. Chacun s'y conduirait bien vis-à-vis de ses semblables au gré de son expérience directe de leur approbation et de leur désapprobation [...]. [...] [...] Ceux qui apprennent dans l'environnement naturel sont soumis à une forme de contrôle aussi puissante que le contrôle exercé par un maître. L'individu ne devient jamais vraiment indépendant. Alors même qu'il agit efficacement face aux choses, il est nécessairement dépendant de ceux qui lui ont appris à le faire. C'est eux qui ont choisi les choses dont il dépend aujourd'hui, qui ont déterminé la nature et le degré des dépendances. Ils ne peuvent, dès lors, dégager leur responsabilité quant aux résultats. Changer les esprits Ceux-là même qui s'opposent le plus violemment à la manipulation du comportement font néanmoins les efforts les plus vigoureux pour manipuler les esprits. N'est-ce pas là un fait surprenant ? Évidemment, la liberté et la dignité ne sont menacées que si l'on change le comportement en changeant physiquement l'environnement. Rien n'est menacé, semble-t-il, si l'on change les états d'esprit soi-disant responsables du comportement ; sans doute l'homme autonome détient-il des pouvoirs miraculeux qui lui permettent de se rendre ou de résister. Il est heureux pour ceux qui s'opposent à la manipulation du comportement qu'ils se sentent libres de manipuler les esprits, car sans cela ils n'auraient plus qu'à se taire. Mais personne ne change directement un esprit. En manipulant les contingences de l'environnement, on produit des changements qui indiquent, dit-on, un changement d'esprit, mais s'il y a quelque effet, c'est sur le comportement qu'on l'observe. Le contrôle n'est pas manifeste, ni très efficace ; aussi l'individu dont l'esprit change en retient-il quelque crédit. Examinons quelques manières caractéristiques de changer les esprits. Il nous arrive de pousser quelqu'un à agir en lui fournissant une suggestion (quand il ne parvient pas à résoudre un problème, par exemple) ou en lui indiquant un chemin à prendre. Suggestions, indications, allusions sont autant de stimuli, généralement, mais non toujours verbaux, dotés de cette importante propriété : ils n'exercent qu'un contrôle partiel. Personne n'y réagit s'il n'a déjà quelque tendance à se comporter d'une certaine manière. Quand les contingences qui expliquent la tendance dominante ne sont pas identifiées, on peut attribuer à l'esprit une partie du comportement. Le contrôle interne est particulièrement convaincant si le contrôle externe n'est pas explicite ; c'est le cas, par exemple, quand on dit quelque chose d'apparemment hors de propos, qui néanmoins sert de suggestion. Donner un exemple met en jeu le même type de contrôle, en exploitant une tendance générale à se comporter imitativement. Les témoignages publicitaires « contrôlent l'esprit » de cette manière. [...] Nous ne réussissons à presser et à persuader que s'il existe déjà quelque tendance à agir, et aussi longtemps que celle-ci demeure inexpliquée, le comportement peut être attribué à l'homme intérieur. Croyances, préférences, perceptions, besoins, intentions, opinions sont autant de possessions de l'homme autonome qui changent, dit-on, si l'on change l'esprit. En réalité, ce qui change, dans chaque cas, c'est la probabilité de l'action. Ma croyance qu'un plancher me soutiendra si je marche dessus dépend de mes expériences passées. Si je l'ai traversé maintes fois sans incident, je m'y engage à nouveau sans hésiter, et mon comportement n'éveillera aucun des stimuli aversifs ressentis comme anxiété. Je dirai peut-être que j'ai « confiance », que j'ai « foi » dans la solidité du plancher, mais les choses que je ressens ainsi ne sont pas des états d'esprit ; ce sont des sous-produits du comportement dans ses relations avec les événements antérieurs, sous-produits qui n'expliquent pas le comportement en question. Nous consolidons une « croyance » quand nous augmentons la probabilité d'une action en renforçant le comportement. Si nous affermissons la confiance de quelqu'un dans la solidité d'un plancher, nous ne dirons pas que nous changeons ses croyances ; mais l'expression s'appliquera, au sens traditionnel, si nous lui donnons des assurances verbales de la solidité du plancher, si nous la démontrons en marchant dessus ou en en décrivant la structure. La seule différence cependant tient dans le caractère manifeste des procédés. Le changement qui survient quand une personne « apprend à faire confiance au plancher » en marchant dessus est l'effet caractéristique du renforcement. Quand on lui dit que le plancher est solide, quand elle voit qu'elle peut marcher dessus, quand elle se laisse convaincre par des assurances verbales, le changement qui survient dépend d'expériences passées, dont la contribution actuelle n'est plus explicite. Ainsi, celui qui marche sur des surfaces qui risquent de varier en solidité (un lac gelé, par exemple), élabore rapidement une discrimination entre les surfaces sur lesquelles d'autres marchent et celles sur lesquelles personne ne marche, ou entre les surfaces réputées sûres et les surfaces réputées dangereuses. Il apprend à marcher avec assurance sur les premières, avec précaution sur les secondes. Il lui suffira de voir quelqu'un marcher sur une surface, ou d'entendre affirmer qu'elle est sûre, pour la faire passer de la seconde dans la première catégorie. L'histoire au cours de laquelle la discrimination s'est constituée peut être oubliée, et l'effet semble alors impliquer ce genre d'événement intérieur que l'on désigne par changement d'esprit. On pourrait analyser de la même manière les changements de préférences, de perceptions, de besoins, d'intentions, d'attitudes, d'opinions et autres attributs de l'esprit. Nous changeons la façon dont quelqu'un regarde un objet, aussi bien que ce qu'il voit en regardant, en changeant les contingences. Nous ne changeons pas quelque chose qui s'appellerait perception. Nous changeons la force relative des réponses en renforçant différentiellement les différentes possibilités d'action ; nous ne changeons pas quelque entité appelée préférence. Nous changeons la probabilité d'un acte en modifiant les conditions de privation ou de stimulation aversive ; nous ne changeons pas un besoin. Nous renforçons le comportement par des moyens particuliers ; nous ne donnons pas à l'individu des buts ou des intentions. Nous changeons le comportement vis-à-vis d'un objet, non une attitude. Nous changeons les comportements verbaux, non des opinions. [...] Que les méthodes pour changer le comportement en changeant les esprits se révèlent trop clairement efficaces, voilà ce qu'on leur pardonne rarement, même si les changements concernent apparemment encore l'esprit. Nous ne pardonnons pas les changements d'esprit quand les partenaires ne sont pas à armes égales ; nous y voyons un abus d'influence. Nous ne pardonnons pas non plus que l'on change les esprits subrepticement. Si l'individu ne peut voir ce qu'est en train de faire celui qui veut lui changer l'esprit, il n'est pas en mesure de lui échapper ou de contre-attaquer. Il est victime d'une « propagande ». Ceux qui admettent que l'on change les esprits par d'autres moyens proscrivent pourtant le « lavage de cerveau », parce que le contrôle y est évident. Une technique courante consiste à construire des conditions fortement aversives, telles que la faim ou la privation de sommeil et, en les allégeant, à renforcer tout comportement qui témoigne d'une « attitude positive » envers un système politique ou religieux. Une « opinion » favorable s'élabore tout simplement en renforçant des énoncés verbaux favorables. Le procédé peut n'être pas clairement perçu par les victimes, mais il est trop visible aux autres pour qu'ils l'acceptent comme un moyen licite de changer les esprits. [...] Comme la permissivité, la maïeutique, l'art de guider, l'élaboration d'une dépendance vis-à-vis des choses, le changement des esprits trouve grâce auprès des défenseurs de la liberté et de la dignité parce que c'est un moyen inefficace de changer le comportement. Celui qui change les esprits peut dès lors échapper