XXe SIÈCLE 

Max Scheler

 

Texte fondateur

1923

Axiologie de la sympathie

SOMMAIRE

Ordo amoris [L'ordre de l'amour]

Amour et « personne »

Classification des phénomènes de la sympathie

[Empathie] : « revivre les sentiments »

Sympathie : 4 modalités de la « compréhension affective »

Lois des rapports entre les formes de sympathie

Fusion affective

Reproduction affective

Participation affective

Amour

Coopération des différentes manifestations fonctionnelles de la sympathie
[Acte sexuel vs amour sexuel]

Importance et classification des problèmes
[Théorie de la sympathie vs théorie contractuelle]

Ordo amoris[1]
[L'ordre de l'amour]

Ce que nous appelons « reconnaître » — cette relation d'être — présuppose donc toujours cet acte primitif qui consiste à abandonner le soi et ses états, ses « contenus de conscience » propres, à les transcender pour, autant que possible, entrer en contact d'expérience avec le monde. Et ce que nous appelons vraiment « réel » présuppose un acte de la volonté réalisante d'un sujet quelconque, mais un acte de la volonté qui présuppose un acte d'amour qui le précède et qui lui donne son orientation et son contenu. Ainsi l'amour est toujours ce qui éveille à la connaissance et à la volonté, voire est la mère de l'esprit et de la raison elle-même. Mais ce « l'un » qui ainsi « prend part » à tout, sans la volonté duquel rien de réel ne peut être réel, et à travers quoi toutes choses participent de quelque façon (spirituellement) et sont solidaires entre elles, ce « l'un » qui les créa et vers lequel elles s'élèvent ensemble dans des limites qui leur sont proportionnées et assignées : ce « l'un » est le Tout-Aimant, donc Celui qui reconnaît et veut tout, Dieu — le Centre-Personne du monde en tant que cosmos et que tout. Le but et les idées de toutes choses sont éternellement en Lui objet de prédilection et de prévision.

L'ordo amoris est donc le noyau de l'ordre du monde en tant qu'ordo divin. Et l'homme se situe dans cet ordre. Il s'y trouve comme le serviteur de Dieu, le plus libre et le plus digne de servir ; et ce n'est qu'en tant que tel qu'il peut être appelé le seigneur de la création. On ne considère ici que la partie de l'ordo amoris qui lui appartient précisément, qui lui est propre.

Avant d'être un ens cogitans ou un ens volens, l'homme est un ens amans. La plénitude, les degrés, les variations, la puissance de son amour enveloppe la plénitude, la spécification des fonctions, la puissance de son esprit et son amplitude possible dans son contact avec l'univers. Mais il ne peut atteindre qu'une partie de tous les « amabilia » existants dont les essentialités délimitent à priori les biens effectifs, accessibles à sa puissance de saisie. Cette partie est déterminée par les qualités de valeur et les modalités de valeur accessibles à l'homme en général, et qu'il peut donc repérer sur n'importe quel objet. Ce ne sont pas les choses reconnaissables ni leurs propriétés qui déterminent et délimitent le monde des valeurs, mais c'est le monde des entités de valeur qui délimite et détermine quel être l'homme peut connaître et faire émerger comme une île dans l'océan de l'être. Ce à quoi incline son coeur est à chaque fois pour lui le « noyau » de ce qu'on appelle l'essence des choses. Et ce qui s'en éloigne fera toujours l'effet d'une « apparence » ou d'un « dérivé ». Son éthos effectif, c'est-à-dire la règle, en matière de valeur, de ses préférences et de ses dénigrements, détermine également la structure et le contenu de sa conception du monde, puis sa volonté d'attention aux choses ou de domination sur elles.

Amour et « personne »[2]

Il est des valeurs inhérentes à l'essence même de la « personne » qui en est porteur et n'appartenant qu'à une seule personne : les « vertus », par exemple. Mais il y a en outre la valeur de la personne comme telle, c'est-à-dire de la personne possédant les vertus en question. L'amour ayant pour objet la valeur de la personne et, à la faveur de cette valeur, la personne réelle, est l'amour moral par excellence. J'ai essayé de développer ailleurs la notion de « personne[3] ». Ici je me contenterai d'ajouter que l'amour ayant une valeur morale n'est pas celui qui se porte sur une personne, parce qu'elle possède telles ou telles particularités ou « dons », ou exerce telles ou telles activités, à cause de sa « beauté » ou de ses vertus, mais celui qui ne tient compte et de ces particularités et de ces activités et de ces dons, etc., que parce qu'ils appartiennent à la personne individuelle et qui les aime pour autant. C'est l'amour « absolu », parce qu'il ne dépend pas des changements possibles de particularités, activités et dons en question[4].

Toutes les fois que nous sommes en présence d'individus, nous avons affaire à quelque chose d'autonome qui ne résulte pas d'une simple combinaison ou association de signes, de particularités, d'activités. Et, inversement, dans toutes nos considérations relatives à l'individu, signes, particularités et activités gardent un caractère abstrait et général, aussi longtemps que nous ignorons à quel individu ils appartiennent. Or, la personne individuelle ne nous est donnée que dans l'acte d'amour et sa valeur, en tant que valeur d'individu, ne se révèle à nous qu'au cours de cet acte. Rien de plus erroné que le « rationalisme » qui cherche à justifier l'amour pour une personne individuelle par ses particularités, ses actes, ses oeuvres, sa manière d'être et de se comporter. C'est précisément au cours de cette tentative de justification que surgit et s'impose impérieusement à nous le phénomène de l'amour de la personne individuelle. Nous nous rendons alors de plus en plus compte que nous pouvons, tour à tour, penser à chacun de ces faits se rattachant à la personne, en faisant abstraction de tous les autres, sans pour cela cesser un instant d'aimer la personne entière ; et nous nous rendons également compte que la valeur totale que représentent pour nous toutes les particularités et activités de la personne, lorsque nous additionnons les actes de sympathie par lesquels nous accueillons chacune d'elles, reste bien au-dessous de l'amour que nous inspire la personne dans son ensemble. Par rapport à la somme des valeurs inhérentes à chacune des qualités et manifestations de la personne, notre amour représente toujours un plus qui ne se laisse justifier par aucune raison[5]. Les raisons mêmes par lesquelles nous cherchons généralement à nous expliquer « pourquoi » nous aimons quelqu'un présentent le plus souvent des variations étonnantes et qui suffisent à montrer que ces « raisons » ne nous viennent qu'après coup et qu'aucune d'elles ne peut être considérée comme la « raison » véritable.

