Extrait de « Le monde comme volonté et représentation », de « Pararga et Paralipomena » et de « Aphorismes sur la sagesse dans la vie »
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Tout homme qui s'est éveillé des premiers rêves de la jeunesse, qui tient compte de sa propre expérience et de celle des autres, qui a étudié l'histoire du passé et celle de son époque, si des préjugés indéracinables ne troublent pas sa raison, finira par arriver à cette conclusion, que ce monde des hommes est le royaume du hasard et de l'erreur, qui le dominent et le gouvernent à leur guise sans aucune pitié, aidés de la folie et de la méchanceté, qui ne cessent de brandir leur fouet. Aussi ce qu'il y a de meilleur parmi les hommes ne se fait-il jour qu'à travers mille peines ; toute inspiration noble et sage trouve difficilement l'occasion de se montrer, d'agir, de se faire entendre, tandis que l'absurde et le faux dans le domaine des idées, la platitude et la vulgarité dans les régions de l'art, la malice et la ruse dans la vie pratique, règnent sans partage, et presque sans discontinuité ; il n'est pas de pensée, d œuvre excellente qui ne soit une exception, un cas imprévu, étrange, inouï, tout à fait isolé, comme un aérolithe produit par un autre ordre de choses que celui qui nous gouverne. Pour ce qui est de chacun en particulier, l'histoire d'une vie est toujours l'histoire d'une souffrance, car toute carrière parcourue n'est qu'une suite non interrompue de revers et de disgrâces, que chacun s'efforce de cacher, parce qu'il sait que loin d'inspirer aux autres de la sympathie ou de la pitié, il les comble par là de satisfaction, tant ils se plaisent à se représenter les ennuis des autres, auxquels ils échappent pour le moment ; – il est rare qu'un homme à la fin de sa vie, s'il est à la fois sincère et réfléchi, souhaite recommencer la route, et ne préfère infiniment le néant absolu.
La volonté, la volonté sans intelligence (en soi. elle n'est point autre), désir aveugle, irrésistible, telle que nous la voyons se montrer encore dans le monde brut, dans la nature végétale, et dans leurs lois, aussi bien que dans la partie végétative de notre propre corps, cette volonté, dis-je, grâce au monde représenté, qui vient s'offrir à elle et qui se développe pour la servir, arrive à savoir qu'elle veut, à savoir ce qu'est ce qu'elle veut ; c'est ce monde même, c'est la vie, telle justement qu'elle se réalise là. Voilà pourquoi nous avons appelé ce monde visible le miroir de la volonté, le produit objectif de la volonté. Et comme ce que la volonté veut, c'est toujours la vie, c'est-à-dire la pure manifestation de cette volonté, dans les conditions convenables pour être représentée, ainsi c'est faire un pléonasme que de dire : « la volonté de vivre », et non pas simplement « la volonté », car c'est tout un.
Donc, la volonté étant la chose même en soi, le fond intime, l'essentiel de l'univers, tandis que la vie, le monde visible, le phénomène, n'est que le miroir de la volonté, la vie doit être comme la compagne inséparable de la volonté : l'ombre ne suit pas plus nécessairement le corps ; et partout où il y a de la volonté, il y aura de la vie, un monde enfin. Aussi vouloir vivre, c'est aussi être sûr de vivre, et tant que la volonté de vivre nous anime, nous n'avons pas à nous inquiéter pour notre existence, même à l'heure de la mort. Sans doute l'individu, sous nos yeux, naît et passe, mais l'individu n'est qu'apparence ; s'il existe, c'est uniquement aux yeux de cet intellect qui a pour toute lumière le principe de raison suffisante, le principium individuationis ; en ce sens, oui, il reçoit la vie à titre de pur don, qui le fait sortir du néant, et pour lui la mort c'est la perte de ce don, c'est la rechute dans le néant. Mais il s'agit de considérer la vie en philosophe, de la voir dans son Idée ; alors nous verrons que ni la volonté, la chose en soi, qui se trouve sous tous les phénomènes, ni le sujet connaissant, le spectateur des phénomènes, n'ont rien à voir dans ces accidents de la naissance et de la mort. Naissance, mort, ces mots n'ont de sens que par rapport â l'apparence visible revêtue par la volonté, par rapport à la vie : son essence, à elle volonté, c'est de se produire dans des individus, qui, étant des