Les noms divins [1] Mais si Dieu excède toute parole, tout savoir, tout entendement, toute substance, parce qu'il saisit, embrasse, étreint et pénètre éternellement toutes choses ; s'il est absolument incompréhensible ; s'il n'offre pas prise aux sens, à l'imagination, aux conjectures ; si l'on ne peut le nommer, le décrire, l'atteindre par l'intelligence, le connaître, comment donc avons-nous promis un traité des noms divins, quand il est démontré que l'être suprême n'a pas de nom et qu'il est au-dessus de tout nom ? Assurément, comme l'enseigne notre livre des Institutions théologiques, on ne saurait exprimer, ni concevoir ce qu'est cet Un, cet inconnu, cette nature infinie, cette bonté essentielle, je veux dire cette unité en trois personnes, qui sont un seul et même Dieu, un seul et même bien. Il y a plus : ce pieux commerce des vertus célestes avec la bonté pleine à la fois de clarté et de mystère, soit qu'on regarde la chose en Dieu qui se donne ou dans les anges qui reçoivent, ce pieux commerce n'est ni expliqué ni connu ; et même dans ces rangs sacrés, ceux-là seuls en savent quelque chose qui sont élevés à un degré de connaissance supérieure. Il y a parmi nous des esprits appelés à une semblable grâce, autant qu'il est possible à l'homme de se rapprocher de l'ange : ce sont ceux qui, par la cessation de toute opération intellectuelle, entrent en union intime avec l'ineffable lumière. Or, ils ne parlent de Dieu que par négations ; et c'est hautement convenable : car en ces suaves communications avec lui, ils furent surnaturellement éclairés de cette vérité, que Dieu est la cause de tout ce qui est, mais n'est rien de ce qui est, tant son être l'emporte sur tout être. Ainsi, quelle que soit en elle-même sa nature suprasubstantielle et sa bonté immense, quiconque honore cette vérité qui dépasse toute vérité ne la nommera pas raison, puissance, entendement, vie ou essence; mais il la présentera comme surpassant d'une façon incomparable tout ce qui est habitude, mouvement, vie, imagination, conjecture, dénomination, parole, raisonnement, intuition et substance, tout ce qui est invariable et fixe, tout ce qui est union, limite, infinité, toutes choses enfin. Puis donc que Dieu, qui est la bonté par essence, en vertu de son être a produit tous les êtres, il convient de louer sa providence, source de tout bien, par ses propres ouvrages. Car toutes choses sont autour d'elle, et existent pour elle; elle précède toutes choses, et en elle toutes choses subsistent; c'est parce qu'elle est, que l'univers fut produit et qu'il se conserve; et la création entière gravite vers elle: les natures douées d'intelligence et de raison, par la connaissance; les natures inférieures, par la sensibilité; et les autres, par le mouvement de la vie, ou au moins par le fait de leur existence comme substances, ou comme modes. |
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Traité de la théologie mystique [2] La théologie mystique est la science expérimentale, affective, infuse de Dieu et des choses divines. En elle-même et dans ses moyens elle est surnaturelle ; car ce n'est pas l'homme qui, de sa force propre, peut faire invasion dans le sanctuaire inaccessible de la Divinité : c'est Dieu, source de sagesse et de vie, qui laisse tomber sur l'homme les rayons de la vérité sacrée, le touche, l'enlève jusqu'au sein de ces splendeurs infinies que l'esprit ne comprend pas, mais que le coeur goûte, aime et révère. La prière seule, quand elle part de lèvres pures, peut incliner Dieu vers nous et nous mériter la participation aux dons célestes. Le but de la théologie mystique, comme de toute grâce divine, est de nous unir à Dieu, notre principe et notre fin : voilà pourquoi le premier devoir de quiconque aspire à cette science est de se purifier de toute souillure, de toute affection aux choses créées ; de s'appliquer à la contemplation des adorables perfections de Dieu, et, autant qu'il est possible, d'exprimer en lui la vive image de celui qui, étant souverainement parfait, n'a pas dédaigné de se nommer notre modèle. Quand l'âme, fidèle à sa vocation, atteint enfin Dieu par ce goût intime et ce sentiment ineffable que ceux-là peuvent apprécier, qui l'ont connu et expérimenté, alors elle se tient calme et paisible dans la suave union dont Dieu la gratifie. Rien ne saurait donner une idée de cet état: c'est la déification de la nature. 