à l'accusation de contrôler les gens. Il se disculpe aussi quand les affaires tournent mal. L'homme autonome survit, et l'on peut continuer à lui faire éloge de ses actes comme à lui faire grief de ses erreurs. * * * Ceux qui adoptent les méthodes faibles de contrôle commettent une erreur fondamentale : ils supposent que le reste du contrôle est laissé à l'individu, alors qu'en fait il est laissé à d'autres conditions. Ces autres conditions sont souvent difficiles à voir, mais continuer à les ignorer et à attribuer leurs effets à l'homme autonome, c'est courir au désastre. Quand les méthodes sont cachées et déguisées, un contrôle en sens opposé est extrêmement difficile ; on ne voit pas clairement de qui il faut se libérer ni qui il faut attaquer. Les littératures de la liberté et de la dignité furent jadis de brillants exercices dans l'art de modifier les contrôles existants, mais les solutions qu'elles proposaient ne suffisent plus à la tâche. Au contraire, elles peuvent entraîner de graves conséquences, que nous allons examiner. En résumé La liberté et la dignité de l'homme autonome ne semblent préservées que si l'on use de formes faibles de contrôle non aversif. Ceux qui les utilisent semblent se mettre à l'abri du reproche de vouloir contrôler le comportement, et ils se disculpent quand les choses vont mal. La permissivité est l'absence de contrôle ; si elle paraît conduire à de bons résultats, c'est uniquement en raison d'autres contingences. La maïeutique, ou art de l'accouchement, laisse le mérite du comportement à ceux qui en accouchent, comme l'art de guider laisse le mérite du développement à ceux qui se développent. L'intervention humaine semble réduite au minimum quand l'individu dépend des choses plutôt que des gens. Les défenseurs de la liberté et de la dignité non seulement admettent, mais pratiquent avec énergie diverses méthodes pour changer le comportement en changeant les esprits. Il ne manque pas d'arguments pour réduire au minimum le contrôle exercé par les autres, mais, quand on y parvient, d'autres variables continuent à agir. L'individu qui réagit d'une manière acceptable à des formes faibles de contrôle peut avoir été transformé par des contingences qui ne sont plus en vigueur. En refusant de les reconnaître, les défenseurs de la liberté et de la dignité encouragent un mauvais usage des méthodes de contrôle et bloquent les progrès vers une technologie plus efficace du comportement. |
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6. Les valeurs [6] Dans la perspective que l'on peut appeler préscientifique (sans y mettre nécessairement de nuance péjorative) le comportement d'un individu est, dans une certaine mesure au moins, sa propre réalisation. Il est libre de délibérer, décider et agir, éventuellement de manière originale, et c'est à lui que revient le mérite de ses réussites comme la responsabilité de ses échecs. Dans la perspective scientifique (le terme ne comporte pas nécessairement de nuance laudative) le comportement de l'individu est déterminé par son équipement génétique, dont l'origine remonte à l'histoire évolutive de l'espèce, et par les circonstances de l'environnement auxquelles il a, en tant qu'individu, été exposé. Aucune des deux conceptions ne peut être prouvée, mais, par la nature même de la recherche scientifique, les preuves devraient pencher en faveur de la seconde. À mesure que nous en savons plus sur les effets de l'environnement, nous avons moins de raisons d'attribuer quelque part du comportement humain à un agent autonome. En outre, la seconde conception présente des avantages évidents dès l'instant où nous voulons agir sur le comportement. On ne change pas facilement l'homme autonome ; en fait, dans la mesure où il est autonome, il est par définition impossible à changer. Mais il est possible de changer l'environnement, et nous commençons à savoir comment nous y prendre. Les méthodes que nous employons sont celles de la technologie physique et biologique, mais nous les appliquons de manière particulière pour influencer le comportement. Il manque quelque chose dans ce glissement du contrôle interne au contrôle externe. Le contrôle interne est, apparemment, exercé non seulement par l'homme autonome, mais pour lui, dans son intérêt. Mais dans l'intérêt de qui mettra-t-on en oeuvre une puissante technologie du comportement ? Qui l'emploiera ? Et à quelles fins ? Nous avons laissé entendre que les effets de telle méthode sont meilleurs que ceux de telle autre, mais qu'est-ce qui permet de l'affirmer ? Comment définir le bien, par rapport auquel nous apprécions le mieux ? Est-il possible de définir ce qu'est une vie bonne, ou les progrès qui nous en rapprochent ? Et encore, qu'est-ce que le progrès ? En un mot, quel est le sens de la vie, pour l'individu et pour l'espèce ? [...] Les choses bonnes sont les renforcements positifs. La nourriture qui a bon goût nous renforce quand nous y goûtons. Les choses agréables au toucher nous renforcent quand nous les touchons. Les objets agréables à regarder nous renforcent quand nous les regardons. Quand nous disons que nous recherchons ces choses, nous identifions un type de comportement fréquemment renforcé par elles. (De même, les choses que nous appelons mauvaises n'ont aucune propriété commune. Toutes sont des renforcements négatifs, et nous sommes renforcés quand nous y échappons ou les évitons.) Quand nous disons qu'un jugement de valeur est une affaire, non de fait mais de sentiment à propos d'un fait, nous ne faisons rien d'autre que la distinction entre une chose et son effet renforçant. Les choses elles-mêmes font l'objet des études physiques et biologiques, généralement sans référence à leur valeur ; mais les effets renforçants sont le domaine de la science du comportement, laquelle, dans la mesure où elle s'intéresse au renforcement opérant, est une science des valeurs. Les choses sont bonnes (c'est-à-dire positivement renforçantes) ou mauvaises (c'est-à-dire négativement renforçantes) vraisemblablement à cause des contingences de survie dans lesquelles l'espèce a évolué. On voit à l'évidence la valeur de survie dans le fait que certains aliments sont renforçants ; il indique que les hommes ont appris plus rapidement à les trouver, à les attraper ou à les cultiver. La sensibilité au renforcement négatif est également importante ; ceux qui ont été le plus renforcés lorsqu'ils ont échappé à des situations dangereuses en ont tiré des avantages évidents. En conséquence, le fait d'être renforcé d'une certaine manière pour certaines choses fait partie de l'équipement génétique. (Fait aussi partie de cet équipement le fait que de nouveaux stimuli deviennent renforçants par conditionnement « répondant », ou pavlovien — la vue d'un fruit, par exemple, devient renforçante si, après avoir regardé le fruit, nous mordons dedans et le trouvons bon. La possibilité d'un tel conditionnement ne change rien au fait que tous les renforcements tirent en fin de compte leur pouvoir de la sélection évolutive.) [...] [...] Les hommes ont généralisé les sensations associées aux choses bonnes et les ont désignées par le mot plaisir ; ils ont fait de même pour les mauvaises, rassemblées sous le mot douleur. Mais nous ne procurons pas à un individu le plaisir ou la douleur, nous lui procurons des choses qu'il éprouve comme agréables ou désagréables. L'homme ne travaille pas pour porter au maximum son plaisir et réduire au minimum ses douleurs, comme les hédonistes l'ont prétendu ; il travaille à produire des choses agréables et à éviter les choses désagréables. Épicure n'avait pas tout à fait raison : le plaisir n'est pas le bien suprême, ni la douleur le mal par excellence ; les seules choses bonnes sont les renforcements positifs, et les seules mauvaises les renforcements négatifs. Ce sont les choses, non les sentiments, qui sont en définitive bonnes ou mauvaises, et si les hommes cherchent à les obtenir ou à les éviter, ce n'est pas pour les sentiments qu'ils en éprouvent, mais parce qu'elles constituent des renforcements positifs ou négatifs. (Quand nous disons d'une chose qu'elle est