Extrait de « Collected Papers » et de « Semiotics and Significs »
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Nous ne pouvons commencer par le doute complet. Nous devons commencer avec tous les préjugés que nous avons effectivement quand nous pénétrons dans l'étude de la philosophie. Il n'y a pas à rejeter ces préjugés par une maxime car ce sont des choses dont il ne nous vient pas à l'esprit qu'on puisse les remettre en question. Ce scepticisme initial ne sera donc que pure duperie sur soi, et non pas doute réel, et aucun de ceux qui suivent la méthode cartésienne ne sera jamais satisfait qu'il n'ait auparavant recouvré toutes ces croyances qu'il a abandonnées. C'est par conséquent un préliminaire aussi inutile que d'aller au pôle Nord pour se rendre à Constantinople en descendant régulièrement sur un méridien. Il se peut, il est vrai, que quelqu'un, dans le cours de ses études, trouve des raisons de douter de ce qu'il a commencé par croire, mais en ce cas, il doute parce qu'il a une raison positive pour cela et non en vertu de la maxime cartésienne. Ne prétendons pas douter en philosophie de ce dont nous ne doutons pas en nos cœurs. (5.264)
Puisque son existence séparée ne se manifeste que par l'ignorance et l'erreur, pour autant qu'il soit quelque chose en dehors de ses collègues et de ce que lui et eux sont destinés à être, l'homme individuel n'est qu'une négation. Tel est l'homme, [...] orgueilleux homme.
Le plus ignorant de ce dont il est le plus assuré
Sa mystérieuse essence.(5.317)
Pour développer le sens d'une pensée, il faut simplement déterminer quelles habitudes elle produit, car le sens d'une chose consiste simplement dans les habitudes qu'elle implique. Le caractère d'une habitude dépend de la façon dont elle pourrait nous conduire à agir, non seulement dans telle circonstance probable, mais dans toute circonstance possible, si improbable qu'elle puisse être. Ce qu'est une habitude dépend de ces deux points : quand et comment elle est la cause de notre action. Pour le premier point : quand? Tout stimulant à l'action dérive d'une perception ; pour le second point : comment? Le but de toute action est d'amener au résultat sensible. Nous atteignons ainsi le tangible et le pratique de manière concevable, comme base de toute distinction réelle de pensée, si subtile qu'elle puisse être. Il n'y a pas de nuance de signification assez fine pour ne pouvoir produire une différence dans la pratique. (5.400)
Sachez que du jour où, âgé de 12 ou 13 ans, je mis la main, dans la chambre de mon frère aîné, sur une copie de la Logique de Whately, et lui demandai ce qu'était la logique, et que, ayant obtenu une réponse simple, je me jetai sur le plancher et m'enfonçai dans sa lecture, je n'ai jamais été capable d'étudier quoi que ce fût mathématiques, éthique, métaphysique, gravitation, thermodynamique, optique, chimie, anatomie comparative, astronomie, psychologie, phonétique, économie, histoire des sciences, whist, hommes et femmes, vin, météorologie, autrement que comme une étude de sémiotique [3]. [4]
Aucun signe d'une chose ou espèce de chose... ne peut apparaître si ce n'est dans une proposition, et une opération logique sur une proposition ne peut résulter qu'en une proposition (et rien d'autre) ; de sorte que les signes non propositionnels n'ont d'existence que comme constituants de propositions. (4.583 ; 4.56) [5]
Le but des signes qui est le but de la pensée c'est d'amener la vérité à l'expression. La loi sous laquelle un signe doit être vrai est la loi de l'inférence[6] ; et les signes d'une intelligence scientifique doivent par-dessus tout être tels qu'ils se plient à l'inférence. C'est pourquoi la relation illative[7] est la relation sémiotique première et primordiale. On pourrait objecter que dire que le but de la pensée est d'amener la vérité à l'expression, c'est dire que la production des propositions plutôt que celle d'inférences est l'objet premier. Mais la production de propositions est de la nature générale de l'inférence, en sorte que l'inférence est la fonction essentielle de l'esprit cognitif (ou scientifique). (2.444 n) [8]
