La clef magique de la transdisciplinarité :
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Grandeur et décadence du scientisme
La science moderne est née d'une rupture brutale avec l'ancienne vision du monde. Elle est fondée sur l'idée,
surprenante et révolutionnaire pour l'époque,
d'une séparation totale entre le sujet connaissant et la Réalité, supposée être complètement indépendante du sujet qui l'observe. Mais, en même temps,
la science moderne se donnait trois postulats fondamentaux, qui prolongeaient, à un degré suprême, sur le plan de la raison, la quête de lois et de
l'ordre : Un langage artificiel, différent du langage de la tribu — les mathématiques — était ainsi élevé, par Galilée, au rang de langage commun entre Dieu et les hommes. Les succès extraordinaires de la physique classique, de Galilée, Kepler et Newton jusqu'à Einstein, ont confirmé la justesse de ces trois postulats. En même temps, ils ont contribué à l'instauration d'un paradigme de la simplicité, qui est devenu prédominant au seuil du XIXe siècle. La physique classique est parvenue à bâtir, au cours de deux siècles,une vision du monde apaisante et optimiste prête à accueillir, sur le plan individuel et social, le surgissement de l'idée de progrès. [...] Si l'Histoire se soumet, comme la Nature, à des lois objectives et déterministes, on peut faire table rase du passé, par une révolution sociale ou par tout autre moyen. En effet, tout ce qui compte est le présent, en tant que condition initiale mécanique. En imposant certaines conditions initiales sociales bien déterminées, on peut prédire d'une manière infaillible l'avenir de l'humanité. Il suffit que les conditions initiales soient imposées au nom du bien et du vrai — par exemple, au nom de la liberté, de l'égalité et de la fraternité — pour bâtir la société idéale. L'expérience a été faite à l'échelle planétaire, avec les résultats que nous connaissons. Combien de millions de morts pour quelques dogmes ? Combien de souffrances au nom du bien et du vrai ? Comment se fait-il que des idées, si généreuses à leur origine, se soient transformées en leurs contraires ? [...] L'objectivité, érigée en critère suprême de vérité, a eu une conséquence inévitable : la transformation du sujet en objet. La mort de l'homme, qui annonce tant d'autres morts, est le prix à payer pour une connaissance objective. L'être humain devient objet — objet de l'exploitation de l'homme par l'homme, objet d'expériences d'idéologies qui se proclament scientifiques, objet d'études scientifiques pour être disséqué, formalisé et manipulé. L'homme-Dieu est un homme-objet dont la seule issue est de s'autodétruire. [...] Au fond, au-delà de l'immense espoir qu'il a soulevé, le scientisme nous a légué une idée persistante et tenace : celle de l'existence d'un seul niveau de Réalité [...] |
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Un bâton a toujours deux bouts [Le tiers inclus] [...] La vie, notre vie, est autre chose qu'un objet repérable dans l'espace et dans le temps. Mais la surprise est de constater qu'une trace de ce temps vivant se retrouve dans la Nature. La Nature serait-elle non pas un livre mort, qui est à notre disposition pour être déchiffré, mais un livre vivant, en train de s'écrire ?
