PREMIÈRE SCOLASTIQUE 

Scot Érigène

 

Texte fondateur

~ 866

Création et théologie négative

SOMMAIRE

Dieu est Néant

Dieu est transcendance et immanence

La Nature : les quatre effets de création

Théologie négative

Dieu est Néant [1]

Maître

— Le but et le thème principal de notre Philosophie de la Nature a d'abord consisté à prouver que la Cause incréée et créatrice de tous les existants et de tous les non-existants correspond à l'unique Principe, à l'unique Origine et à l'unique Source de tout ce qui existe, qui ne procède elle-même de rien, alors que tous les existants procèdent d'elle, qui est la Trinité coessentielle en trois Personnes, qui est , c'est-à-dire sans principe en elle-même, mais qui est aussi le Principe et la Fin de tous les existants, l'unique Bonté, l'unique Dieu coessentiel et suressentiel, est une Nature , c'est-à-dire une Nature suressentielle.

Dieu est transcendance et immanence [2]

Maître

— [...] Car l'Écriture sainte déclare : « Dieu dit : Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance, etc. » (Genèse 1:26) Et cette primauté a été conférée à l'homme, que l'homme eût péché ou que l'homme n'eût pas péché, même si l'homme n'avait pas gouverné le monde, s'il n'avait pas péché, de la même manière qu'il l'a gouverné après avoir commis le péché. Mais afin que tu comprennes cette vérité avec davantage de certitude, crois-tu que l'homme est un animal dans sa composante qui a été créée à l'image de Dieu, ou crois-tu que l'image de Dieu subsiste dans sa composante, selon laquelle il a été produit à partir du limon comme classé parmi les animaux, ou encore crois-tu que ces deux états, à savoir l'état d'image et l'état d'animal, ne peuvent pas coexister véritablement en l'homme ?

Disciple

— En ce qui concerne la dernière hypothèse, je n'ose émettre aucune objection, car la droite raison nous confirme que ces deux états coexistent dans l'homme. Mais en ce qui concerne la première hypothèse, à savoir que l'image de Dieu subsiste dans l'homme animal et que l'homme animal subsiste dans l'image de Dieu, j'inclinerais à répondre catégoriquement par la négative si tes déclarations précédentes ne me rendaient quelque peu perplexe, à savoir que l'homme subsiste intégralement en lui-même comme un tout homogène, ce qui m'incite à comprendre que la totalité de l'image de Dieu subsiste dans la totalité de l'homme animal, et que la totalité de l'homme animal subsiste dans la totalité de l'image de Dieu pour constituer la totalité de l'homme.

Maître

— Je suis surpris de voir que mes hypothèses te rendent perplexe, alors que tu peux constater que c'est précisément dans ce concours que l'on peut reconnaître l'image et la ressemblance de Dieu dans la nature humaine. Car, tout comme Dieu est à la fois transcendant à tous les existants et immanent à tous les existants, car Dieu Lui-même est l'Essence de tous les existants, Lui qui seul existe véritablement et puisque Dieu subsiste totalement dans tous les existants, sans cesser pour autant de subsister totalement hors de tous les existants, en subsistant totalement dans le monde et en subsistant totalement hors du monde, en subsistant totalement dans les créatures sensibles et en subsistant totalement dans les créatures intelligibles, en créant tout l'univers et en devenant créé dans tout l'univers, en subsistant totalement dans la totalité de l'univers et en subsistant totalement dans toutes les parties constitutives de l'univers, car Lui seul est à la fois la totalité de l'univers et chacune des parties constitutives de l'univers, sans être ni la totalité de l'univers ni aucune des parties constitutives de l'univers, de manière analogue, la nature humaine, considérée comme subsistant dans son propre monde, c'est-à-dire considérée dans sa propre subsistance, subsiste totalement dans sa propre totalité et subsiste totalement dans toutes ses composantes sensibles et dans toutes ses composantes intelligibles, elle subsiste totalement dans sa propre totalité et subsiste totalement dans toutes ses composantes, toutes ses composantes subsistent totalement en elles-mêmes et toutes ses composantes subsistent dans leur propre totalité. Car même la composante la plus inférieure et la plus humble de la nature humaine, je veux dire le corps, subsiste totalement dans la totalité de l'homme, conformément à ses lois propres, car le corps, considéré en tant que c'est un corps véritable, subsiste dans ses lois propres, qui ont été créées lors de la première création. Et puisque la nature humaine subsiste ainsi en elle-même, elle excède sa propre totalité. Car la nature humaine n'aurait pas pu adhérer à son Créateur, si elle n'avait préalablement excédé toutes les natures qui lui sont inférieures, et si elle n'avait pas été capable de se dépasser elle-même [...]

La Nature : les quatre effets de création [3]

Maître

— Le mot Nature est-il donc un nom générique s'appliquant, comme nous l'avons dit, à tout ce qui est et à tout ce qui n'est pas ?

Disciple

— Il l'est sans conteste. Car rien dans l'univers ne peut se présenter à notre réflexion qui ne puisse rentrer sous ce terme.

Maître

— Puisque nous avons donc convenu entre nous d'utiliser ce terme générique de Nature, je souhaiterais que tu suggères une méthode relative à la division de ce genre en espèces par des différences ; ou bien, si tu préfères, j'essaierai d'abord de diviser, et ton rôle consistera à porter un jugement correct sur cette division.

