1843–1894

Utilitarisme, logique, empirisme et féminisme

par John Stuart Mill

Extrait de « Mes mémoires, Histoire de ma vie et de mes idée », de « De l'utilitarisme », de « Système de logique déductive et inductive », de « Examen de la philosophie de Hamilton » et de « De l'assujettissement des femmes ».

Pour être heureux, il faut chercher autre chose que le bonheur

Définition de l'utilitarisme

Dévouement des utilitaristes au bien commun

Critique du syllogisme

Connotation – dénotation

Problème de l'induction

La causalité, fondement de l'induction

Les 4 méthodes de recherche expérimentale

Les idées et leurs associations sont un produit de l'expérience

Le corps et l'esprit ne sont que sentiments dont la nature est inconnaissable

Théorie empiriste de l'esprit : la mémoire construit le moi

Théorie empiriste de la géométrie

Féminisme égalitariste

 L'égalité garantit la morale la justice et la vertu

* * *

Pour être heureux, il faut chercher autre chose que le bonheur [1]

Depuis l'hiver de 1821, époque a laquelle j'avais lu pour la première fois Bentham, et surtout dès les premiers temps de la Revue de Westminster, j'avais un objectif, ce qu'on peut appeler un but dans la vie : je voulais travailler à réformer le monde. L'idée que je me faisais de mon propre bonheur se confondait entièrement avec cet objet. Les personnes dont je cherchais l'amitié étaient celles qui pouvaient concourir avec moi à l'accomplissement de cette entreprise. Je tâchais de cueillir sur la route le plus de fleurs que je pouvais, mais la seule satisfaction personnelle et durable sur laquelle je comptais pour mon bonheur était la confiance en cet objectif ; et je me flattais de la certitude de jouir de la vie heureuse, si je plaçais mon bonheur sur quelque objet durable et éloigné, vers lequel le progrès fut toujours possible et que je ne pusse épuiser en l'atteignant complètement. Cela alla bien pendant quelques années, pendant lesquelles la vue du progrès qui s'opérait dans le monde, l'idée que je prenais part moi-même à cette lutte, et que je contribuais pour ma part à le faire avancer, me semblait suffire pour remplir une existence intéressante et animée. Mais vint le jour où cette confiance s'évanouit comme un rêve. C'était dans l'automne de 1826 ; je me trouvais dans cet état d'engourdissement nerveux que tout le monde est susceptible de traverser, insensible à toute jouissance comme à toute sensation agréable, dans un de ces malaises où tout ce qui plaît à d'autres moments devient insipide et indifférent ; dans l'état, dirais-je, où se trouvent ordinairement les personnes qui se convertissent au méthodisme, quand elles se sentent atteintes pour la première fois de la conviction du péché. J'étais dans cet état d'esprit, quand il m'arriva de me poser directement cette question : «  Supposé que tous les objets que tu poursuis dans la vie, soient réalisés, que tous les changements dans les opinions et les institutions dans l'attente desquels tu consumes ton existence, puissent s'accomplir sur l'heure, en éprouveras-tu une grande joie, seras-tu bien heureux? » – « Non », me répondit une voix intérieure que je ne pouvais réprimer. Je me sentis défaillir ; tout ce qui me soutenait dans ma vie s'écroula. Tout mon bonheur, je devais le tenir de la poursuite incessante de cette fin. Le charme qui me fascinait était rompu ; insensible à la fin, pouvais-je encore m'intéresser aux moyens? Il ne me restait plus rien à quoi je pusse consacrer ma vie.

Au premier moment, j'espérai que le nuage qui venait d'obscurcir mon existence se dissiperait de lui-même ; il n'en fut rien. Une nuit de sommeil, ce remède souverain contre les petits ennuis de la vie, n'eut aucun effet sur mes souffrances. Je fis un nouvel appel à ma conscience ; j'entendis encore la réponse néfaste. Je portais ma tristesse partout avec moi, je la retrouvais dans toutes mes occupations. C'est à peine si parfois un objet avait le pouvoir de me la faire oublier pendant quelques minutes. Durant plusieurs mois le nuage sembla s'épaissir toujours davantage...

Je me demandais souvent si je pouvais continuer à vivre, si j'étais tenu à continuer de vivre, quand ma vie devait s'écouler au milieu de ce découragement. Il n'est pas possible, me répondais-je, que j'y puisse tenir plus d'un an. Toutefois, avant que la moitié de ce temps fût écoulée, un rayon de soleil vint briller dans les ténèbres où j'étais plongé. Je lisais, par hasard, les mémoires de Marmontel ; j'arrivai au passage où il raconte la mort de son père, la détresse où tomba sa famille, et l'inspiration soudaine par laquelle, lui, un simple enfant, il sentit et fit sentir aux siens qu'il serait désormais tout pour eux, qu'il leur tiendrait lieu du père qu'ils avaient perdu. Une image vivante de cette scène passa devant moi, je fus ému jusqu'aux larmes. Dès ce moment le poids qui m'accablait fut allégé. L'idée dont j'étais possédé, que tout sentiment était mort en moi, s'était évanouie. Je pouvais retrouver l'espérance. Je n'étais donc plus de bois ou de pierre. Je possédais donc un peu en moi de cette flamme qui donne au caractère une valeur, et nous est un gage du bonheur. Soulagé du sentiment toujours présent de mon irrémédiable misère, je reconnus peu à peu que les incidents ordinaires de la vie pourraient encore me procurer quelque plaisir, que je pourrais encore goûter quelque jouissance, non pas très vive peut-être, mais au moins suffisante pour me donner le contentement ; je n'étais pas insensible à la lumière des cieux, je trouvais encore du charme à la lecture, à la causerie, de l'intérêt aux affaires publiques. J'éprouvais quelque satisfaction, bien faible encore, à faire des efforts en faveur de mes opinions et du bien public. Le nuage se dissipa peu à peu, et je recommençai à jouir de la vie. J'ai fait depuis, plusieurs rechutes dont l'une a duré plusieurs mois, mais jamais je ne me suis retrouvé dans un état aussi navrant.

Mes impressions de cette période laissèrent une trace profonde sur mes opinions et sur mon caractère. En premier lieu, je conçus sur la vie des idées très différentes de celles qui m'avaient guidé jusque là ; elles ressemblaient par bien des points à des idées dont je n'avais alors certainement jamais entendu parler, celles de Carlyle contre l'influence débilitante de l'observation de soi-même. Je n'avais jamais senti vaciller en moi la conviction que le bonheur est la pierre de touche de toutes les règles de conduite, et le but de la vie. Mais je pensais maintenant que le seul moyen de l'atteindre était de n'en pas faire le but direct de l'existence. Ceux-là seulement sont heureux, pensais-je, qui ont l'esprit tendu vers quelque objet autre que leur propre bonheur, par exemple vers le bonheur d'autrui, vers l'amélioration de la condition de l'humanité, même vers quelque acte, quelque recherche qu'ils poursuivent non comme un moyen, mais comme une fin idéale. Aspirant ainsi à autre chose, ils trouvent le bonheur, chemin faisant. Les plaisirs de la vie, telle était la théorie à laquelle je m'arrêtai, suffisent pour en faire une chose agréable, quand on les cueille en passant, sans en faire l'objet principal de l'existence. Essayez d'en faire le but principal de la vie, et du coup, vous ne les trouverez plus suffisants. Ils ne supportent pas un examen rigoureux. Demandez-vous si vous êtes heureux et vous cesserez de l'être. Pour être heureux, il n'est qu'un seul moyen, qui consiste à prendre pour but de la vie, non pas le bonheur, mais quelque fin étrangère au bonheur. Que votre intelligence, votre analyse, votre examen de conscience s'absorbe dans cette recherche, et vous respirerez le bonheur avec l'air, sans le remarquer, sans y penser, sans demander à l'imagination de le figurer par anticipation, et aussi sans le mettre en fuite par une fatale manie de le mettre en question. Cette théorie devint alors la base de ma philosophie de la vie ; je la conserve encore, comme celle qui convient le mieux aux hommes qui ne possèdent qu'une sensibilité modérée, qu'une médiocre aptitude à jouir, c'est-à-dire, à la grande majorité de notre espèce.