Quelles sont les autres modalités sous lesquelles la personne nous apparaît dans l'amour ? Notons d'abord le fait suivant : bien que l'amour, qui est l'attitude la plus personnelle, soit en même temps une attitude essentiellement objective, en ce sens qu'elle nous élève (d'une façon supra-normale) au-dessus de nos « intérêts », de nos « idées », de nos « désirs », l'homme en tant que personne ou, si l'on préfère, le côté intimement personnel de l'homme, ne nous est jamais donné en qualité d'« objet », et cela pas plus dans l'amour que dans d'autres « actes », au sens précis du mot, tels que les « actes de connaissance ». La personne, c'est la substance à laquelle se rattachent tous les actes qu'accomplit un être humain ; inaccessible à la connaissance théorique, elle ne nous est révélée que par l'intuition individuelle. Aussi ne peut-il être question, lorsqu'on parle d'une personne, d' « objet », et encore moins de « chose ». Les seuls objets qui s'offrent à moi, lorsque je me trouve en présence d'un autre homme, ce sont : a) son corps, b) son unité corporelle, c) son moi et l' « âme » (vitale) qui s'y rattache. Ma propre connaissance de moi-même ne comporte rien au-delà de ces trois éléments. La personne ne se révèle à moi que pour autant que je « participe » à ses actes, soit théoriquement en les « comprenant » et en les « reproduisant », soit moralement, en m'y conformant. Le noyau moral de la personne de Jésus ne se révèle qu'à ses disciples. Pour recevoir cette révélation, il faut devenir disciple et adepte. Il n'est pas nécessaire alors de connaître l'« histoire » de Jésus, on peut tout ignorer de sa vie extérieure, ne pas même savoir si Jésus a jamais existé. Se savoir disciple et adepte (ce qui suppose naturellement des connaissances historiques relatives à l'existence de Jésus) est déjà tout autre chose que d'être disciple et adepte. En revanche, la révélation de la personne de Jésus n'est jamais donnée au théologien comme tel, quelque informé qu'il soit de la vie de Jésus (et de ses expériences psychiques) : pour lui, cette personne est et restera toujours « transcendante ». C'est ce qu'oublie constamment l'intellectualisme théologique de nos jours !

Toutes les valeurs se rattachant au corps et à l'âme peuvent nous être données, en tant qu'objets, et même dans notre amour pour les porteurs de ces valeurs. Mais il n'en est pas de même des valeurs purement personnelles, de la valeur de la personne comme telle. Toutes les fois que nous considérons un homme comme un « objet », sa personne nous échappe, et il ne nous reste entre les mains que sa simple enveloppe. Pour ce qui est des valeurs d'une personne, qui, comme l'intelligence ou le génie artistique, ne sont pas d'ordre moral, nous pouvons les aimer d'une façon objective, et nous comporter à l'égard de leurs porteurs comme à l'égard d'« objets ». Mais il n'en est pas de même des valeurs morales qui se révèlent à nous dans et par l'acte d'amour pour la personne et à la faveur de notre participation directe et immédiate, exclusive de toute recherche et de toute réflexion, à cet acte. Pour saisir la valeur morale de la personne, nous devons aimer ce qu'elle aime, nous devons partager son amour. Il est cependant un cas où, si ce n'est la personne elle-même, son moi nous est donné d'une façon objective, et cela autrement qu'à la faveur de la perception directe à travers ses phénomènes d'expression. Toutes les fois que nous avons conscience de la supériorité de la personne aimée par rapport à nous, nous cherchons à parvenir à son noyau, à son centre intime, en prenant part aux actes par lesquels elle exprime ou manifeste son amour d'elle-même, afin de voir ce qui nous sera révélé par ces actes. Cette participation amoureuse, par exemple, à l'amour dont Dieu s'aime lui-même, Brentano, dans son livre sur Aristote, crut l'avoir découverte dans la métaphysique de ce philosophe ; et c'est à elle que certains mystiques et scolastiques avaient pensé, en parlant d'un amare Deum in Deo. Mais une pareille participation amoureuse existe également dans les rapports purement inter-humains. Dans certaines circonstances, nous pouvons aimer un homme plus qu'il ne s'aime lui-même. Nous connaissons tous des hommes qui sont aimés, malgré la haine qu'ils se portent eux-mêmes, alors que notre participation à cette haine qu'ils se sont vouée à eux-mêmes serait une « haine de soi ». Mais il est des cas où la haine d'un homme pour lui-même fond aux paroles d'amour qu'on lui adresse et se transforme en amour réciproque pour celui qui lui parle en l'aimant, ainsi que pour lui-même : « je ne dois pas haïr celui, se dit-il à propos de lui-même, que l'homme qui me parle aime tant ». Toutes les fois qu'un homme, au lieu de se haïr, s'aime, son amour doit être partagé : c'est là une des formes que peut revêtir l'amour d'autrui.

Classification des phénomènes de la sympathie[6]

De la sympathie proprement dite, il faut d'abord distinguer toute attitude par laquelle nous concevons, comprenons, revivons (« reproduisons affectivement ») ce qui arrive aux autres et leurs états affectifs. On confond souvent ces actes et ces attitudes avec la sympathie, en quoi on a tort. La théorie de l'« intuition » ( « Einfühlung » ) projective, par laquelle on avait voulu expliquer à la fois ces actes et attitudes et la sympathie n'explique ni ceux-là ni celle-ci. Or, l'examen des actes et attitudes en question montre que toute participation à la joie ou à la souffrance d'autrui suppose une connaissance quelconque des états d'âme d'autrui, de leur nature et de leur qualité, connaissance fondée sur celle de l'existence d'autres états psychiques en général. Ce n'est pas par la sympathie que j'acquiers la connaissance des souffrances d'autrui ; mais cette connaissance doit déjà exister pour moi sous une autre forme quelconque, pour que je puisse la partager.

[Empathie] : « revivre les sentiments »[7]

On peut ne voir dans le visage d'un enfant qui crie jusqu'à la suffocation qu'un visage, en tant que partie du corps, sans se préoccuper de savoir si les contractions de ce visage ne sont pas un moyen d'expression de la faim, de la douleur, etc. Et on peut, d'autre part, voir dans ces contractions ce qu'elles sont normalement, c'est-à-dire des phénomènes d'expression, mais sans éprouver aucune compassion pour l'enfant. Il s'agit là de deux attitudes totalement différentes qui permettent de conclure que la connaissance, la compréhension de ce qu'éprouvent les autres, précède toujours la compassion et la sympathie. Ce n'est pas à la faveur de la compassion ou de la sympathie que je me rends compte de l'existence des états d'âme d'autrui et (naturellement) de leur valeur ; [...], mais je puis me faire une idée complète des états d'âme d'autrui, en les revivant, sans éprouver pour cela la moindre sympathie. Je puis fort bien dire à quelqu'un : « Je me représente parfaitement ce que vous ressentez, mais je n'ai aucune pitié pour vous. »

« Revivre les sentiments d'autrui », c'est encore rester dans les limites de la simple connaissance, ce qui n'implique aucun acte moral digne d'être relevé. L'historien éminent, le romancier, le dramaturge doivent posséder à un degré très élevé ce don de revivre les sentiments d'autrui. Mais il n'est nullement nécessaire qu'ils éprouvent de la sympathie pour les objets et les personnes dont ils s'occupent. Nous devons distinguer nettement la sympathie du fait de revivre les sentiments ou la vie d'autrui. Nous ressentons pour ainsi dire les sentiments d'autrui, ce qui est plus qu'une simple connaissance ou un simple jugement qu'autrui éprouve tel sentiment donné. Mais nous n'éprouvons pas le sentiment réel, en tant qu'état psychique. En revivant les sentiments d'autrui, nous nous rendons également compte de la qualité de ces sentiments, sans nous laisser envahir par ceux-ci ou sans éprouver réellement des sentiments semblables[8]. Nous nous comportons à l'égard du sentiment d'autrui d'une façon tout à fait analogue à celle dont nous nous comportons à l'égard d'un paysage dont nous avons gardé dans nos souvenirs une « vision » subjective, ou à l'égard d'une mélodie que nous « entendons » d'une manière subjective : situation qui diffère totalement de celle que nous décrivons en disant que nous nous souvenons du paysage ou de la mélodie en question (en ajoutant éventuellement que nous avons « vu » l'un et « entendu » l'autre). Dans cette attitude subjective il s'agit d'une vision et d'une audition réelles, sans que ce qui est vu ou entendu soit perçu ou existe réellement et actuellement devant nous. Nous nous bornons à « actualiser » le passé. C'est ainsi que le fait de revivre et de ressentir les sentiments d'autrui n'implique nullement que nous « prenions part » à ces sentiments, que nous les « partagions ». Le sujet qui les a réellement éprouvés peut nous rester totalement indifférent.