agréable, nous rapportons un sentiment, lequel n'est qu'un sous-produit du fait qu'une chose agréable n'est, littéralement, qu'une chose renforçante. Nous disons d'un renforcement qu'il est satisfaisant, comme si nous rapportions un sentiment ; mais au sens strict, le terme renvoie à un changement dans l'état de privation, changement qui rend l'objet renforçant. Être satisfait, c'est être rassasié.) [...] [...] Quiconque détient le pouvoir nécessaire peut traiter les autres aversivement jusqu'à ce qu'ils réagissent de manière à le renforcer. Les techniques impliquant les renforcements positifs sont plus difficiles à apprendre ; elles ont moins de chances d'être employées parce que leurs résultats sont généralement différés. [...] Ce que l'on éprouve en se conduisant dans l'intérêt des autres dépend des renforcements employés. Les sentiments sont des sous-produits des contingences, et ils n'apportent aucune lumière nouvelle sur la distinction entre l'intérêt public et l'intérêt individuel. Nous ne disons pas que les renforcements biologiques simples sont efficaces en raison de l'amour de soi ; nous ne devrions pas non plus attribuer à l'amour des autres les comportements accomplis dans leur intérêt. L'individu qui agit dans l'intérêt d'autrui peut éprouver à cette occasion de l'amour ou de la haine, un sentiment de loyauté ou de devoir, ou quelque autre état émergeant des contingences responsables du comportement. L'individu n'agit pas dans l'intérêt de ses pareils à cause d'un sentiment d'appartenance, pas plus qu'il ne s'y refuse à cause d'un sentiment d'aliénation. Son comportement dépend du contrôle exercé par l'environnement social. Quand un individu est incité à agir dans l'intérêt d'un autre, on peut se demander si le résultat est honnête ou juste. Le profit qu'en retirent les deux parties est-il proportionné ? Lorsqu'une personne en contrôle une autre par des moyens aversifs, les profits ne sont pas égaux, et ils sont loin de l'être aussi quand les renforcements positifs sont employés d'une certaine manière. Rien, dans les mécanismes du comportement, ne garantit un traitement équitable, car la quantité de comportement engendrée par un renforcement dépend des contingences dans lesquelles il apparaît. Dans un cas extrême, une personne peut être renforcée par les autres selon un programme qui finit par lui coûter la vie. Supposons par exemple qu'un groupe soit menacé par un prédateur (le « Monstre » de la mythologie). Un membre du groupe, doté d'une force ou d'une habileté particulière, attaque le monstre et le tue, ou l'écarte. Le groupe, soulagé de la menace, renforce le héros en lui témoignant louanges et approbations, en le couvrant d'honneurs, en l'entourant d'affection, en célébrant son exploit, en lui érigeant statues ou arcs de triomphe, et en lui accordant la main de la princesse. Une partie de tout cela peut n'être dictée par aucune intention, mais n'en est pas moins renforçante pour le héros. Une partie peut être intentionnelle : le héros est renforcé précisément pour le pousser à triompher d'autres monstres. Le fait important, dans ce genre de contingences, est que plus la menace est grande, plus grande sera l'estime dont fera l'objet le héros libérateur. Celui-ci, dès lors, s'engagera dans des entreprises de plus en plus dangereuses, jusqu'au jour où il y laissera la vie. Les contingences ne sont pas nécessairement sociales ; on les retrouve dans d'autres activités dangereuses telles que l'ascension en montagne, où le soulagement de la menace devient d'autant plus renforçant que la menace est grande. [...] [...] Le terme devoir soulève des questions plus difficiles si nous considérons des contingences dans lesquelles un individu est amené à agir dans l'intérêt d'autrui. « Vous devriez dire la vérité » (c'est-à-dire vous « avez le devoir ») est un jugement de valeur dans la mesure où l'énoncé se réfère aux contingences renforçantes. Nous pourrions le traduire ainsi : « Si vous êtes renforcé par l'approbation de vos semblables, vous serez renforcé en disant la vérité. » La valeur est dans les contingences sociales maintenues à des fins de contrôle. C'est un jugement éthique ou moral, dans le sens où l'éthos et les moeurs se ramènent aux coutumes du groupe. C'est là un domaine dans lequel on perd facilement de vue les contingences. Une personne conduit correctement une voiture en raison des contingences de renforcement qui ont modelé et qui maintiennent son comportement. On explique traditionnellement ce comportement en disant que la personne en question possède la connaissance ou l'aptitude nécessaire pour conduire une voiture ; mais pour rendre compte de cette connaissance ou de cette aptitude, il faut remonter jusqu'aux contingences, que l'on aurait aussi bien pu invoquer directement pour expliquer le comportement. Nous ne dirons pas qu'une personne fait « ce qu'elle doit » en conduisant sa voiture à cause de quelque sens intérieur de ce qui est bien. Nous ferons cependant volontiers appel à ce genre de vertu intérieure pour expliquer pourquoi un individu se conduit bien vis-à-vis de ses semblables. Mais s'il agit ainsi, ce n'est pas parce que ses semblables l'ont doté d'un sens des responsabilités, ou du devoir, ou de la loyauté, ou du respect ; c'est parce qu'ils ont aménagé des contingences sociales efficaces. Les comportements que l'on classe comme bons ou mauvais, corrects ou faux ne sont pas dus à la bonté ou à la méchanceté, ni à un bon ou à un mauvais caractère, ni à une connaissance du bien et du mal ; ils sont dus à des contingences impliquant une grande variété de renforcements, y compris les renforcements verbaux généralisés du type « Bon ! », « Mauvais ! », « Bien ! », « Mal ! ». Dès l'instant où nous avons identifié les contingences qui contrôlent le comportement que l'on qualifie de bon ou mauvais, la distinction devient claire entre les faits et ce que les gens éprouvent à propos des faits. Ce que les gens ressentent à propos des faits est un sous-produit. Ce qui importe, c'est ce qu'ils font, non ce qu'ils ressentent, et nous ne comprenons ce qu'ils font qu'en examinant les contingences pertinentes. [...] [...] Une règle ou une loi comporte un énoncé de contingences en vigueur, d'ordre naturel ou social. On peut suivre une règle ou obéir à une loi simplement en raison des contingences auxquelles elle se rapporte ; mais ceux qui formulent règles et lois fournissent généralement des contingences complémentaires. L'ouvrier du bâtiment qui porte un casque se conforme à une règle. Les contingences naturelles — à savoir la protection contre les objets qui tombent — ne sont pas très efficaces, et il faut dès lors raffermir la règle : ceux qui ne porteront pas le casque seront licenciés. Il n'existe aucune relation naturelle entre le port d'un casque et la conservation d'un emploi ; la contingence est maintenue afin de soutenir des contingences naturelles insuffisamment efficaces. On pourrait procéder à une argumentation similaire pour toute règle impliquant des contingences sociales. À la longue, les gens se conduisent plus efficacement si on leur dit la vérité, mais le bénéfice est trop lointain pour affecter l'individu qui dit la vérité ; des contingences supplémentaires sont nécessaires pour entretenir son comportement. On proclame donc qu'il est bien de dire la vérité, et qu'il est mal de mentir. La « règle », ou la « norme » n'est rien d'autre qu'un énoncé des contingences. Le contrôle intentionnel « dans l'intérêt d'autrui » se fait plus puissant lorsqu'il est exercé par des organisations religieuses, politiques, économiques ou éducatives. Un groupe maintient une certaine forme d'ordre en punissant ceux de ses membres qui ne se comportent pas bien ; quand cette fonction est prise en charge par un gouvernement, le châtiment devient l'affaire des spécialistes, qui ont à leur disposition des moyens plus efficaces tels qu'amendes, emprisonnement, peine de mort. Le Bien et le Mal deviennent le légal et l'illégal ; les contingences sont codifiées dans des lois qui spécifient le comportement et les châtiments qui les sanctionnent. Les lois