Définition de l'utilitarisme [2]

La croyance selon laquelle le fondement de la morale est l'utilité, ou principe du plus grand bonheur, affirme que les actions sont bonnes dans la mesure du bonheur qu'elles donnent, mauvaises, si elles ont pour résultat de produire le contraire du bonheur. Par le mot bonheur, est entendu le plaisir ou l'absence de souffrance ; par malheur, la souffrance et l'absence de bonheur [...] Le plaisir et l'absence de souffrance, voilà les seules choses désirables, désirables soit pour le plaisir inhérent en elles, soit comme moyen de se procurer le plaisir, d'écarter la souffrance.

Cette théorie de la vie provoque en beaucoup d'esprits une antipathie profonde, parce qu'elle va à l'encontre d'un sentiment très respectable. Supposer que la vie n'a pas de but plus élevé, d'objet préférable et plus noble à poursuivre que le plaisir, c'est, suivant ces esprits, une doctrine bonne tout au plus pour les pourceaux. On traitait de la sorte, il y a peu de temps encore, les disciples d'Épicure ; et, actuellement les adversaires de la morale utilitaire, allemands, français, anglais, n'usent pas de termes de comparaison plus polis.

On doit admettre cependant qu'en général les philosophes utilitaires ont reconnu la supériorité des plaisirs de l'esprit sur ceux du corps, principalement dans la plus grande durée, certitude, intensité, etc., des premiers, c'est-à-dire plutôt dans les avantages qu'ils procurent que dans leur nature intrinsèque. Les utilitaires ont parfaitement démontré tout cela, mais ils auraient pu se placer sur un terrain plus élevé, et aussi solidement. Le principe utilitaire est d'accord avec ce fait : certaines « espèces » de plaisirs sont plus désirables, ont plus de valeur que d'autres. Il serait absurde, lorsqu'en estimant toutes les autres choses on tient compte de la qualité comme de la quantité, que l'estimation fût bornée seulement à la quantité lorsqu'il est question d'évaluer les plaisirs.

Me demande-t-on ce que j'entends par différence qualitative des plaisirs, en d'autres termes ce qui fait un plaisir plus estimable qu'un autre, autrement qu'à un point de vue quantitatif, je ne vois à cela qu'une réponse possible. Si ceux qui ont expérimenté deux plaisirs choisissent tous ou presque tous l'un des deux, sans y être porté par quelque sentiment d'obligation morale, on peut dire que celui-là est le plaisir le plus désirable. Si de ces deux plaisirs l'un d'entre eux est placé par les gens compétents bien au-dessus de l'autre, quoiqu'il soit très difficile à atteindre, si on ne veut pas abandonner sa poursuite pour la possession de l'autre, on peut affirmer que le premier plaisir est de beaucoup en qualité supérieur au second, bien que moindre peut-être en quantité.

C'est un fait indéniable que ceux qui connaissent également et sont capables d'apprécier et de goûter deux façons de vivre, donnent la préférence à la manière de vivre qui mettra en œuvre chez eux les facultés les plus hautes. Il est peu d'hommes, par exemple, qui accepteraient d'être transformés en animaux les plus vils, même si on leur permettait une jouissance entière des plaisirs bestiaux ; aucun être intelligent ne consentirait à devenir un sot, aucun savant à devenir un ignorant, aucun homme de cœur à devenir égoïste, si même on les persuadait que le sot, l'ignorant, l'égoïste, sont plus satisfaits du lot reçu qu'eux du leur. Ils ne consentiraient pas à quitter ce qu'ils possèdent en plus que ces êtres, pour obtenir la complète satisfaction du désir qu'ils ont en communauté avec eux. Si toutefois ils viennent à penser à la possibilité d'un pareil échange, c'est seulement dans le cas d'un malheur excessif. Pour échapper à ce mal, ils seraient prêts à troquer leur sort contre n'importe lequel, fût-il peu souhaitable à leurs yeux. Un être pourvu de facultés élevées demande davantage pour être heureux, souffre sûrement plus profondément, et sur certains points, est certainement plus porté à ressentir la douleur qu'un animal d'espèce inférieure. Mais, quoi qu'il en soit, jamais en réalité un pareil être ne pourra désirer tomber dans un mode d'existence inférieure.

Il est possible de donner plus d'une explication au sujet de cette répugnance ; on peut la rapporter à l'orgueil, nom qui revêt indistinctement les sentiments les meilleurs et les pires de l'humanité ; on peut l'attribuer à l'amour de la liberté, de l'indépendance, que les stoïciens regardaient comme un des moyens les plus capables d'inculquer cette répugnance ; on peut la rapporter à l'amour de la domination, au sentiment de la dignité personnelle que possède tout homme sous une forme on sous une autre, souvent même en proportion avec ses facultés supérieures ; ce sentiment fait si intimement partie du bonheur, que ceux chez qui il est très vif, ne peuvent désirer qu'en passant ce qui le blesse. Celui qui imagine que cette répugnance à accepter une condition basse est un sacrifice du bonheur, et que, toutes choses égales d'ailleurs, l'être supérieur n'est pas plus heureux que l'inférieur, confond deux idées très différentes, celle du bonheur et celle du contentement. Un être dont les facultés de jouissance sont inférieures, a incontestablement de très grandes chances de les satisfaire complètement, tandis que l'être pourvu de facultés supérieures éprouvera toujours l'imperfection des plaisirs qu'il désire. Toutefois cet être supérieur apprendra facilement à supporter une telle imperfection ; il ne sera pas jaloux de l'être qui n'a pas conscience de cette imperfection, parce qu'il n'entrevoit pas l'excellence que fait envisager toute imperfection. Il vaut mieux être un homme mécontent qu'un pourceau satisfait, être Socrate malheureux plutôt qu'un imbécile content, et si l'imbécile et le pourceau sont d'un autre avis, c'est qu'ils ne connaissent qu'un côté de la question. Les autres connaissent les deux côtés [...]

En conséquence, d'après le principe du plus Grand Bonheur dont il a été question plus haut, la fin suprême, (qu'il s'agisse de notre propre bien ou de celui des autres) est une vie aussi exempte que possible de douleur, aussi riche que possible en plaisirs, au double point de vue de la quantité et de la qualité. Quant à l'appréciation de la qualité et sa comparaison avec la quantité, elles dépendront de la préférence manifestée par les hommes, à qui les occasions et l'habitude des observations personnelles auront fourni les meilleurs termes de la comparaison. La fin de l'activité humaine, selon l'utilitarisme, se trouve être nécessairement aussi, le principe de la morale. Par conséquent la morale peut être définie : les règles du gouvernement de la vie et les préceptes dont l'observation assurera, autant que possible, à l'humanité entière, une existence telle que celle qu'on vient de décrire ; et non pas seulement à l'humanité, mais encore, autant que le permet la nature des choses, à toute créature animée.

Dévouement des utilitaristes au bien commun [3]

Les utilitaristes n'ont jamais cessé de réclamer la morale du dévouement personnel comme leur appartenant aussi bien qu'aux philosophes transcendantalistes. La morale utilitaire, en effet, reconnaît chez les hommes le pouvoir de sacrifier leur plus grand bien pour le bonheur des autres. Elle refuse seulement d'admettre que le sacrifice lui-même ait une valeur intrinsèque. Un sacrifice qui n'augmenterait pas ou ne tendrait pas à augmenter la somme totale du bonheur serait regardé comme inutile. La seule renonciation permise c'est le dévouement au bonheur d'autrui, à l'humanité ou aux individus, dans les limites imposées par les intérêts collectifs de l'humanité.