[...] Aussi autrui peut-il avoir son moi individuel, totalement différent du nôtre, ce qui fait que, tel qu'il est impliqué dans chacune de ses manifestations psychiques, nous ne pourrons jamais le saisir d'une façon adéquate, mais toujours à travers l'aspect déterminé par notre moi individuel à nous. Et, étant donné le lien intime qui existe entre le moi et ses sentiments, nous pouvons également admettre qu'autrui possède, comme nous-mêmes, une sphère intime qui ne peut jamais se révéler à nous d'une façon adéquate. Mais l'existence d'expériences internes, de sentiments intimes nous est révélée dans et par les phénomènes d'expression, c'est-à-dire que nous en acquérons la connaissance, non à la suite d'un raisonnement, mais d'une façon immédiate, au sens d'une « perception  originaire et primitive. Nous percevons la pudeur de quelqu'un dans sa rougeur, la joie dans le rire. [...]

Sympathie : 4 modalités de la « compréhension affective »

Je puis éprouver quelque chose d'analogue à ce qu'éprouve une autre personne, sans pour cela « comprendre » ce qui se passe en moi et en elle. Pour que je « comprenne » ce qui est éprouvé par une autre personne, il faudrait en outre que j'éprouve moi-même réellement ce qu'elle éprouve, que mon sentiment soit aussi actuel que le sien. C'est alors seulement qu'on pourrait parler d'une reproduction véritable. Mais, d'autre part, je puis fort bien « comprendre » l'angoisse mortelle d'un homme qui se noie, sans pour cela éprouver rien qui ressemble, même de loin, à une angoisse mortelle. Bref, la théorie dont nous nous occupons est en opposition avec le fait phénoménologique que comprendre un fait interne et l'éprouver réellement sont deux choses tout à fait différentes. Il n'est pas moins évident que cette théorie se rapporte précisément à ce qui est contraire à « comprendre ». Et ce contraire n'est autre chose que la contagion affective, telle qu'elle se manifeste, sous sa forme la plus élémentaire, dans les agglomérations grégaires et dans les « masses ». [...]

C'est ainsi que pour nous faire une idée de ce premier élément constitutif de la sympathie, qui consiste à comprendre, à revivre, à re-éprouver, nous n'avons besoin ni de projection affective (Einfühlung) ni d'« imitation ». Au contraire, la projection affective et l'imitation, loin de nous aider à comprendre, sont pour nous des sources d'erreurs. Revenons à la sympathie et à son premier élément constitutif : la compréhension affective. À ce propos, il convient de distinguer quatre modalités tout à fait différentes :  le partage immédiat, direct de la souffrance de quelqu'un ;  le fait de « prendre part » à la joie ou à la souffrance de quelqu'un ;  la simple contagion affective ;  la véritable fusion affective.

l. Le père et la mère se tiennent auprès du cadavre de leur enfant aimé. Ils éprouvent en commun la même souffrance, la même douleur. Cela ne veut pas dire que A éprouve telle souffrance, que B l'éprouve également, et que chacun d'eux sait qu'il l'éprouve. Non : A et B l'éprouvent en commun. A, par exemple, n'a nullement de la souffrance de B une idée « concrète », comme c'est le cas de l'ami C qui se joint aux parents pour leur exprimer sa sympathie ou leur dire : « la part qu'il prend à leur douleur ». Non : A et B ressentent en commun, éprouvent en commun, subissent en commun, non seulement « la même » situation, au point de vue de sa qualité et de sa valeur, mais aussi la même réaction émotionnelle à cette situation. La « douleur », en tant que situation, et la souffrance, en tant que qualité fonctionnelle, se confondent ici de la façon la plus intime. [...]

2. Il en est tout différemment dans le deuxième cas. Ici encore, la souffrance de A n'est pas la cause pure et simple de la souffrance de B. Toute sympathie implique l'intention de ressentir la joie ou la souffrance qu'accompagnent les faits psychiques d'autrui. Et elle tend à réaliser cette intention en tant que « sentiment », et non à la suite d'un « jugement » ou d'une représentation se laissant exprimer par la formule : « B souffre. » Elle ne survient pas seulement en présence ou à la vue de la souffrance d'autrui ; mais elle est encore capable de « penser » cette souffrance, et de la penser en tant que fonction affective. Mais dans le cas dont nous nous occupons la souffrance de B est conçue avant tout, à la faveur d'un acte de compréhension éprouvé antérieurement, comme appartenant à B ; et c'est sur l'objet de cette compréhension intérieure que porte la sympathie. Autrement dit, ma sympathie et la souffrance de mon voisin sont, au point de vue phénoménologique, non un seul fait, comme dans le cas précédent, mais deux faits différents.

3. Totalement différent de la sympathie est le sentiment né par contagion [...] la simple contagion affective. C'est ainsi que la gaieté qui règne dans une brasserie ou dans une fête se transmet instantanément à toute personne venant du dehors ; même si cette personne a été, quelques instants auparavant, envahie par la tristesse, elle est pour ainsi dire « entraînée » par la gaieté générale, emportée dans son courant. Il va sans dire que, par la manière dont elle se met à participer à la joie générale, cette personne diffère aussi bien des personnes de la première catégorie que de celles de la seconde. On peut en dire autant de la contagion du rire à laquelle « succombent » principalement les enfants, et plus particulièrement les enfants du sexe féminin, moins sensibles et ayant les réactions plus faciles. C'est ce qu'on observe également dans les cas où plusieurs personnes subissent la contagion du ton plaintif de l'une d'elles : il suffit que, dans une société de vieilles femmes, l'une commence à parler de ses souffrances, pour que toutes les autres se mettent à sangloter. Tout cela n'a absolument rien à voir avec la sympathie : il n'y a là ni intention affective à l'égard de la joie ou de la souffrance d'autrui, ni participation à ses expériences internes. Ce qui caractérise plutôt la contagion, c'est qu'elle s'effectue entre états affectifs et ne suppose, en général, aucune connaissance relative à la joie d'autrui. [...] Une pareille contagion peut se produire également indépendamment de toute expérience affective d'autres personnes. Les qualités objectives de certains sentiments que nous rattachons, sous leurs dénominations humaines, à la nature ou au « milieu », lorsque nous parlons de la gaieté d'un paysage printanier, de la sombre tristesse d'un jour de pluie, de la misère maussade d'une chambre, peuvent en ce sens exercer une contagion sur nos états affectifs. Nous subissons la contagion involontairement. [...] Dans toutes les excitations collectives, et même lors de la formation de ce qu'on appelle l'« opinion publique », c'est surtout la réciprocité de cette contagion cumulative qui provoque le mouvement émotionnel collectif et produit cette situation singulière dans laquelle la « masse » agit sans tenir compte des intentions des individus qui la composent et accomplit des choses dont aucun de ces individus ne veut se reconnaître « responsable », parce qu'il ne les a pas « voulues ». C'est, en fait, le processus de la contagion lui-même qui produit des fins et des buts situés au-delà des intentions de chacun des individus qui composent la masse. [...]