1. Ce que c'est que l'obscurité divine ARGUMENT. — I. Après une invocation à la Trinité, on fait voir qu'il est nécessaire de s'abdiquer soi-même pour arriver à la contemplation mystique ; II. qu'on peut tout nier et tout affirmer de Dieu. III. Ce que c'est que la divine obscurité, et comment on y pénètre. I. Trinité supra-essentielle, très-divine, souverainement bonne, guide des chrétiens dans la sagesse sacrée, conduisez-nous à cette sublime hauteur des Écritures, qui échappe à toute démonstration et surpasse toute lumière. Là, sans voiles, en eux-mêmes et dans leur immutabilité, les mystères de la théologie apparaissent parmi l'obscurité très-lumineuse d'un silence plein d'enseignements profonds : obscurité merveilleuse qui rayonne en splendides éclairs, et qui, ne pouvant être ni vue ni saisie, inonde de la beauté de ses feux les esprits saintement aveuglés. Telle est la prière que je fais. Pour vous, ô bien-aimé Timothée, exercez-vous sans relâche aux contemplations mystiques ; laissez de côté les sens et les opérations de l'entendement, tout ce qui est matériel et intellectuel, toutes les choses qui sont et celles qui ne sont pas, et d'un essor surnaturel, allez vous unir, aussi intimement qu'il est possible, à celui qui est élevé par delà toute essence et toute notion. Car c'est par ce sincère, spontané et total abandon de vous-même et de toutes choses, que libre et dégagé d'entraves vous vous précipiterez dans l'éclat mystérieux de la divine obscurité. II. Veillez à ce que ces choses ne soient pas entendues par les indignes : je veux parler de ceux qui se fixent dans la créature, qui n'imaginent au-dessus du monde de la nature aucune réalité supérieure, et qui estiment pouvoir connaître par la force de leur propre esprit celui qui a pris les ténèbres pour retraite (Ps., 17, 13.). Mais si la doctrine des divins mystères dépasse la portée de ces hommes, que dira-t-on des profanes qui désignant la cause sublime de tout précisément par les plus viles substances de l'univers, et soutiennent qu'elle n'a rien de plus excellent que ces simulacres impies et de formes multiples que leurs mains ont façonnés ? tandis qu'on doit lui attribuer et affirmer d'elle ce qu'il y a de positif dans les êtres, puisqu'elle en est la cause ; ou mieux encore, le nier radicalement, puisqu'elle leur est infiniment supérieure ; tandis encore qu'ici la négation ne contredit pas l'affirmation et que cette nature suprême s'élève au-dessus de tout, au-dessus de toute négation comme de toute affirmation. III. C'est en ce sens que le divin apôtre Barthélemi disait que la théologie est tout ensemble développée et briève, l'Évangile ample, abondant et néanmoins concis. Par là il me semble avoir excellemment compris que la bienfaisante cause de tout s'exprime en de nombreuses et en de courtes paroles, s'exprime même sans discours, n'y ayant pour elle ni discours ni pensée, parce qu'elle est essentiellement supérieure au reste des êtres, et qu'elle se manifeste dans sa vérité et sans voile à ceux-là seuls qui traversent le monde matériel et intellectuel, franchissent les hauteurs de la plus sublime sainteté, et, laissant de côté désormais toute lumière, tout accent mystérieux, toute parole qui vient du ciel, se plongent dans les ténèbres où habite, comme dit l'Écriture, celui qui règne sur l'univers (Ps., 96, 2.). Et ici l'on peut observer qu'il fut enjoint au divin Moïse de se purifier d'abord (Exod., 19.) et de se séparer ainsi des profanes ; que, la purification achevée, il entendit les sons variés des trompettes, et vit divers feux qui s'épanouissaient en purs et innombrables rayons ; et qu'enfin, laissant la multitude, il monta en la société de quelques prêtres choisis jusqu'au sommet de la montagne sainte. Toutefois, il ne jouit pas encore de la familiarité de Dieu ; seulement il contemple non pas la divinité qui est invisible, mais le lieu où elle apparaît (Ibid., 33.). Ceci veut faire entendre, à mon avis, que les choses les plus divines et les plus élevées qu'il nous soit donné de voir et de connaître sont, en quelque sorte, l'expression symbolique de tout ce que renferme la souveraine nature de Dieu : expression qui nous révèle la présence de celui qui échappe à toute pensée et qui siège par delà les hauteurs du céleste séjour. Alors, délivrée du monde sensible et du monde intellectuel, l'âme entre dans la mystérieuse obscurité d'une sainte ignorance, et, renonçant à toute donnée scientifique, elle se perd en celui qui ne peut être ni vu ni saisi ; tout entière à ce souverain objet, sans appartenir à elle-même ni à d'autres ; unie à l'inconnu par la plus noble portion d'elle-même, et en raison de son renoncement à la science ; enfin, puisant dans cette ignorance absolue une connaissance que l'entendement ne saurait conquérir.