Il me faut répéter encore ce que les ennemis de l'utilitarisme ont eu rarement le mérite d'admettre, à savoir que le bonheur, critérium utilitaire de ce qui est bien dans la conduite, n'est pas le bonheur même de l'agent, mais celui de tous les intéressés. Entre son propre bonheur et celui des autres, l'utilitarisme exige que l'individu se montre d'une impartialité aussi grande qu'un spectateur bienveillant et désintéressé. Dans la règle d'or de Jésus de Nazareth se trouve l'esprit complet de la morale utilitaire : « Faites aux autres ce que vous voudriez que les autres fassent pour vous ; aimez votre prochain comme vous-mêmes », telles sont les deux règles d'idéale perfection de la morale utilitaire.

En ce qui concerne les moyens nécessaires pour conformer autant que possible la pratique à cet idéal, les voici. Tout d'abord, il faudrait que les lois et les conventions sociales puissent disposer les choses de telle sorte que le bonheur, ou pour parler plus pratiquement, que l'intérêt de chacun fût, autant que faire se peut, en harmonie avec l'intérêt général. Il faudrait que l'éducation et l'opinion, qui ont une influence si considérable sur les hommes, créent dans l'esprit de chaque individu une association indissoluble entre son propre bonheur et celui des autres, particulièrement entre son propre bonheur et la pratique des règles de conduite négatives et positives prescrites par l'intérêt général. De cette façon, l'homme ne concevrait même pas l'idée d'un bonheur personnel qui serait uni à une conduite pratiquement opposée au bien général ; une tendance directe à procurer le bien général pourrait être en chaque individu un des motifs habituels d'action ; les sentiments liés à cette impulsion, tiendraient une place importante dans la vie de chaque créature.

Critique du syllogisme [4]

Il doit d'abord être accordé que dans tout syllogisme, considéré comme un argument prouvant une conclusion, il y a une petitio principii [pétition de principe[5]]. Quand on dit :

Tous les hommes sont mortels,

Socrate est homme,

Donc Socrate est mortel,

les adversaires de la théorie du syllogisme objectent irréfutablement que la proposition « Socrate est mortel » est présupposée dans l'assertion plus générale « Tous les hommes sont mortels » ; que nous ne pouvons pas être assurés de la mortalité de tous les hommes, à moins d'être déjà certains de la mortalité de chaque homme individuel ; que s'il est encore douteux que Socrate soit mortel, l'assertion que tous les hommes sont mortels est frappée de la même incertitude ; que le principe général, loin d'être une preuve du cas particulier, ne peut lui-même être admis comme vrai, tant qu'il reste l'ombre d'un doute sur un des cas qu'il embrasse et que ce doute n'a pas été dissipé par une preuve aliunde [6] ; et, dès lors, que reste-t-il à prouver au syllogisme? Bref, ils concluent qu'aucun raisonnement du général au particulier ne peut, comme tel, rien prouver, puisque d'un principe général on ne peut inférer d'autres faits particuliers que ceux que le principe même suppose connus.

Connotation – dénotation [7]

Admettons que le prédicat soit un terme connotatif, et, pour prendre le cas le plus simple, supposons que le sujet soit un nom propre : « le sommet du Chimborazo est blanc ». Le mot blanc connote un attribut possédé par l'objet désigné par les mots « Sommet du Chimborazo », lequel attribut consiste dans le fait physique d'exciter dans les êtres humains la sensation appelée sensation de blanc. On admettra bien qu'en énonçant cette proposition nous voulons communiquer l'information de ce fait physique et que nous ne pensons pas aux noms, si ce n'est comme moyen nécessaire pour faire cette communication. Le sens donc de la proposition est, que la chose individuelle dénotée par le sujet possède l'attribut connoté par le prédicat.

Maintenant, si nous supposons que le sujet est aussi un nom connotatif, le sens de la proposition a un degré de plus de complication. Supposons d'abord que la proposition est à la fois universelle et affirmative : « Tous les hommes sont mortels ». En ce cas, comme dans le précédent, ce que la proposition affirme (ou ce dont elle exprime une croyance) est évidemment que les objets dénotés par le sujet (homme) possèdent les attributs connotés par le prédicat (mortel). Mais la particularité caractéristique de ce cas consiste en ce que les objets ne sont plus désignés individuellement ; ils sont indiqués seulement par quelques-uns de leurs attributs ; ce sont les objets appelés hommes, c'est-à-dire possédant les attributs connotés par le nom Homme ; et la seule chose qu'on puisse connaître d'eux, ce sont ces attributs. Et de fait, la proposition étant générale et les objets dénotés par le sujet étant par conséquent indéfinis, la plupart de ces objets ne sont pas connus du tout individuellement. L'assertion ne dit donc pas, comme l'autre, que les attributs connotés par le prédicat sont possédés par un individu donné ou par un nombre quelconque d'individus connus, comme Jean, Thomas, etc. mais que ces attributs appartiennent à chacun des individus possédant certains autres attributs ; que n'importe quoi qui a les attributs connotés par le sujet a aussi ceux connotés par le prédicat ; que le second groupe d'attributs accompagne constamment le premier. Quiconque a les attributs de l'homme a l'attribut mortalité ; la mortalité accompagne toujours les attributs de l'homme.

Si l'on se souvient que tout attribut est fondé sur quelque fait ou phénomène des sens ou de la conscience, et que posséder un attribut n'est autre chose, en d'autres termes, qu'être la cause ou faire partie du fait ou phénomène sur lequel se fonde l'attribut, l'analyse peut faire un pas de plus. L'assertion qu'un attribut accompagne toujours un autre attribut ne dit en réalité que ceci : qu'un phénomène est toujours accompagné d'un autre phénomène, de telle sorte que lorsque l'un se présente, nous sommes sûrs de l'existence de l'autre. Ainsi dans la proposition : Tous les hommes sont mortels, le mot Homme connote les attributs assignés à une certaine espèce de vivants en raison de certains phénomènes qu'ils présentent, lesquels sont, en partie, des faits physiques, comme les impressions faites sur nos sens par leur forme et structure, et, en partie, des faits mentaux, comme la sensibilité et l'intelligence qu'ils possèdent en propre. C'est là ce qui est entendu par le mot homme, par quiconque connaît la signification du nom. Maintenant, quand nous disons « l'Homme est mortel », nous voulons dire que partout où tous ces divers phénomènes physiques et mentaux se rencontrent, on est sûr que l'autre phénomène physique et mental appelé la mort ne manquera pas d'avoir lieu. La proposition ne dit pas quand, car la connotation du mot mortel n'indique rien de plus que l'arrivée du phénomène un jour ou l'autre, laissant l'époque précise indéterminée.

Dans cet examen de la signification des Propositions, nous avons jugé nécessaire d'analyser directement celles-là seules dont les termes (ou du moins le prédicat) sont des termes concrets. Mais par le fait, nous avons indirectement analysé en même temps celles à termes abstraits. La distinction entre un terme abstrait et son correspondant concret n'est pas fondée sur quelque différence dans ce qu'ils sont destinés à signifier ; car la signification réelle d'un nom concret général est, comme nous l'avons si souvent dit, sa connotation, et ce que connote le terme concret constitue l'entière signification d'un nom abstrait. Puisque, donc, il n'y a rien dans la signification d'un nom abstrait qui ne soit dans celle du nom concret correspondant, il est naturel de supposer qu'il ne doit y avoir non plus dans la signification d'une proposition à termes abstraits autre chose que ce qu'il y a dans une proposition composée de termes concrets.

