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~ 50 apr. J.-C. |
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Destin, Dieu, Sagesse, Philosophie |
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SOMMAIRE |
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« Qu'est-ce qui empêche pourtant, dira-t-on, de confondre en un tout vertu et volupté et d'édifier le souverain bien de manière à en faire une chose à la fois honnête et agréable ? » C'est qu'il ne peut exister d'autre aspect de l'honnête en dehors de l'honnête lui-même ; et le souverain bien perdra sa pureté s'il se trouve en lui quelque chose qui diffère de ce qui est le meilleur. Même la joie qui provient de la vertu, quoiqu'elle soit un bien, ne fait pourtant point partie du bien absolu, pas plus que le contentement et la tranquillité, malgré la beauté de leurs origines. Car si ce sont là des biens, ce ne sont que des conséquences et non des accomplissements du souverain bien. Celui qui associe le plaisir et la vertu, et qui ne leur donne même pas des droits égaux, détruit par la fragilité de l'un de ces biens tout ce qu'il y a de vigueur dans l'autre, et met sous le joug cette liberté, qui n'est invincible que si elle ne voit rien au-dessus d'elle. On commence alors à avoir besoin de la fortune, ce qui est le plus dur esclavage ; vient ensuite la vie inquiète, soupçonneuse, alarmée, effrayée des événements, s'agitant au gré des circonstances. Vous ne donnez pas à la vertu une base solide et fixe, vous voulez qu'elle reste ferme sur un appui chancelant. Quoi de plus chancelant, en effet, que l'attente des biens fortuits, que les changements qui se produisent dans le corps et dans tout ce qui l'affecte ? Comment obéir à Dieu [2], accepter avec résignation tout ce qui arrive, ne point se plaindre du destin, interpréter favorablement ses mésaventures, quand on est agité par les moindres piqûres du plaisir et de la douleur ? On est, de plus, un mauvais gardien ou un mauvais vengeur de la patrie, un mauvais défenseur de ses amis, quand on penche vers le plaisir. Que le souverain bien s'élève donc à une hauteur telle, qu'aucune force ne puisse l'en arracher, à une hauteur inaccessible à la douleur, à l'espérance, à la crainte, à tout objet qui pourrait altérer sa condition. Mais cette hauteur, la vertu seule peut l'atteindre ; son pas seul peut gravir de tels escarpements ; elle tiendra ferme et supportera tous les événements non seulement avec patience, mais avec plaisir ; elle saura que toute situation pénible est une loi de la nature. Comme un bon soldat supporte les blessures, compte les cicatrices, et, percé de traits, aime encore en mourant le général pour lequel il expire, la vertu aura toujours dans l'âme ce vieux précepte : suis Dieu. Quiconque se plaint, pleure et gémit, est forcé néanmoins d'obéir et d'exécuter malgré lui les ordres qu'on lui prescrit. Quelle folie de se faire traîner plutôt que de suivre ! C'est comme si par démence ou ignorance de votre condition, vous vous affligiez de ce qu'il vous arrive quelque chose de pénible, comme si vous étiez surpris ou indigné des accidents qui frappent les bons et les méchants, je veux dire la maladie, la mort, les infirmités et les autres misères qui s'abattent sur la vie humaine. Toutes ces souffrances que la loi de l'univers nous inflige, qu'un puissant effort les arrache de l'âme. Nous nous sommes engagés par serment à supporter la condition des mortels et à voir sans trouble ce qu'il n'est pas en notre pouvoir d'éviter. Nous sommes nés dans un royaume, l'obéissance à Dieu, telle est notre liberté. |
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Différence entre Sagesse et Philosophie [4] [...] Je commencerai donc, comme tu le demandes, par te dire la différence existant entre Philosophie et Sagesse. La Sagesse est le bien de l'esprit humain à sa perfection. La Philosophie est le goût et la recherche de la Sagesse. La première montre le but où parvient la seconde. L'origine du terme de philosophie est évidente. Le nom lui-même l'indique. Certains ont défini la sagesse « la connaissance des choses divines et humaines ». D'autres : « la Sagesse consiste à connaître les choses divines et humaines, et leurs causes ». Cette addition me semble superflue, car les causes des choses divines et humaines font partie des choses divines. De même, la philosophie a été définie de façons extrêmement diverses par les différents philosophes. Les uns ont dit que c'était le goût de la vertu, d'autres, le goût du progrès intérieur. Certains ont dit que c'était la recherche de la raison droite. Sur un point l'on est à peu près d'accord : qu'il y a une certaine différence entre la philosophie et la sagesse. Car il est impossible qu'il y ait identité entre ce que l'on recherche et ce qui recherche. De la même façon qu'il y a une grande différence entre l'avarice et l'argent, la première recherchant le second, de même, il y a une différence entre la sagesse et la philosophie. Car celle-ci est l'effet et la récompense de l'autre. L'une chemine, l'autre est le but. La Sagesse est ce que les Grecs appellent [sophia]. Ce mot était employé par les Romains, comme maintenant ils usent de celui de philosophie. Tu en trouveras la preuve dans les vieilles tragédies romaines, et l'épitaphe de Dossénus : « Arrête-toi, passant, et lis la philosophie () de Dossénus. » Certains Stoïciens, bien que la philosophie fût le goût de la vertu, et que celle-ci fût l'objet de la recherche, et celle-là son agent, ne crurent pas, pourtant, qu'elles fussent séparables. Car il n'y a pas de philosophie sans vertu ni de vertu sans philosophie. La philosophie est le goût de la vertu, mais son instrument est la vertu elle-même. Car la vertu ne peut exister sans le goût qu'on lui porte, et le goût de la vertu suppose celle-ci. Il n'en est pas de même que dans le tir à cible, ou le tireur est en un endroit, et la cible en un autre, ni que pour des chemins, qui conduisent à une ville, mais qui sont eux-mêmes en dehors de celle-ci. C'est la vertu elle-même qui conduit jusqu'à elle. Il y a une liaison indissoluble entre la philosophie et la vertu. |
