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La Docte Ignorance
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1. Comment savoir est ignorer [1] [...] tous ceux qui font des recherches jugent proportionnellement de ce qui est incertain en le comparant avec ce qui est présupposé certain. Toute recherche est donc comparative et use du moyen de la proportion. Ainsi, quand les choses recherchées peuvent être comparées au présupposé certain par une réduction proportionnelle les en rapprochant, le jugement d'appréhension est aisé. Quand, en revanche, nous avons besoin de beaucoup d'intermédiaires, alors naissent difficultés et labeur. Cela est bien connu en mathématiques, où les premières propositions se ramènent facilement aux premiers principes évidents par eux-mêmes, tandis que les propositions postérieures devant passer par l'intermédiaire des premières y remontent plus difficilement. Toute recherche, par conséquent, procède par des comparaisons proportionnelles faciles ou difficiles. C'est pourquoi l'infini qui échappe en tant qu'infini à toute proportion demeure inconnu. [...] Or la précision des combinaisons dans les réalités corporelles et l'adaptation exacte du connu à l'inconnu dépassent tellement la raison humaine que Socrate disait que savoir pour lui était ignorer. (voir Platon, L'Apologie de Socrate) [...] le très profond Aristote affirme dans sa Philosophie première (Métaphysique, II, 9, 993 b, 9-11.) que, concernant les choses les plus manifestes dans la nature, nous rencontrons autant de difficulté que la chouette voulant voir le soleil en face, assurément alors, puisque le désir en nous n'est pas vain, nous désirerons savoir que nous ignorons. Si nous saisissons ceci pleinement, nous saisirons la docte ignorance. En effet, même l'homme le plus savant n'arrivera à la plus parfaite connaissance que s'il est trouvé très docte dans l'ignorance même, qui lui est propre, et il sera d'autant plus docte qu'il saura que son ignorance est plus grande. C'est dans ce but que j'ai pris la peine d'écrire quelque peu sur la docte ignorance. |
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2. Éclaircissements préliminaires [2] En vue de traiter de la science maxima de l'ignorance, je dois d'abord nécessairement parler de la nature de la Maximité en soi. J'appelle Maximum ce qui est tel que rien ne peut être plus grand [3]. Or, la plénitude convient à ce qui est un. C'est pourquoi l'Unité — qui est aussi Entité [4] — coïncide avec la Maximité. Mais si une telle Unité est absolue et totalement en dehors de toute relation et contraction [5], il est manifeste que rien ne s'oppose à elle en tant que Maximité absolue. Le Maximum est donc l'Un absolu, qui est Tout, et en qui tout est parce qu'il est le Maximum. Et puisque rien ne s'oppose à lui, il s'ensuit de même que le Minimum coïncide avec lui ; c'est pourquoi il est en tout. Et parce qu'il est absolu, il est en acte tout être possible et n'est contracté par aucune chose, puisque toutes dérivent de lui. Ce Maximum, que la foi incontestable de tous les peuples confesse comme étant Dieu, fera dans mon livre premier l'objet de ce qui est recherché par-delà la raison humaine de manière incompréhensible [...]. |
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4. Le Maximum, avec lequel le Minimum coïncide, Le Maximum pur et simple, qui est ce qui ne peut être plus grand, étant plus grand que ce que nous pouvons comprendre parce qu'il est la vérité infinie, nous ne pouvons l'atteindre autrement que de manière incompréhensible. En effet, comme il n'est pas de sa nature d'admettre un plus et un moins, il est au-dessus de tout ce que nous pouvons concevoir. Car toutes les choses que nous appréhendons par les sens, la raison ou l'intellect, diffèrent tellement en elles-mêmes et de l'une à l'autre, qu'il n'y a entre elles aucune égalité précise. Donc, l'égalité maximale, qui est non autre que soi et n'a de différence ou de diversité avec rien, dépasse tout intellect. C'est pourquoi le Maximum absolu, étant tout ce qu'il peut être, est totalement en acte. Et, dès lors qu'il est tout ce qu'il peut être, de même qu'il ne peut être plus grand, pour la même raison il ne peut être plus petit. Or le Minimum est ce qui ne peut être plus petit. Et parce que le Maximum est sur le même mode, il est manifeste que le Minimum coïncide avec le Maximum. [...] Les oppositions, dès lors, ne