2. Comme il faut s'unir et payer tribut de louanges ARGUMENT. — On exprime le désir d'être admis dans l'obscurité divine, de connaître Dieu par cet acte de sublime ignorance, qui consiste à savoir que Dieu n'est absolument rien de tout ce qui est. Nous ambitionnons d'entrer dans cette obscurité translumineuse, et de voir et de connaître précisément par l'effet de notre aveuglement et de notre ignorance mystique, celui qui échappe à toute contemplation et à toute connaissance. Car c'est véritablement voir et connaître, c'est louer l'infini d'une façon suréminente, de dire qu'il n'est rien de ce qui existe. Ainsi, celui qui façonne de la matière brute en une noble image enlève les parties extérieures qui dérobaient la vue des formes internes, et dégage la beauté latente par le seul fait de ce retranchement. Mais je pense qu'on doit suivre une voie toute différente, selon qu'on parle de Dieu par affirmation ou par négation. Pour les affirmations, débutant par les plus sublimes, puis descendant peu à peu, nous sommes arrivé jusqu'aux plus humbles. Ici, au contraire, nous partons des négations les plus modérées pour monter aux plus fortes ; et nous osons tout nier de Dieu, afin de pénétrer dans cette sublime ignorance, qui nous est voilée par ce que nous connaissons du reste des êtres, et de contempler cette surnaturelle obscurité, qui est dissimulée à nos regards par ce que nous trouvons de lumineux dans le reste des êtres.
3. Quelles affirmations et quelles négations ARGUMENT. — L'auteur rappelle qu'il a expliqué dans les Institution théologiques ce qui concerne l'unité de nature et la trinité des personnes en Dieu ; qu'il a traité dans le Livre des Noms divins ce qui regarde les divers attributs de la divinité ; qu'il a dans la Théologie symbolique rendu raison des figures sensibles qu'on prête métaphoriquement à Dieu, et qu'ainsi il sera brief dans le présent écrit. Il enseigne comment on procède dans les affirmations et négations qu'on emploie dans la théologie. Dans notre livre des Institutions théologiques, nous avons traité des principales affirmations qui conviennent à la divinité. Nous avons dit que Dieu très-bon a une nature unique et une triple personnalité ; ce qu'est en lui la paternité, et la filiation, et ce que signifie le nom du Saint-Esprit ; comment du coeur de Dieu, source immatérielle et indivisible, ont jailli des lumières pleines de suave bonté, et comment ces douces émanations ne se séparent pas de leur principe, persévèrent dans leur identité personnelle, et demeurent l'une en l'autre par une manière d'être aussi éternelle que leur éternelle production ; que le suprême Seigneur Jésus a réellement et substantiellement pris la nature humaine ; enfin tout ce que nos Écritures enseignent et que l'on a pu lire dans l'ouvrage cité. Dans le traité des Noms divins, nous avons expliqué pourquoi Dieu se nomme bon ; pourquoi il se nomme l'être, la vie, la sagesse, la force ; pourquoi il reçoit une foule d'autres qualifications analogues. Dans la Théologie symbolique, on a vu comment les choses divines portent des noms empruntés aux choses sensibles ; comment Dieu a forme et figure, membres et organes ; comment il habite des lieux et revêt des ornements ; pourquoi enfin on lui prête du courage, des tristesses et de la colère, les transports de l'ivresse, des serments et des malédictions, et le sommeil et le réveil, et les autres symboles et pieuses images sous lesquels nous est représentée la divinité. Or, vous aurez remarqué, je pense, que nos locutions sont d'autant plus abondantes qu'elles conviennent moins à Dieu : c'est pour cela que nous avons dû être plus bref dans les Institutions théologiques et dans l'explication des Noms divins que dans la Théologie symbolique. Car à mesure que l'homme s'élève vers les cieux, le coup d'oeil qu'il jette sur le monde spirituel se simplifie, et ses discours s'abrègent : comme aussi en pénétrant dans l'obscurité mystique, non seulement nos paroles seront plus concises, mais le langage, mais la pensée même nous feront défaut. Ainsi dans les traités antérieurs, procédant de haut en bas, notre discours allait s'étendant en proportion de la hauteur d'où il descendait ; ici au contraire, procédant de bas en haut, il devra se raccourcir en s'élevant, et parvenu au dernier terme il cessera tout à fait, et s'ira confondre avec l'ineffable. Mais vous me demanderez sans doute d'où vient qu'en faisant des affirmations sur Dieu, nous débutons par les plus sublimes, en qu'en faisant des négations, nous commençons par les plus humbles ? C'est que voulant affirmer la chose qui est au-dessus de toute affirmation, ce qui a plus d'affinité avec elle devait être émis d'abord comme assertion fondamentale des assertions ultérieures ; et voulant nier une chose qui est au-dessus de toute négation, ce qui a moins de conformité avec elle devait être éliminé en premier lieu. Car ne dira-t-on pas que Dieu est vie et bonté, avant de dire qu'il est ou air ou pierre ? Et ne dira-t-on pas que Dieu ni ne s'enivre, ni ne s'emporte avant de dire qu'on ne peut ni le nommer, ni le comprendre ?