phénomènes passagers, soumis dans leur forme à la loi du temps, naissent et meurent ; mais alors même ils sont les phénomènes de ce qui, en soi, ignore le temps mais qui n'a pas d'autre moyen de donner à son essence intime une existence objective. Naissance et mort, deux accidents qui au même titre appartiennent à la vie ; elles se font équilibre ; elles sont mutuellement la condition l'une de l'autre, ou, si l'on profère cette image, elles sont les pôles de ce phénomène, la vie, pris comme ensemble. La plus sage des mythologies, celle des Hindous, a bien su rendre cette vérité : Brama, le moins noble et le moins haut des dieux de la Trimourti[3], représentant la génération, la naissance, et Vichnou la conservation, c'est au dieu qui symbolise la destruction, la mort, à Schiwa, qu'elle a donné, avec le collier de têtes de mort, comme attribut, le Lingam, symbole de la génération. Ici la génération apparaît comme le complément de la mort : ce qui doit nous faire entendre que ces deux termes sont par essence corrélatifs, ayant pour fonction de se neutraliser mutuellement et de s'annuler. – C'est dans cette même pensée que les Grecs et les Romains ornaient leurs sarcophages de ces précieuses sculptures où nous voyons encore représentés des fêtes, des danses, des festins, des chasses, des combats de bêtes, des bacchanales, mille tableaux enfin où éclate dans toute sa force l'amour de la vie ; et parfois, ce n'est pas assez de ces images joyeuses, il faut des groupes même licencieux, jusqu'à des accouplements entre chèvres et satyres. De toutes ces images le but évident était de détourner nos yeux de la mort du défunt dont on célébrait le deuil, et, par un effort violent, de les élever jusqu'à considérer la vie immortelle de la nature ; ainsi, sans arriver jusqu'à une notion abstraite de cette vérité, pourtant on faisait entendre aux hommes que la nature entière était la manifestation de la volonté de vivre et son accomplissement. Cette manifestation a pour forme le temps, l'espace et la causalité, puis et par conséquent l'individuation, d'où sort pour l'individu la nécessité de naître et de mourir, sans que d'ailleurs cette nécessité atteigne en rien la volonté même de vivre ; au regard de cette volonté, l'individu n'est qu'une de ses manifestations, un exemplaire, un échantillon.
Le monde est ma représentation. – Cette proposition est une vérité pour tout être vivant et pensant, bien que, chez l'homme seul, elle arrive à se transformer en connaissance abstraite et réfléchie. Dès qu'il est capable de l'amener à cet état, on peut dire que l'esprit philosophique est né en lui. Il possède alors l'entière certitude de ne connaître ni un soleil ni une terre, mais seulement un œil qui voit ce soleil, une main qui touche cette terre : il sait, en un mot, que le monde dont il est entouré n'existe que comme représentation dans son rapport avec un être percevant, qui est l'homme lui-même. S'il est une vérité qu'on puisse affirmer a priori, c'est bien celle-là ; car elle exprime le mode de toute expérience possible et imaginable, concept de beaucoup plus général que ceux même de temps, d'espace et de causalité qui l'impliquent. Chacun de ces concepts, en effet, dans lesquels nous avons reconnu des formes diverses du principe de raison, n'est applicable qu'à un ordre déterminé de représentations ; la distinction du sujet et de l'objet, au contraire, est le mode commun à toutes, le seul sous lequel on puisse concevoir une représentation quelconque, abstraite ou intuitive, rationnelle ou empirique. Aucune vérité n'est donc plus certaine, plus absolue, plus évidente que celle-ci : tout ce qui existe, existe dans la pensée, c'est-à-dire, l'univers entier n'est objet qu'à l'égard d'un sujet, perception que par rapport à un esprit percevant, en un mot, il est pure représentation. Cette loi s'applique naturellement à tout le présent, à tout le passé et à tout l'avenir, à ce qui est loin comme à ce qui est près de nous ; car elle est vraie du temps et de l'espace eux-mêmes, grâce auxquels les représentations particulières se distinguent les unes des autres. Tout ce que le monde renferme ou peut renfermer est dans cette dépendance nécessaire vis-à-vis du sujet et n'existe que pour le sujet. Le monde est donc représentation.