4. Nous avons enfin un cas exagéré, autant dire un cas limite de la contagion dans la véritable fusion affective ( « Einsfühlung », « Einssetzung ») de notre moi avec le moi d'un autre individu. Nous disons que c'est là un cas limite, non seulement parce que mon moi considère inconsciemment comme étant sien un processus circonscrit appartenant à une autre personne, mais aussi et surtout à cause de l'identification complète qui s'effectue (dans toutes les attitudes fondamentales) entre mon moi et un moi étranger. [...]

[...] Ces cas présentent deux types polaires : le type idiopathique et le type hétéropathique. Dans le type idiopathique, c'est le moi étranger qui est absorbé et assimilé par mon propre moi au point de se trouver dépouillé de toute individualité, de toute autonomie dans sa manière d'être et de se comporter ; dans le type hétéropathique, au contraire, c'est mon moi (au sens formel du mot) qui est attiré, captivé, hypnotisé par un autre moi (au sens individuel et matériel du mot), au point que c'est ce moi individuel étranger qui prend la place de mon moi formel, et substitue toutes ses attitudes fondamentales et essentielles à celles de ce dernier. Lorsque cette fusion est accomplie, je ne vis plus en « moi », mais en « lui » (dans et par l'autre).

Ces cas idéalement typiques d'identification totale par contagion active, que mon moi exerce sur celui d'un autre, et de contagion passive que mon moi subit, jusque dans le centre de son individualité, de la part d'un autre, se trouvent réalisés sous des formes très diverses et multiples, dans l'expérience de tous les jours. Je n'en mentionnerai ici que les principales.

a) [...] l'identification singulière, encore peu connue, de la pensée, de l'intuition, des sentiments des peuples « primitifs » [...] les Bororo prétendent qu'ils sont réellement identiques à des perroquets rouges ( « Araras » ) et que chaque membre du totem est identique à un perroquet rouge. [...] L'identification de l'homme avec ses ancêtres appartient au même type. L'homme n'est pas seulement semblable à son ancêtre, et il n'est pas seulement dominé et guidé par lui : mais, tel qu'il est pendant sa vie et dans l'endroit où il vit, il est à la fois lui-même et son ancêtre.

b) Nous trouvons une véritable identification hétéropathique dans les mystères religieux de l'Antiquité, au cours desquels le mystique réunit, à la faveur de l'extase, à se sentir vraiment identifié avec l'être la destinée et la vie du dieu ou de la déesse, « devient » lui-même dieu.

c) Nous assistons encore à une identification véritable dans les cas où les rapports entre l'hypnotiseur et l'hypnotisé, au lieu d'être passagers, au lieu de se borner au temps pendant lequel a lieu la suggestion d'impulsions et d'actes volitifs, revêtent un caractère durable, l'objet de l'hypnose étant pour ainsi dire « absorbé » par le moi de l'hypnotiseur, ne pensant que ses pensées, n'estimant que ses valeurs, partageant entièrement tous ses amours et toutes ses haines, mais profondément convaincu que ce moi étranger, avec ses attitudes, ses actes et les formes sous lesquelles il se présente, constitue son propre « moi », le moi de l'hypnotisé.

[...]

d) Les cas cités par Freud dans son livre Psychologie collective et analyse du moi (voir plus spécialement le chapitre VII, relatif à l'Identification) doivent être considérés comme des cas de fusion affective véritable (pathologique). C'est ainsi qu'il cite le cas d'une jeune pensionnaire qui, ayant reçu d'un jeune homme qu'elle aime en secret une lettre qui suscite sa jalousie, y réagit par une crise hystérique dont ses amies subissent aussitôt la contagion psychique en tombant en crise à leur tour. [...]

e) La vie psychique de l'enfant qui, à beaucoup d'égards, diffère de degré (et non de nature) de celle de l'adulte, présente, elle aussi, des fusions affectives appartenant au même type que les cas pathologiques dont il vient d'être question. C'est ainsi que les « jeux » des enfants ou la manière dont les enfants, en tant que spectateurs, se comportent au théâtre ordinaire ou au théâtre des marionnettes, diffèrent totalement de la manière dont se comporte l'adulte dans ses « jeux » ou lorsqu'il goûte un plaisir esthétique. Là où l'adulte n'éprouve qu'une jouissance esthétique, l'enfant subit une fusion affective ; ce qui pour l'adulte n'est qu'un « jeu » est pour l'enfant une chose « sérieuse » ou, tout au moins, une « réalité » momentanée. [...] Lorsque la petite fille joue « à la maman » avec sa poupée, l'adulte peut bien n'y voir qu'un simple « jeu » et résumer la situation en disant que l'enfant fait « comme si » elle était la maman. Mais l'enfant elle-même (se conformant à l'exemple de sa propre mère dans ses rapports avec elle) ne fait, au moment même où elle joue, qu'un avec « la maman » [...].

f) Nous avons encore une identification véritable, mais alternant avec l'affirmation du moi, dans certains cas de dissociation de la personnalité, décrits par Oesterreich et qu'il ramène lui-même à la fusion affective, ainsi que dans certains phénomènes dits « de possession », auxquels le même auteur a consacré une précieuse monographie.

Ce qui est de nature à nous faciliter la compréhension de ces identifications et fusions affectives, c'est le fait qu'au lieu de se produire par sommation, à la faveur de l'imitation et de la participation active à certaines manifestations, certains gestes, etc., elles surviennent brusquement, et de telle sorte que l'identification avec une autre personne donnée (tel fut, par exemple, le cas de la dame citée par Flournoy et qui de temps à autre croyait être Marie-Antoinette) pousse le sujet à se comporter conformément à cette identification [...].

g) Je considère encore comme une fusion affective véritable, ni idiopathique, ni hétéropathique, ce que j'appelle « phénomène de fusion réciproque ». La forme la plus élémentaire de cette fusion nous est offerte par l'acte sexuel amoureux (c'est-à-dire opposé à toute considération de jouissance, d'emploi utilitaire) par lequel les deux partenaires, enivrés jusqu'à l'oubli de leur personnalité spirituelle, croient se replonger dans le même courant vital, dans lequel il n'existe plus de séparation entre les deux moi individuels, sans que toutefois un nous vienne se superposer à eux. Il est certain que ce phénomène se trouve à la base de la métaphysique vitale primitive dont se sont inspirés les orgies et les mystères bachiques, dans lesquels les mystes, dans une renonciation extatique à toute individualité, croient se replonger dans la même source primitive de la natura naturans.

h) Mais l'identification par fusion réciproque ne s'observe pas uniquement dans la sphère érotique. Elle se produit également dans la vie psychique des foules inorganisées, qui a été décrite pour la première fois par G. Le Bon. Ici, la fusion a lieu, d'une part, entre les membres de la foule et le chef, qui agit idiopathiquement (c'est-à-dire qu'il ne peut ni ne doit se laisser absorber par l'âme de la foule) et, d'autre part, il se produit une fusion réciproque des membres de la foule (par contagion cumulative et récurrente) emportée par le même courant impulsif et affectif qui détermine le comportement de toutes les parties [...].

i) Nous avons enfin un cas typique de fusion affective dans les rapports existant entre mère et enfant, rapports qui ont conduit certains auteurs (E. von Hartmann, Bergson) à la théorie qui voit dans l'« amour » une identification, c'est-à-dire à prétendre que l'amour consiste dans l'absorption du moi de la personne aimée à la faveur d'une fusion affective. Ici se présente à nous cette particularité que l'être aimé avait primitivement « fait partie », au sens concret et spatial du mot, de l'être aimant, tandis que les différents éléments constitutifs internes des actes et attentes ayant pour objectif la fécondation (instinct de la procréation, instinct sexuel), la gravité (transformation continue de l'instinct de la procréation et de la conservation en l'instinct du couvage dont les premières manifestations commencent à se manifester dès avant la naissance de l'enfant) et enfin le couvage même de l'enfant détaché du corps maternel (transformation continue de l'instinct du couvage en amour maternel à forte tonalité psychique), semblent se succéder insensiblement et sans sauts, comme à la faveur d'une transformation continue. [...]