4. Que le suprême auteur des choses sensibles n'est absolument ARGUMENT. — On donne quelques exemples de théologie négative, et l'on montre que rien de ce qui est sensible ne convient à Dieu. Voici donc ce que nous disons touchant la cause de tous les êtres, et qui est si élevée au-dessus d'eux : elle n'est pas dépourvue d'existence, ni de vie, ni de raison, ni d'entendement ; elle n'est point un corps ; elle n'a ni figure, ni forme, ni qualité, ni quantité, ni grosseur ; elle n'occupe aucun lieu, et n'est point visible, et n'a pas le sens du toucher ; elle n'a pas de sensibilité et ne tombe point sous les sens ; on ne trouve jamais en elle le désordre et le trouble qui naissent des passions grossières, ni cette faiblesse que déterminent les accidents matériels ; elle n'est pas indigente de lumière ; elle n'éprouve pas de changement, de corruption, de partage, de disette ou de ruine ; enfin, ni elle n'est, ni elle ne possède rien de corporel.
5. Que le suprême auteur des choses sensibles n'est absolument ARGUMENT. — On enseigne que Dieu n'est rien de ce que nous connaissons, mais qu'il surpasse tout ce qui, en quelque façon que ce soit, peut être perçu par notre entendement. Voici encore ce que nous disons en élevant notre langage : Dieu n'est ni âme, ni intelligence ; il n'a ni imagination, ni opinion, ni raison, ni entendement ; il n'est point parole ou pensée, et il ne peut être ni nommé, ni compris : il n'est pas nombre, ni ordre, grandeur, ni petitesse, égalité, ni inégalité, similitude, ni dissemblance. Il n'est pas immobile, pas en mouvement, pas en repos. Il n'a pas la puissance, et n'est ni puissance, ni lumière. Il ne vit point, il n'est point la vie. Il n'est ni essence, ni éternité, ni temps. Il n'y a pas en lui perception. Il n'est pas science, vérité, empire, sagesse ; il n'est ni un, ni unité, ni divinité, ni bonté. Il n'est pas esprit, comme nous connaissons les esprits ; il n'est pas filiation, ou paternité, ni aucune des choses qui puissent être comprises par nous, ou par d'autres. Il n'est rien de ce qui n'est pas, rien même de ce qui est. Nulle des choses qui existent ne le connaissent tel qu'il est, et il ne connaît aucune des choses qui existent, telle qu'elle est. Il n'y a en lui ni parole, ni nom, ni science ; il n'est point ténèbres, ni lumière, erreur, ni vérité. On ne doit faire de lui ni affirmation, ni négation absolue ; et en affirmant, ou en niant les choses qui lui sont inférieures, nous ne saurions l'affirmer ou le nier lui-même, parce que cette parfaite et unique cause des êtres surpasse toutes les affirmations, et que celui qui est pleinement indépendant, et supérieur au reste des êtres, surpasse toutes nos négations. |
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Lettre première à Caïus, thérapeute [3] ARGUMENT. — L'ignorance dont il est question dans le Traité de la Théologie mystique, n'est point la privation, mais bien plutôt l'excès, la sublimité de la connaissance, qui n'est jamais qu'imparfaite quand elle nous vient par les créatures. Les ténèbres se dissipent devant la lumière, surtout devant une abondante lumière ; l'ignorance se corrige par les connaissances, surtout par des connaissances variées. Il n'en est pas ainsi de l'ignorance mystique, qui n'est point une privation, mais une supériorité de science. Dites donc, et c'est vrai, que la lumière réelle n'est point aperçue de ceux qui en jouissent, et que l'ignorance qui est selon Dieu ne va pas avec la connaissance des créatures. Ainsi ces sublimes ténèbres sont inaccessibles à toute lumière, et elles éclipsent toute science. Et si, en voyant Dieu, on comprend ce que l'on voit, ce n'est pas Dieu qu'on a contemplé, mais bien quelqu'une des choses qui sont de lui, et que nous pouvons connaître. Pour lui, supérieur à tout entendement, à toute existence, il subsiste suréminemment, et il est connu d'une manière transcendante, par cela même qu'il ne subsiste pas, et qu'on ne le connaît pas. Et cette absolue et heureuse ignorance constitue précisément la science de celui qui surpasse tous les objets de la science humaine. |