Le scandale intellectuel provoqué par la mécanique quantique consiste dans le fait que les couples de contradictoires qu'elle a mis en évidence sont
effectivement mutuellement contradictoires quand ils sont analysés à travers la grille de lecture de la logique classique. Cette logique est fondée
sur trois axiomes : [...] La logique est la science ayant pour objet d'étude les normes de la vérité (ou de la "validité", si le mot "vérité" est trop fort de nos jours). Sans norme, il n'y a pas d'ordre. Sans norme, il n'y a pas de lecture du monde, et donc pas d'apprentissage, de survie et de vie. Il est donc clair que, d'une manière souvent inconsciente, une certaine logique et même une certaine vision du monde se cachent derrière chaque action, quelle qu'elle soit — l'action d'un individu, d'une collectivité, d'une nation, d'un état. Une certaine logique détermine, en particulier, la régulation sociale. Dès la constitution définitive de la mécanique quantique, vers les années trente, les fondateurs de la nouvelle science se sont posé avec acuité le problème d'une nouvelle logique, dite "quantique". À la suite des travaux de Birkhoff et van Neumann, toute une floraison de logiques quantiques n'a pas tardé à se manifester. L'ambition de ces nouvelles logiques était de résoudre les paradoxes engendrés par la mécanique quantique et d'essayer, dans la mesure du possible, d'arriver à une puissance prédictive plus forte qu'avec la logique classique. Par une coïncidence heureuse, cette floraison de logiques quantiques était contemporaine de la floraison de nouvelles logiques formelles, rigoureuses sur le plan mathématique, qui essayaient d'élargir le champ de validité de la logique classique. Ce phénomène était relativement nouveau, car, pendant deux millénaires, l'être humain a cru que la logique était unique, immuable, donnée une fois pour toutes, inhérente à son propre cerveau. [...] Ce fut le mérite historique de Lupasco d'avoir montré que la logique du tiers inclus est une véritable logique, formalisable et formalisée, multivalente (à trois valeurs : A, non-A et T) et non-contradictoire. Lupasco, comme Husserl, était de la race des pionniers. Sa philosophie, qui prend comme point de départ la physique quantique, a été marginalisée par les physiciens et les philosophes. Curieusement, elle a eu en revanche un puissant impact, quoique souterrain, parmi les psychologues, les sociologues, les artistes ou les historiens des religions. Lupasco avait eu raison trop tôt. L'absence de la notion de "niveaux de Réalité" dans sa philosophie en obscurcissait peut-être le contenu. Beaucoup ont cru que la logique de Lupasco violait le principe de non-contradiction — d'où le nom, un peu malheureux, de "logique de la contradiction" — et qu'elle comportait le risque de glissements sémantiques sans fin. De plus, la peur viscérale d'introduire la notion de "tiers inclus", avec ses résonances magiques, n'a fait qu'augmenter la méfiance à l'égard d'une telle logique. La compréhension de l'axiome du tiers inclus — il existe un troisième terme T qui est à la fois A et non-A — s'éclaire complètement lorsque la notion de "niveaux de Réalité" est introduite. [...] La logique du tiers inclus n'abolit pas la logique du tiers exclu : elle restreint seulement son domaine de validité. La logique du tiers exclu est certainement validée pour des situations relativement simples, comme par exemple la circulation des voitures sur une autoroute : personne ne songe à introduire, sur une autoroute, un troisième sens par rapport au sens permis et au sens interdit. En revanche, la logique du tiers exclu est nocive, dans les cas complexes, comme par exemple le domaine social ou politique. Elle agit, dans ces cas, comme une véritable logique d'exclusion : le bien ou le mal, la droite ou la gauche, les femmes ou les hommes, les riches ou les pauvres, les blancs ou les noirs. Il serait révélateur d'entreprendre une analyse de la xénophobie, du racisme, de l'antisémitisme ou du nationalisme à la lumière de la logique du tiers exclu. Il serait aussi très instructif de passer les discours des politiciens au crible de la même logique. La sagesse populaire exprime quelque chose de très profond quand elle nous dit qu'un bâton a toujours deux bouts. Imaginons, comme dans le sketch Le bout du bout de Raymond Devos (qui a d'ailleurs compris mieux que beaucoup de savants le sens du tiers inclus), qu'un homme veuille, à tout prix, séparer les deux bouts d'un bâton. Il va couper son bâton et s'apercevoir qu'il a maintenant non pas deux bouts, mais deux bâtons. Il va continuer de couper de plus en plus nerveusement son bâton, mais tandis que les bâtons se multiplient sans cesse, impossible de séparer les deux bouts ! Sommes-nous, dans notre civilisation actuelle, dans la situation de l'homme qui voulait absolument séparer les deux bouts de son bâton ? À la barbarie de l'exclusion du tiers répond l'intelligence de l'inclusion. Car un bâton a toujours deux bouts. |