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Ch. I La plupart des mortels, Polinus, s'accordent pour se plaindre de la parcimonie de la nature parce que nous venons au monde pour une courte vie, que ces espaces de temps qui nous sont donnés courent avec la rapidité des torrents, si bien qu'à l'exception d'un petit nombre, la vie abandonne tous les hommes au cœur même des préparatifs de la vie. Et de ce malheur général, du moins ainsi le juge-t-on, la foule et le vulgaire irréfléchi ne sont pas seuls à se lamenter ; c'est un sentiment qui a suscité des plaintes même parmi les hommes de grand renom. D'où cette exclamation d'Hyppocrate, le plus grand des médecins : « La vie est brève et longue la science. » D'où chez Aristote en rébellion contre la nature cette protestation des plus déplacées de la part d'un sage : « Elle s'est montrée si indulgente avec les animaux, qu'elle leur a donné une existence équivalente à cinq, voire dix générations humaines, alors que pour l'homme, né pour tant de grands accomplissements, le terme vient infiniment plus vite. » Nous n'avons pas un temps trop court, mais nous en perdons beaucoup. La vie est assez longue ; on nous en a donné une durée assez grande pour achever les plus hautes destinées si nous l'employons toute à bon escient. Mais quand elle est dissipée dans le luxe et la nonchalance, quand on ne l'utilise pour aucune entreprise de valeur, alors il faudra la contrainte de la nécessité suprême pour que nous sentions que, sans que nous l'ayons vu avancer, elle est passée. Non, ce n'est pas qu'une vie brève nous soit impartie, c'est nous qui la rendons telle ; nous ne sommes pas indigents, nous gaspillons. Si des richesses immenses, royales, échoient à un mauvais maître, elles seront dilapidées en un moment, en revanche, même si elles sont modestes, lorsqu'un bon dépositaire les reçoit, elles s'accroissent à l'usage. De même, pour celui qui sait l'employer, la vie couvre une longue distance. Ch. II Pourquoi nous plaindre de la nature ? Elle nous a bien traités. La vie est longue si on sait en user. Mais l'un est prisonnier d'une insatiable avidité, l'autre absorbé par l'application laborieuse à d'inutiles travaux ; l'un est gorgé de vin, l'autre abruti par l'indolence ; l'un est miné par une ambition toujours suspendue au jugement d'autrui, l'autre entraîné par la passion du commerce sur terre et sur mer dans l'espoir de s'enrichir ; il y a ceux que tourmente une folie belliqueuse, incapables de ne pas s'inquiéter des périls que courent les autres ou eux-mêmes ; ceux qui avec un triste esprit courtisan consument dans une servitude volontaire ; beaucoup sont captifs d'une aspiration à posséder la beauté d'autrui ou du soin de la leur ; la plupart ne recherchent rien de précis, et une légèreté vagabonde, inconstante, vite lassés, les jette sans cesse vers de nouveaux desseins ; ils ne savent où diriger leur course et le destin les surprend inactifs et baillant. C'est au point que je n'hésite pas à prendre à mon compte cette phrase prononcée comme un oracle par le plus grand des poètes : « La partie de la vie que nous vivons est courte, tout le reste n'est pas la vie, c'est du temps. » Les vices pressent, encerclent de toutes parts, ils interdisent de se redresser ou de lever les yeux pour distinguer le vrai ; ils engloutissent, submergent dans la passion ; jamais on ne peut revenir à soi. Si parfois on trouve quelque tranquillité comme au large où demeure, même la tempête passée, un peu d'agitation on flotte, et jamais on ne trouve de loisir à l'égard de ses passions. Crois-tu que je dise tout cela des gens qui avouent leurs maux ? Regarde ceux qui font accourir les autres par l'image de bonheur qu'ils donnent. Ils sont étouffés par leurs biens. Que leurs richesses sont pesantes à certains. À combien d'autres leur éloquence et le besoin de faire chaque jour parade de leur profondeur d'esprit ne font-ils pas cracher le sang ? Combien s'étiolent dans de continuelles voluptés ? À combien une foule de clients qui les harcèle ne laisse-t-elle aucun répit ? Bref, examine-les tous du haut en bas : celui-ci réclame justice, celui-là l'assiste, un tel est accusé, tel autre est défenseur ; personne ne revendique d'être laissé en paix avec soi-même, nous nous consumons les uns les autres. Informe-toi de ceux dont on apprend à connaître les noms et tu verras qu'on les reconnaît à ceci : celui-ci est sous la sujétion d'un tel, celui-là d'un autre, personne ne s'appartient. |
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[1]
Sénèque, La vie heureuse, Ch. 15., Frémeaux & Associés © 2004, CD1 (15), lecture Nicole Garcia.
[2] Le texte latin mentionne bien Deus, au singulier. Ceci ne signifie pas que Sénèque, contemporain du Christ, soit monothéiste. Il s'agit de la « divinité » au sens large. Sous l'Empire, le respect dû aux dieux (ou « à Dieu ») se confond d'ailleurs avec le respect des institutions.
[3]
Sénèque, Lettre LXXIII.
[4]
Sénèque, Lettres à Lucilius, traduction de Bréhier, P.U.F., coll. Grands textes philosophiques.
[5] Sénèque, Sur la brièveté de la vie, Ch. I et II, Frémeaux & Associés © 2004, CD (1), lecture Jean-Pierre Cassel. |
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