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Hiérarchie céleste [4] ARGUMENT DU LIVRE Tout vient de Dieu et retourne à Dieu, les réalités et la science que nous en avons. Une véritable unité subsiste au fond de la multiplicité, et les choses qui se voient sont comme le vêtement symbolique des choses qui ne se voient pas. C'est donc une loi du monde que ce qui est supérieur se reflète en ce qui est inférieur, et que des formes sensibles représentent les substances purement spirituelles, qui ne peuvent être amenées sous les sens. Ainsi la sublime nature de Dieu, et, à plus forte raison, la nature des esprits célestes, peuvent être dépeintes sous l'emblème obscur des êtres corporels : mais il y a une racine unique et un type suprême de ces reproductions multiples. Or, entre l'unité, principe et fin ultérieure de tout, et les créatures, qui n'ont en elles ni leur raison, ni leur terme, il y a un milieu qui est à la fois science et action, connaissance et énergie, et qui, expression mystérieuse de la bonté incréée, nous donne de la connaître, de l'aimer et de l'imiter : ce milieu, c'est la hiérarchie, institution sacrée, savante et forte, qui purifie, illumine et perfectionne, et ainsi nous ramène à Dieu, qui est pureté, lumière et perfection. Telle est en particulier la hiérarchie des Anges, ainsi nommés parce que, élevés par la bonté divine à un plus haut degré d'être, ils peuvent recevoir une plus grande abondance des bienfaits célestes, et les transmettre aux êtres inférieurs : car Dieu ne se manifeste pas aux hommes directement et par lui-même, mais médiatement et par des ambassadeurs. Ce nom d'anges désigne proprement les derniers des esprits bienheureux ; mais il peut très bien s'appliquer aussi aux plus sublimes, qui possèdent éminemment ce qui appartient à leurs subordonnés, tandis qu'au contraire on ne doit pas toujours étendre réciproquement aux plus humbles rangs de la milice céleste ce qui convient aux premiers rangs. En effet, les pures intelligences ne sont pas toutes de la même dignité ; mais elles sont distribuées en trois hiérarchies, dont chacune comprend trois ordres. Chaque ordre a son nom particulier ; et, parce que tout nom est l'expression d'une réalité, chaque ordre a véritablement ses propriétés et ses fonctions distinctes et spéciales. Ainsi les Séraphins sont lumière et chaleur, les Chérubins science et sagesse, les Trônes constance et fixité : telle apparaît la première hiérarchie. Les Dominations se nomment de la sorte à cause de leur sublime affranchissement de toute chose fausse et vile ; les Vertus doivent ce titre à la mâle et invincible vigueur qu'elles déploient dans leurs fonctions sacrées ; le nom des Puissances rappelle la force de leur autorité et le bon ordre dans lequel elles se présentent à l'influence divine : ainsi est caractérisée la deuxième hiérarchie. Les Principautés savent se guider elles-mêmes et diriger invariablement les autres vers Dieu ; les Archanges tiennent aux Principautés en ce qu'ils gouvernent les Anges, et aux Anges, en ce qu'ils remplissent parfois, comme eux, la mission d'ambassadeurs : telle est la troisième hiérarchie. Tels sont les neuf choeurs de l'armée céleste. La première hiérarchie, plus proche de la Divinité, se purifie, s'illumine et se perfectionne plus parfaitement ; elle préside à l'initiation de la deuxième, qui participe, en sa mesure propre, à la pureté, à la lumière et à la perfection, et devient à son tour pour la troisième le canal et l'instrument des grâces divines. Même les choses se passent ainsi dans chaque ordre, et tout esprit reçoit, au degré où il en est capable, un écoulement plus ou moins direct ou médiat de la pureté non souillée, de la lumière surabondante, de la perfection sans limites. Ainsi tous les membres de la hiérarchie ont ceci de semblable, qu'ils participent à la même grâce, et ceci de différent, qu'ils n'y participent pas à un égal titre, ni avec un égal résultat. Et voilà la double cause de la distinction permanente qu'on reconnaît entre eux, et de l'identité des noms que parfois on leur donne ; tellement que, si les hommes eux-mêmes étaient appelés à exercer des fonctions jusqu'à un certain point angéliques, on pourrait les nommer des Anges. Ces principes expliquent suffisamment le sens et la raison des formes corporelles sous le voile desquelles sont représentés les Anges. Elles devront être le signe des propriétés qu'ils ont, des fonctions qu'ils remplissent. Ainsi les choses matérielles trouvent leur type dans les esprits, et les esprits en Dieu, qui est tout en tous. |