conviennent que pour les choses qui sont susceptibles d'être plus petites ou plus grandes, et qui se rapportent l'une à l'autre différemment, mais en aucun cas pour le Maximum absolu, car il est au-dessus de toute opposition. Puisque, donc, le Maximum absolu est absolument en acte toutes les choses qui peuvent être, et qu'il est tellement en dehors de toute opposition que le Minimum coïncide avec lui, il est pareillement au-dessus de toute affirmation et de toute négation. Et tout ce que nous concevons qu'il est, il n'est pas plus vrai d'affirmer qu'il l'est plutôt que de le nier, et tout ce que nous concevons qu'il n'est pas, il n'est pas plus vrai de nier qu'il le soit, plutôt que de l'affirmer. Ainsi, il est telle chose en étant toutes choses, mais il est toutes choses en n'étant aucune d'elles et il est telle chose de manière maxima en l'étant également de manière minima. Il n'y a aucune différence, en effet, entre dire : « Dieu, qui est la Maximité absolue même, est lumière » et « Dieu est la lumière au maximum et la lumière au minimum ». [...] |
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5. Le Maximum est un [7] Aucune chose ne peut être nommée qui soit telle qu'il ne puisse y en avoir une plus grande ou une plus petite, car les noms sont attribués par un mouvement de la raison aux choses qui admettent, proportionnellement, un plus ou un moins. Et puisque toutes les choses sont sous le meilleur mode ce qu'elles peuvent être, il en découle que sans le nombre il ne peut y avoir une pluralité d'étants. En effet, supprimez le nombre et aussitôt disparaissent entre les choses la distinction, l'ordre, la proportion, l'harmonie et même la pluralité des étants. [...] Dans le sens de la descente, le nombre se comporte de la même façon, car un nombre étant donné en acte aussi petit soit-il, on peut toujours par soustraction en trouver un plus petit, comme dans le sens de la montée on peut toujours en trouver un plus grand par addition. S'il n'en était pas ainsi, on ne trouverait ni distinction entre les choses, ni ordre, ni pluralité, ni le plus ni le moins, dans les nombres, bien davantage, il n'y aurait pas de nombre ! C'est pourquoi il est nécessaire que, dans le nombre, on parvienne à un minimum tel qu'il ne peut y en avoir de plus petit, à savoir l'unité. Et puisqu'il ne peut rien avoir de plus petit que l'unité, celle-ci sera le minimum pur et simple qui coïncide avec le maximum, comme nous venons de le montrer. Cependant, l'Unité ne peut être un nombre, parce que le nombre, dès lors qu'il admet ce qui le dépasse, ne peut être en aucune manière ni le minimum ni le maximum pur et simple. Mais elle est le principe de tout nombre parce qu'elle est le minimum, et la fin de tout nombre parce qu'elle est le maximum. L'Unité est donc absolue, rien ne lui est opposé : elle est l'absolue Maximité même, qui est Dieu béni. Cette Unité, parce qu'elle est maximale, n'est pas multipliable, car elle est tout ce qui peut être. Elle ne peut donc pas devenir elle-même un nombre. Tu vois que le nombre nous a conduits à comprendre que l'Unité absolue convient proprement au Dieu innommable et que Dieu est un de telle manière qu'il est en acte tout ce qui peut être. C'est pourquoi l'Unité elle-même n'est susceptible ni de plus ni de moins et ne peut être multipliée. Aussi la Déité est-elle l'Unité infinie. |
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6. Le Maximum est la nécessité absolue [8] [...] dans les choses susceptibles de plus et de moins, la progression infinie ne peut se faire en acte, autrement le Maximum serait de la nature des choses finies —, il est nécessaire que le Maximum soit en acte le principe et la fin de toutes les choses finies. En outre, rien ne pourrait être si le Maximum absolu n'était pas. En effet, puisque toutes les choses qui ne sont pas le Maximum sont finies et principiées, il sera nécessaire qu'elles viennent d'un autre, car si elles venaient d'elles-mêmes, elles auraient été avant même d'être. Or, comme la règle le montre, il n'est pas possible d'aller à l'infini dans les principes et les causes [Aristote]. Il y aura donc un Maximum absolu sans lequel rien ne peut être. [...] Dès lors, bien que dans les prémisses on ait dit que le mot « Être », ou n'importe quel autre, n'est pas le nom précis du Maximum « qui est au-delà de tout nom (Phil. 2, 9) », il est cependant nécessaire qu'il soit nommé de manière innommable et maxima par un nom maximum qui soit au-delà de tout ce qui est nommable. Pour ces raisons et une infinité d'autres semblables, la docte ignorance voit très clairement que le Maximum absolu est nécessairement, de telle sorte qu'il est la nécessité absolue. Or on a montré que le Maximum absolu ne peut être que l'Un. Donc, il est vrai que le Maximum est l'Un. |