sont utiles à ceux qui doivent s'y soumettre parce qu'elles précisent les comportements à éviter, et elles sont utiles à ceux qui les font respecter en ce qu'elles spécifient les comportements à punir. Au groupe se substitue une institution beaucoup plus nettement définie — l'État, la nation — dont l'autorité ou le pouvoir de punir se signalera par des cérémonies, des drapeaux, des musiques, des récits relatant la vie de citoyens prestigieux par leur respect du droit ou de hors-la-loi notoires. Une institution religieuse est une forme de gouvernement sous lequel le « bien » et le « mal » deviennent « vertu » et « péché ». Des contingences impliquant des renforcements positifs et négatifs, souvent de l'espèce la plus extrême, sont codifiées — sous forme de commandements, par exemple — et maintenues par des spécialistes, habituellement avec l'appoint de cérémonies, de rituels et de récits. De même, là où les membres d'un groupe peu organisé à cet égard échangent biens et services selon des contingences informelles, une institution économique précise des rôles — tels ceux d'employeur, d'ouvrier, d'acheteur, de vendeur et élabore des types particuliers de renforcements, tels que le crédit ou la monnaie. Les contingences se trouvent décrites dans des contrats, des accords, etc. De même encore, les membres d'un groupe informel apprennent au contact les uns des autres avec et sans intention de s'instruire, mais l'éducation organisée emploie les spécialistes que sont les enseignants, qui opèrent dans des endroits spéciaux que sont les écoles, en aménageant des contingences qui impliquent les renforcements particuliers que sont les notes et les diplômes. Le « bien » et le « mal » y deviennent le « juste » et le « faux », et l'on codifie dans des syllabus et des tests le comportement à apprendre. Ces institutions, tout en incitant plus efficacement les gens à agir « dans l'intérêt des autres » changent ce que les gens ressentent. Si un citoyen supporte son gouvernement, ce n'est pas par loyauté, c'est parce que le gouvernement a aménagé certaines contingences particulières. Nous appellerons ce citoyen loyal, nous lui apprendrons à s'appeler lui-même ainsi et à décrire ce qu'il éprouve en agissant de la sorte par le mot « loyauté ». Un fidèle ne supporte pas sa religion parce qu'il est pieux ; il la supporte à cause des contingences aménagées par l'institution religieuse. Nous le disons pieux, lui apprenons à se désigner ainsi et à parler de sa « piété ». Les conflits entre sentiments, tels que les illustrent les thèmes littéraires classiques de l'amour et du devoir ou du patriotisme et de la foi, sont en réalité des conflits entre contingences de renforcement. À mesure que les contingences qui poussent l'homme à agir « dans l'intérêt d'autrui » se font plus puissantes, elles éclipsent les contingences qui mettent en jeu des renforcements individuels. Elles peuvent alors être mises au défi. Ce n'est là, sans doute, qu'une métaphore qui évoque un combat. Ce que les gens font, en réalité, en réaction contre des contrôles excessifs ou conflictuels, se prête à une description plus explicite. Nous en avons vu un modèle dans le combat pour la liberté discuté au chapitre 2. L'individu peut se soustraire au contrôle d'un gouvernement, se tourner vers le contrôle informel d'un groupe plus petit, ou vers une solitude à la Thoreau. Il peut renier une religion orthodoxe, et se tourner vers les pratiques morales d'un groupe informel ou vers la réclusion de l'ermite. Il peut se soustraire au contrôle économique organisé, revenir à des formes informelles d'échange des biens et des services ou à un mode de subsistance solitaire. Il peut abandonner la connaissance organisée des savants et des universitaires en faveur de l'expérience personnelle (abandonner le savoir pour le comprendre, le Wissen pour le Verstehen). Une autre possibilité consiste à affaiblir ou détruire ceux qui imposent le contrôle, éventuellement en mettant sur pied un système qui rivalise avec le leur. Ces démarches s'accompagnent souvent de comportements verbaux qui soutiennent l'action non verbale et incitent les autres à y participer. On peut mettre en question la valeur ou la validité des renforcements employés par les autres et par les institutions : « Pourquoi chercher l'admiration de mes semblables ou éviter leur censure ? » « Qu'est-ce que mon gouvernement — ou n'importe quel gouvernement — peut en réalité me faire ? » « Une Église peut-elle vraiment décider si je dois être damné ou bienheureux pour l'éternité ? » « Qu'y a-t-il de si extraordinaire dans l'argent — ai-je vraiment besoin de toutes les choses qu'il procure ? » « Pourquoi étudierais-je les matières inscrites au programme de l'Université ? ». En bref « Pourquoi me conduirais-je « dans l'intérêt des autres » ? » Lorsque l'on échappe au contrôle exercé par les autres, ou qu'on le détruit, il ne reste que des renforcements individuels. L'individu se tourne vers les gratifications immédiates, éventuellement par le sexe et les drogues. S'il n'a pas besoin de faire grand-chose pour se nourrir, s'abriter et se protéger, cet état n'engendrera pas beaucoup de comportements. On dira que l'individu souffre d'un manque de valeurs. Comme le souligne Maslow, l'absence de valeurs « se décrit de façons diverses, sous les noms d'anomie, d'amoralité, d'indifférence, de déracinement, de vide, de désespoir, d'un manque de quelque chose à quoi se consacrer, en quoi l'on puisse croire ». Tous ces termes semblent renvoyer à des sentiments et des états d'esprit, mais ce qui fait défaut, ce sont des renforcements efficaces. L'anomie et l'amoralité renvoient à une absence de renforcements artificiels qui incitent les gens à observer des règles. L'indifférence, le déracinement, le vide, le désespoir indiquent l'absence de renforcements de tous genres. Ce « quelque chose en quoi l'on puisse croire, à quoi se consacrer » est à rechercher dans les contingences élaborées pour induire les gens à agir « dans l'intérêt des autres ». La distinction entre sentiments et contingences est particulièrement importante lorsqu'il s'agit d'entreprendre une action pratique. Si l'individu souffre en réalité de quelque état interne caractérisé par l'absence de valeurs, nous ne pouvons résoudre le problème qu'en modifiant cet état, par exemple en « réactivant les forces morales », ou en « raffermissant la fibre morale et l'engagement spirituel ». Ce qu'il faut changer, en réalité, ce sont les contingences, que nous les considérions comme responsables du comportement déficient ou des sentiments qui soi-disant expliquent le comportement. [...] Le premier pas pour résoudre ce problème est d'identifier tous les profits que l'individu retire lorsqu'il est contrôlé dans l'intérêt des autres. Ceux-ci exercent leur contrôle en manipulant les renforcements individuels auxquels est sensible l'organisme humain, en même temps que les renforcements conditionnés, tels que l'éloge ou le reproche, qui en dérivent. Mais il est d'autres conséquences que l'on néglige aisément parce qu'elles ne surviennent pas immédiatement. [...] [...] Le comportement ne peut réellement être affecté par quelque chose qui le suit, mais si une conséquence est immédiate, elle peut coïncider partiellement dans le temps avec le comportement. [...] [...] C'est l'un des avantages d'être un animal social : il n'est pas nécessaire que chacun redécouvre les techniques et usages par lui-même. Les parents enseignent à leurs enfants comme l'artisan à son apprenti, parce qu'ils y gagnent une aide précieuse ; mais, dans ce processus, l'enfant et l'apprenti acquièrent des comportements utiles qu'ils n'auraient probablement jamais acquis dans des contingences non sociales. Sans doute personne ne plante-t-il au printemps simplement parce qu'il récoltera à l'automne. Il ne serait ni adaptatif ni « raisonnable » de planter s'il n'y avait aucune relation avec la moisson ; mais on plante au printemps en raison de contingences plus immédiates, dont certaines ont été aménagées par l'environnement social. La récolte a tout au plus pour effet de maintenir une