Si une personne pointe en direction (du soleil) et dit : Regardez là-bas ! C'est Cela que nous appelons « Soleil », le Soleil n'est pas l'Objet de ce Signe. C'est le Signe du Soleil, le mot Soleil à quoi sa déclaration se rapporte ; et ce mot nous devons nous familiariser avec lui par expérience collatérale. (8.183) [9]
Si la question était simplement de savoir ce que nous entendons vraiment par signe, elle pourrait rapidement être résolue. Mais là n'est pas la question. Nous sommes dans la situation du zoologiste qui veut savoir quelle devrait être la signification de « poisson » pour faire des poissons une des grandes classes de vertébrés. Il me semble que la fonction essentielle d'un signe est de rendre efficientes les relations inefficientes non pas de les mettre en action, mais d'établir une habitude ou une règle générale par laquelle elles agiront quand il le faudra. (8.332) [10]
Les objets de l'entendement [...] sont des symboles, c'est-à-dire des signes qui sont potentiellement généraux. Mais les règles de la logique valent pour tous les symboles, ceux qui sont écrits ou parlés, ou ceux qui sont pensés. (1.559) [11]
Un signe est soit une icône, un index ou un symbole. Une icône est un signe qui posséderait le caractère qui le rend signifiant même si son objet n'avait aucune existence : tout comme un trait de crayon à mine représente une ligne géométrique. Un index est un signe qui perdrait d'emblée le caractère qui fait de lui un signe si son objet était enlevé, mais qui ne perdrait pas ce caractère s'il n'y avait aucun interprétant. Ainsi par exemple, un moule comportant un trou de balle comme signe d'un coup de fusil ; car sans le coup, il n'y aurait pas eu de trou ; mais il y a bien un trou, que quelqu'un ait ou non l'idée de l'attribuer à un coup de fusil. Un symbole est un signe qui perdrait le caractère qui fait de lui un signe, s'il n'y avait pas d'interprétant. Ainsi, n'importe quelle forme de discours ne signifie ce qu'elle signifie qu'en vertu de ce que l'on comprend qu'elle a cette signification. (2.304) [12]
Dans sa forme authentique, la Tiercéité est la relation triadique existant entre un signe, son objet et la pensée interprétante, elle-même signe, considérée comme constituant le mode d'être d'un signe. (8.332) [13]
Un signe, ou representamen, est quelque chose qui représente à quelqu'un quelque chose sous quelque rapport (respect) ou à quelque titre (capacity). Il s'adresse à quelqu'un, c'est-à-dire, crée dans l'esprit de cette personne un signe équivalent, ou peut-être plus développé. Ce signe qu'il crée, je l'appelle l'interprétant du premier. Le signe représente quelque chose, son objet. Il représente cet objet, non sous tous les rapports, mais par référence à une sorte d'idée que j'ai appelée quelquefois le fondement (ground) du representamen. (2.228) [14]
Par objet, j'entends tout ce que nous pouvons penser, c'est-à-dire, tout ce sur quoi nous pouvons parler. (Ms. 966) [15]
Supposons par exemple que je me réveille le matin avant ma femme, qu'elle s'éveille ensuite et me demande : « Quel temps fait-il? » Cette question est un signe dont l'objet (immédiat) tel qu'il est exprimé est le temps à ce moment-là, mais dont l'objet dynamique est l'impression que j'ai vraisemblablement retirée en jetant un coup d'œil dehors en entrebâillant les rideaux. Supposons que je réponde : « II fait orageux. » Voilà un autre signe. Son Objet immédiat est la notion du temps présent dans la mesure où il s'agit de quelque chose qui lui est commun à elle et à moi – non pas quant à son caractère, mais quant à son identité. L'Objet dynamique est l'identité des conditions météorologiques réelles et actuelles du moment. (8.314) [16]