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8. La génération éternelle [9] Montrons maintenant, très brièvement, que par l'Unité est engendrée l'Égalité de l'Unité, et que la Connexion procède de l'Unité et de l'Égalité de l'Unité. Unitas se dit en grec ontas du mot on., qui se dit ens en latin, unitas équivaut ainsi à entitas (entité). Dieu, en effet, est l'entitas même des choses. Il est, en effet, la forme de l'Être, c'est pourquoi il est aussi entitas. Or l'égalité de l'unité équivaut à l'égalité de l'entité, c'est-à-dire à l'égalité de l'être ou de l'exister. L'égalité d'être est ce qui dans une chose n'est pas susceptible de plus ou de moins, qui n'est ni en deçà ni au-delà. Si, en effet, une chose était trop grande, elle serait monstrueuse [démesurée] ; si elle était trop petite, elle ne serait plus. Cela apparaît clairement quand on étudie la nature de la génération. La génération, en effet, est la répétition de l'unité ou la multiplication de la même nature procédant à partir d'un père vers un fils. Cette sorte de génération se trouve seulement dans les choses périssables. Mais la génération de l'Unité par l'Unité est une répétition unique de l'Unité, c'est-à-dire l'Unité une fois. En revanche, si je multiplie l'Unité deux fois, trois fois, et ainsi de suite, alors l'Unité procréera d'elle-même autre chose : le nombre deux, le nombre trois, ou un autre nombre. Mais l'Unité répétée une seule fois engendre l'Égalité de l'Unité [1x1=1], ce que l'on ne peut comprendre que si l'Unité engendre l'Unité, génération qui est en vérité éternelle. |
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Analogies mathématiques [10] 12. Comment user des signes mathématiques selon notre propos Puisque de ce qui précède il résulte que le Maximum absolu ne peut être aucune des choses connues ou conçues par nous, et que nous nous sommes proposé de le découvrir avec des symboles, il est nécessaire de dépasser la simple similitude. En effet, tous les objets mathématiques étant finis, — et on ne saurait les imaginer autrement — si nous voulons nous servir, comme exemple, de choses finies dans notre ascension vers le Maximum absolu, il faut : premièrement, que nous considérions les figures mathématiques finies avec leurs propriétés et leurs raisons ; deuxièmement, que nous transposions ces raisons, en les faisant correspondre à des figures infinies ; troisièmement, que ces figures soient transposées avec encore plus de hauteur au niveau de l'Infini simple et détaché de toute figure. Alors, notre ignorance nous enseignera de manière incompréhensible comment nous, qui travaillons péniblement au milieu d'énigmes, pouvons avoir sur le Très-Haut une pensée plus correcte et plus vraie. [...] 13. Les propriétés de la ligne maximale et infinie [cercle infini] Je déclare donc que, s'il y avait une ligne infinie, elle serait une droite, un triangle, un cercle, une sphère. Et, de même, s'il y avait une sphère infinie, elle serait un cercle, un triangle et une ligne. Et il faut dire la même chose du triangle infini et du cercle infini [1]. Premièrement, il est évident qu'une ligne infinie est une droite. Le diamètre d'un cercle est une ligne droite, et la circonférence est une ligne courbe plus grande que le diamètre. Si donc la ligne courbe est d'autant moins courbe que la circonférence est celle d'un cercle d'autant plus grand, alors la circonférence du cercle maximum, qui ne peut être plus grande, est courbe au minimum et droite au maximum. Ainsi, le maximum coïncide avec le minimum, et l'oeil voit qu'il est nécessaire dans ces conditions que la ligne maximale soit courbe au minimum et droite au maximum. Et sur ce point, il ne peut rester le moindre doute quand on voit, sur la figure ci-contre, comment l'arc CD d'un plus grand cercle s'éloigne plus de la curvité que l'arc EF d'un cercle moins grand, et l'arc EF s'éloigne encore plus de la curvité que l'arc GH d'un cercle encore moins grand. Donc, la ligne droite AB sera l'arc du cercle maximum, qui ne peut être plus grand.