série de renforcements conditionnés. Un répertoire important, nécessairement acquis au contact d'autrui, est le répertoire verbal. Le comportement verbal émergea vraisemblablement dans des contingences impliquant des interactions sociales pratiques ; mais l'individu qui devient à la fois locuteur et auditeur est en possession d'un répertoire d'un pouvoir et d'une étendue extraordinaire, dont il peut user pour lui-même. Certaines parties de ce répertoire concernent la connaissance et le contrôle de soi-même qui, comme nous le verrons au chapitre 9, sont des produits sociaux, bien que, généralement, on les représente à tort comme affaires intensément individuelles et privées. Il est encore un autre avantage. L'individu est, après tout, l'un de ces « autres » qui exercent le contrôle, et le font dans leur intérêt. Les institutions organisées se justifient souvent en invoquant certaines valeurs générales. L'individu, sous un gouvernement, jouit d'un certain degré d'ordre et de sécurité. Un système économique se justifie en invoquant les richesses qu'il produit, et un système éducatif en invoquant les savoirs et les compétences qu'il transmet. En l'absence d'environnement social, l'individu demeure essentiellement sauvage, comme ces enfants qui auraient été élevés par des loups ou auraient été capables de se débrouiller par eux-mêmes dès le plus jeune âge à la faveur d'un climat favorable. Un homme isolé depuis sa naissance n'aura aucun comportement verbal, n'aura aucune conscience de soi-même en tant que personne, ne disposera d'aucune technique de contrôle de soi, et, par rapport au monde qui l'entoure, n'aura que ces maigres aptitudes qui peuvent s'acquérir dans le court espace d'une vie au contact des contingences non sociales. Dans l'Enfer de Dante, il souffrira les tortures spéciales réservées à ceux qui « ont vécu sans reproche ni éloge », comme les « anges qui existèrent... pour eux-mêmes ». Être pour soi-même, c'est n'être quasi rien. Les grands individualistes si souvent cités pour démontrer la valeur de la liberté personnelle ont dû leurs succès aux environnements sociaux qui les précédèrent. L'individualisme involontaire de Robinson Crusoé aussi bien que l'individualisme délibéré de Henry David Thoreau attestent leurs dettes envers la société. Si Crusoé avait échoué sur son île étant bébé, si Thoreau avait grandi solitaire sur les bords de l'étang de Walden, leur histoire eût été différente. Il nous faut tous débuter comme bébés, et aucun degré d'autodétermination, ni d'indépendance ne fera de nous des individus, si l'on donne à ce terme un sens plus élevé que celui de membre isolé de l'espèce humaine. [...] Même ceux qui s'affirment comme révolutionnaires sont presque entièrement les produits conventionnels des systèmes qu'ils renversent. Ils parlent la langue, emploient la logique et la science, observent quantités de principes moraux et légaux, utilisent les savoirs que la société leur a donnés. [...] En résumé Le combat pour la liberté et la dignité a été formulé comme une défense de l'homme autonome plutôt que comme une révision des contingences de renforcement dans lesquelles les gens vivent. Nous disposons d'une technologie du comportement qui réduirait avec plus de succès les conséquences aversives du comportement, qu'elles soient immédiates ou différées, et porterait au maximum les réalisations dont l'organisme humain est capable. Mais les défenseurs de la liberté s'opposent à ce qu'on en use. Cette opposition peut soulever certaines questions relatives aux « valeurs ». Qui décidera de ce qui est bon pour l'homme ? Comment sera employée une technologie plus efficace ? Par qui et à quelles fins ? Ce sont là, en fait, des questions qui portent sur les renforcements. Certaines choses sont devenues « bonnes » à travers l'histoire évolutive de l'espèce, et elles peuvent être employées pour pousser les gens à agir « dans l'intérêt des autres ». Employées avec excès, il arrivera qu'on les conteste, et l'individu se tournera vers des choses qui ne sont bonnes que pour lui-même. On peut répondre à cette mise en question en intensifiant les contingences qui engendrent les comportements servant l'intérêt d'autrui, ou en mettant en relief certains profits qu'en tire l'individu, mais jusque-là négligés, tels ceux que recouvrent les concepts de sécurité, d'ordre, de santé, de fortune, de sagesse. Par des méthodes éventuellement indirectes, les autres amènent l'individu sous le contrôle de certaines conséquences lointaines de son comportement, et l'intérêt des autres rejaillit alors sur l'individu. Il reste à analyser un autre type de profit qui contribue au progrès de l'humanité. |
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7. L'évolution culturelle [7] Une culture, comme une espèce, est soumise à une sélection qui est fonction de son adaptation à l'environnement : dans la mesure même où elle aide ses membres à obtenir de quoi satisfaire leurs besoins et à éviter ce qui les met en danger, elle les aide à survivre et à transmettre leur culture. Les deux types d'évolution sont étroitement entremêlés. Les mêmes êtres transmettent à la fois une culture et un équipement génétique — bien que ce soit par des voies différentes et à des moments différents de leur existence. La capacité à subir les changements comportementaux qui rendent la culture possible fut acquise au cours de l'évolution de l'espèce, et, réciproquement, la culture détermine nombre de caractères biologiques transmis. Beaucoup de cultures actuelles, par exemple, permettent de survivre et de procréer à des individus qui autrement ne le pourraient pas. Toutes les coutumes d'une culture ne sont pas adaptatives, pas plus que tous les traits d'une espèce, car les traits ou coutumes adaptatifs peuvent en porter d'inadaptés ; certaines cultures pauvrement adaptées, comme certaines espèces, survivent très longtemps. De nouvelles coutumes peuvent se comparer à des mutations génétiques. Une nouvelle coutume peut affaiblir la culture — par exemple en menant à une consommation superflue des ressources, ou en altérant la santé de ses membres — ou au contraire l'affermir — par exemple en aidant ses membres à faire un usage plus efficace de leurs ressources, ou à améliorer leur santé. Exactement comme une mutation, un changement dans la structure d'un gène, est sans relation avec les contingences de sélection qui affectent le trait qui en résulte, de même l'origine d'une coutume n'a pas nécessairement la moindre relation avec sa valeur de survie. L'allergie alimentaire d'un dirigeant puissant peut conduire à une loi d'interdiction diététique, une particularité sexuelle à une coutume de mariage, le caractère d'un terrain à une stratégie militaire — autant de coutumes qui peuvent se révéler utiles pour la culture pour des raisons sans rapport aucun avec leurs origines. Beaucoup d'usages culturels ont naturellement une origine accidentelle. La Rome antique, située dans une plaine fertile exposée aux razzias des tribus descendues des forteresses naturelles que constituaient les collines environnantes, élabora des lois foncières qui survécurent au problème originel. Les Égyptiens, obligés de retracer chaque année les limites de leurs domaines après les crues du Nil, développèrent la trigonométrie qui se révéla précieuse pour beaucoup d'autres raisons. Le parallélisme entre l'évolution biologique et l'évolution culturelle ne tient plus dès qu'on aborde le problème de la transmission. Il n'existe, dans la transmission d'une pratique culturelle, rien de comparable au mécanisme chromosomique. L'évolution culturelle est lamarkienne en ce sens que les traits acquis s'y transmettent. Pour reprendre un vieil exemple, la girafe n'étend pas le cou pour atteindre de la nourriture qu'elle ne peut atteindre autrement, et transmettre ensuite un cou plus long à sa descendance ; au contraire, ce sont les girafes chez lesquelles des mutations ont produit un cou plus long qui ont le plus de chances d'atteindre la nourriture disponible, et par conséquent qui transmettent la mutation. Mais une culture qui élabore une technique lui