IDÉALISME ALLEMAND 

Friedrich Schleiermacher

 

Texte fondateur

1813

Méthodes du traduire

SOMMAIRE

Tout homme forme la langue

Paraphraser, imiter ou traduire véritablement

L'histoire d'une langue

Tout homme forme la langue [1]

N'avons-nous pas souvent besoin de traduire le discours d'une autre personne tout à fait semblable à nous, mais dont la sensibilité et le tempérament sont différents ? [...] Plus encore : nous devons nous-mêmes traduire parfois nos propres discours au bout de quelque temps si nous voulons de nouveau nous les approprier convenablement. [...]

[Mais] restons-en aux traductions d'une langue étrangère vers la nôtre. [...] nous pouvons distinguer deux domaines différents [...] L'interprète, en effet, exerce son office dans le domaine des affaires, le véritable traducteur essentiellement dans le domaine de la science et de l'art. [...] Dans la vie des affaires, [...] la traduction est une activité quasiment mécanique [...], mais en ce qui concerne les produits de la science et de l'art, il faut, si l'on veut les transplanter d'une langue à l'autre, tenir compte de deux choses qui changent complètement le rapport. [...] plus les langues sont distantes par leur origine et le temps, plus il devient difficile de trouver dans une langue un mot auquel corresponde exactement un mot d'une autre langue, et aucun type de flexion d'une langue ne recouvre exactement la même multiplicité de rapports que l'autre. [...] La situation est tout autre dans le domaine de l'art et de la science, et partout où domine la pensée, qui est une avec le discours, et non la chose, pour laquelle le mot est peut-être un signe arbitraire, mais fermement établi. [...].

La seconde chose qui fait du traduire authentique une tout autre affaire que la simple transposition orale est la suivante. Partout où le discours n'est pas totalement lié à des objets visibles ou à des faits extérieurs qu'il suffit d'énoncer, partout où celui qui parle pense de manière plus ou moins indépendante, et veut par conséquent s'exprimer, il se trouve vis-à-vis de la langue dans un rapport double, et son discours n'est correctement compris que dans la mesure où ce rapport l'est aussi. Chaque homme, pour une part, est dominé par la langue qu'il parle ; lui et sa pensée sont un produit de celle-ci. Il ne peut rien penser avec une totale précision qui soit hors de ses limites ; la forme de ses concepts, le mode et les limites de leur combinabilité sont tracés au préalable par la langue dans laquelle il est né et a été élevé ; notre entendement et notre fantaisie sont liés à celle-ci. Mais, par ailleurs, tout homme pensant librement, de manière indépendante, contribue à former la langue. [...] C'est pourquoi tout discours libre et supérieur demande à être saisi sur un double mode, d'une part à partir de l'esprit de la langue dont les éléments le composent, comme une exposition marquée et conditionnée par cet esprit, engendrée et vivifiée par lui dans l'être parlant ; d'autre part, il demande à être saisi à partir de la sensibilité de celui qui le produit comme une oeuvre sienne, qui ne peut surgir et s'expliquer qu'à partir de sa manière d'être.

Paraphraser, imiter ou traduire véritablement [2]

Ainsi considérée, la traduction n'apparaît-elle pas comme une entreprise un peu folle ? C'est pourquoi, désespérant d'atteindre ce but, ou, si l'on veut, avant même d'être parvenu à le penser clairement, on a inventé, non par véritable sens de l'art de la langue, mais par nécessité spirituelle et par habileté intellectuelle, deux autres manières de connaître les oeuvres des langues étrangères, qui tantôt se débarrassent violemment de ces difficultés, tantôt les contournent, mais en abandonnant complètement l'idée de la traduction ici proposée ; ce sont la paraphrase et l'imitation. La paraphrase veut éliminer l'irrationalité des langues, mais de façon purement mécanique. [...]

L'imitation, en revanche, se plie à l'irrationalité des langues ; [mais] n'est plus l'oeuvre même ; l'esprit de la langue d'origine n'y est plus présenté et agissant [...].

La paraphrase est davantage utilisée dans le domaine des sciences, l'imitation dans celui des beaux-arts [...] aucun des deux, à cause de la distorsion même de ce concept qu'il représente, ne peut être examiné ici plus en détail ; ils ne figurent ici que comme des points limites du domaine qui nous concerne.

Mais alors, quels chemins [...] prendre [...]? À mon avis, il n'y en a que deux. Ou bien le traducteur laisse l'écrivain le plus tranquille possible et fait que le lecteur aille à sa rencontre, ou bien il laisse le lecteur le plus tranquille possible et fait que l'écrivain aille à sa rencontre. [...] La première traduction est parfaite en son genre quand l'on peut dire que, si l'auteur avait appris l'allemand aussi bien que le traducteur le latin, il aurait traduit son oeuvre, originellement rédigée en latin, comme l'a réellement fait le traducteur. L'autre, en revanche, ne montrant pas comment l'auteur aurait traduit, mais comment il aurait écrit originellement en allemand et en tant qu'Allemand [...]. Suivent cette méthode, évidemment, tous ceux qui utilisent la formule selon laquelle on doit traduire un auteur comme il aurait lui-même écrit en allemand.