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L'émergence de la pluralité complexe La complexité se nourrit de l'explosion de la recherche disciplinaire et, à son tour, la complexité détermine l'accélération de la multiplication des disciplines. La logique binaire classique confère ses lettres de noblesse à une discipline scientifique ou non-scientifique. Grâce à ses normes de vérité, une discipline peut prétendre à épuiser entièrement le champ qui lui est propre. Si cette discipline est considérée comme fondamentale, comme la pierre de touche de toutes les autres disciplines, ce champ s'élargit implicitement à toute la connaissance humaine. Dans la vision classique du monde, l'articulation des disciplines était considérée comme pyramidale, la base de la pyramide étant représentée par la physique. La complexité pulvérise littéralement cette pyramide, provoquant un véritable big bang disciplinaire. L'univers parcellaire disciplinaire est en pleine expansion de nos jours. D'une manière inévitable, le champ de chaque discipline devient de plus en plus pointu, ce qui rend la communication entre les disciplines de plus en plus difficile, voire impossible. Une réalité multi-schizophrénique complexe semble remplacer la réalité unidimensionnelle simple de la pensée classique. Le sujet est pulvérisé à son tour pour être remplacé par un nombre de plus en plus grand de pièces détachées, étudiées par les différentes disciplines. C'est le prix que le sujet doit payer à une connaissance d'un certain type, qu'il instaure lui-même. Les causes du big bang disciplinaire sont multiples et elles pourraient faire l'objet de plusieurs traités savants. Mais la cause fondamentale peut être facilement décelée : le big bang disciplinaire répond aux nécessités d'une technoscience sans freins, sans valeurs, sans autre finalité que l'efficacité pour l'efficacité. Ce big bang disciplinaire a d'énormes conséquences positives, car il conduit à l'approfondissement sans précédent des connaissances de l'univers extérieur et il contribue ainsi volens nolens à l'instauration d'une nouvelle vision du monde. Car un bâton a toujours deux bouts. Quand le balancier va trop loin dans un sens, son retour est inexorable. [...] Le développement de la complexité est particulièrement frappant dans les arts. Par une intéressante coïncidence, l'art abstrait apparaît en même temps que la mécanique quantique. Mais, ensuite, un développement de plus en plus chaotique semble présider à des recherches de plus en plus formelles. Sauf quelques exceptions notables, le sens s'évanouit au profit de la forme. Le visage humain, si beau dans l'art de la Renaissance, se décompose de plus en plus jusqu'à sa disparition totale dans l'absurde et la laideur. Un art nouveau — l'art électronique — surgit pour remplacer graduellement l'oeuvre esthétique par l'acte esthétique. Dans l'art, comme ailleurs, le bâton a toujours deux bouts. [...] La complexité est-elle créée par notre tête ou se trouve-t-elle dans la nature même des choses et des êtres ? L'étude des systèmes naturels nous donne une réponse partielle à cette question : et l'une et l'autre. La complexité dans la science est tout d'abord la complexité des équations et des modèles. Elle est donc le produit de notre tête, qui est complexe de par sa propre nature. Mais cette complexité est l'image en miroir de la complexité des données expérimentales, qui s'accumulent sans cesse. Elle est donc aussi dans la nature des choses. De plus, la physique et la cosmologie quantiques nous montrent que la complexité de l'Univers n'est pas la complexité d'une poubelle, sans aucun ordre. Une cohérence ahurissante règne dans la relation entre l'infiniment petit et l'infiniment grand. Un seul terme est absent dans cette cohérence : la béance du fini — la nôtre. Le sujet reste étrangement muet dans la compréhension de la complexité. Et pour cause, car il a été proclamé mort. Entre les deux bouts du bâton — simplicité et complexité — manque le tiers inclus : le sujet lui-même. |