Problème de l'induction [8]

Il y a des cas dans lesquels nous comptons avec une confiance absolue sur l'uniformité, et des cas où nous n'y comptons pas du tout. En certains cas, nous avons la parfaite assurance que le futur ressemblera au passé, que l'inconnu sera absolument semblable au connu ; en d'autres, quelque invariable qu'ait pu être le résultat des faits observés, nous n'avons qu'une très faible présomption que le même résultat se soutiendra dans d'autres faits. Qu'une ligne droite est la plus courte distance entre deux points, nous ne doutons pas que ce soit vrai, même dans la région des étoiles fixes. Quand un chimiste annonce l'existence d'une substance nouvellement découverte et de ses propriétés, si nous avons confiance à son exactitude, nous sommes assurés que ses conclusions doivent valoir universellement, bien que son induction ne se fonde que sur un seul fait. Nous ne retenons pas notre acquiescement pour attendre que l'expérience soit répétée ; ou, si nous le faisons, c'est dans le doute que l'expérience ait été bien faite, et non qu'étant bien faite elle ne soit pas concluante. Ici, donc, une loi de la nature est inférée sans hésitation d'un seul fait ; une proposition universelle d'une proposition singulière. Maintenant, mettons en contraste un autre cas à celui-ci. Tous les exemples connus depuis le commencement du monde à l'appui de la proposition générale que tous les corbeaux sont noirs ne donnerait pas une présomption de la vérité suffisante pour contrebalancer le témoignage d'un homme non suspect d'erreur ou de mensonge, qui affirmerait que dans une contrée encore inexplorée il a pris et examiné un corbeau qui était gris.

Pourquoi un seul exemple suffit-il dans quelques cas pour une induction complète, tandis que dans d'autres des myriades de faits concordants, sans une exception connue ou présumée, sont de si peu de valeur pour établir une proposition universelle? Celui qui peut répondre à cette question en sait plus en logique, que le plus savant des anciens et a résolu le problème de l'induction.

La causalité, fondement de l'induction [9]

La notion de cause étant la racine de toute la théorie de l'induction, il est indispensable que cette idée soit fixée et déterminée avec le plus de précision possible au début même de notre recherche... Je préviens donc que, lorsque dans le cours de cette discussion je parle de la cause d'un phénomène, je n'entends pas parler d'une cause qui ne serait pas elle-même un phénomène. Je ne m'occupe pas de la cause première ou ontologique de quoi que ce soit... La seule notion de cause dont la théorie de l'induction ait besoin est celle qui peut être acquise par l'expérience. La Loi de Causalité qui est le pilier de la science inductive, n'est que cette loi familière trouvée par l'observation de l'inviolabilité de succession entre un fait naturel et quelque autre fait qui l'a précédé, indépendamment de toute considération relative au mode intime de production des phénomènes et de toute autre question concernant la nature des « choses en elles-mêmes ».

Il y a donc entre les phénomènes qui existent à un moment et les phénomènes qui existent le moment d'après un ordre de succession invariable ; et, comme nous le disions à propos de l'uniformité générale de la nature, cette toile est faite de fils séparés ; cet ordre collectif se compose de successions particulières existant constamment dans les parties séparées. Certains faits succèdent et, croyons-nous, succéderont toujours à certains autres faits. L'antécédent invariable est appelé la Cause ; l'invariable conséquent, l'Effet ; et l'universalité de la loi de causation consiste en ce que chaque conséquent est lié de cette manière avec quelque antécédent ou quelque groupe d'antécédents particuliers. Quelque soit le fait, s'il a commencé d'exister, il a été précédé de quelque fait auquel il est invariablement lié. Il existe pour chaque événement une combinaison d'objets ou de faits, une réunion de circonstances données, positives et négatives, dont l'arrivée est toujours suivie de l'arrivée du phénomène. Nous pouvons ne pas savoir quel est ce concours de circonstances ; mais nous ne doutons jamais qu'il y en ait un, et qu'il n'a jamais lieu sans être suivi, comme effet ou conséquence, du phénomène en question. De l'universalité de cette vérité dépend la possibilité de soumettre à des règles le procédé inductif. La parfaite assurance qu'il y a une loi à trouver est la source de la validité des règles de la logique inductive.

Rarement, si même jamais, cette invariable succession a lieu entre un conséquent et un seul antécédent. Elle est communément entre un conséquent et la totalité de plusieurs antécédents dont le concours est nécessaire pour produire le conséquent, c'est-à-dire pour que le conséquent le suive certainement. Dans ces cas, il est très ordinaire de mettre à part un de ces antécédents sous le nom de Cause, les autres étant appelés simplement des conditions... Mais bien qu'on puisse juger à propos de donner le nom de cause à cette circonstance unique dont l'intervention complète l'événement et détermine l'effet sans tarder, elle n'a pas, en réalité, de relation plus étroite avec l'effet que telle ou telle des autres conditions. La production du conséquent exige qu'elles existent toutes ensemble, et non qu'elles aient toutes commencé d'exister immédiatement avant. L'indication de la cause est incomplète si, sous une forme ou sous une autre, toutes les conditions ne sont pas posées...

La cause donc, philosophiquement parlant, est la somme des conditions positives et négatives prises ensemble, le total des contingences de toute nature qui, étant réalisées, le conséquent suit invariablement...

Quand nous définissons la cause d'une chose « L'antécédent à la suite duquel cette chose arrive invariablement » ; nous ne prenons pas ces expressions comme exactement synonymes de « l'antécédent à la suite duquel la chose est arrivée invariablement dans l'expérience passée ». Cette manière de concevoir la causation serait exposée à cette objection très plausible de Reid, qu'à ce compte la nuit serait la cause du jour et le jour la cause de la nuit ; puisque ces phénomènes se sont invariablement succédés depuis le commencement du monde. Mais pour que le mot cause soit applicable, il est nécessaire de croire, non seulement que l'antécédent a toujours été suivi du conséquent, mais encore qu'aussi longtemps que durera la constitution actuelle des choses, il en sera toujours ainsi. Or cela ne serait pas vrai du jour et de la nuit. Nous ne croyons pas que la nuit sera suivie du jour dans toutes les circonstances imaginables mais seulement que cela arrivera pourvu que le soleil se lève à l'horizon. Si le soleil cessait de se lever, ce qui, que nous sachions, peut être parfaitement compatible avec les lois générales de la matière, la nuit serait ou pourrait être éternelle. D'un autre côté, si le soleil est au-dessus de l'horizon, si sa lumière n'est pas éteinte et s'il n'y a pas de corps opaque entre lui et nous, nous croyons fermement qu'à moins d'un changement dans les propriétés de la matière cette combinaison d'antécédents sera suivie d'un conséquent, le jour ; que si cette combinaison d'antécédents durait un temps indéfini, il ferait toujours jour ; et que si la même combinaison avait toujours existé, il aurait toujours fait jour sans la condition préalable de la nuit. Aussi n'appelons-nous pas la nuit la cause ni même une condition du jour. L'existence du soleil (ou d'un corps lumineux semblable) et l'absence d'un corps opaque placé en ligne droite entre cet astre et le lieu de la terre où nous sommes, en sont les seules conditions ; et la réunion de ces conditions, sans autre circonstance superflue, constitue la cause. C'est là ce que veulent exprimer les auteurs, quand ils disent que la notion de cause implique l'idée de nécessité. S'il y a une signification qui convienne incontestablement au mot nécessité, c'est l'inconditionnalité. Ce qui est nécessaire, ce qui doit être, signifie ce qui sera, quelque supposition qu'on puisse faire relativement à toutes les autres choses. Évidemment la succession du jour et de la nuit n'est pas nécessaire en ce sens. Elle est conditionnée par d'autres antécédents. Ce qui sera suivi d'un conséquent donné, lorsque et seulement lorsqu'une troisième circonstance existe, n'est pas la cause du phénomène, quand même le phénomène n'aurait jamais eu lieu sans cela.

La cause d'un phénomène peut donc être définie : l'antécédent ou la réunion d'antécédents dont le phénomène est invariablement et inconditionnellement le conséquent.