Sur le principe lui-même
p. 25
Je choisis la formule de Wolff comme étant la plus générale : « Rien n'est sans une raison qui fait que cela soit plutôt que cela ne soit pas » [Ontologia, §70]. Rien n'est sans raison d'être.
p. 24
L'importance du principe de raison suffisante est si grande qu'on peut l'appeler l'assise de toute science. Science veut dire, en effet, système de connaissances, c'est-à-dire un tout de connaissances liées entre elles, par opposition à leur simple juxtaposition. Mais qu'est-ce qui relie les éléments d'un système, sinon le principe de raison suffisante? Ce qui distingue précisément une science d'un simple agrégat, c'est que les connaissances y dérivent l'une de l'autre comme de leur raison.
p. 23
Si je parviens à montrer que le principe sur lequel porte cette enquête ne découle pas immédiatement d'une mais d'abord de plusieurs connaissances fondamentales de notre esprit, il s'ensuivra que la nécessité a priori qui est la sienne n'est pas non plus une et partout la même, mais qu'elle est aussi diverse que les sources du principe lui-même. Qui fondera alors un raisonnement sur ce principe, sera tenu de déterminer précisément sur laquelle des nécessités diverses servant de fondement au principe il s'appuie et de lui attribuer un nom propre (comme ceux que je proposerai). La philosophie y gagnera ainsi un peu, je l'espère, en distinction et en précision.
p. 49
[...] on a distingué entre deux applications du principe de raison suffisante, bien que cela ne se soit fait que graduellement avec un retard surprenant, et non sans fréquentes rechutes dans des confusions et des méprises : l'une est son application aux jugements qui doivent toujours avoir une raison pour être vrais; l'autre son application aux changements des objets réels qui doivent toujours avoir une cause. Nous voyons donc que, dans les deux cas, le principe de raison suffisante autorise à poser la question «pourquoi?». Et cette propriété lui reste essentielle.
p. 51
Notre conscience connaissante, qui se présente comme sensibilité externe et interne (réceptivité), entendement et raison, se décompose en sujet et objet et ne contient rien d'autre. Être objet pour le sujet ou être notre représentation, c'est la même chose. Toutes nos représentations sont des objets du sujet, et tous les objets du sujet sont nos représentations. Mais il se trouve que toutes nos représentations sont entre elles dans une liaison soumise à une règle et dont la forme est a priori déterminable, liaison telle que rien de subsistant pour soi, rien d'indépendant, rien qui soit isolé et détaché ne peut être objet pour nous. C'est cette liaison qu'exprime, dans sa généralité, le principe de raison suffisante. Or, quoique cette liaison, comme nous pouvons le conclure de ce qui a été dit jusqu'ici, prenne des formes diverses, selon les espèces d'objets pour la désignation desquelles le principe de raison change à son tour d'expression, elle conserve cependant toujours l'élément commun à toutes ces formes qu'affirme notre principe pris dans son sens général et abstrait. Ce sont donc les rapports qui sont à son fondement, rapports que j'exposerai par la suite avec davantage de détails, que j'ai appelés les racines du principe de raison suffisante. Or, à examiner les choses de plus près et suivant les lois de l'homogénéité et de la spécification, ces rapports se divisent en classes déterminées, très différentes les unes des autres, qui peuvent être ramenées à quatre, en se réglant sur les quatre classes dans lesquelles se répartit tout ce qui peut devenir objet pour nous, c'est-à-dire toutes nos représentations. Ces classes seront exposées et traitées dans les quatre chapitres qui suivent.