14. La ligne infinie est un triangle Ensuite il est clair que, deux côtés de n'importe quel triangle, joints ensemble, ne pouvant être plus petits que le troisième, si l'un des côtés est infini, les autres ne seront pas moindres. Étant donné que n'importe quelle partie de l'infini est infinie, il est nécessaire que, dans tout triangle qui a un côté infini, les autres soient aussi infinis. Et, puisqu'il ne peut y avoir plusieurs infinis, tu comprends de manière transcendante qu'un triangle infini ne peut se composer de plusieurs lignes, bien qu'il soit le triangle maximum, le plus vrai, non composé et absolument simple. En outre, étant le triangle le plus vrai, qui ne peut être sans trois lignes, il sera nécessaire que cette même ligne infinie en soit trois et que les trois en soient une absolument simple. De même pour les angles, car il n'y aura qu'un seul angle infini, et cet angle en sera trois et ces trois en seront un. Ce triangle maximum ne sera composé ni de côtés ni d'angles, car la ligne infinie et l'angle sont une seule et même chose ; ainsi, la ligne est un angle parce que le triangle est une ligne. [...] De la même manière, tu pourras voir que le triangle est une ligne. En effet, deux côtés d'un triangle quantifiables joints ensemble sont plus longs que le troisième dans la mesure où l'angle qu'ils forment est plus petit que deux angles droits. Ainsi, parce que l'angle BAC est beaucoup plus petit que deux droits, les lignes BA et AC jointes ensemble sont beaucoup plus longues que la ligne BC. Donc, plus cet angle sera grand, comme BDC par exemple, moins le seront les lignes BD et DC et la ligne BC, et plus petite sera sa superficie. C'est pourquoi si, par hypothèse, un angle valait deux droits, tout le triangle se réduirait à une ligne simple.
Par suite, selon cette hypothèse, qui est impossible dans les choses quantifiables, tu peux continuer d'avancer dans ton ascension vers les non-quantifiables ; tu verras que ce qui est impossible pour les choses quantifiables est nécessaire pour toutes les non-quantifiables. Il apparaît ici clairement que la ligne infinie est le triangle maximum. Voilà ce qu'il fallait démontrer. |
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24. Le nom de Dieu et la théologie affirmative [11] Il est évident qu'aucun nom ne peut convenir en propre au Maximum, en tant qu'il est le Maximum absolu auquel rien ne s'oppose. Tous les noms, en effet, sont imposés par un choix singulier de la raison par lequel une chose est distinguée d'une autre. Or, là où tout est un, il ne peut y avoir de nom propre. Ainsi, Hermès Trismégiste dit justement : « Puisque Dieu est la totalité des choses, il n'a aucun nom propre, car, ou bien il faudrait nécessairement que tous les noms désignent Dieu, ou bien il faudrait donner le nom de Dieu à toutes choses (Asclepius, 20) » [...] L'Unité, cependant, n'est pas le nom de Dieu à la façon dont nous nommons ou comprenons l'Unité, parce que de même que Dieu dépasse tout intellect, de même a fortiori il dépasse tout nom. Les noms sont imposés par un mouvement de la raison, qui est beaucoup plus inférieure que l'intellect, en vue de distinguer les choses. Et, parce que la raison ne peut dépasser les contradictoires, il n'y a pas de nom auquel un autre ne soit opposé selon le mouvement de la raison. C'est ainsi, par un mouvement de la raison, que « pluralité » et « multitude » sont opposées à « unité ». Dès lors, ce n'est pas « l'unité », mais « l'Unité à laquelle ne s'opposent ni l'altérité, ni la pluralité, ni la multitude », qui convient à Dieu . Tel est le nom maximum, qui complique toutes choses dans la simplicité de son Unité ; nom ineffable et au-dessus de tout intellect. Qui pourrait, en effet, comprendre l'Unité infinie qui précède infiniment toute opposition, où toutes les choses sans composition sont compliquées dans la simplicité de l'Unité, où rien n'est autre ou différent, où l'homme ne diffère pas du lion, ni le ciel de la terre, et où cependant elles sont plus véritablement, non selon leur finitude, mais de manière compliquée l'Unité maximale elle-même ? Dès lors, si quelqu'un pouvait intelliger ou nommer une telle Unité qui, parce qu'elle est Unité, est toutes choses et, parce qu'elle est le minimum, est