Les 4 méthodes de recherche expérimentale

Les modes les plus simples et les plus familiers de détacher du groupe des circonstances qui précèdent ou suivent un phénomène celles auxquelles il est réellement lié par une loi invariable, sont au nombre de deux : l'un consiste à comparer les différents cas dans lesquels le phénomène se présente ; l'autre à comparer les cas où le phénomène a lieu avec des cas semblables sous d'autres rapports, mais dans lesquels il n'a pas lieu. On peut appeler ces deux méthodes, l'une Méthode de Concordance, l'autre Méthode de Différence.

En exposant ces méthodes, il est nécessaire de ne pas perdre de vue le double caractère des recherches des lois naturelles qui ont pour but de trouver, tantôt la cause d'un effet donné, tantôt les effets ou les propriétés d'une cause donnée.

1.      a) PREMIER CANON. – Si deux cas ou plus du phénomène, objet de la recherche, ont seulement une circonstance en commun, la circonstance dans laquelle seule tous les cas concordent est la cause (ou l'effet) du phénomène.

         b) DEUXIÈME CANON. – Si un cas dans lequel un phénomène se présente et un cas où il ne se présente pas ont toutes leurs circonstances communes, hors une seule, celle-ci se présentant seulement dans le premier cas, la circonstance par laquelle seule les deux cas diffèrent est l'effet ou la cause du phénomène.

Il y a cependant bien des cas où, quoique la facilité de produire les phénomènes soit complète, la Méthode de Différence n'est pas du tout utilisable ou ne le peut être que par l'emploi préalable de la Méthode de Concordance. C'est ce qui a lieu lorsque l'action par laquelle nous pouvons produire le phénomène n'est pas celle d'un seul antécédent, mais d'une combinaison d'antécédents qu'il n'est pas en notre pouvoir de séparer les uns des autres et d'obtenir isolément... D'où une méthode qui peut être appelée Méthode indirecte de Différence ou Co-Méthode de Concordance et de Différence... Son canon peut être formulé comme suit :

2.      TROISIÈME CANON. – Si deux cas ou plus dans lesquels le phénomène a lieu ont une seule circonstance commune, tandis que deux cas ou plus dans lesquels il n'a pas lieu n'ont rien de commun que l'absence de cette circonstance ; la circonstance par laquelle seule les deux groupes de cas diffèrent est l'effet, ou la cause, du phénomène.

La Méthode des Résidus est au fond, une modification particulière de la Méthode de Différence... Elle participe à sa rigoureuse certitude pourvu que les inductions préalables, celles qui donnaient les effets de A et B, soient obtenues par le même procédé infaillible, et pourvu qu'on soit certain que C est le seul antécédent auquel le phénomène résidu C peut être rapporté, le seul agent dont l'effet n'eût pas été déjà calculé et exclu. Mais comme on ne peut jamais avoir cette entière certitude, la preuve donnée par la Méthode des Résidus n'est pas complète, à moins de pouvoir obtenir C artificiellement et l'expérimenter séparément, ou à moins que son action, une fois indiquée, ne puisse être expliquée et déductivement dérivée de lois connues.

3.      QUATRIÈME CANON. – Retranchez d'un phénomène la partie qu'on sait, par des inductions antérieures, être l'effet de certains antécédents, et le résidu du phénomène est l'effet des antécédents restants.

Il reste une classe de lois qu'il n'est pas possible de déterminer par aucune des trois méthodes que nous avons essayé de caractériser. Ce sont les lois de ces causes permanentes, de ces agents naturels indestructibles qu'il est à la fois impossible d'exclure et d'isoler ; que nous ne pouvons ni empêcher d'être présents, ni faire qu'ils se présentent seuls... La méthode par laquelle on procède peut être appelée la Méthode des Variations concomitantes : elle est soumise au canon suivant :

4.      CINQUIÈME CANON. – Un phénomène qui varie d'une certaine manière toutes les fois qu'un autre phénomène varie de la même manière, est ou une cause ou un effet de ce phénomène, ou y est lié par quelque fait de causation.

Cette dernière clause est ajoutée, parce que, de ce que deux phénomènes s'accompagnent toujours dans leurs variations, il ne s'ensuit nullement que l'un est la cause ou l'effet de l'autre. Cette circonstance peut et même doit avoir lieu, s'ils sont deux effets différents d'une cause commune ; de sorte que par cette méthode toute seule on ne pourrait jamais décider laquelle des deux suppositions est la vraie. Le seul moyen de dissiper le doute serait celui que nous avons si souvent rappelé, à savoir, de s'assurer si l'on peut produire un des groupes de variations par l'autre.

Les idées et leurs associations sont un produit de l'expérience [10]

  1. Les idées des phénomènes semblables tendent à se présenter ensemble à l'esprit.

  2. Quand les phénomènes ont été ou expérimentés ou conçus en contiguïté intime l'un avec l'autre, leurs idées ont de la tendance à se présenter ensemble. Il y a deux espèces de contiguïté : la simultanéité et la succession immédiate.

  3. Les associations produites par contiguïté deviennent plus certaines et plus rapides par l'effet de la répétition. Quand deux phénomènes ont été très souvent réunis et ne se sont jamais, dans aucun cas, présentés séparément, soit dans l'expérience, soit dans la pensée, il se produit entre eux ce qu'on appelle l'association inséparable, autrement, mais moins justement dite indissoluble.

  4. Quand une association a acquis cette sorte d'inséparabilité, quand la chaîne qui unit les deux idées a été ainsi fermement rivée, non seulement l'idée évoquée par la sensation devient, dans la conscience, inséparable de l'idée qui la suggère ; mais les faits ou phénomènes qui répondent à ces idées, finissent par sembler inséparables dans la réalité : les choses que nous sommes incapables de concevoir séparées, nous semblent incapables d'exister séparées, et notre croyance à leur coexistence, bien qu'elle soit en réalité un produit de l'expérience, nous parait intuitive.

Le corps et l'esprit ne sont que sentiments dont la nature est inconnaissable [11]

Le corps étant défini la cause extérieure et, suivant l'opinion la plus raisonnable, la cause extérieure inconnue à laquelle nous rapportons nos sensations ; reste à définir l'esprit, ce qui, après les observations précédentes, ne sera pas difficile. De même, en effet, que notre conception d'un corps est celle d'une cause inconnue de sensations, de même, notre conception de l'esprit est celle d'un récipient ou percevant inconnu des sensations ; et pas seulement des sensations, mais aussi de tous les autres sentiments. De même que le corps est le mystérieux quelque chose qui excite l'esprit à sentir, de même l'esprit est le quelque chose mystérieux qui sent et pense. Il n'est pas besoin, quant à l'esprit, comme nous l'avons fait pour la matière, d'examiner l'opinion sceptique qui met en question son existence comme chose en soi distincte de ce qu'on appelle ses états. Mais il importe de remarquer qu'à l'égard de la nature intime du principe pensant, comme pour celle de la matière, nous sommes et devrons toujours, avec nos facultés actuelles, rester complètement dans les ténèbres. Tout ce que nous saisissons, même dans notre propre esprit, est, comme dit M. Mill, un certain « dévidement de conscience » (thread of consciousness), une suite de sentiments, c'est-à-dire, de sensations, de pensées, d'émotions et de volitions, plus ou moins nombreuses et compliquées. Il y a quelque chose que j'appelle Moi ou Mon esprit, que je considère comme distinct de ces sensations, de ces pensées ; quelque chose que je conçois n'être pas les pensées mêmes, mais l'être qui a les pensées, et qui pourrait subsister sans pensée aucune à l'état de repos. Mais ce qu'est cet être, quoiqu'il soit Moi, je l'ignore, et ne connais que la série de ses états de conscience. De même que les corps ne se manifestent à moi que par les sensations considérées comme leur cause, de même le principe pensant en moi, l'esprit, ne se révèle à moi que par les sentiments dont j'ai conscience. Je ne connais de moi-même rien autre que mes capacités de sentir ou d'avoir conscience (ce qui comprend la pensée et la volonté) ; et, eussé-je à apprendre quelque chose de nouveau sur ma propre nature, je ne peux pas concevoir que ce supplément d'information me fit connaître autre chose, sinon que je possède quelque capacité de sentir, de penser et de vouloir, dont jusqu'alors je ne m'étais pas aperçu.