permettant d'employer des sources de nourriture inaccessibles autrement, peut transmettre cette technique non seulement à ses membres nouveaux, mais aux contemporains et aux membres survivants de la génération précédente. Plus important encore, une coutume peut se transmettre par « diffusion » aux autres cultures — comme si les antilopes, remarquant l'utilité du long cou des girafes, se mettaient à s'étirer le cou. Les espèces sont isolées les unes des autres par l'impossibilité de se transmettre de l'une à l'autre les traits génétiques, mais il n'y a pas entre cultures d'isolation comparable. Une culture est un ensemble de coutumes, mais que rien n'empêche de se mélanger à d'autres ensembles. [...] En résumé L'environnement social est ce que l'on appelle une culture. Il façonne et entretient le comportement de ceux qui y vivent. Une culture donnée évolue à mesure que de nouvelles coutumes s'élaborent, parfois pour des raisons sans rapports avec leur utilité, et à mesure que ces coutumes sont sélectionnées en fonction de leur contribution à la force de la culture dans sa compétition face au milieu physique et aux autres cultures. L'émergence de techniques qui incitent les membres d'une culture à travailler pour qu'elle survive constitue un pas décisif. De telles techniques ne peuvent s'appuyer sur l'intérêt individuel, même exploité dans l'intérêt des autres, car la survie d'une culture au-delà de la durée de vie de l'individu ne peut servir de source de renforcements conditionnés. Les autres peuvent survivre à l'individu qu'ils poussent à agir dans leur intérêt, et l'on identifie souvent à eux ou à leurs organisations la culture qu'il s'agit de faire survivre. Mais l'évolution d'une culture introduit un type supplémentaire d'intérêt ou de valeur. Une culture qui, pour une raison quelconque, incite ses membres à oeuvrer pour sa survie a plus de chance de survivre. C'est une affaire qui concerne l'intérêt de la culture, non de l'individu. La planification délibérée favorise cet intérêt en accélérant le processus évolutif, et puisqu'une science et une technologie du comportement permettent une meilleure planification, elles représentent d'importantes « mutations » dans l'évolution d'une culture. S'il existe quelque orientation, quelque direction dans l'évolution d'une culture, ce ne peut être, sans doute, que dans le sens suivant : amener les gens sous le contrôle d'un nombre de plus en plus grand de conséquences de leur comportement. |
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8. La planification d'une culture [8] Considérons un jeune homme dont l'univers a subitement changé. Il vient de terminer ses études universitaires, et trouve un emploi, ou doit entrer au service militaire. La plupart des comportements qu'il a acquis jusque-là se révèlent inutiles dans son nouveau milieu. Les comportements qu'il manifeste réellement se laissent décrire comme suit (nous fournissons entre parenthèses une traduction objective de cette description traditionnelle) : il manque d'assurance et se sent peu sûr de lui (son comportement est faible et inapproprié) ; il est insatisfait et découragé (il est rarement renforcé, et en conséquence, son comportement subit une extinction) ; il est frustré (l'extinction s'accompagne de réactions émotionnelles [aversives]) ; il se sent mal à l'aise et anxieux (son comportement a fréquemment des conséquences aversives inévitables qui ont des effets émotionnels) ; il n'y a rien qu'il ait envie de faire ou dont il tire du plaisir, il n'a plus le sentiment de créer quoi que ce soit, il a l'impression de mener une vie sans but, de ne plus rien réaliser (il est rarement renforcé pour avoir fait quoi que ce soit) ; il éprouve de la culpabilité ou de la honte (il a auparavant été puni pour son oisiveté ou ses échecs, qui évoquent maintenant des réactions émotionnelles [aversives]) ; il est déçu ou dégoûté de lui-même (il n'est plus renforcé par l'admiration des autres, et l'extinction qui en résulte a des effets émotionnels [aversifs]) ; il devient hypocondriaque (il conclut qu'il est malade) ou névrotique (il s'engage dans diverses formes de fuites inefficaces) ; et il éprouve une crise d'identité (il ne reconnaît plus la personne que jadis il appelait « Moi »). Les transpositions en italique sont trop brèves pour être précises, mais elles suffisent à indiquer la possibilité d'une formulation différente, qui seule suggère une intervention efficace. Pour le jeune homme lui-même, ce qui importe, ce sont sans aucun doute les divers états de son corps. Ils constituent des stimuli frappants, et il a appris à les utiliser à la façon traditionnelle pour expliquer son comportement tant à lui-même qu'à autrui. Ce qu'il nous dit de ses sentiments peut nous aider à deviner ce qui ne va pas dans les contingences, mais si nous voulons être sûrs, nous devons aller voir directement ces dernières, et ce sont les contingences qu'il faudra changer si nous voulons changer le comportement. [...] Si les économies planifiées, les dictatures éclairées, les sociétés perfectionnistes, et autres aventures utopiques ont échoué, il faut nous rappeler que les cultures non planifiées, non dirigées, non perfectionnées ont échoué elles aussi. Un échec n'est pas toujours une faute ; dans certaines circonstances il peut n'y avoir rien de mieux à faire. La véritable faute est de cesser d'essayer. Peut-être ne pouvons-nous actuellement planifier une culture dans son ensemble, mais nous pouvons mettre au point de meilleurs usages par petits morceaux. Les mécanismes comportementaux dans le monde réel sont les mêmes que dans une communauté utopienne, et les usages y ont les mêmes effets pour les mêmes raisons. On retrouve les mêmes avantages lorsqu'on insiste sur les contingences de renforcement plutôt que sur des états d'esprit et des sentiments. Le fait, par exemple, que les élèves ne réagissent plus comme par le passé aux environnements éducatifs est, assurément, un problème sérieux ; ils désertent l'école, parfois pendant longtemps, ils ne vont qu'aux cours qui les amusent ou leur paraissent en rapport avec leurs problèmes, ils saccagent les installations scolaires, attaquent les maîtres et le personnel. Mais nous ne résoudrons pas ce problème en « cultivant chez le public un respect qu'il a perdu pour le savoir et pour les professions d'enseignants et de chercheurs ». (Ce « cultiver le respect » est une métaphore dans la veine horticole.) Le mal est dans l'environnement éducatif. Il nous faut élaborer les contingences dans lesquelles les élèves acquièrent des comportements utiles pour eux-mêmes et pour leur culture — des contingences qui n'entraînent pas d'effets secondaires eux-mêmes source de difficultés et qui produisent le genre de comportement qui, dit-on, « atteste le respect pour le savoir ». Il n'est pas difficile de voir ce qui ne va pas dans la plupart des environnements éducatifs ; on a déjà beaucoup fait pour mettre au point des matériels qui rendent l'apprentissage aussi facile que possible, et pour construire des contingences, dans la classe et ailleurs, qui donnent aux élèves de puissantes raisons de s'instruire. [...] Walter Lippmann a dit que « la question suprême qui se pose à l'humanité » est de savoir comment les hommes peuvent se sauver eux-mêmes de la catastrophe qui les menace. Mais pour répondre à cette question, il ne suffit pas de découvrir comment les hommes peuvent « se donner la volonté et le pouvoir de se sauver eux-mêmes ». Nous devons porter notre attention sur les contingences qui incitent les gens à agir pour augmenter les chances de survie de leur culture. Nous disposons des technologies physiques, biologiques et comportementales nécessaires pour « nous sauver nous-mêmes » ; le problème est d'amener les gens à en user. Peut-être suffirait-il de « vouloir l'utopie », mais qu'est-ce que cela veut dire ? Quels sont les caractères principaux d'une culture qui survivra parce qu'elle incite ses membres à oeuvrer pour sa survie ? [...] L'important n'est pas tellement de savoir comment résoudre un problème que de savoir comment rechercher une solution. Les