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Une nouvelle vision du monde — la transdisciplinarité La croissance sans précédent des savoirs à notre époque rend légitime la question de l'adaptation des mentalités à ces savoirs. L'enjeu est de taille, car l'extension continue de la civilisation de type occidental à l'échelle planétaire rendrait sa chute équivalente à un incendie planétaire sans commune mesure avec les deux premières guerres mondiales. [...] L'harmonie entre les mentalités et les savoirs présuppose que ces savoirs soient intelligibles, compréhensibles. Mais une compréhension peut-elle encore exister à l'ère du big bang disciplinaire et de la spécialisation à outrance ? Un Pic de la Mirandole à notre époque est inconcevable. Deux spécialistes de la même discipline ont aujourd'hui du mal à comprendre leurs propres résultats réciproques. Cela n'a rien de monstrueux dans la mesure où c'est l'intelligence collective de la communauté attachée à cette discipline qui la fait progresser, et non pas un seul cerveau qui devrait forcément connaître tous les résultats de tous ses collègues-cerveaux, ce qui est impossible. Car il y a aujourd'hui des centaines de disciplines. Comment un physicien théoricien des particules pourrait-il vraiment dialoguer avec un neurophysiologiste, un mathématicien avec un poète, un biologiste avec un économiste, un politicien avec un informaticien, au-delà de généralités plus ou moins banales ? Et pourtant un véritable décideur devrait pouvoir dialoguer avec tous à la fois. Le langage disciplinaire est un barrage apparemment infranchissable pour un néophyte. Et nous sommes tous les néophytes des autres. La Tour de Babel serait-elle inévitable ? Néanmoins, un Pic de la Mirandole à notre époque est concevable dans la forme d'un superordinateur dans lequel on pourrait injecter toutes les connaissances de toutes les disciplines. Ce superordinateur pourrait tout savoir, mais ne rien comprendre. L'utilisateur de ce superordinateur ne serait pas dans une meilleure situation que le superordinateur lui-même. Il aurait instantanément accès à n'importe quel résultat de n'importe quelle discipline, mais il serait incapable de comprendre leurs significations et encore moins de faire des liens entre les résultats des différentes disciplines. Ce processus de babélisation ne peut pas continuer sans mettre en danger notre propre existence, car il signifie qu'un décideur devient, malgré lui, de plus en plus incompétent. Les défis majeurs de notre époque, comme par exemple les défis d'ordre éthique, réclament de plus en plus de compétences. Mais la somme des meilleurs spécialistes dans leurs domaines ne peut engendrer, de toute évidence, qu'une incompétence généralisée, car la somme des compétences n'est pas la compétence : sur le plan technique, l'intersection entre les différents domaines du savoir est un ensemble vide. Or, qu'est-ce qu'un décideur, individuel ou collectif, sinon celui qui est capable de prendre en compte toutes les données du problème qu'il examine ? Le besoin indispensable de liens entre les différentes disciplines s'est traduit par l'émergence, vers le milieu du XXe siècle, de la pluridisciplinarité et de l'interdisciplinarité. La pluridisciplinarité concerne l'étude d'un objet d'une seule et même discipline par plusieurs disciplines à la fois. Par exemple, un tableau de Giotto peut être étudié par le regard de l'histoire de l'art croisé avec celui de la physique, la chimie, l'histoire des religions, l'histoire de l'Europe et la géométrie. Ou bien, la philosophie marxiste peut être étudiée par le regard croisé de la philosophie avec la physique, l'économie, la psychanalyse ou la littérature. L'objet sortira ainsi enrichi du croisement de plusieurs disciplines. La connaissance de l'objet dans sa propre discipline est approfondie par un apport pluridisciplinaire fécond. La recherche pluridisciplinaire apporte un plus à la discipline en question (l'histoire de l'art ou la philosophie, dans nos exemples), mais ce "plus" est au service exclusif de cette même discipline. Autrement dit, la démarche pluridisciplinaire déborde les disciplines, mais sa finalité reste inscrite dans le cadre de la recherche disciplinaire.