Tout signe représente un objet indépendant de lui-même ; mais il ne peut être un signe de cet objet que dans la mesure ou cet objet a lui-même la nature d'un signe, de la pensée. Car le signe n'affecte pas l'objet mais en est affecté, de sorte que l'objet doit être capable de communiquer la pensée, c'est-à-dire doit avoir la nature de la pensée ou d'un signe. (1.538) [17]
Un signe (sous cette dénomination, je désigne toute espèce de pensée et pas seulement les signes extérieurs), qui est sous quelque rapport objectivement indéterminé (i.e. dont l'objet n'est pas déterminé par le signe lui-même) est objectivement général dans la mesure où il étend à l'interprète le privilège de porter plus loin sa détermination. Exemple : « L'homme est mortel ». À la question : quel homme? La réponse est que la proposition vous laisse explicitement le soin d'appliquer son assertion à l'homme ou aux hommes que vous voudrez. Un signe qui est objectivement indéterminé sous quelque rapport est objectivement vague dans la mesure où il autorise que soit faite une détermination ultérieure en un autre signe concevable, ou du moins en ce qu'il ne désigne pas l'interprète comme son ambassadeur en la matière. Exemple : « Un homme que je pourrais mentionner paraît un peu préoccupé. » Ce qui est ici suggéré c'est que l'homme en question est la personne à qui on s'adresse ; mais le locuteur ne permet pas une telle interprétation ou toute autre application de ce qu'il dit. Il peut toujours dire, s'il en a envie, qu'il ne voulait pas désigner la personne en question. Toute parole prononcée laisse naturellement le droit au locuteur de poursuivre par un autre exposé ; et donc, dans la mesure où un signe est indéterminé, il est vague, à moins qu'on ne le rende expressément ou par une convention explicite, général. (5.447) [19]
La latitude d'interprétation qui constitue l'indétermination d'un signe doit être comprise comme une latitude qui pourrait affecter l'accomplissement d'un but. Or deux signes, dont le sens est pour toutes les fins possibles équivalent, sont absolument équivalents. Pour sûr, c'est du plus pur pragmatisme ; car un but est une affection de l'action. (5.448 n. I) [20]
[1] Charles Sanders Peirce, Collected papers, 1931-1958, Volume 5, paragraphe 264 et 317. Extrait de Claudine Tiercelin, C. S. Peirce et le pragmatisme, Presses Universitaires de France, Collection Philosophies No. 45 © 1993, pages 22 et 26.
[2] Ibid. Vol. 5, paragraphe 400. Extrait de Ibid., pages 30 et 31.
[3] Sémiotique : Théorie générale des signes et du sens.
[4] Charles Sanders Peirce, Semiotics and Significs, pages 85 et 86. Extrait de Claudine Tiercelin, C. S. Peirce et le pragmatisme, Presses Universitaires de France, Collection Philosophies No. 45 © 1993, page 44.
[5] Charles Sanders Peirce, Collected papers, 1931-1958, Volume 4, paragraphes 583 et 56. Extrait de Ibid., page 48.
[6] Inférence : Opération intellectuelle par laquelle on passe d'une vérité à une autre vérité, jugée telle en raison de son lien avec la première. La déduction est une inférence. (Bibliorom Larousse © 1997)
[7] Illatif : [ilatif] (lat. illativus, de inferre, porter vers ; 1902). Ling. Cas exprimant la pénétration dans un lieu. (Larousse Lexis © 1979)
[8] Charles Sanders Peirce, Collected papers, 1931-1958, Volume 2, paragraphes 444 n. Extrait de Ibid., page 48.
[9] Ibid., Volume 8, paragraphes 183. Extrait de Ibid., page 49.
[10] Ibid., Volume 8, paragraphes 332. Extrait de Ibid., page 51.
[11] Ibid., Volume 1, paragraphes 559. Extrait de Ibid., page 54.
[12] Ibid., Volume 2, paragraphes 304. Extrait de Ibid., page 59.
[13] Ibid., Volume 8, paragraphes 332. Extrait de Ibid., page 62.
[14] Ibid., Volume 2, paragraphes 228. Extrait de Ibid., page 65.
[15] Ibid., Volume Ms, paragraphes 966. Extrait de Ibid., page 68.
[16] Ibid., Volume 8, paragraphes 314. Extrait de Ibid., page 69.
[17] Ibid., Volume 1, paragraphes 538. Extrait de Ibid.
[18] Voir la citation de Marcel Proust (# 143).
[19] Ibid., Volume 5, paragraphes 447. Extrait de Ibid., pages 79 et 80.
[20] Ibid., Volume 5, paragraphes 448 n. 1. Extrait de Ibid., page 81.