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Hiérarchie ecclésiastique [5] ARGUMENT DU LIVRE Tous les êtres sont soumis à l'action de la Providence ; cette action s'exerce selon des lois générales et particulières. Les lois générales se retrouvent dans toute hiérarchie ou gouvernement d'une classe d'êtres ; les lois particulières constituent la différence même par laquelle se distinguent entre elles les hiérarchies diverses. Ainsi, la hiérarchie est un milieu qui, plein de lumière et de force, éclaire, attire et ramène les créatures à Dieu, leur principe et leur fin : voilà l'unité, la généralité. Mais les créatures reçoivent le don divin qui les perfectionne, en la façon que réclament leur essence et leurs facultés propres : voilà la distinction, la particularité. Il résulte de là que les hommes aussi bien que les anges sont appelés à Dieu ; mais ils n'y vont pas de la même manière. Aux anges, purs esprits, suffit l'intellection pure ; les hommes, esprits emprisonnés dans des corps, seront élevés à la contemplation des choses saintes par des images sensibles, par de grossiers symboles. C'est pourquoi, divine dans son essence, sa force intime et son but, notre hiérarchie est revêtue de formes extérieures, et s'applique et s'exerce corporellement et d'une manière palpable. Les sacrements par lesquels sont établis, maintenus et vivifiés les ordres divers de la hiérarchie ecclésiastique, portent donc un double caractère, à la fois esprit et matière, réalité et figure. Mais le monde supérieur projette sa lumière sur le monde inférieur, et il y a dans les choses qui apparaissent comme un vestige des choses purement intelligibles. Ainsi, les rites usités dans les sacrements sont remplis de pieuses leçons ; et un des devoirs et des secrets de la foi, c'est d'étudier le divin dans l'humain, l'incréé dans le créé, l'unité dans la multiplicité. Toute recherche touchant les sacrements comprend trois points : le premier consiste à découvrir la raison du sacrement et comment il se lie à l'ensemble de nos doctrines ; le deuxième décrit les cérémonies variées et les rites avec lesquels le sacrement s'opère ; le troisième, enfin, exprime le sens mystérieux des pratiques usitées parmi l'administration des choses saintes. Ainsi, la fin de la hiérarchie ecclésiastique étant de nous assimiler à Dieu, il faut d'abord créer en nous la vie surnaturelle, nous enrichir d'un principe divin, capable de développement ultérieur, comme tout ce qui vit. Enfantés à la grâce par le miracle d'une régénération spirituelle, nous avons besoin d'un aliment qui nous soutienne et nous perfectionne, et l'effort de notre liberté doit être d'approcher de Dieu en la proportion où Dieu daigne s'abaisser vers nous. Mais autant il importe d'aspirer et de tendre au but que la Providence fixe pour chacun de nous, autant il importe de suivre en cette course le chemin qui nous est tracé, et de respecter les limites posées par la hiérarchie ; car la volonté de Dieu est ordre, comme elle est vie. Même cette soumission est la sauvegarde de la société entière, aussi bien qu'un élément de perfection pour les individus, et rien ne doit être plus scrupuleusement observé et maintenu que les droits et les devoirs respectifs des membres de la hiérarchie. Ainsi se déploient, pour le bonheur de l'humanité, la grâce et la liberté ; ainsi est sanctifiée votre vie ; ainsi est bénie notre mort. Les symboles sous lesquels nous sont départis les dons divins ont une merveilleuse analogie avec les effets que nous espérons des divers sacrements. L'intelligence est réjouie et consolée quand elle entrevoit ces harmonieux rapports ; la lumière retombe en flots d'amour sur le coeur qui entre dans de saints tressaillements. Sous cette double influence, la nature humaine se perfectionne en remontant