L'interdisciplinarité a une ambition différente de celle de la
pluridisciplinarité. Elle concerne le transfert des méthodes d'une discipline à l'autre. On peut
distinguer trois degrés de l'interdisciplinarité : La transdisciplinarité concerne, comme le préfixe "trans" l'indique, ce qui est à la fois entre les disciplines, à travers les différentes disciplines et au-delà de toute discipline. Sa finalité est la compréhension du monde présent, dont un des impératifs est l'unité de la connaissance. Y a-t-il quelque chose entre et à travers les disciplines et au-delà de toute discipline ? Du point de vue de la pensée classique il n'y a rien, strictement rien. L'espace en question est vide, complètement vide, comme le vide de la physique classique. Même si elle renonce à la vision pyramidale de la connaissance, la pensée classique considère que chaque fragment de la pyramide, engendré par le big bang disciplinaire, est une pyramide entière ; chaque discipline clame que le champ de sa pertinence est inépuisable. Pour la pensée classique, la transdisciplinarité est une absurdité, car elle n'a pas d'objet. En revanche pour la transdisciplinarité, la pensée classique n'est pas absurde, mais son champ d'application est reconnu comme étant restreint. En présence de plusieurs niveaux de Réalité, l'espace entre les disciplines et au-delà des disciplines est plein, comme le vide quantique est plein de toutes les potentialités : de la particule quantique aux galaxies, du quark aux éléments lourds qui conditionnent l'apparition de la vie dans l'Univers. La structure discontinue des niveaux de Réalité détermine la structure discontinue de l'espace transdisciplinaire, qui, à son tour, explique pourquoi la recherche transdisciplinaire est radicalement distincte de la recherche disciplinaire, tout en lui étant complémentaire. La recherche disciplinaire concerne, tout au plus, un seul et même niveau de Réalité ; d'ailleurs, dans la plupart des cas, elle ne concerne que des fragments d'un seul et même niveau de Réalité. En revanche, la transdisciplinarité s'intéresse à la dynamique engendrée par l'action de plusieurs niveaux de Réalité à la fois. La découverte de cette dynamique passe nécessairement par la connaissance disciplinaire. La transdisciplinarité, tout en n'étant pas une nouvelle discipline ou une nouvelle hyperdiscipline, se nourrit de la recherche disciplinaire, qui, à son tour, est éclairée d'une manière nouvelle et féconde par la connaissance transdisciplinaire. Dans ce sens, les recherches disciplinaires et transdisciplinaires ne sont pas antagonistes, mais complémentaires. Les trois piliers de la transdisciplinarité — les niveaux de Réalité, la logique du tiers inclus et la complexité — déterminent la méthodologie de la recherche transdisciplinaire. [...] La disciplinarité, la pluridisciplinarité, l'interdisciplinarité et la transdisciplinarité sont les quatre flèches d'un seul et même arc : celui de la connaissance. |
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Transdisciplinarité et unité ouverte du monde [...] toute idéologie ou tout fanatisme qui se donnent comme ambition de changer la face du monde sont fondés sur la croyance dans la complétude de leur approche. Les idéologies ou les fanatismes en question sont sûrs de détenir la vérité, toute la vérité. [...] [...] l'action de la logique du tiers inclus sur les différents niveaux de Réalité induit une structure ouverte, gödelienne, de l'ensemble des niveaux de Réalité. Cette structure a une portée considérable sur la théorie de la connaissance, car elle implique l'impossibilité d'une théorie complète, fermée sur elle-même. [...] La structure ouverte de l'ensemble des niveaux de Réalité est en accord avec un des résultats scientifiques les plus importants du XXe siècle : le théorème de Gödel, concernant l'arithmétique. Le théorème [d'incomplétude] de Gödel nous dit qu'un système d'axiomes suffisamment riche conduit inévitablement à des résultats soit indécidables, soit contradictoires. [...] La structure gödelienne de l'ensemble des niveaux de Réalité, associée à la logique du tiers inclus, implique l'impossibilité de bâtir une théorie complète pour décrire le passage d'un niveau à l'autre et, a fortiori, pour décrire l'ensemble des niveaux de Réalité. L'unité reliant