Disciple

— Je te prie de commencer. Car je brûle d'impatience et je suis désireux d'entendre de ta part une démonstration véridique de ce problème.

Maître

— La division de la Nature selon quatre différences me semble comporter quatre espèces, dont
la première consiste dans la Nature qui crée et qui n'est pas créée,
la deuxième dans la Nature qui est créée et qui crée,
la troisième dans la Nature qui est créée et qui ne crée pas,
la quatrième dans la Nature qui ne crée pas et qui n'est pas créée.

Théologie négative [4]

Disciple

— Pourquoi as-tu donc déclaré que deux affirmations contradictoires prédiquées d'un même sujet ne peuvent être toutes deux simultanément fausses ou toutes deux simultanément vraies sous le même rapport, mais que si l'une est vraie, alors l'autre sera nécessairement fausse, comme par exemple, si on affirmait d'un animal quelconque : « Cet animal est un cheval, cet animal n'est pas un cheval », puisque tu semblerais alors affirmer que deux affirmations contradictoires peuvent être prédiquées toutes deux simultanément comme vraies dans le cas de l'homme, en disant de lui : « L'homme est un animal » et « l'homme n'est pas un animal », et puisque tu enseignes que l'homme possède naturellement cette caractéristique, du moins jusqu'à ce que toute sa nature animale devienne transformée en nature spirituelle ? Mais pourquoi est-ce le cas seulement pour l'homme, et n'est-ce pas aussi le cas pour les autres animaux, dont il est à la fois absolument vrai que ce sont des animaux et absolument faux que ce ne sont pas des animaux ?

Maître

— Crois-tu qu'un autre animal que l'homme ait été créé à l'image de Dieu ?

Disciple

— Je ne le crois nullement.

Maître

— Nieras-tu donc que deux affirmations contradictoires puissent être prédiquées de Dieu comme étant toutes deux simultanément vraies, et comme n'étant en aucun cas fausses, bien que ces deux affirmations n'aient pas une valeur égale, par exemple, quand on déclare tour à tour : « Dieu est Vérité » et « Dieu n'est pas Vérité » ?

Disciple

— Je n'oserais certes pas le nier, puisque Dieu affirme en parlant de Lui-même : « Je suis la Voie, la Vérité et la Vie » (Jean 14:6), alors que saint Denys l'Aréopagite déclare pourtant dans sa Théologie symbolique que Dieu n'est ni Vérité ni Vie. Car Denys affirme : « Dieu n'est ni Puissance, ni Lumière, ni Vie » (Ch. 5, [476]), et un peu plus loin : « Dieu n'est ni Connaissance ni Vérité. »

Maître

— Peut-être Denys contredit-il le Christ, qui déclare en parlant de Lui-même, qu'il est la Vérité personnifiée.

Disciple

— Loin de moi une telle idée !

Maître

— Les deux propositions sont donc vraies, à savoir, Dieu est Vérité, Dieu n'est pas Vérité.

Disciple

Non seulement ces deux propositions sont vraies, mais encore elles sont absolument vraies. La première proposition est énoncée conformément à l'affirmation sous le mode de la métaphore, puisque Dieu est le fondateur et la cause originaire de la Vérité, par participation à laquelle tous les objets vrais sont vrais ; la seconde proposition est énoncée conformément à la négation sous le mode de l'éminence, car Dieu est Plus-que-Vérité. Par conséquent, il est juste de dire que Dieu est Vérité, puisqu'il est cause de tous les objets vrais, et il est également juste de dire que Dieu n'est pas Vérité, car Dieu surpasse toute parole et toute pensée. Je n'ai pas non plus oublié que tu as ajouté : « Bien que ces deux affirmations n'aient pas une valeur égale. » Car l'affirmation a une valeur moindre que la négation pour signifier l'Essence ineffable de Dieu, car la première implique une transposition des créatures au Créateur, alors que la seconde permet de connaître le Créateur tel qu'il subsiste en Lui-même, au-delà de toutes les créatures.

Maître

— Tu as fort bien compris les paroles que j'ai ajoutées. Quoi donc d'étonnant à ce qu'on puisse prédiquer en toute vérité simultanément de l'homme, qui seul parmi tous les animaux a été créé à l'image de Dieu, les deux propositions contradictoires à savoir « l'homme est un animal » et « l'homme n'est pas un animal », afin que nous comprenions que seul a été créé à l'image de Dieu cet animal, dont deux propositions, qui s'avèrent mutuellement contradictoires dans le cas de tous les autres animaux, peuvent être prédiquées de lui comme étant toutes deux simultanément vraies ? Mais si les affirmations et les négations appliquées à l'Essence divine coïncident, parce que Dieu transcende tous les existants qu'il a créés et dont il est la Cause, comment ne pourrait-on pas en inférer que les affirmations et les négations coïncident aussi harmonieusement dans l'image et la ressemblance de Dieu, qui subsiste en l'homme, puisque l'homme transcende tous les autres animaux, parmi lesquels il a été créé comme subsumé avec eux sous un genre unique, et qui est la cause pour laquelle ils ont été créés ? [...]

[1] Jean Scot Érigène, De la division de la Nature - Periphyseon, Livre IV, PUF © 2000, p. 51.

[2] Ibid., pp. 77-78.

[3] Ibid, Livre I, PUF © 1995, pp. 65-66.

[4] Ibid., Livre IV, pp. 75-76.

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