Lois des rapports entre les formes de sympathie[9]

Existe-t-il des lois qui règlent les rapports entre la fusion affective, la reproduction affective, la participation affective, l'amour de l'humanité, l'amour acosmique de Dieu et l'amour personnel, également acosmique ? Je pense que ces lois existent et je vais chercher à les dégager.

Fusion affective
A) L'identification affective est la condition de la reproduction affective.

Il me semble qu'aussi bien dans l'ordre (extra-temporel) de l'importance purement fonctionnelle que dans celui de l'évolution génétique, la fusion affective « conditionne » la reproduction affective. Cela est toutefois vrai des fonctions affectives seulement, et non des états affectifs. Autrement dit, il n'est pas vrai que l'état affectif de A, reproduit par B, ait nécessairement formé le contenu, ou fait partie du contenu d'une fusion affective, soit à un moment donné quelconque, soit immédiatement avant. Mais ce qui est vrai, c'est que dans chaque cas donné le sujet total, dont le sentiment reproduit constitue un élément partiel, doit rester accessible à la fusion affective de la part du sujet qui reproduit son sentiment ou qui se sent affectivement un avec lui. Il n'est pas nécessaire que la fusion affective s'étende à tous les états concrets, ni même à certains états déterminés du sujet vers lequel elle est orientée : la fusion peut être aussi bien abstraite (là tous les degrés sont possibles) que concrète. Je puis réaliser ma fusion affective avec tout ce qui vit, avec l'humanité dans son ensemble, avec un peuple, une famille, sans pour cela embrasser tous les états affectifs concrets que possède le sujet avec lequel je réalise cette fusion. [...]

On peut donc dire, en se plaçant au point de vue de l'évolution affective, qu'il s'agisse de l'évolution qui, de l'enfant, aboutit à l'homme adulte ou de celle qui aboutit de l'animal à l'homme ou de l'homme primitif au civilisé, que les états les moins évolués sont caractérisés principalement par la fusion affective, tandis que dans les états plus évolués c'est la reproduction affective qui domine. Il s'agit là d'une loi qu'on peut considérer comme générale et fondamentale. C'est ainsi, comme nous l'avons montré plus haut, que la petite fille qui joue « à la maman » avec la poupée réalise une fusion affective aussi bien avec sa poupée ( fusion qu'on pourrait qualifier d'« ecphorique » ) qu'avec sa propre mère (fusion « euphorique »), dans le premier cas l'alter étant identifié avec l'ego, dans le second l'ego avec l'alter (la mère). Autrement dit : A = E, E = A. Lorsque l'enfant qui se livre à ce jeu est déjà grande, nous assistons, non à une fusion, mais à une reproduction affective. C'est ainsi que l'identification primitive avec les ancêtres est l'effet d'une fusion affective qui, avec le temps, se transforme en une reproduction affective de la vie des ancêtres dans le culte pieux de ceux-ci. C'est ainsi que le troupeau, la horde et la foule nous offrent une pure fusion affective, alors que les « communautés vitales » (famille, par exemple) ne sont fondées que sur la reproduction affective [...] Et, pour citer un dernier exemple, à mesure que l'enfant se développe, l'amour instinctif, fondé sur la fusion affective, que la mère éprouve pour lui se transforme en une simple reproduction affective, tandis que l'amour éprouvé par le père serait toujours de nature reproductive. Les exemples de ce genre pourraient être multipliés indéfiniment.

Reproduction affective
B) La reproduction affective est la condition de la participation affective.

L'existence de cette loi est suffisamment prouvée par les considérations qui précèdent, et nous pouvons nous dispenser d'en recommencer la preuve.

Participation affective
C) La participation affective conditionne l'amour de l'humanité.

C'est la participation affective, sous sa double forme de « pénétration affective réciproque » et de « sympathie » proprement dite, qui, dans chaque cas particulier, est accompagnée chez nous de la conscience que tel ou tel moi extérieur, voire que le moi extérieur en général, possède la même réalité que notre propre moi. Or, ce postulat de la réalité d'autrui égale à la nôtre (postulat qui sert de base à tous nos jugements ultérieurs sur ce sujet) constitue la condition de notre amour spontané de l'humanité, amour qui nous porte vers un être donné, uniquement parce qu'il est un « homme », qu'il a un « visage humain ». Dans la reproduction affective ce postulat de la réalité n'existe pas encore. La reproduction affective porte sur la qualité de l'état d'autrui, non sur sa réalité. C'est pourquoi nous pouvons bien comprendre (par reproduction affective) les joies et les souffrances de personnages de romans, de personnages fictifs d'oeuvres dramatiques (Faust, Gret-chen, etc.) représentés par les acteurs, sans être capables, pour autant que nous gardons une attitude esthétique et que nous n'imitons pas l'exemple de la jeune fille niaisement sentimentale, de prendre ces personnages au sérieux, comme s'ils existaient réellement, et d'éprouver pour eux de la sympathie véritable. C'est que la sympathie, en tant que participation affective, implique essentiellement le postulat de la réalité du sujet avec lequel on sympathise. Aussi disparaît-elle, lorsque le sujet considéré comme réel cède la place à un sujet fictif, à un sujet considéré comme une « image ». C'est dans l'acte de la participation affective sympathique que nous surmontons aussi bien l'auto-érotisme que l'égocentrisme timétique, le solipsisme à l'égard de la réalité et l'égoïsme pur et simple. [...]

Amour
D) L'amour de l'humanité conditionne l'amour acosmique de Dieu et de la
      personne spirituelle.

Nous nous sommes déjà suffisamment étendu (dans notre travail Das Ressentiment im Aufbau der Moralen ; voir Vom Umsturz der Werte, Vol. II, 2e édition) sur la différence interne, essentielle qui sépare l'amour de l'humanité de l'amour acosmique de la personne spirituelle de nos prochains en Dieu, lequel a fait sa première apparition (historique) dans le christianisme. [...] je soutenais que, loin de représenter un mouvement d'amour « véritable », « autonome », ayant sa base positive dans la nature même de l'esprit humain, l'amour de l'humanité était né d'un mouvement de lutte et de protestation contre l'amour de la personne spirituelle et de Dieu, d'une part, contre l'amour de la patrie, d'autre part. [...] nous n'abandonnons rien de cette thèse. Mais c'est seulement cette exaltation de l'amour de l'humanité qui est l'oeuvre du ressentiment ; quant à l'amour lui-même, il a ses racines dans la nature humaine. Ce n'est pas cet amour lui-même, mais son « idée », qu'on peut opposer aux autres formes d'amour que nous avons nommées. L'amour de l'humanité comme tel est une forme d'émotion amoureuse inhérente à la nature humaine, à titre de possibilité idéale ; il est positif quant à sa nature et à sa direction, quant à ses origines et à sa valeur. Il n'en reste pas moins que, comme toutes les possibilités idéales des émotions amoureuses de l'homme, l'amour de l'humanité n'a assumé les caractères et l'importance d'un mouvement historique réel, ne s'est élevé au rôle d'un facteur de premier ordre qu'à des phases déterminées de l'évolution historique : au sein de l'« humanité antique » selon la conception idéale des écoles cynique, stoïcienne et épicurienne ; dans le mouvement humanitaire et philanthropique de l'époque des lumières de l'Europe occidentale ; dans l'histoire intellectuelle de la Chine, à la suite de l'apparition de la doctrine de Lao-tseu (Chine du Sud) et de sa fusion avec le bouddhisme ; enfin, dans les démocraties à base sentimentale du XIXe et du XXe siècle.