[...]

[...] La première est une compréhension scolaire qui s'ouvre un passage gauchement, laborieusement et presque avec répugnance, à travers chaque phrase, et pour cette raison ne parvient jamais à la claire intuition du tout, à la vivante compréhension de l'ensemble. [...] Mais il y a encore une autre compréhension qu'aucun traducteur n'est capable de reproduire [...]. [Nous] Pensons à ces hommes [qui] se situent complètement du point de vue de la vie de l'esprit, à l'intérieur d'une autre langue et de ses produits, et, lorsqu'ils se livrent à l'étude d'un monde autre, laissent leur propre monde et leur propre langue leur devenir complètement étrangers [...]. La traduction est donc liée à un état des choses qui se trouve à mi-chemin entre les deux, et le traducteur doit se donner pour but de fournir à son lecteur une image et un plaisir semblables à ceux que la lecture de l'oeuvre dans la langue d'origine procure à l'homme cultivé [...], et qui [...] continue à percevoir la différence entre la langue dans laquelle elle est écrite et sa langue maternelle.

[...]

L'histoire d'une langue [3]

La langue étant un être historique, il ne peut y avoir un authentique sens de celle-ci sans le sens de son histoire. Les langues ne s'inventent pas, et travailler sur elles ou avec elles de façon purement arbitraire est toujours une erreur ; les langues se découvrent peu à peu, et la science et l'art sont les forces qui développent et complètent cette découverte. Tout esprit insigne dans lequel une partie des intuitions du peuple prend une figure particulière sous l'une des deux formes travaille et agit au sein de la langue de cette manière, et ses oeuvres doivent aussi contenir, par conséquent, une partie de l'histoire de sa langue. Cela cause au traducteur des oeuvres scientifiques de grandes difficultés, souvent insurmontables ; car celui qui, pourvu de connaissances suffisantes, lit dans la langue d'origine une oeuvre insigne de ce genre, ne manque pas de remarquer l'influence qu'elle a exercée sur la langue. Il observe quels mots, quelles constructions se montrent là dans le premier éclat de la nouveauté ; il voit comment ceux-ci s'introduisent dans la langue grâce aux exigences premières de son esprit et à la force qui le caractérise, et cette observation détermine en grande partie l'impression qu'il reçoit. Le traducteur doit donc transmettre également tout cela à ses lecteurs ; sinon il laissera se perdre une partie, souvent très importante, de ce qui lui est réservé.

Mais comment peut-il obtenir cela ? Déjà, dans le détail, combien de fois un mot nouveau de la langue d'origine a-t-il pour correspondant un mot ancien et usé de la nôtre, si bien que le traducteur, lorsqu'il veut montrer comment agit l'oeuvre d'origine en modelant la langue, devra introduire dans le passage un contenu étranger et, par conséquent, passer au domaine de l'imitation ! Combien de fois, bien qu'il puisse reproduire du neuf avec du neuf, se trouvera-t-il que le mot le plus semblable par sa composition et son origine n'est pas celui qui reproduit le mieux son sens, et le traducteur devra susciter d'autres accords s'il ne veut pas détruire le contexte immédiat ! Il lui faudra se consoler en pensant que dans d'autres passages où l'auteur a employé des mots anciens et connus, il peut se rattraper et obtenir dans l'ensemble ce qu'il n'a pu obtenir dans chaque cas. Mais si le traducteur s'en tient, dans sa totalité, à la formation des mots propre à un maître, à l'emploi qu'il fait des vocables et des radicaux apparentés dans des masses d'écrits reliés entre eux, comment peut-il réussir, alors que le système de concepts et de signes dans sa langue est totalement différent de la langue d'origine, et que les radicaux, au lieu de se recouper parallèlement, s'entrecroisent bien plutôt dans les directions les plus diverses ! C'est pourquoi il est impossible que la langue du traducteur ait la même cohérence que celle de son auteur. Ici, par conséquent, il devra se contenter d'obtenir dans des cas isolés ce qu'il ne peut atteindre en totalité. Il devra préciser à ses lecteurs qu'en lisant une oeuvre, ils ne pensent pas aux autres oeuvres avec la même rigueur que les lecteurs originaux, mais les considèrent à part ; plus encore, qu'ils doivent le féliciter si, à l'intérieur de chaque oeuvre, et bien souvent en certaines parties seulement de celle-ci, il sait maintenir, pour les thèmes d'importance majeure, une uniformité telle qu'un mot ne reçoive pas une multiplicité de correspondants totalement différents, et que ne règne pas dans la traduction une diversité bigarrée, alors que dans la langue d'origine règne une constante unité d'expression.

[1] Friedrich Schleiermacher, Des différentes méthodes du traduire (Conférence lue le 24 juin 1813 à l'Académie Royale Des Sciences de Berlin.), traduit par Antoine Berman, Éd. du Seuil, Points Essais # 402 © 1999, p. 31-43.

[2] Ibid., p. 45-57.

[3] Ibid., p. 57-61.

Philo5
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