savants qui approchèrent le président Roosevelt pour lui proposer de construire une bombe si puissante qu'elle mettrait fin en quelques jours à la Seconde Guerre mondiale ne pouvaient affirmer qu'ils savaient comment la fabriquer. Tout ce qu'ils pouvaient dire, c'est qu'ils savaient dans quelle direction chercher. Les problèmes de comportement à résoudre dans le monde actuel sont sans doute plus compliqués que l'application de la fission nucléaire, et la science fondamentale est assurément beaucoup moins avancée que n'était alors la physique, mais nous savons d'où partir pour chercher les solutions. [...] Le spécialiste du comportement ne se limite pas aux programmes de renforcement qui se rencontrent dans la nature, il construit une grande variété de programmes dont certains pourraient ne jamais se produire par hasard. Il n'y a aucune vertu particulière dans la nature accidentelle d'un hasard. Une culture évolue à mesure que de nouveaux usages apparaissent et sont soumis à la sélection, et nous n'avons aucune raison d'attendre qu'ils surgissent par hasard. [...] Tout renforcement faible devient très puissant pour peu qu'il soit correctement programmé. Le programme à proportion variable que l'on trouve dans toutes les entreprises de jeux de hasard prend possession de son domaine pendant les loisirs. Le même programme explique la passion du chasseur, du pêcheur, du collectionneur, qui n'attrapent ou ne trouvent jamais grand-chose de bien important. Dans les jeux et les sports, les contingences sont spécialement combinées pour donner une grande importance à des événements banals. Pendant leurs loisirs, les gens deviennent spectateurs, ils regardent le comportement sérieux des autres, comme dans le cirque romain ou le match de football d'aujourd'hui, comme au théâtre ou au cinéma ; ou encore, ils écoutent ou lisent des récits rapportant le comportement sérieux d'autres gens, comme dans les potinages de salon ou la lecture littéraire. Il n'y a pas grand-chose dans ces comportements qui contribue à la survie de l'individu ni à celle de sa culture. [...] Le planificateur de culture ne commet ni intrusion ni ingérence. Il ne vient pas pour perturber un processus naturel ; il en fait au contraire partie. Le généticien qui change les caractéristiques d'une espèce par des croisements sélectifs ou par altération des gènes, peut avoir l'air de s'immiscer dans l'évolution biologique, mais s'il le fait, c'est parce que sa propre espèce a évolué au point d'être capable de développer la science génétique et une culture qui incite ses membres à prendre en considération l'avenir de l'espèce. [...] L'opposition aux techniques de contrôle, c'est naturellement une forme de contre-contrôle. Elle peut avoir des effets bénéfiques immenses si elle contribue à la sélection de meilleures techniques. Mais les littératures de la liberté et de la dignité ont commis l'erreur de supposer qu'elle supprime le contrôle plutôt qu'elle ne le corrige. Le contrôle réciproque à la faveur duquel une culture évolue se trouve ainsi perturbé. Le refus d'exercer les contrôles possibles sous prétexte que tout contrôle est mauvais revient à empêcher des formes éventuellement importantes de contre-contrôle. Nous en avons discuté déjà certaines conséquences. Les techniques punitives que, pourtant, les littératures de la liberté et de la dignité ont contribué à éliminer, se trouvent paradoxalement favorisées. La préférence pour des méthodes qui dissimulent le contrôle a condamné ceux qui sont en mesure d'exercer un contre-contrôle constructif à n'utiliser que des techniques faibles. Ceci pourrait bien être une mutation culturelle léthale. Notre culture a produit la science et la technologie dont elle a besoin pour se sauver elle-même. Elle dispose des richesses nécessaires à une action efficace. Elle a, à un haut degré, le souci de son propre avenir. Mais elle s'obstine à considérer comme sa valeur principale la liberté ou la dignité plutôt que sa propre survie. Rien n'exclut dès lors qu'une autre culture fasse une contribution plus importante au futur. Le défenseur de la liberté et de la dignité peut alors, comme le Satan de Milton, continuer à se réciter qu'il possède « un esprit que rien ne peut changer ni dans le temps ni dans l'espace » et une identité personnelle satisfaite d'elle-même (« Qu'importe où je suis, si je reste le même ? ») ; mais il se retrouvera néanmoins en enfer sans autre consolation que l'illusion qu' « ici au moins nous serons libres ». En résumé Une culture est comparable à un espace expérimental employé dans l'étude du comportement. C'est un ensemble de contingences de renforcement, concept que l'on n'a commencé à comprendre que tout récemment. La technologie du comportement qui se dégage est éthiquement neutre, mais appliquée à la planification d'une culture, la survie de la culture y joue le rôle d'une valeur. Ceux qui ont été incités à travailler pour leur culture doivent prévoir certains des problèmes à résoudre, mais beaucoup de traits actuels d'une culture ont une influence évidente sur ses chances de survie. Les projets que l'on trouve dans la littérature utopique font appel à certains principes simplificateurs. Ils ont le mérite de souligner la valeur de survie : l'utopie fonctionnera-t-elle ? Le monde réel est, naturellement, beaucoup plus complexe, mais les processus sont les mêmes et les mêmes méthodes y ont les mêmes résultats. Surtout, il y a un égal intérêt à y formuler les objectifs en termes de comportement. L'usage de la science dans la planification d'une culture soulève couramment l'opposition. On dit que la science est inadéquate, que son usage peut avoir des conséquences désastreuses, qu'elle ne produira pas une culture acceptable par les membres des autres cultures, et que, de toute façon, les hommes refuseront d'être contrôlés. L'abus d'une technologie du comportement est un problème sérieux. Mais le meilleur moyen de nous en garantir consiste à porter notre attention, non sur les candidats éventuels à l'exercice du contrôle, mais sur les contingences dans lesquelles ils l'exercent. Ce n'est pas la bienveillance de celui qui détient le contrôle qu'il nous faut analyser, mais bien les contingences dans lesquelles il se fait qu'il exerce le contrôle avec bienveillance. Tout contrôle est réciproque, et l'interaction entre contrôle et contre-contrôle est essentielle pour l'évolution de la culture. Les littératures de la liberté et de la dignité perturbent cette interaction en interprétant le contre-contrôle comme la suppression plutôt que comme la correction des pratiques de contrôle. Les conséquences de cette manière de voir pourraient être létales. En dépit de ses remarquables avantages, notre culture pourrait se révéler atteinte d'un défaut fatal. Quelque autre culture pourrait alors apporter à l'avenir de l'humanité une contribution plus importante. |
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9. Qu'est-ce que l'homme ? [9] [...] Le nomade mongol sur le dos de son cheval et l'astronaute dans l'espace sont des êtres différents, mais, pour autant que nous sachions, s'ils avaient été échangés à la naissance, ils auraient pris la place l'un de l'autre. [...] [...] [...] On a été jusqu'à soutenir que le monde n'existerait pas si personne ne le percevait. L'action est exactement inversée dans une analyse environnementale. Il n'y aurait naturellement aucune perception s'il n'y avait aucun monde à percevoir ; mais un monde bien existant ne serait pas perçu sans les contingences appropriées. Nous disons d'un bébé qu'il perçoit le visage de sa mère et qu'il le connaît. Nous en donnons pour preuve le fait qu'il réagit d'une manière au visage maternel et d'une autre manière aux autres visages et aux autres objets. Il fait cette distinction non par quelque acte mental de perception, mais en raison des contingences antérieures. [...] Le visage et les expressions faciales de la mère humaine ont été associés avec la sécurité, la chaleur, la nourriture, et autres choses importantes, tant au cours de l'évolution de l'espèce que durant la vie de l'enfant. Apprendre à