1re racine
§17
EXPLICATION GÉNÉRALE DE CETTE CLASSE D'OBJETS
p. 53
La première classe d'objets possibles pour notre faculté de représentation est celle des représentations intuitives, complètes, empiriques. Elles sont intuitives par opposition à celles qui sont de simples pensées, par apposition donc aux concepts abstraits ; complètes, en ce qu'elles ne renferment pas seulement, suivant la division kantienne, l'élément formel des phénomènes, mais leur élément matériel ; empiriques, en partie parce qu'elles ne procèdent pas d'une simple liaison de pensées, mais qu'elles ont leur origine dans une excitation de la sensation de notre organisme sensitif auquel elles renvoient toujours pour la constatation de leur réalité, et en partie parce que, de par l'ensemble des lois de l'espace et de la causalité, elles sont rattachées à ce tout complexe sans fin ni commencement qui constitue la réalité empirique. Mais comme cette dernière — ainsi qu'il résulte de la doctrine de Kant —, ne supprime pas l'idéalité transcendantale de ces représentations, nous ne les considérerons ici, où il s'agit des éléments formels de la connaissance, qu'en qualité de représentations.
§18
ESQUISSE D'UNE ANALYSE TRANSCENDANTALE DE LA RÉALITÉ EMPIRIQUE
Les formes de ces représentations sont celles du sens interne et du sens externe, le temps et l'espace. Mais ces formes ne sont perceptibles que si elles sont remplies. Mais leur perceptibilité, c'est la matière sur laquelle je vais revenir, ainsi qu'au § 21.
Si le temps était la forme unique de ces représentations, il n'y aurait pas d'existence simultanée et donc rien de permanent et aucune durée. Car le temps ne peut être perçu que s'il est rempli et sa continuité ne l'est que par le changement de ce qui le remplit. La permanence d'un objet ne peut donc être connue que par contraste avec le changement d'autres objets coexistants. Mais la représentation de la coexistence est impossible dans le temps seul ; elle est conditionnée, pour l'autre moitié, par la représentation de l'espace, vu que, dans le temps seul, tout est successif et que, dans l'espace, tout est juxtaposé ; elle ne peut donc résulter que de l'union du temps et de l'espace.
Si, d'autre part, l'espace était la forme unique des représentations de cette classe, il n'y aurait pas de changement : car le changement ou la variation est une succession d'états ; or la succession n'est possible que dans le temps. Ainsi peut-on définir également le temps comme étant la possibilité de déterminations opposées dans le même objet.
Nous voyons donc que si les deux formes des représentations empiriques ont en commun, chose bien connue, la divisibilité et l'extensivité à l'infini, elles se distinguent radicalement l'une de l'autre en ce que ce qui est essentiel à l'une n'a aucune signification pour l'autre : la juxtaposition n'a aucun sens dans le temps, ni la succession dans l'espace. Cependant les représentations empiriques qui forment l'ensemble de l'expérience apparaissent sous les deux formes à la fois ; et même l'union intime de toutes les deux est la condition de l'expérience qui en dérive, à peu près de la façon dont un produit dérive de ses facteurs.
2e racine
§26
EXPLICATION DE CETTE CLASSE D'OBJETS
p. 137
La seule différence capitale entre l'homme et l'animal, différence que l'on a attribuée, de tout temps, à cette faculté de connaissance très particulière dont l'homme a l'exclusivité, et que l'on nomme raison, repose sur le fait que celui-ci possède une classe de représentations à laquelle aucun animal n'a part : ce sont les concepts, c'est-à-dire les représentations abstraites, par opposition aux représentations intuitives dont elles sont toutefois tirées. La première conséquence en est que l'animal ne parle ni ne rit ; mais les conséquences indirectes en sont tous ces détails si nombreux et si importants qui distinguent la vie de l'homme et celle de l'animal. Car, avec l'apparition de la représentation abstraite, la motivation a désormais changé de nature. Quoique les actes ne soient pas moins nécessaires chez l'homme que chez l'animal, la nature nouvelle de la motivation qui se compose ici de pensées qui rendent possible le choix de décision (c'est-à-dire le conflit conscient des motifs) fait que, au lieu de s'exercer simplement par une impulsion reçue de choses présentes et sensibles, l'action s'accomplit en vertu d'intentions, avec réflexion, selon un plan, ou d'après des principes, ou des règles, avec l'accord d'autres hommes, etc.
3e racine
§35
EXPLICATION DE CETTE CLASSE D'OBJETS
p. 179
La troisième classe d'objets pour la faculté de représentation est constituée par la partie formelle des représentations complètes, à savoir les intuitions données a priori des formes des sens externe et interne, de l'espace et du temps.