Mais ceci étant admis, il faut reconnaître également (et ceci constitue à proprement parler la thèse que nous défendons dans ce paragraphe) que l'amour acosmique de la personne spirituelle et de Dieu et l'idée qui s'y rattache de la solidarité, en vue de leur salut, de toutes les personnes finies en Dieu, sont conditionnés, quant à leur « devenir » possible, par l'amour de l'humanité.

[...] la personne, ses actes noétiques et le sens de ses actes ne sont conçus et compris par les autres que pour autant que nous avons déjà acquis, grâce à la sympathie, la conviction de l'égalité entre le moi vital d'autrui et notre propre moi. Cette conviction constitue la base sur laquelle s'édifie l'amour spontané de l'humanité, lequel, pénétrant ensuite dans des couches de plus en plus profondes, finit par atteindre le point où commence l'être personnel de l'homme. Pour que mon amour spirituel puisse s'étendre à toutes les personnes spirituelles dont se compose l'humanité, sans en omettre aucune, il faut nécessairement que je possède déjà l'amour général de l'humanité, c'est-à-dire l'amour qui, étant fondé sur la sympathie indifférente aux valeurs, ne fait aucune distinction morale et spirituelle entre les hommes, ne marque aucune préférence pour les uns aux dépens des autres. Si l'on veut avoir la preuve de ce que nous avançons, on n'a qu'à se représenter la situation inverse. Aussi longtemps que les hommes (avant la naissance de l'amour général de l'humanité) étaient encore divisés, en tant qu'objets possibles d'amour et de haine, en « amis » et « ennemis », en hommes nés libres et en hommes nés esclaves (au sens dans lequel entendait ce mot Aristote qui considérait l'esclavage non comme l'effet d'un hasard de naissance, d'une certaine organisation juridique ou de certaines conditions historiques, mais comme inhérent à la nature de certaines catégories d'hommes) et aussi longtemps que l'amour pour les amis, la haine pour les ennemis, le respect pour les hommes libres et le mépris pour les esclaves étaient sanctionnés, voire ordonnés par la morale, on concevait l'existence d'un centre personnel chez l'ami et chez l'homme libre et on le refusait à l'ennemi et à l'esclave (qui, selon la frappante expression d'Aristote, tenait sa volonté du maître). Même l'amour de la personne spirituelle (de chaque individu pris isolément) qui constitue le trait distinctif du christianisme, par opposition avec l'amour général de l'humanité, en vertu duquel chaque homme n'est aimé que pour autant qu'il représente un « exemplaire » de l'espèce « homme » — même cet amour chrétien, disons-nous, suppose l'amour de l'homme, en tant qu'« exemplaire » de son espèce. C'est ainsi que l'amour général de l'humanité apparaît comme la condition de l'amour ayant pour objet la personne spirituelle.

Coopération des différentes
manifestations fonctionnelles de la sympathie[10]
[Acte sexuel vs amour sexuel]
(Fusion affective,
reproduction affective,
participation affective,
amour de l'humanité
et amour acosmique de la personne spirituelle.)

Après avoir essayé de nous faire une idée des forces essentielles qui entrent dans la composition de la faculté psychique dont dépend notre attitude de « participation », c'est-à-dire dont dépendent tous nos actes et toutes nos fonctions ayant un caractère intentionnel et reposant sur une appréciation de valeurs ; après avoir examiné le rôle métaphysique de chacune de ces forces et montré, à l'aide de quelques exemples empruntés à l'histoire, que chacun des grands mouvements historiques que nous connaissons a été caractérisé par la prédominance de l'une ou de l'autre de ces forces, en rapport avec les caractères généraux d'une civilisation, son niveau spirituel, sa phase d'évolution et les conditions générales de l'époque ; après avoir fait enfin ressortir, dans le chapitre précédent, l'ordre logique ou les lois de succession de ces forces, il nous est permis d'essayer de dresser un tableau du véritable Ordo amoris (tableau idéalement, mais non impérativement, normatif) fondé sur la hiérarchie des valeurs inhérentes aux forces en question. Un tel tableau nous apparaît comme présentant une importance particulière aussi bien au point de vue de l'éthique qu'au point de vue pédagogique, c'est-à-dire au point de vue de la formation de la vie affective. Nous tâcherons de nous acquitter de cette mission aussi brièvement et rapidement que possible.

Disons avant tout que si l'on veut obtenir un développement aussi complet que possible, idéalement complet, de ce qu'il y a d'humain dans l'homme, il ne suffit pas de s'attacher à cultiver telle ou telle des forces de sa vie affective. Étant donné, en effet, l'ordre logique qui existe entre les différents actes et fonctions émotionnels, étant données les lois fixes qui président à leur succession, il est impossible de développer pleinement chez l'homme une force affective présentant une valeur supérieure et, de ce fait, moins générale, sans avoir au préalable développé celle qui la précède immédiatement dans l'échelle des valeurs et qui, de ce fait, présente une généralité plus grande. [...]

[...]

Or, nous disons : il faut rendre à l'idée de l'acte sexuel cette signification métaphysique qu'il n'avait revêtue dans notre histoire occidentale que pendant une très brève période, tandis que le choeur unanime de tout le reste de l'humanité civilisée la lui avait toujours reconnue. Cette signification lui revient en dehors de toute idée de volupté qui, dans la conscience, l'accompagne à titre d'appât, ainsi qu'en dehors de toute finalité biologique et objective, en rapport avec la procréation et, plus encore, en dehors de toute intention subjective en rapport avec la conservation, l'augmentation quantitative ou l'amélioration qualitative de l'humanité. Ce qui, à notre avis, a le plus contribué, dans notre Occident moderne, à détruire l'équilibre normal des rapports sexuels et servi de point de départ à toutes les erreurs, à tous les errements en cette matière, ce fut la dévalorisation métaphysique de l'acte sexuel, en rapport avec l'alternative formulée pour la première fois par la vieille morale judaïque ; alternative que le christianisme historique, officiel et non-officiel, de toutes les nuances, n'a malheureusement pas réussi à supprimer totalement et à laquelle on n'a plus prêté aucune attention, à partir du jour où les rapports sexuels ont évolué, d'une part, vers le mariage civil, d'autre part vers la prostitution tolérée. Cette alternative de l'ancien judaïsme proclame que la nature de l'acte sexuel réside dans son but, lequel consiste soit dans la procréation, soit dans le plaisir voluptueux. Disons, avant tout, que la « nature » d'une chose ne réside jamais dans son « but ». La nature du châtiment, par exemple, qui consiste dans la rédemption, n'a rien à voir avec le but en vue duquel le châtiment est appliqué (protection et défense de la société, amélioration du criminel, exemple destiné à impressionner les autres et à les détourner du crime, etc.). Telle est la première cause d'erreur de la conception dont nous nous occupons ici. En outre, l'acte sexuel comme tel ne rentre pas dans la catégorie des actes dits finalistes : il représente uniquement un moyen d'expression, au même titre que tant d'autres moyens d'expression de la tendresse et de l'amour : baisers, caresses, etc. Encore essentiellement instinctif chez les animaux, ou provoqué automatiquement par certaines combinaisons typiques d'excitations, ou encore, lié dans ses manifestations aux périodes de rut revenant rythmiquement avec certaines saisons, l'acte sexuel est tombé sous la volonté de l'homme, non cependant en tant que manifestation purement organique et fonctionnelle, mais en ce qui concerne son accomplissement ou non-accomplissement. Toute tentative en effet de rendre l'acte lui-même volontaire et intentionnel, toute concentration voulue de l'attention sur les manipulations qu'il comporte ou qu'il exige, exercent sur lui une action inhibitrice, en épuisant la puissance psychique nécessaire à son accomplissement. [...]