le Maximum, il saisirait le nom de Dieu. Mais le nom de Dieu étant Dieu, son nom n'est connu que par l'intellect, qui est le Maximum lui-même et le nom du Maximum. C'est pourquoi, dans la docte ignorance, nous saisissons, même si « Unité » semble être le nom le plus proche du Maximum, que celui-ci est cependant infiniment plus éloigné du vrai nom du Maximum, qui est le Maximum lui-même. Il découle manifestement de ces considérations que les noms affirmatifs, que nous attribuons à Dieu, s'entendent de lui infiniment diminués, car ils lui sont attribués à partir de quelque chose qui se trouve dans les créatures. Donc, comme rien de particulier, de distinct, d'opposé à Dieu, ne peut lui convenir si ce n'est de manière lointaine, ces affirmations sont, comme dit Denys, imprécises. Si, en effet, on dit que Dieu est vérité, se présente la fausseté ; si on dit vertu, se présente le vice ; si on dit substance, se présente l'accident ; et de même du reste. Et comme Dieu lui-même n'est pas une substance qui ne soit pas tout et à laquelle rien ne s'oppose ; ni une vérité, qui ne soit pas tout et sans opposition ; ces noms particuliers ne peuvent lui convenir sans le diminuer à l'infini. Toutes les affirmations, en effet, posant en lui pour ainsi dire quelque chose de leur signification, ne peuvent convenir à Celui qui n'est pas plus quelque chose que tout. Et c'est pourquoi, si les noms affirmatifs conviennent à Dieu, ils ne lui conviennent que par rapport aux créatures. Non pas que les créatures soient la cause qu'ils lui conviennent, car le Maximum ne peut rien avoir des créatures, mais ils lui conviennent en raison de son infinie puissance par rapport aux créatures. Dieu, en effet, pouvait créer de toute éternité ; s'il ne l'avait pu, il n'aurait pas été la puissance suprême. [...] Tout ce qui se dit de Dieu dans la théologie affirmative se fonde donc sur le rapport aux créatures ; même pour les noms les plus saints, dans lesquels se cachent les plus grands mystères sur la connaissance de Dieu. Ces noms se trouvent chez les Hébreux et les Chaldéens, aucun d'entre eux ne signifie Dieu si ce n'est par quelque propriété particulière, sauf le nom à quatre lettres : Ioth He Vau He [le Tétragramme YHWH], qui est le nom propre et ineffable que nous avons interprété plus haut. Jérôme et Rabbi Salomon, dans le livre Le Guide des égarés, en traitent largement ; ils peuvent être consultés [12]. |
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26. La théologie négative [13] Le culte dû à Dieu, que nous devons adorer « en esprit et vérité [Jean 4:24] », se fonde nécessairement sur des affirmations positives. Il en découle que toute religion, dans son culte, s'élève au moyen de la théologie affirmative, en adorant Dieu comme un et trine, infiniment sage, bon, « lumière inaccessible », vie, vérité, et ainsi de suite ; en orientant toujours son culte avec la foi, qu'elle atteint plus véritablement par la docte ignorance ; c'est-à-dire en croyant que Celui qu'elle adore comme Un est Tout en un, et que Celui à qui elle rend un culte comme à la lumière inaccessible, n'est pas la lumière corporelle à laquelle s'opposent les ténèbres, mais la lumière parfaitement simple et infinie dans laquelle les ténèbres sont lumière infinie, et que cette lumière infinie brille dans les ténèbres de notre ignorance, mais que les ténèbres ne peuvent la comprendre [Jean 1:5]. Ainsi, la théologie négative est tellement nécessaire à la théologie affirmative que, sans elle, Dieu ne serait pas adoré comme Dieu infini, mais plutôt comme créature. Or un tel culte est de l'idolâtrie, il attribue à l'image ce qui convient seulement à la vérité. Il sera donc utile d'ajouter à ce qui précède quelques mots. La sainte ignorance nous a enseigné que Dieu est ineffable, parce qu'il est infiniment plus grand que tout ce qui peut être nommé. Comme il est ce qu'il y a de plus vrai, nous parlerons de lui avec plus de vérité par soustraction et par négation. Ainsi, le grand Denys [14] voulut qu'il ne soit ni vérité, ni intellect, ni rien de ce que l'on peut dire. Rabbi Salomon [15] et tous les sages l'ont suivi. Selon cette théologie négative, il n'est donc ni Père, ni Fils, ni Saint-Esprit, il est seulement infini. Or l'infini, en tant