En qualité d'intuitions pures, elles sont des objets de la faculté de représentation, en elles-mêmes et indépendamment des représentations complètes et des déterminations de plein et de vide que ces représentations seules y ajoutent, étant donné que même des lignes et des points purs ne peuvent être représentés [empiriquement], mais ne peuvent être intuitionnés qu'a priori, de même que l'extension infinie et la divisibilité à l'infini de l'espace et du temps ne peuvent être que des objets de l'intuition pure et sont complètement étrangers à l'intuition empirique. Ce qui distingue cette classe de représentations où le temps et l'espace sont objets d'intuition pure de la première classe où ils sont perçus [empiriquement] (et toujours conjointement), c'est la matière que j'ai définie, pour cette raison, d'une part, comme étant le temps et l'espace rendus perceptibles et, d'autre part comme étant la causalité objectivée.
À l'opposé, la forme de la causalité propre à l'entendement ne peut faire l'objet, en soi et séparément, de la faculté de représentation ; nous n'arrivons à la connaître qu'avec la partie matérielle de la connaissance.
§36
PRINCIPE DE RAISON D'ÊTRE
L'espace et le temps ont pour propriété d'avoir toutes leurs parties dans un rapport réciproque, chacune d'elles étant déterminée et conditionnée par une autre. Dans l'espace, ce rapport s'appelle position, et dans le temps, succession. Ces rapports sont d'une nature spéciale, entièrement différente de tous les autres rapports possibles de nos représentations ; aussi l'entendement ne peut-il les concevoir, mais exclusivement l'intuition : car ce qui est en haut ou en bas, à droite ou à gauche, devant ou derrière, avant ou après, l'entendement est absolument impuissant à le comprendre. Kant dit avec raison, à l'appui de ces faits, que la différence entre le gant gauche et le gant droit ne peut se comprendre qu'intuitivement. Or, la loi suivant laquelle les parties de l'espace et du temps se déterminent réciproquement pour former ces rapports, je l'appelle le principe de raison suffisante de l'être, principium rationis sufficientis essendi. Un exemple en a déjà été fourni au § 15 avec le rapport entre les côtés et les angles d'un triangle, où il a été montré qu'il diffère aussi radicalement du rapport de cause à effet que de celui entre principe de connaissance et conséquence ; c'est pourquoi la condition, dans ce cas, peut être appelée la raison d'être, ratio essendi. Il est évident que la connaissance de cette raison d'être peut servir de principe de connaissance, de la même manière que la connaissance de la loi de causalité et de son application dans un cas déterminé sert de principe pour la connaissance de l'effet : mais cela ne supprime en rien la différence complète qui existe entre la raison d'être, la raison du devenir et la raison du connaître. Dans bien des cas, ce qui est conséquence, sous un certain aspect de notre principe, sera, sous tel autre, raison ; c'est ainsi que très souvent l'effet est le principe de connaissance de la cause. Par exemple, l'ascension du mercure dans le thermomètre est, d'après la loi de causalité, un effet de l'élévation de la température ; alors que, d'après le principe de raison de la connaissance, elle est un principe, le principe qui fait connaître l'élévation de la température, comme aussi le principe du jugement énonçant cette vérité.
4e racine
p. 191
§40
EXPLICATION GÉNÉRALE
La dernière classe d'objets pour la faculté de représentation qui nous reste à considérer est d'une nature toute spéciale, mais très importante : elle ne comporte, pour chacun, qu'un seul objet ; c'est l'objet immédiat du sens interne, le sujet de la volition qui est objet pour le sujet connaissant et qui n'est d'ailleurs donné qu'au sens interne ; pour cette raison, il n'apparaît pas dans l'espace, mais seulement dans le temps, et là même, nous le verrons, avec une restriction d'importance.
§41
SUJET DE LA CONNAISSANCE ET OBJET
Toute connaissance suppose forcément un sujet et un objet. C'est pourquoi même la conscience de soi n'est pas absolument simple ; elle se divise, comme celle du monde extérieur (c'est-à-dire de la faculté d'intuition), en quelque chose qui connaît et quelque chose qui est connu. Ici, ce qui est connu se présente entièrement et exclusivement comme volonté.