vers Dieu, qui ainsi spiritualise la matière, divinise l'esprit et se retrouve tout en tous. Rites et cérémonies de l'illumination (Baptème du catéchumène) I. Le pontife qui, toujours appliqué à imiter Dieu, voudrait que tous les hommes fussent sauvés, et vinssent à la connaissance de la vérité, annonce à tous la bonne nouvelle, et leur fait savoir que Dieu, naturellement bon et favorable à ses créatures, a daigné, dans l'excès de son amour, s'abaisser jusqu'à l'humanité, et que, pareil à un feu dévorant, il s'unit à nous, pour nous transformer en lui, autant que chacun est digne de ce glorieux commerce. « Car à tous ceux qui le reçurent il a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu ; à ceux qui croient en son nom, qui ne sont pas nés du sang, ni de la volonté de la chair, mais de Dieu. (Jean, I, 12) » [...] IV. Puis il convoque au lieu saint tous les membres de la hiérarchie pour coopérer au salut de cet homme, et s'en réjouir et en rendre grâces à la divine bonté. Il commence par chanter avec tout le clergé quelque hymne tirée des Écritures ; ensuite, il baise l'autel sacré, s'approche du catéchumène, et lui demande quel est son désir. V. Celui-ci, conformément aux instructions de son introducteur, s'accuse avec amour de Dieu de son infidélité passée, de l'ignorance où il était du vrai bien, et de n'avoir pas fait les oeuvres d'une vie divine ; et il demande à être admis par la médiation du pontife à la participation de Dieu et des choses saintes. Le pontife alors lui apprend que Dieu très pur et infiniment parfait veut qu'on se donne à lui complètement et sans réserve ; et exposant les préceptes qui règlent la vie chrétienne, il l'interroge sur sa volonté de les suivre. Après la réponse affirmative du postulant, le pontife lui pose la main sur la tête, le munit du signe de la croix, et ordonne aux prêtres d'enregistrer les noms du filleul et du parrain. VI. Après cette formalité, une sainte prière commence ; quand l'Église entière avec son pontife l'a terminée, les diacres délient la ceinture et ôtent le vêtement du catéchumène. L'hiérarque le place en face de l'occident, les mains dressées en signe d'anathème contre cette région de ténèbres, et lui ordonne de souffler sur Satan par trois fois, et de prononcer les paroles d'abjuration. Trois fois le pontife les proclame, trois fois le futur initié les répète. Alors le pontife le tourne vers l'orient, lui faisant lever au ciel les yeux et les mains, et lui commande de s'enrôler sous l'étendard du Christ et d'adhérer aux enseignements sacrés qui nous sont venus de Dieu. VII. Ensuite vient la profession de foi ; le pontife en lit la formule à trois reprises, et lorsqu'elle a été répétée autant de fois par le catéchumène, il le bénit parmi de saintes oraisons, et lui impose les mains. De leur côté, les diacres achèvent de le dépouiller de ses vêtements, et les prêtres apportent l'huile sainte. Il reçoit d'abord une triple onction des mains de l'initiateur suprême, puis les prêtres continuent d'oindre le reste de son corps. Cependant l'initiateur se rend vers la fontaine, mère de l'adoption ; il en purifie les eaux par des invocations religieuses, et les sanctifie par une triple effusion de l'huile bénite, faite en forme de croix ; il chante trois fois aussi un cantique dicté par le Saint-Esprit, mystérieux auteur de l'inspiration prophétique. Il ordonne qu'on lui amène le disciple. Un ministre proclame le nom du parrain et du pupille. Celui-ci, conduit par les prêtres vers la fontaine salutaire, est remis entre les mains de l'hiérarque, qui se tient debout en un lieu plus élevé. Là, le nom de l'initié est publié de nouveau. Alors le pontife le baptise, le plongeant trois fois dans l'eau, et l'en retirant trois fois, et invoquant les trois personnes de la divine béatitude. Les prêtres reçoivent le baptisé, et le remettent à son introducteur et patron : tous ensemble, ils le revêtent d'une robe blanche, signe de son nouvel état, et le conduisent encore au pontife, qui le fortifie par l'onction d'un baume consacré et le déclare digne de participer désormais au bienfait souverain de la sainte Eucharistie. Évêques, prêtres, diacres