qu'infini, n'engendre pas, n'est pas engendré et ne procède pas. C'est pourquoi Hilaire de Poitiers a dit très subtilement, en distinguant les Personnes : « L'infini dans l'éternité, la forme dans l'image, la valeur dans le don [16]. » Il voulait dire par là que, bien que nous ne puissions voir dans l'éternité que l'infini, cet infini cependant, qui est l'éternité elle-même, étant donné qu'il est négatif, ne peut être compris comme engendrant, mais bien comme éternité, puisque l'éternité est affirmation de l'unité ou présence maximale, c'est pourquoi il est principe sans principe. « La forme dans l'image » veut dire principe à partir du principe et « valeur dans le don » procession à partir des deux. Toutes ces choses nous sont désormais connues. En effet, bien que l'éternité soit infinie, de telle manière que l'éternité ne soit pas plus cause du Père que l'infini, cependant, selon la façon de la considérer, l'éternité est attribuée au Père et non au Fils ou au Saint-Esprit. Mais l'infini n'est pas plus attribué à une Personne qu'à une autre, parce que l'infini lui-même est Père si on considère l'Unité, Fils si on considère l'égalité, Esprit-Saint si on considère la connexion. Selon qu'il est considéré dans sa simplicité, l'infini n'est ni Père, ni Fils, ni Saint-Esprit. Et bien que l'infini lui-même soit, comme l'éternité, n'importe laquelle des trois Personnes et, à l'inverse, que n'importe quelle Personne soit l'infini et l'éternité, ce n'est pas cependant selon la considération que nous venons de faire sur l'infini, car selon la considération de l'infini, Dieu n'est ni un ni plusieurs. Conformément à la théologie négative, en Dieu ne se trouve rien d'autre que l'infini. Selon cette dernière, Dieu n'est connaissable ni en ce monde ni dans le monde à venir, car toute créature, dans la mesure où elle ne peut comprendre la lumière infinie, est ténèbres par rapport à Lui, qui n'est connu que de Lui seul. De tout cela, il ressort manifestement que les négations sont vraies et les affirmations insuffisantes en matière théologique et que, néanmoins, les négations qui séparent ce qui est imparfait de ce qui est le plus parfait sont plus vraies que les autres. Par exemple, il est plus vrai de dire que Dieu n'est pas une pierre que de dire qu'il n'est pas vie ou intelligence, de dire qu'il n'est pas ivresse plutôt qu'il n'est pas vertu. C'est le contraire pour les affirmations, car l'affirmation qui dit que Dieu est intelligence et vie est plus vraie que celle qui dit qu'il est terre, pierre ou corps. Ces choses apparaissent, en effet, très claires après ce que nous avons dit plus haut. Nous en concluons que la précision de la vérité brille de manière incompréhensible dans les ténèbres de notre ignorance. Voilà la docte ignorance que nous recherchions et par laquelle seule, comme nous l'avons expliqué, nous pouvons accéder en suivant les degrés de la doctrine de l'ignorance au Dieu maximum et unitrine d'infinie bonté, afin de pouvoir toujours le louer de toutes nos forces parce qu'il nous a montré ce qu'il y a en Lui d'incompréhensible. Lui qui est béni au-dessus de tout pour les siècles [cf. Rom. 9:5]. |
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[1] Nicolas de Cues, La Docte Ignorance, Payot & Rivages © 2008, pp. 37-39. [3] La notion de maximum vient de saint Anselme, Prolosgion 2 : « Te esse aliquid quo nihil maius cogitari potest » (Nous croyons que tu es quelque chose dont on ne peut rien penser de plus grand). [4] M. de Gandillac traduit à juste titre entitas par « Être ». Conformément à notre parti pris de rester le plus proche possible du texte, nous traduisons ce mot par « Entité » tout en lui conservant le sens d'Être en général. Sur le sens que Nicolas de Cues donne à ce mot, voir plus loin, 8. La génération éternelle. [5] Première apparition du concept de contraction.
[10]
Ibid.,
pp. 66, 68, 69, 71-73.
[12] Saint Jérôme, De decem nominibus dei, et Moïse Maïmonide, Dux neutrorum, I, 60-62. [14] Pseudo-Denys, De mystica theologia, V. [15] Moïse Maïmonide, Dux perplexorum, I, 57. [16] Nicolas cite Hilaire de Poitiers, De Trinitate, à travers le Pseudo-Bède, Commentum in librum Boethii de trinitate (PL 95, 379B-399A). |
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