Le sujet ne se connaît, par conséquent, que comme sujet voulant, mais pas comme sujet connaissant. Car le moi qui se représente, le sujet de la connaissance ne peut jamais devenir lui-même représentation ou objet, parce que, comme corrélat nécessaire de toutes les représentations, il est leur condition même ; c'est à lui que s'appliquent les belles paroles du livre sacré des Upanishads: « II ne peut être vu : il voit tout ; il ne peut être entendu : il entend tout ; il ne peut être su : il sait tout ; il ne peut être connu : il connaît tout. En dehors de cet être qui voit, qui sait, qui entend et qui connaît, il n'existe aucun autre être » (Oupnekhat, vol. I, p. 202)[6].
Travail, tourment, peine et misère, tel est sans doute durant la vie entière le lot de presque tous les hommes. Mais si tous les vœux, à peine formés, étaient aussitôt exaucés, avec quoi remplirait-on la vie humaine, à quoi emploierait-on le temps? Placez cette race dans un pays de Cocagne, où tout croîtrait de soi-même, où les alouettes voleraient toutes rôties à portée des bouches, où chacun trouverait aussitôt sa bien-aimée et l'obtiendrait sans difficulté, – alors on verrait les hommes mourir d'ennui, ou se pendre, d'autres se quereller, s'égorger, s'assassiner et se causer plus de souffrances que la nature ne leur en impose maintenant. – Ainsi, pour une telle race, nul autre théâtre, nulle autre existence ne saurait convenir...
Dans la première jeunesse, nous sommes placés devant la destinée qui va s'ouvrir devant nous, comme les enfants devant un rideau de théâtre, dans l'attente joyeuse et impatiente des choses qui vont se passer sur la scène : c'est un bonheur que nous n'en puissions rien savoir d'avance. Aux yeux de celui qui sait ce qui se passera réellement, les enfants sont d'innocents coupables condamnés non pas à la mort, mais à la vie, et qui pourtant ne connaissent pas encore le contenu de leur sentence. – Chacun n'en désire pas moins pour soi un âge avancé, c'est-à-dire un état que l'on pourrait exprimer ainsi : « Aujourd'hui est mauvais, et chaque jour sera plus mauvais, – jusqu'à ce que le pire arrive ».
Lorsqu'on se représente, autant qu'il est possible de le faire d'une façon approximative, la somme de misère, de douleur et de souffrances de toute sorte que le soleil éclaire dans sa course, on accordera qu'il vaudrait beaucoup mieux que cet astre n'ait pas plus de pouvoir sur la terre pour faire surgir le phénomène de la vie qu'il n'en a dans la lune, et qu'il serait préférable que la surface de la terre comme celle de la lune se trouvât encore à l'état de cristal glacé.
On peut encore considérer notre vie comme un épisode qui trouble inutilement la béatitude et le repos du néant. Quoi qu'il en soit, celui-là même pour qui l'existence est à peu près supportable, à mesure qu'il avance en âge, a une conscience de plus en plus claire qu'elle est en toutes choses un désappointement, nay, a cheat, en d'autres termes, qu'elle a le caractère d'une grande mystification, pour ne pas dire d'une duperie...
Quiconque a survécu a deux ou trois générations se trouve dans la même disposition d'esprit que tel spectateur assis dans une baraque de saltimbanques à la foire, quand il voit les mêmes farces répétées deux ou trois fois sans interruption : c'est que les choses n'étaient calculées que pour une représentation et qu'elles ne font plus aucun effet, l'illusion et la nouveauté une fois évanouies.
Il y aurait de quoi perdre la tête, si l'on observe la prodigalité des dispositions prises, ces étoiles fixes qui brillent innombrables dans l'espace infini, et n'ont pas autre chose à faire qu'à éclairer des mondes, théâtres de la misère et des gémissements, des mondes qui, dans les cas les plus heureux, ne produisent que l'ennui ; – du moins à en juger d'après l'échantillon qui nous est connu.
Personne n'est vraiment digne d'envie, et combien sont à plaindre.