percevoir, c'est apprendre à réagir aux objets de diverses façons particulières en raison des contingences dont ils font partie. [...] [...] La pensée abstraite est le produit d'un type particulier d'environnement, non d'une faculté cognitive. [...] Les lois scientifiques sont des descriptions des contingences de renforcement, et quiconque connaît une de ces lois peut se conduire efficacement par rapport aux contingences qu'elle décrit sans y avoir été exposé. (Il aura, naturellement, des sentiments très différents à propos des contingences selon qu'il y aura été directement exposé ou qu'il suivra une règle. La connaissance scientifique est « froide », mais le comportement auquel elle donne naissance est aussi efficace que la connaissance « à chaud » dégagée de l'expérience personnelle.) [...] La communauté verbale spécialise dans les contingences autodescriptives. Elle pose des questions comme celle-ci : Qu'avez-vous fait hier ? Qu'êtes-vous en train de faire ? Que ferez-vous demain ? Pourquoi avez-vous fait cela ? Avez-vous vraiment envie de faire ceci ? Que pensez-vous de ça ? Les réponses aident les gens à s'ajuster les uns aux autres efficacement. Et c'est parce qu'on lui pose de telles questions que l'individu réagit à lui-même et à son propre comportement de cette manière particulière que nous désignons par les termes : connaissance de soi et prise de conscience. Sans l'aide d'une communauté verbale, tout comportement serait inconscient. La conscience est un produit social. Non seulement elle n'est pas le domaine particulier de l'homme autonome, mais elle est hors de portée d'un homme solitaire. [...] [...] l'auto-observation constante peut être source d'embarras. Le pianiste virtuose jouerait fort mal s'il était clairement conscient de son comportement comme l'est l'élève qui apprend à jouer. [...] L'image qui se dégage d'une analyse scientifique n'est pas celle d'un corps avec une personne à l'intérieur, mais d'un corps qui est une personne, en ce sens qu'il déploie un répertoire complexe de conduites. Cette image n'est assurément pas familière. L'homme ainsi représenté est un étranger, et du point de vue traditionnel, il ne ressemble peut-être plus du tout à un homme. « Depuis au moins un siècle », écrit Joseph Wood Krutch, « nous avons manifesté une complaisance pour les théories, telles que le déterminisme économique, le behaviorisme mécaniste, et le relativisme, qui réduisent la stature de l'homme au point qu'il cesse d'être homme au sens que donnaient à ce mot les humanistes des générations passées ». Matson a soutenu que « le behavioriste empirique... nie, ne serait-ce que par implication, qu'il existe un être unique, que l'on appelle l'Homme ». « Ce que l'on attaque, dit Maslow, c'est l'être de l'homme ». C. S. Lewis le formule encore plus brutalement : « l'homme est aboli ». [...] Ce que l'on est en train d'abolir, c'est l'homme autonome — l'homme intérieur, l'homuncule, le démon possesseur, l'homme qu'ont défendu les littératures de la liberté et de la dignité. Son abolition a été longtemps retardée. L'homme autonome est un dispositif que l'on invoque pour expliquer ce que l'on ne peut expliquer autrement. Il s'est construit de nos ignorances, et à mesure que notre compréhension progresse, la matière même dont il est fait s'évapore. La science ne déshumanise pas l'homme, elle le « déshomunculise », et elle doit le faire si l'on veut empêcher l'abolition de l'espèce humaine. À l'« Homme en tant qu'homme » nous disons sans hésiter : Bon débarras. Ce n'est qu'en le dépossédant que nous nous tournerons vers les véritables causes du comportement humain. Alors seulement nous pourrons passer de l'inféré à l'observé, du miraculeux au naturel, de l'inaccessible au manipulable. On dit souvent qu'en faisant cela, nous traitons l'homme qui survit comme un simple animal. « Animal » est un terme péjoratif, mais uniquement parce qu'on a donné au mot « homme » une respectabilité contrefaite. Pour Krutch, alors que la perspective traditionnelle rejoint l'exclamation de Hamlet : « Comme il ressemble à un dieu ! », Pavlov, le grand spécialiste du comportement, insista sur autre chose : « Comme il ressemble à un chien ! » C'était pourtant un pas en avant. Un dieu est la forme archétypique de la fiction explicative, de l'esprit faiseur de miracles, du métaphysique. L'homme est beaucoup plus qu'un chien, mais comme le chien, il est accessible à une analyse scientifique. [...] L'analyse scientifique du comportement dépossède l'homme autonome, et transfère à l'environnement le contrôle qu'il était censé exercer. [...] Seul l'homme autonome est dans une impasse. L'homme lui-même est certes contrôlé par son environnement, mais cet environnement, il l'a presque entièrement construit de ses propres mains. L'environnement physique de la plupart des gens est pour une grande part de fabrication humaine. Les surfaces sur lesquelles une personne marche, les murs qui l'abritent, les habits qu'elle porte, beaucoup des aliments qu'elle mange, les outils qu'elle emploie, les véhicules dans lesquels elle se déplace, la plupart des objets qu'elle regarde, des sons qu'elle entend sont des produits humains. L'environnement social est de toute évidence fait par l'homme. C'est lui qui produit la langue qu'une personne parle, les coutumes qu'elle pratique, et ses conduites envers les institutions éthiques, religieuses, politiques, économiques, éducatives, psychothérapeutiques qui la contrôlent. L'évolution d'une culture est, en fait, une sorte de gigantesque exercice de contrôle de soi. Comme l'individu se contrôle lui-même en manipulant le monde dans lequel il vit, de même l'espèce humaine a construit un environnement dans lequel ses membres agissent de manière hautement efficace. Des erreurs ont été commises, et rien ne garantit que l'environnement construit par l'homme continuera à produire des gains qui compensent les pertes ; mais l'homme, tel que nous le connaissons, pour le meilleur et pour le pire, est ce que l'homme a fait de l'homme. En résumé Une analyse expérimentale déplace les causes déterminantes du comportement de l'homme autonome vers l'environnement — un environnement responsable à la fois de l'évolution de l'espèce et du répertoire acquis par chacun de ses membres. Les premières versions de l'environnementalisme étaient inadéquates parce qu'elles ne pouvaient expliquer comment agissait l'environnement ; l'homme autonome semblait conserver beaucoup de ses prérogatives. Mais les contingences environnementales prennent aujourd'hui en charge les fonctions jadis attribuées à l'homme autonome, et certaines questions surgissent : L'homme est-il donc « aboli » ? Assurément non, ni en tant qu'espèce ni en tant qu'individu créateur. Seul est aboli l'homme autonome intérieur, et c'est un pas en avant. Mais l'homme ne devient-il pas ainsi une simple victime, ou un simple observateur de ce qui lui arrive ? Il est, en effet, sous le contrôle de son environnement, mais il faut nous rappeler que cet environnement est pour une grande part, fait de ses mains. L'évolution d'une culture est un gigantesque exercice de contrôle de soi. On accuse souvent une conception scientifique de l'homme de conduire à des blessures de vanité, au désespoir et à la nostalgie. Mais aucune théorie ne change l'objet sur lequel elle porte ; l'homme reste ce qu'il a toujours été. Mais une nouvelle théorie peut changer les possibilités d'action sur son objet d'étude. Une conception scientifique de l'homme offre des possibilités exaltantes. Nous n'avons pas encore vu ce que l'homme peut faire de l'homme. |
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B. F. Skinner, Par delà la liberté et la dignité, Robert Laffont © 1972,
pp. 11-13, 30-34, 36-38. [2] Ibid., pp. 39-43, 45-47, 50-52, 55-58. [4] Ibid., pp. 92-98, 100-102. [5] Ibid., pp. 103-119, 122-123. [6] Ibid., pp. 125-126, 128-129, 133-147, 150-154. [7] Ibid., pp. 158-160, 174-175. [8] Ibid., pp. 179-180, 189-192, 195-196, 198, 217, 219-222. [9] Ibid., pp. 224, 226-227, 229, 232-233, 242-243, 248-250, 259-260. |
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