tous les niveaux de Réalité, si elle existe, doit nécessairement être une unité ouverte. Il y a, certes, une cohérence de l'ensemble des niveaux de Réalité, mais cette cohérence est orientée : une flèche est associée à toute transmission de l'information d'un niveau à l'autre. Par conséquence, la cohérence, si elle est limitée aux seuls niveaux de Réalité, s'arrête au niveau le plus "haut" et au niveau le plus "bas". Pour que la cohérence continue au-delà de ces deux niveaux limites, pour qu'il y ait une unité ouverte, il faut considérer que l'ensemble des niveaux de Réalité se prolonge par une zone de non-résistance à nos expériences, représentations, descriptions, images ou formalisations mathématiques. Cette zone de non-résistance correspond, dans notre modèle de Réalité, au "voile" de ce que Bernard d'Espagnat appelle "le réel voilé". Le niveau le plus "haut" et le niveau le plus "bas" de l'ensemble des niveaux de Réalité s'unissent à travers une zone de transparence absolue. Mais ces deux niveaux étant différents, la transparence absolue apparaît comme un voile, du point de vue de nos expériences, représentations, descriptions, images ou formalisations mathématiques. En fait, l'unité ouverte du monde implique que ce qui est en "bas" est comme ce qui est en "haut". L'isomorphisme entre le "haut" et le "bas" est rétabli par la zone de non-résistance. [...] La zone de non-résistance correspond au sacré, c'est-à-dire à ce qui ne se soumet à aucune rationalisation. La proclamation de l'existence d'un seul niveau de Réalité élimine le sacré, au prix de l'autodestruction de ce même niveau. L'ensemble des niveaux de Réalité et sa zone complémentaire de non-résistance constitue l'Objet transdisciplinaire. Dans la vision transdisciplinaire, la pluralité complexe et l'unité ouverte sont deux facettes d'une seule et même Réalité. Un nouveau Principe de Relativité émerge de la coexistence entre la pluralité complexe et l'unité ouverte : aucun niveau de Réalité ne constitue un lieu privilégié d'où l'on puisse comprendre tous les autres niveaux de Réalité. Un niveau de Réalité est ce qu'il est parce que tous les autres niveaux existent à la fois. Ce Principe de Relativité est fondateur d'un nouveau regard sur la religion, la politique, l'art, l'éducation, la vie sociale. Et lorsque notre regard sur le monde change, le monde change. Dans la vision transdisciplinaire, la Réalité n'est pas seulement multidimensionnelle — elle est aussi multiréférentielle. Les différents niveaux de Réalité sont accessibles à la connaissance humaine grâce à l'existence de différents niveaux de perception, qui se trouvent en correspondance biunivoque avec les niveaux de Réalité. Ces niveaux de perception permettent une vision de plus en plus générale, unifiante, englobante de la Réalité, sans jamais l'épuiser entièrement. La cohérence de niveaux de perception présuppose, comme dans le cas des niveaux de Réalité, une zone de non-résistance à la perception. L'ensemble des niveaux de perception et sa zone complémentaire de non-résistance constituent le Sujet transdisciplinaire. Les deux zones de non-résistance de l'Objet et du Sujet transdisciplinaires doivent être identiques pour que le Sujet transdisciplinaire puisse communiquer avec l'Objet transdisciplinaire. Au flux d'information traversant d'une manière cohérente les différents niveaux de Réalité correspond un flux de conscience traversant d'une manière cohérente les différents niveaux de perception. Les deux flux sont dans une relation d'isomorphisme grâce à l'existence d'une seule et même zone de non-résistance. La connaissance n'est ni extérieure ni intérieure : elle est à la fois extérieure et intérieure. L'étude de l'Univers et l'étude de l'être humain se soutiennent l'une l'autre. La zone de non-résistance joue le rôle du tiers secrètement inclus, qui permet l'unification, dans leur différence, du Sujet transdisciplinaire et de l'Objet transdisciplinaire. |