La vie est une tâche dont il faut s'acquitter laborieusement ; et dans ce sens, le mot defunctus est une belle expression.
Imaginez un instant que l'acte de la génération ne soit ni un besoin ni une volupté, mais une affaire de réflexion pure et de raison : l'espèce humaine pourrait-elle bien encore subsister? Chacun n'aurait-il pas eu plutôt assez pitié de la génération à venir, pour lui épargner le poids de l'existence, ou du moins n'aurait-il pas hésité à le lui imposer de sang-froid?
Le monde, mais c'est l'enfer, et les hommes se partagent en âmes tourmentées et diables tourmenteurs.
On ne peut être vraiment soi qu'aussi longtemps qu'on est seul ; qui n'aime donc pas la solitude n'aime pas la liberté, car on n'est libre qu'étant seul. Toute société a pour compagne inséparable la contrainte et réclame des sacrifices qui coûtent d'autant plus cher que la propre individualité est plus marquante. Par conséquent, chacun fuira, supportera ou chérira la solitude en proportion exacte de la valeur de son propre moi. Car c'est là que le mesquin sent toute sa mesquinerie et le grand esprit toute sa grandeur ; bref, chacun s'y pèse à sa vraie valeur. En outre un homme est d'autant plus essentiellement et nécessairement isolé, qu'il occupe un rang plus élevé dans le nobiliaire de la nature. C'est alors une véritable jouissance pour un tel homme, que l'isolement physique soit en rapport avec son isolement intellectuel : si cela ne peut pas être, le fréquent entourage d'êtres hétérogènes le trouble ; il lui devient même funeste, car il lui dérobe son moi et n'a rien à lui offrir en compensation. De plus, pendant que la nature a mis la plus grande dissemblance, au point de vue moral comme au point de vue intellectuel, entre les hommes, la société, n'en tenant aucun compte, les fait tous égaux, ou plutôt, à cette inégalité naturelle, elle substitue les distinctions et les degrés artificiels de la condition et du rang qui vont souvent diamétralement à l'encontre de cette liste par rang telle que l'a établie la nature. Ceux que la nature a placés bas se trouvent très bien de cet arrangement social, mais le petit nombre de ceux qu'elle a placés haut n'ont pas leur compte ; aussi se dérobent-ils d'ordinaire à la société : d'où il résulte que le vulgaire y domine dès qu'elle devient nombreuse. Ce qui dégoûte de la société les grands esprits, c'est l'égalité des droits et des prétentions qui en dérivent, en regard de l'inégalité des facultés et des productions (sociales) des autres. La soi-disant bonne société apprécie les mérites de toute espèce, sauf les mérites intellectuels ; ceux-ci y sont même de la contrebande. Elle impose le devoir de témoigner une patience sans bornes pour toute sottise, toute folie, toute absurdité, pour toute stupidité : les mérites personnels, au contraire, sont tenus de mendier leur pardon ou de se cacher, car la supériorité intellectuelle, sans aucun concours de la volonté, blesse par sa seule existence. Donc cette prétendue bonne société n'a pas seulement l'inconvénient de nous mettre en contact avec des gens que nous ne pouvons ni approuver ni aimer, mais encore elle ne nous permet pas d'être nous-même, d'être tel qu'il convient à notre nature ; elle nous oblige plutôt, afin de nous mettre au diapason des autres, à nous ratatiner pour ainsi dire, voire à nous défigurer nous-même.
Les bouddhistes emploient avec beaucoup de raison le terme purement négatif de nirvana, qui est la négation de ce monde (sansâra). Si le nirvana est défini comme néant, cela ne veut rien dire, sinon que ce monde ou sansâra ne contient aucun élément propre qui puisse servir à la définition ou à la construction du nirvana... Lors donc que, par la sympathie universelle, par la charité, l'homme en est venu à comprendre l'identité essentielle de tous les êtres, à supprimer tout principe illusoire d'individuation, à reconnaître soi dans tous les êtres et tous les êtres en soi, lorsqu'il a nié son corps par l'ascétisme et jeté hors de lui tout désir, alors se produit l'euthanasie de la volonté (sa béatitude dans la mort), cet état de parfaite indifférence où sujet pensant et objet pensé disparaissent, où il n'y a plus ni volonté, ni représentation, ni monde. C'est là ce que les Hindous ont exprimé par des mots vides de sens, comme résorption en Brahm, nirvana. Nous reconnaissons volontiers que ce qui reste après l'abolition complète de la volonté n'est absolument rien pour ceux qui sont encore pleins du vouloir-vivre. Mais pour ceux chez qui la volonté s'est niée, notre monde, ce monde réel avec ses soleils et sa voie lactée, qu'est-il? – Rien.