Sans doute l'acte sexuel peut avoir pour fins la volupté et la procréation. Mais, au point de vue moral, la volupté et la procréation ne « doivent » pas être les fins de l'acte sexuel. La volupté est un phénomène secondaire de l'expression amoureuse. Indépendante de toute intention, n'ayant rien d'une fin en soi, elle est une émanation de ces forces profondes et tumultueuses qui contribuent à faire naître la véritable fusion affective, laquelle fait précisément défaut là où la volupté étant recherchée intentionnellement et pour elle-même, le partenaire est considéré comme un simple moyen de jouissance auto-érotique.

Mais pas plus que la volupté, la procréation ne « doit » être une fin en soi, ne serait-ce que pour la raison que, dans cette sphère, transformer un autre être humain en un moyen en vue d'une fin est doublement immoral ; en outre, le but (et non la « fin ») objectif et naturel de l'acte sexuel est, par son essence même, soustrait au hasard des initiatives arbitraires et il peut être atteint d'autant plus efficacement et avec des effets qualitatifs d'autant supérieurs, que, caeteris paribus, la part de l'amour dans le choix du partenaire et dans la direction de l'acte sexuel est plus grande ; autrement dit, l'amour trouvant, dans ces conditions, dans l'acte sexuel son expression la plus simple et la plus directe, le but de la procréation sera atteint d'autant plus sûrement qu'il aura un caractère moins subjectif et intentionnel. L'acte sexuel obéit ici à la règle très générale, d'après laquelle l'intention subjective du « vouloir », voire la simple concentration de l'attention exercent sur les mouvements d'expression automatiques, ainsi que sur les actions instinctives, une influence inhibitrice qui les fait dévier de leur but véritablement naturel. Mais l'argument le plus décisif est celui auquel nous avons déjà fait allusion, à savoir que la procréation conçue comme une fin voulue et intentionnelle constitue un non-sens et cela pour la triple raison suivante. 1. En premier lieu, la conception, et plus encore la formation et le développement de l'embryon sont hors de la portée de l'homme et ne dépendent nullement de son libre choix. Tout ce que l'homme peut faire volontairement et intentionnellement, c'est, par une intervention purement négative, empêcher l'accomplissement de ces processus naturels. 2. En deuxième lieu, l'homme, même au point de vue somatique, n'est pas un produit pur et simple de ses procréateurs ; abstraction faite des valeurs et non-valeurs qui lui sont transmises par l'hérédité directe ou indirecte et qui se rattachent, comme à leur cause commune, à toute la chaîne des ancêtres, l'homme, comme tout organisme, est redevable de son existence, envisagée au point de vue métaphysique, à un acte créateur de la vie universelle, acte dont la procréation et tous les processus qui s'y rattachent ne sont que les « causes occasionnelles » physiques. La conception d'après laquelle l'organisme serait un « État cellulaire », a été sous ce rapport une source de profondes erreurs. 3. Tout homme représente, même au point de vue corporel, un « individu » nouveau, original. Ses organes et processus n'apparaissent identiques à ceux d'autres hommes que pour autant qu'on le considère uniquement au point de vue statistique qui ne tient compte que du substratum matériel formé par son corps vital. On a beau dire, mais la poule est toujours antérieure à l'oeuf, le tout à la partie. Ce produit original de la vie universelle, dans la naissance duquel la procréation bisexuelle ne représente qu'une simple technique de la nature, ce produit de l'Éros, créateur de vies et de corps, d'Éros qui représente la « vie » proprement dite au sein de la vie universelle, ce produit, disons-nous, dépasse totalement le « vouloir » humain, est indépendant de toute causalité humaine. L'enfant est toujours un don de la grande force naturelle qu'incarne Éros et de son jeu démoniaque, sublime et joyeux.

[...] C'est du contact intime qui s'établit entre deux êtres fondus en un seul et la vie universelle que résulte la production d'une nouvelle entité vivante. Et qu'est-ce que l'amour sexuel qui attire l'un vers l'autre deux individus de sexe opposé et qui trouve son expression définitive et dernière dans l'acte sexuel ? Il n'est certainement pas ce que pensait Schopenhauer, c'est-à-dire une émotion dont « le génie de l'espèce » se servirait comme d'une sorte de fouet, pour favoriser l'oeuvre obscure et problématique de la propagation pure et simple (Metaphysik der Geschlechtsliebe). Car que serait la simple propagation et conservation de l'espèce, sans son élévation, sans son ennoblissement ? Et pourquoi la conservation pure et simple de l'espèce aurait-elle besoin de l'amour sexuel, alors que le seul instinct sexuel lui suffirait ? Il existe d'autres attitudes sexuelles, dépourvues d'amour, qui ne sont pas moins propres que l'amour à « conserver » l'espèce : telle est l'attitude de l'homme passionné qui ne recherche dans l'acte sexuel que la volupté ; telle est également l'attitude éminemment bourgeoise de celui qui, dans le lit conjugal, ne pense, en accomplissant l'acte sexuel, qu'à donner le jour à un « héritier » de la maison, du champ, de la fortune, à un nouveau « serviteur » des choses, à un homme nouveau pour des choses anciennes et leur administration et renverse ainsi, dans une mesure encore plus grande que le voluptueux (qui, lui, recherche du moins dans le plaisir quelque chose d'humain) toutes les tables de valeurs, sans même se soucier de la décence la plus élémentaire. Or, on peut dire de tous ces gens qu'ils reproduisent et se reproduisent. Ils conservent l'espèce, envisagée comme un « matériel humain » pour les affaires, l'industrie, la guerre, etc. L'amour sexuel au contraire, n'est pas autre chose qu'une intuition (anticipée) de la valeur des chances les plus favorables à la transformation qualitative de l'espèce, dans le sens d'une élévation, d'une ascension. [...]

[...]

[...] Les efforts que nous faisons pour contribuer à élever l'homme à un niveau supérieur n'ont en effet rien à voir avec une politique raciale, purement négative et fondée presque uniquement sur des interdictions et des prohibitions, telle qu'elle s'exprime dans les moeurs et dans la législation. L'amour sexuel, à la faveur duquel s'effectuent ces efforts, présente, au contraire, un caractère nettement positif ; institué pour ainsi dire par Dieu et par la nature, il forme le centre même de la vie et occupe dans la hiérarchie des biens une place infiniment plus élevée que toutes les belles et excellentes choses que nous avons énumérées plus haut.