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Attitude transreligieuse et présence du sacré Le problème du sacré, compris en tant que présence de quelque chose d'irréductiblement réel dans le monde, est incontournable pour toute approche rationnelle de la connaissance. On peut nier ou affirmer la présence du sacré dans le monde et en nous-mêmes, mais on est toujours obligé de se référer au sacré, en vue d'élaborer un discours cohérent sur la Réalité. Le sacré est ce qui relie. Il rejoint, de par son sens, l'origine étymologique du mot "religion" (religare — relier), mais il n'est pas, par lui-même, l'attribut d'une religion ou d'une autre : « Le sacré n'implique pas la croyance en Dieu, en des dieux ou des esprits. C'est [...] l'expérience d'une réalité et la source de la conscience d'exister dans le monde » — écrit Mircea Eliade. Le sacré étant tout d'abord une expérience, il se traduit par un sentiment — le sentiment "religieux" — de ce qui relie les êtres et les choses et, par conséquent, il induit dans les tréfonds de l'être humain le respect absolu des altérités unies par la vie commune sur une seule et même Terre. L'abolition du sacré a conduit à l'abomination d'Auschwitz et aux vingt-cinq millions de morts du système staliniste. Le respect absolu des altérités a été remplacé par la pseudosacralisation d'une race ou d'un homme nouveau, incarné par des dictateurs érigés au rang de divinités. L'origine du totalitarisme se trouve dans l'abolition du sacré. Le sacré, en tant qu'expérience d'un réel irréductible, est effectivement l'élément essentiel dans la structure de la conscience et non pas un simple stade dans l'histoire de la conscience. Lorsque cet élément est violé, défiguré, mutilé, l'Histoire devient criminelle. Dans ce contexte, l'étymologie du mot "sacré" est hautement instructive. Ce mot vient du latin sacer qui veut dire ce qui ne peut être touché sans souiller, mais aussi ce qui ne peut être touché sans être souillé. Sacer désignait le coupable voué aux dieux des enfers. En même temps, par sa racine indoeuropéenne sak, le sacré est relié au sanctus. Ce double visage et sacré et maudit du sacer est le double visage de l'Histoire elle-même, avec ses balbutiements, ses contorsions, ses contradictions, qui donnent parfois l'impression que l'Histoire est un conte de fous. Le modèle transdisciplinaire de la Réalité jette une nouvelle lumière sur le sens du sacré. Une zone de résistance absolue relie le Sujet et l'Objet, les niveaux de Réalité et les niveaux de perception. Le mouvement, dans ce qu'il a de plus général, est la traversée simultanée de niveaux de Réalité et de niveaux de perception. Ce mouvement cohérent est associé simultanément à deux sens, deux directions : un sens "ascendant" (correspondant à une "montée" à travers les niveaux de Réalité et de perception) et un sens "descendant" (correspondant à une "descente" à travers les niveaux). La zone de résistance absolue apparaît comme la source de ce double mouvement simultané et non-contradictoire, de la montée et de la descente à travers les niveaux de Réalité et de perception : une résistance absolue est bien évidemment incompatible avec l'attribution d'une seule direction — de montée ou de descente — précisément parce qu'elle est absolue. [...] Les différentes religions, ainsi que les courants agnostiques et athées se définissent, d'une manière ou d'une autre, par rapport à la question du sacré. Le sacré, en tant qu'expérience, est la source d'une attitude transreligieuse. La transdisciplinarité n'est ni religieuse ni areligieuse : elle est transreligieuse. C'est l'attitude transreligieuse, issue d'une transdisciplinarité vécue, qui nous permet d'apprendre à connaître et apprécier la spécificité des traditions religieuses et areligieuses qui nous sont étrangères, pour mieux percevoir les structures communes qui les fondent et parvenir ainsi à une vision transreligieuse du monde. L'attitude transreligieuse n'est en contradiction avec aucune tradition religieuse et aucun courant agnostique ou athée, dans la mesure où ces traditions et ces courants reconnaissent la présence du sacré. Cette présence du sacré est, en fait, notre trans-présence dans le monde. Si elle était généralisée, l'attitude transreligieuse rendrait impossible toute guerre de religions. La fine pointe du transculturel débouche sur le transreligieux. [...] |
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[1] Basarab Nicolescu, Transdisciplinarité (Manifeste), Nicolescu © 1996. [2] Extrait de Qu'est-ce que la réalité ? par Jean Pian, Baglis TV © 2010. |
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