Par une froide journée d'hiver, une bande de porcs-épics se serrait étroitement les uns contre les autres, de façon que leur chaleur mutuelle les protège du gel. Mais ils ressentirent bientôt l'effet de leurs piquants les uns sur les autres, ce qui les fit s'écarter. Quand le besoin de se réchauffer les eut à nouveau rapprochés, le même désagrément se répéta, si bien qu'ils se trouvèrent ballottés entre deux maux, jusqu'à ce qu'ils aient trouvé la distance convenable à laquelle ils pouvaient le mieux se tolérer. ― C'est ainsi que le besoin de société, né du vide et de la monotonie de leur moi intérieur individuel, rassemble les hommes ; mais leurs nombreuses qualités déplaisantes et leurs vices intolérables, les éloignent à nouveau. La distance moyenne qu'ils finissent par découvrir, et qui leur permet d'être ensemble au mieux, c'est la politesse et les bonnes manières. Ainsi, à celui qui ne se tient pas à cette distance, on crie en Angleterre : reste à distance![11]― Celle-ci, il est vrai, ne satisfait qu'incomplètement le besoin de se réchauffer mutuellement, mais, en revanche, elle évite la blessure des piquants. ― Cependant, celui qui possède en propre une grande dose de chaleur intérieure, préfère s'éloigner de la société, pour ne pas causer de désagréments, ni en subir.
[1] Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation, 1818, PUF (traduction de Burdeau). Extrait de Georges Pascal, Les grands textes de la philosophie, Bordas/SEJER, Paris © 2004, pages 211-212.
[2] Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation, 1818, PUF (traduction de Roos et Burdeau). Extrait de Denis Huisman et Marie-Agnès Malfray, Les pages les plus célèbres de la philosophie occidentale, Perrin © 2000, pages 320-322.
[3] [Trimurti (la) (« Qui a trois aspects »), trinité hindoue du panthéon brahmanique, composée de Brahma (le créateur), Vishnu (le conservateur) et Çiva (le destructeur). ( Hachette Multimédia / Hachette Livre © 2001.)]
[4] Ibid. Extrait de Ibid., pages 324-325.
[5] Arthur Schopenhauer, La quadruple racine du principe de raison suffisante 1813, Vrin © 1997, (traduction François-Xavier Chenet).
[6] Il s'agit d'une version persane des Upanishads traduites en latin par Abraham Hyacinthe Anquetil-Duperron : Oupnekhat, id est secretum tegendum, 2 vol., 1801.
[7] Arthur Schopenhauer, Pararga et Paralipomena 1851, tome II, chapitre XII, pages 312 et suiv. ; (traduction J. Bourdeau) ; cf. Pensées et fragments de Schopenhauer. Extrait de F.-J. Thonnard, Extraits des grands philosophes, Desclée & Cie © 1963, pages 636-638.
[8] Arthur Schopenhauer, Aphorismes sur la sagesse dans la vie, PUF (traduction de Roos). Extrait de Denis Huisman et Marie-Agnès Malfray, Les pages les plus célèbres de la philosophie occidentale, Perrin © 2000, pages 323-324.
[9] Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation 1818, conclusion finale. Extrait de Alfred Fouillée, Extraits des Grands Philosophes, Librairie Delagrave, 1938, pages 457-458. Extrait de F.-J. Thonnard, Extraits des grands philosophes, Desclée & Cie © 1963, page 639.
[10] Arthur Schopenhauer, Parerga et Paralipomena 1851, II, § 396, Coda © 2005 (traduction Jean-Pierre Jackson).
[11] [« Keep your distance ! » En anglais dans le texte.]