Mais, ainsi que nous l'avons dit plus haut, il est une autre circonstance dans laquelle le sacrifice de l'amour sexuel apparaît comme légitime et nécessaire : c'est lorsqu'il s'agit, comme dans le cas de Frédérique de Sesenheim (Goethe), de favoriser, de permettre l'épanouissement des possibilités spirituelles d'une personne, à moins que ce soit l'amour lui-même qui, comme tel, exerce une influence décisive sur cet épanouissement.

[...]

Nous pensons, pour notre part, qu'aussi bien les théories matérialistes que les théories monistes-panthéistes sont totalement à rejeter. C'est ce qui ressort déjà des considérations que nous avons développées plus haut à propos du problème de l'individualité. Nous avons vu notamment que l'amour spirituel n'a rien de commun avec la fusion affective, avec l'identification affective. [...]

[...]

[...] Mais il est une autre « cause occasionnelle » qui déclenche l'actualisation des potentialités de la vie universelle et détermine leur incarnation dans un ensemble somatique individuel ; et cette autre cause est représentée, non par l'acte sexuel, mais par les émotions du véritable amour sexuel, sans lequel, ne serait-ce que sous la forme très atténuée de la « sympathie sexuelle » (dont l'opposé serait le « dégoût »), de la part de l'un des partenaires au moins, l'acte sexuel, en général, ne serait pas possible. L'impulsion sexuelle pure et simple, incapable de choisir et susceptible seulement de variations quantitatives est, contrairement à l'amour sexuel (qui a une signification métaphysico-démoniaque, bien que nullement « divine », « spirituelle »), de nature purement physique. [...]

Importance et classification des problèmes[11]
[Théorie de la sympathie vs théorie contractuelle]

Pour faire des progrès, la philosophie systématique n'a pas nécessairement besoin de s'appuyer sur l'« histoire de la philosophie », dans son déroulement chronologique ; mais ses progrès seront en raison directe de ceux qu'aura réalisés l'étude, pure et appliquée, des différentes conceptions du monde, étude qui, sans se prononcer sur la vérité ou l'erreur de ces conceptions, se borne à rechercher les liens nécessaires et essentiels par lesquels les idées de tels ou tels systèmes philosophiques, considérés comme les plus typiques, ou de telles ou telles parties de ces systèmes, se rattachent aux idées des autres.

Le jour où la théorie de la sympathie sera définitivement élaborée dans toutes ses parties et à tous ses degrés, depuis la simple fusion affective jusqu'à l'amour de la personne acosmique, nous pourrons nous faire une idée philosophique claire et nette des rapports qui existent entre les moeurs, les coutumes et le droit, dans leur succession historique, depuis les temps primitifs jusqu'à nos jours, et le grand problème de la « cohésion solidaire », de la dissolution d'anciennes solidarités et de la formation de nouvelles (association et dissociation de groupes). C'est ainsi, par exemple, que les différents systèmes de talion correspondent, dans leur évolution qui a abouti au droit pénal des États modernes, à des structures différentes du comportement sympathique[12]. Cette évolution représente une dissociation continue de fusions affectives plus anciennes, aboutissant à une participation affective de plus en plus distante et, finalement, à l'indifférence[13].

L'« expansion » des sympathies, ainsi que leur sublimation et leur spiritualisation (dans le sens positif de l'amour et négatif de la haine), signifient toujours une nouvelle formation et une nouvelle dissociation de solidarités de groupes. Et si l'on veut découvrir les vérités partielles que renferment les théories philosophiques de la société, il faut toujours tenir compte du changement de structure survenu préalablement dans l'attitude sympathique des hommes. C'est ainsi, par exemple, que la théorie contractuelle de la société se rattache certainement à un sentiment d'hostilité à l'égard de la société dont on fait partie (il en est de même de la théorie psychologique du jugement analogique). Cette théorie ne pouvait prendre naissance que dans les régions ou les contrées dont la population augmentait plutôt à la suite de l'afflux d'éléments étrangers (immigration) que par multiplication spontanée. Dans ces conditions, la théorie contractuelle devient la théorie « sociale » . Et, inversement, il est non moins évident que la doctrine d'Aristote : , dont la philosophie stoïcienne et la doctrine du droit naturel des Pères de l'Église se sont autorisées pour affirmer l'existence d'un « instinct de l'espèce primitif » qui, antérieurement à toute expérience et indépendamment de toute « promesse » et de tout « contrat », lierait l'homme, moralement et juridiquement, à la société — il est évident disons-nous, que cette doctrine correspond à une conception formelle et élargie des rapports existant entre les hommes réunis en une communauté vitale (c'est-à-dire réunis par les liens du sang, de la tradition, du paysage et du langage « naturel », c'est-à-dire opposés au langage littéraire, fait d'apports personnels), et à une extension de ces rapports à l'espèce tout entière. C'est pourquoi nous ne pouvons accorder de valeur universelle ni à l'une ni à l'autre de ces deux théories.

[1] Max Scheler, Six essais de philosophie et de religion, Éd. Universitaires Fribourg Suisse © 1996, p. 64.

[2] Max Scheler, Nature et formes de la sympathie, Payot © 2003, pp. 315-319.

[3] Voir Le formalisme en éthique et l'éthique matériale des valeurs.

[4] Aristote avait déjà insisté sur ce point, dans un profond chapitre sur l'amitié, de l'Éthique à Nicomaque.

[5] Ceci s'applique naturellement aussi à la haine.

[6] Max Scheler, Nature et formes de la sympathie, Payot © 2003, pp. 53-56, 59-62, 64-66, 69-73, 78-83.

[7] Le terme « empathie » n'est pas utilisé par Scheler ; il la désigne par « revivre les sentiments d'autrui » en explicitant le concept tel que nous l'entendons aujourd'hui.

[8] Nous ressentons la qualité de la souffrance d'autrui, sans souffrir avec lui ; et nous ressentons la qualité de la joie d'autrui, sans nous réjouir de sa joie. [...]

[9] Max Scheler, Nature et formes de la sympathie, Payot © 2003, pp. 201-205, 207-210.

[10] Ibid., pp. 213, 214, 224-230, 239, 240, 243, 249-250.

[11] Ibid., pp. 420-423.

[12] J'ai montré dans Le formalisme dans l'éthique et l'éthique matériale des valeurs que l'idée ou l'impulsion de la rétribution ne se laissaient pas déduire de la sympathie d'une tierce personne pour le désir de vengeance éprouvé par celui qui a été injustement lésé. Voir également dans Vom Ewigen im Menschen (vol. I) le chapitre, intitulé : Reue und Wiedergeburt.

[13] L'« étranger » (en tant que phénomène) peut être défini comme l'homme dont les faits psychiques s'expriment d'une façon particulière, au point de rendre impossible la sympathie directe et immédiate (c'est-à-dire indépendante de toute « interprétation », « réflexion », de tout « jugement »). Cette « incertitude » à son égard (à laquelle on est déjà préparé, dans les communautés naturelles, par l'étrangeté du dialecte) fait qu'on va même, tant que la raison n'a pas réussi à se dégager des influences affectives, jusqu'à le considérer comme un « ennemi », c'est-à-dire comme un homme incapable de participer au « monde sensible » qui fournit des impressions identiques à tous les autres membres de la communauté.

Philo5
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