Ainsi donc, de même que le corps est la cause non sentante à laquelle nous sommes naturellement portés à rapporter une partie de nos sentiments, de même l'esprit peut être considéré comme le sujet sentant (sujet pris ici au sens allemand du terme) de tous les sentiments, comme ce qui a ou éprouve ces sentiments. Mais de la nature de la matière et de l'esprit, hors des sentiments que la première excite et que le second éprouve, nous n'en connaissons, suivant la doctrine la mieux fondée, absolument rien.

Théorie empiriste de l'esprit : la mémoire construit le moi [12]

Nous ne concevons pas l'esprit tout seul, en tant que distinct de ses manifestations de conscience. Nous ne le connaissons pas et nous ne pouvons pas nous le figurer, si ce n'est comme représenté par la succession des divers sentiments que les métaphysiciens appellent du nom d'états ou de modifications de l'Esprit. Néanmoins, il est vrai que notre notion de l'esprit, aussi bien que celle de la matière, est la notion de quelque chose dont la permanence contraste avec le flux perpétuel des sensations et des autres sentiments ou états de conscience que nous y rattachons ; de quelque chose que nous nous figurons comme restant le même, tandis que les impressions particulières par lesquelles il révèle son existence changent. Cet attribut de permanence, en supposant qu'il n'y ait rien autre chose à considérer, pourrait s'expliquer pour l'esprit comme pour la matière. La croyance que mon esprit existe, alors même qu'il ne sent pas, qu'il ne pense pas, qu'il n'a pas conscience de sa propre existence, se réduit à la croyance d'une possibilité permanente de ces états. Si je me conçois plongé dans un sommeil sans rêve, ou dans le sommeil de la mort, et si je crois que mon moi, ou, en d'autres termes, mon esprit existe ou existera sous ces états, bien que ce ne soit pas d'une manière consciente, l'examen le plus scrupuleux de ma croyance n'y découvrira qu'une chose, c'est que je crois effectivement que ma capacité de sentir n'est pas détruite dans cet intervalle, et qu'elle n'est suspendue que parce qu'elle ne rencontre pas la combinaison de conditions qui pourrait la mettre en action ; que dès qu'elle la rencontrera, elle revivra, et par conséquent qu'elle demeure une possibilité permanente. Ainsi, je ne vois rien qui nous empêche de considérer l'esprit comme n'étant que la série de nos sensations (auxquelles il faut joindre nos sentiments internes) telles qu'elles se présentent effectivement, en y ajoutant des possibilités indéfinies de sentir qui demandent pour leur réalisation actuelle des conditions qui peuvent avoir ou n'avoir pas lieu, mais qui, en tant que possibilités, existent toujours, et dont beaucoup peuvent se réaliser à volonté...

Il n'est pas croyable que notre première sensation éveille en nous une notion d'un Moi ou Soi. La rapporter à un Soi, c'est la considérer comme une partie d'une série d'états de conscience dont une portion est déjà écoulée. Je pense que ce qui constitue la perception que c'est moi qui sens un état présent de conscience, c'est que je l'identifie avec un état remémoré que je connais comme passé. « Je » veut dire celui qui a vu, touché ou senti quelque chose hier ou avant-hier. Nulle sensation isolée ne peut suggérer l'identité personnelle : pour cela il faut une série de sensations conçues sous la forme d'une file de successions, et fondues par la pensée en une Unité.

Théorie empiriste de la géométrie [13]

Pour sauver le crédit de l'hypothèse des vérités nécessaires, on a coutume de dire que les points, lignes, cercles et carrés de la géométrie existent seulement dans nos conceptions et font partie de notre esprit, lequel esprit, travaillant sur ses propres matériaux, construit une science a priori dont l'évidence est purement mentale et n'a rien à faire du tout avec l'expérience externe. Quelque considérables que soient les autorités en faveur de cette doctrine, elle me semble psychologiquement inexacte. Les points, les lignes, les cercles que chacun a dans l'esprit sont, il me semble, de simples copies des points, lignes, cercles et carrés qu'il a connus par l'expérience. Notre idée du point est simplement l'idée du minimum visible, c'est-à-dire la plus petite portion de surface que nous puissions voir [...].

Il ne reste qu'une chose à dire, c'est que la géométrie a pour objet les lignes, les angles et les figures tels qu'ils existent ; et que les définitions doivent être considérées comme nos premières, nos plus évidentes généralisations relatives à ces objets naturels [...].

Reste la question : quel est le fondement de notre croyance aux axiomes? sur quoi repose leur évidence? Je réponds : ce sont des vérités expérimentales ; des généralisations de l'observation. La proposition : deux lignes droites ne peuvent enfermer un espace, ou, en d'autres termes : deux lignes droites qui se sont rencontrées une fois ne se rencontrent plus et continuent de diverger, est une induction résultant du témoignage de nos sens [...]. L'axiome est, en fait, confirmé presque à tout instant de notre vie, puisque nous ne pouvons pas regarder deux lignes droites qui se croisent, sans voir que de ce point d'intersection elles divergent de plus en plus.

Féminisme égalitariste [14]

Je crois que les relations sociales des deux sexes, qui subordonnent un sexe à l'autre au nom de la loi, sont mauvaises en elles-mêmes et forment aujourd'hui l'un des principaux obstacles qui s'opposent au progrès de l'humanité ; je crois qu'elles doivent faire place à une égalité parfaite, sans privilège ni pouvoir pour un sexe, comme sans incapacité pour l'autre. Voilà ce que je me propose de démontrer [...].

Mais, dira-t-on, la domination de l'homme sur la femme diffère de tous les autres genres de domination, en ce qu'elle n'emploie pas la force : elle est volontairement acceptée ; les femmes ne s'en plaignent pas, et s'y soumettent de plein gré. D'abord un grand nombre de femmes ne l'acceptent pas. Depuis qu'il s'est trouvé des femmes capables de faire connaître leurs sentiments par leurs écrits, seul mode de publicité que la société leur permette, il y en a toujours eu, et il y en a toujours davantage pour protester contre leur condition sociale actuelle. Récemment, plusieurs milliers de femmes, à commencer par les plus distinguées, ont adressé au parlement des pétitions pour obtenir le droit de suffrage aux élections parlementaires. Les réclamations des femmes qui demandent une éducation aussi solide et aussi étendue que celle des hommes deviennent de plus en plus pressantes, et leur succès paraît de plus en plus certain. D'un autre côté, les femmes insistent toujours davantage pour être admises aux professions et aux occupations qui leur ont été jusqu'à présent fermées. Il n'y a pas sans doute, en Angleterre comme aux États-unis, des conventions périodiques et un parti organisé pour faire de la propagande en faveur des droits des femmes ; mais il y a une société composée de membres nombreux et actifs, organisée et conduite par des femmes pour un but moins étendu, l'obtention du droit de suffrage. Ce n'est pas seulement en Angleterre et en Amérique que les femmes commencent à protester, en s'unissant plus ou moins, contre les incapacités qui les frappent. La France, l'Italie, la Suisse et la Russie nous offrent le spectacle du même mouvement. Qui peut dire combien de femmes nourrissent en silence les mêmes aspirations? Il y a bien des raisons de penser qu'elles seraient beaucoup plus nombreuses si on ne les dressait pas si bien à réprimer ces aspirations comme des sentiments contraires au rôle de leur sexe. [...] On ne peut à la fois maintenir le pouvoir du mari et protéger la femme contre ses abus ; tous les efforts sont inutiles : voici ce qui les déjoue. Il n'y a que la femme qui, les enfants exceptés, après avoir prouvé devant des juges qu'elle a souffert une injustice, soit replacée sous la main du coupable. Aussi les femmes n'osent-elles guère, même après les mauvais traitements les plus odieux et les plus prolongés, se prévaloir des lois faites pour les protéger, et si, dans l'excès de leur indignation, ou cédant à des conseils, elles y recourent, elles ne tardent pas à faire tout pour ne dévoiler que le moins possible de leurs misères, pour intercéder en faveur de leur tyran, et lui éviter le châtiment qu'il a mérité.