et moines I. Les évêques, les prêtres, les diacres ont ceci de commun dans la cérémonie de leur consécration, qu'ils s'approchent de l'autel et fléchissent les genoux, que le pontife leur impose les mains et trace sur eux le signe de la croix, qu'on proclame leur nom et qu'on leur donne le saint baiser. Il y a cette particularité pour les évêques, qu'on leur place sur la tête le livre des Écritures, ce qui n'a pas lieu pour les ordres inférieurs. Les prêtres mettent les deux genoux en terre, et ainsi ils se distinguent des diacres qui ne doivent fléchir qu'un genou, comme je l'ai marqué. II. Or, cette cérémonie qui consiste à s'approcher de l'autel et à fléchir les genoux, enseigne, à tous ceux qui entrent dans la hiérarchie, qu'ils doivent entièrement soumettre leur vie à Dieu et lui offrir toutes leurs facultés spirituelles purifiées et saintes, et dignes, autant qu'il se peut, du temple auguste et de l'autel sacré de notre Sauveur qui justifie et consacre les âmes d'une piété divine. III. L'imposition des mains pontificales désigne la protection divine s'étendant paternellement sur les consacrés, comme sur de pieux enfants, pour leur donner les dignités ecclésiastiques et la force de les remplir, et pour éloigner d'eux les puissances ennemies. Ce rite leur apprend encore à exercer leurs redoutables fonctions sous la dépendance de Dieu et à le prendre pour maître et pour guide dans tous leurs actes. IV. Le signe de la croix invite à la mortification complète des appétits sensuels et à l'imitation de Dieu ; il rappelle qu'on doit considérer sans cesse la vie divine qu'a menée Jésus-Christ en sa chair, et comment, dans sa justice sans tache, il est descendu jusqu'à la croix et à la mort, et que ceux qui réforment leur vie à son exemple, il les marque du sceau de son innocence dont le signe de la croix est la figure. V. Le pontife proclame le nom des initiés et les ordres qu'ils vont recevoir. Cette cérémonie mystérieuse annonce que, épris d'amour pour Dieu, le consécrateur se pose comme l'interprète du choix céleste ; que ce n'est point par une capricieuse faveur qu'il appelle aux dignités sacrées, mais qu'il agit sous l'inspiration d'en haut dans la consécration des ministres de l'Église. [...] Concluons donc que nos initiations saintes consistent en la purification, l'illumination, la perfection. Les diacres forment l'ordre sacré qui purifie ; les prêtres, l'ordre qui illumine ; les évêques, l'ordre qui perfectionne. La classe des purifiés se compose de ceux qui ne peuvent encore être admis à la vue et à la participation d'aucun sacrement ; la classe des illuminés est celle du peuple saint ; la classe des perfectionnés est celle des pieux moines. C'est ainsi que notre hiérarchie, distribuée en des ordres que Dieu lui-même a établis, est rendue conforme aux hiérarchies célestes, et qu'elle conserve, autant qu'il est possible aux choses humaines, comme l'empreinte de Dieu et les traces de son auguste origine. [...] [...] Ainsi, dans la céleste hiérarchie, il y a les ordres purifiés, illuminés et perfectionnés ; et il y a les ordres qui purifient, qui illuminent et qui perfectionnent. Et les natures plus divines et de rang supérieur purgent de toute ignorance les natures de rang inférieur, en la manière et dans la proportion qui convient à ces sublimes esprits ; et elles les inondent des flots de l'illumination divine, et les perfectionnent en la science si sainte des pensées de la divinité. Car, nous l'avons déjà dit, et les Écritures l'enseignent, tous les ordres célestes n'entrent pas en égale part des splendeurs et des connaissances sacrées : pour tous la lumière vient du sein de Dieu ; mais les plus élevés la puisent immédiatement à sa source, tandis que les autres la reçoivent par le ministère des premiers, et toujours elle s'attempère aux forces de chacun. |
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[1] Denys, Prêtre, Livre des noms divins, Ch. 1 - V., in Oeuvres de Saint Denys l'aréopagite, Maison de la Bonne Presse, Paris, 1845, Bibliothèque Saint Libère © 2009, Traduction Mgr. Darboy, pp. 163-165. |
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