[...] Toutes les femmes sont élevées dès l'enfance dans la croyance que l'idéal de leur caractère est tout le contraire de celui de l'homme ; elles sont dressées à ne pas vouloir par elles-mêmes, à ne pas se conduire d'après leur volonté, mais à se soumettre et à céder à la volonté d'autrui. On nous dit au nom de la morale que la femme a le devoir de vivre pour les autres, et au nom du sentiment que sa nature le veut : on entend qu'elle fasse complète abnégation d'elle-même, qu'elle ne vive que dans ses affections, c'est-à-dire dans les seules qu'on lui permet, l'homme auquel elle est unie, ou les enfants qui constituent entre elle et l'homme un lien nouveau et irrévocable. Que si nous considérons d'abord l'attraction naturelle qui rapproche les deux sexes, puis l'entier assujettissement de la femme à l'autorité du mari, de la grâce duquel elle attend tout, honneurs et plaisirs, et enfin l'impossibilité où elle est de rechercher et d'obtenir le principal objet de l'ambition humaine, la considération, et tous les autres biens de la société, autrement que par lui, nous voyons bientôt qu'il faudrait un miracle pour que le désir de plaire à l'homme ne devînt pas, dans l'éducation et la formation du caractère de la femme, une sorte d'étoile polaire. Une fois en possession de ce grand moyen d'influence sur l'esprit des femmes, les hommes s'en sont servis avec un égoïsme instinctif, comme du moyen suprême de les tenir assujetties ; ils leur représentent la faiblesse, l'abnégation, l'abdication de toute volonté dans les mains de l'homme, comme l'essence de la séduction féminine. Peut-on douter que les autres jougs que l'humanité a réussi à briser n'eussent subsisté jusqu'à nos jours, si on avait pris tant de soin d'y plier les esprits? [...]

[...] les incapacités qui frappent les femmes pour le seul fait de leur naissance sont l'unique exemple d'exclusion qui se rencontre dans la législation. Dans aucun cas, à l'exception du sexe qui comprend la moitié de l'espèce humaine, les hautes fonctions sociales ne sont fermées à personne par une fatalité de naissance que nul effort, nul changement ne peut vaincre. [...]

Je ne parle pas de leurs aptitudes ; personne ne les connaît, pas même elles-mêmes, parce que la plupart n'ont jamais été mises en jeu. [...] impossible d'arriver à connaître une femme soumise à l'autorité conjugale, à qui l'on a enseigné que son devoir consiste à subordonner tout au bien-être et au plaisir de son mari, à ne lui laisser voir ni sentir chez elle rien que d'agréable. Toutes ces difficultés empêchent qu'un homme acquière une connaissance complète de l'unique femme qu'il ait le plus souvent l'occasion d'étudier sérieusement.

[...]

Dans l'opinion générale des hommes, prétend-on, la vocation naturelle des femmes est le mariage et la maternité. Je dis qu'on le prétend, parce qu'à en juger par les actes, par l'ensemble de la constitution actuelle de la société, on pourrait conclure que l'opinion est diamétralement le contraire. A voir les choses, les hommes semblent croire que la prétendue vocation des femmes est ce qui répugne le plus à leur nature ; que, si elles avaient la liberté de faire toute autre chose, si on leur laissait un moyen quelque peu souhaitable d'employer leur temps et leurs facultés, le nombre de celles qui accepteraient volontairement la condition qu'on dit leur être naturelle serait insuffisant. Si telle est l'opinion de la plupart des hommes, il serait bon de le déclarer. Sans doute cette théorie est au fond de presque tout ce qu'on a écrit sur ce sujet, mais je voudrais voir quelqu'un l'avouer hautement, et venir nous dire : « Il est nécessaire que les femmes se marient et fassent des enfants. Elles ne le feraient pas si elles n'y étaient forcées. Donc il faut les forcer. » [...]

Ceux qui prétendent contraindre la femme au mariage en lui fermant toutes les autres issues s'exposent à une pareille réplique. S'ils pensent ce qu'ils disent, leur opinion signifie que les hommes ne rendent pas le mariage assez désirable aux femmes, pour les tenter par les avantages qu'il présente. On ne parait pas avoir une haute opinion de ce qu'on offre quand on dit en le présentant : Prenez ceci ou vous n'aurez rien. Voici, selon moi, ce qui explique le sentiment des hommes qui ressentent une antipathie réelle pour la liberté et l'égalité des femmes. Ils ont peur, non pas que les femmes ne veuillent plus se marier, je ne crois pas qu'un seul éprouve réellement cette appréhension, mais qu'elles n'exigent dans le mariage des conditions d'égalité ; ils redoutent que toutes les femmes de talent et de caractère n'aiment mieux faire toute autre chose, qui ne leur semble pas dégradante, que de se marier, si en se mariant elles ne font que se donner un maître, et lui donner tout ce qu'elles possèdent sur la terre. Vraiment si cette conséquence était un accessoire obligé du mariage, je crois que l'appréhension serait très bien fondée. Je la partage ; il me semble très probable que bien peu de femmes capables de faire toute autre chose aimeraient mieux, à moins d'un entraînement irrésistible qui les aveugle, choisir un sort aussi indigne si elles avaient à leur disposition d'autres moyens d'occuper dans la société une place honorable. Si les hommes sont disposés à soutenir que la loi du mariage doit être le despotisme, ils ont bien raison pour leur intérêt de ne laisser aux femmes que le choix dont nous parlions. Mais alors tout ce qu'on a fait dans le monde moderne pour alléger les chaînes qui pèsent sur l'esprit des femmes a été une faute. Il n'aurait jamais fallu leur donner une éducation littéraire. Des femmes qui lisent, et à plus forte raison des femmes qui écrivent, sont, dans l'état actuel, une contradiction et un élément de perturbation : on a eu tort d'apprendre aux femmes autre chose qu'à bien remplir leur rôle d'odalisque ou de servante.

[...]

Comme le mariage est la destinée que la société fait aux femmes, l'avenir pour lequel on les élève, et le but qu'on entend qu'elles poursuivent toutes, à l'exception de celles qui n'ont pas assez d'attraits qu'un homme veuille choisir parmi elles la compagne de sa vie, on pourrait croire qu'on a tout fait pour rendre cette condition aussi enviable que possible, afin que les femmes n'aient aucun motif de regretter de n'avoir pu en choisir une autre. Il n'en est rien ; la société a dans ce cas comme dans tous les autres mieux aimé arriver à son but par des moyens honteux que par moyens honnêtes. C'est le seul cas où elle ait au fond persisté dans ces mauvais errements. Dans le principe on prenait les femmes par la force, ou le père les vendait au mari. Il n'y a pas encore longtemps qu'en Europe un père avait le pouvoir de disposer de sa fille, de la marier à son propre gré, sans égard pour ses sentiments. L'Église restait assez fidèle à une morale supérieure pour exiger un oui formel de la femme au moment du mariage ; mais cela ne prouvait nullement que le consentement ne fût pas forcé ; il était tout à fait impossible à une jeune fille de refuser l'obéissance si le père persistait à l'exiger, à moins d'obtenir la protection de la religion par une ferme résolution de prononcer des vœux monastiques. Une fois marié, l'homme avait autrefois (avant le christianisme) le pouvoir de vie et de mort sur sa femme. Elle ne pouvait invoquer la loi contre lui ; il était son unique juge, son unique loi. Longtemps il put la répudier, tandis qu'elle n'avait pas contre lui le même droit. Dans les vieilles lois d'Angleterre, le mari s'appelle le seigneur de sa femme, il était considéré à la lettre comme son souverain, en sorte que le meurtre d'un homme par sa femme s'appelait trahison (basse trahison pour la distinguer de la haute trahison) et était vengé plus cruellement que le crime de haute trahison, puisque la peine était d'être brûlée vive. De ce que ces atrocités sont tombées en désuétude (car la plupart n'ont pas été abolies, ou ne l'ont été qu'après avoir depuis longtemps cessé d'être mises en pratique), on suppose que tout est pour le mieux dans le pacte matrimonial tel qu'il est aujourd'hui, et l'on ne cesse de répéter que la civilisation et le christianisme ont rétabli la femme dans ses justes droits. Il n'en est pas moins vrai que l'épouse est réellement l'esclave de son mari non moins, dans les limites de l'obligation légale, que les esclaves proprement dits. Elle jure à l'autel une obéissance de toute la vie à son mari, et elle y est tenue par la loi toute la vie. [...]

On ne peut pas conclure qu'il est impossible à une femme d'être un Homère, un Aristote, un Michel-Ange, un Beethoven, par la raison qu'aucune femme jusqu'ici n'a produit de chefs-d'œuvre comparables à ceux de ces puissants génies, dans les genres où ils ont brillé. Ce fait négatif laisse la question indécise, et la livre aux discussions psychologiques. Mais il est certain qu'une femme peut être une reine Elisabeth, une Déborah, une Jeanne d'Arc. Voilà des faits, non des raisonnements. Or il est curieux que la seule chose que la loi actuelle empêche les femmes de faire, ce sont les choses dont elles se sont montrées capables. Nulle loi ne défend aux femmes d'écrire les drames de Shakespeare, ni les opéras de Mozart ; mais la reine Elisabeth, et la reine Victoria, si elles n'avaient pas hérité du trône, n'auraient pu recevoir la plus infime fonction politique, et pourtant la première s'est montrée à la hauteur des plus élevées.

[...]

[...] Mais si l'on considère les femmes telles que l'expérience nous les montre, on peut dire avec plus de vérité que pour toute autre proposition générale dont elles soient l'objet, que leurs talents sont en général tournés vers la pratique. Tout ce que l'histoire rapporte des femmes dans le présent ou dans le passé le confirme, et l'expérience de tous les jours ne le confirme pas moins. [...] elles sont mieux armées que la plupart des hommes des instruments qui font réussir dans la pratique. Les hommes qui ont reçu beaucoup d'instruction sont exposés à se trouver en défaut et à ne pas comprendre un fait qui se dresse devant eux, ils n'y voient pas toujours ce qui y est réellement, ils y voient ce qu'on leur a appris à y trouver. Cela n'arrive que rarement aux femmes d'une certaine capacité. Leur faculté d'intuition les en préserve. Avec la même expérience, et les mêmes facultés générales, une femme voit ordinairement beaucoup mieux qu'un homme ce qui est immédiatement devant elle. Or cette sensibilité pour les choses présentes est la principale qualité dont dépend l'aptitude à la pratique dans le sens où on l'oppose à la théorie. La découverte des principes généraux appartient à la faculté spéculative ; la découverte et la détermination des cas particuliers où ces principes sont ou ne sont pas applicables relève de 1a faculté pratique ; et les femmes telles qu'elles sont aujourd'hui ont sous ce rapport une aptitude particulière. Je reconnais qu'il ne peut y avoir de bonne pratique sans principes, et que l'importance prédominante que la rapidité d'observation a parmi les qualités des femmes les rend particulièrement aptes à bâtir des généralisations hâtives sur leur observation personnelle, quoique très promptes aussi à les amender, à mesure que leur observation prend une plus grande étendue. Mais ce défaut se corrigera quand les femmes auront un libre accès à l'expérience de l'humanité, à la science. Pour le leur ouvrir, rien de mieux que l'éducation. Les erreurs d'une femme sont du même genre que celles d'un homme intelligent qui s'est instruit lui-même ; il voit souvent ce que des hommes élevés dans la routine ne voient pas, mais il tombe dans des erreurs, faute de connaître les choses depuis longtemps connues. Naturellement, il a pris beaucoup aux connaissances déjà accumulées, sans cela il ne serait arrivé à rien, mais ce qu'il en sait, il l'a pris au hasard, par fragments, comme les femmes.

[...] Une femme se laisse rarement égarer par des abstractions. La tendance habituelle de son esprit à s'occuper des choses séparément plutôt qu'en groupes, et, ce qui y tient étroitement, son vif intérêt pour les sentiments des personnes, qui lui fait d'abord considérer en toute chose le côté pratique, la façon dont les personnes en seront affectées, ces deux dispositions ne l'inclinent pas à ajouter foi à une spéculation qui oublie les individus et traite les choses comme si elles n'existaient qu'en vue de quelque entité imaginaire, pure création de l'esprit, qui ne peut se ramener à des sentiments d'êtres vivants. Les idées des femmes sont donc utiles à donner de la réalité et celles d'un penseur, comme les idées des hommes à donner de l'étendue à celles des femmes.

L'égalité garantit la morale la justice et la vertu

Il y a sans doute des femmes, comme aussi des hommes, que l'égalité ne satisfera pas, avec lesquelles nulle paix n'est possible tant que leur volonté ne règne pas sans partage. C'est surtout pour ces personnes-là que la loi du divorce est bonne. Elles ne sont faites que pour vivre seules, et nul être vivant ne devrait être contraint d'associer sa vie à la leur. Mais, au lieu de rendre rares ces caractères chez les femmes, la subordination légale où elles vivent tend plutôt à les rendre fréquents. Si l'homme exerce tout son pouvoir, la femme est écrasée ; mais si elle est traitée avec indulgence, si on lui permet de prendre de la puissance, nulle règle ne peut mettre un terme à ses empiétements. La loi ne détermine pas ses droits ; elle ne lui en donne aucun en principe, c'est l'autoriser à les étendre tant qu'elle le peut.

L'égalité légale des personnes mariées n'est pas seulement le seul mode où leurs rapports puissent s'harmoniser avec la justice qui leur est due, et faire leur bonheur, mais il n'y a pas d'autre moyen de faire de la vie journalière une école d'éducation morale au sens le plus élevé. Plusieurs générations s'écouleront peut-être avant que cette vérité soit généralement admise ; mais la seule école du véritable sentiment moral est la société entre égaux. L'éducation morale de la société s'est faite jusqu'ici par la loi de la force, et ne s'est guère adaptée qu'aux relations créées par la force. Dans les états de société moins avancés, on ne connaît guère de relation avec des égaux : un égal est un ennemi. La société est du haut en bas une longue chaîne, ou mieux une échelle, où chaque individu est au-dessus ou au-dessous de son plus proche voisin ; partout où il ne commande pas, il faut qu'il obéisse. Tous les préceptes moraux en usage aujourd'hui se rapportent principalement à la relation de maître à serviteur. Cependant le commandement et l'obéissance ne sont que des nécessités malheureuses de la vie humaine : l'état moral de la société, c'est l'égalité. Dans la vie moderne déjà, et toujours plus à mesure qu'elle marche dans la voie du progrès, le commandement et l'obéissance deviennent des faits exceptionnels. L'association sur le pied d'égalité est la règle générale. La morale des premiers siècles reposait sur l'obligation de se soumettre à la force, plus tard elle a reposé sur le droit du faible à la tolérance et à la protection du fort. Jusques à quand une forme de société se contentera-t-elle de la morale qui convenait à une autre? Nous avons eu la morale de la servitude ; nous avons eu la morale de la chevalerie et de la générosité ; le tour de la morale de la justice est venu. Partout où dans les premiers temps la société a marché vers l'égalité, la justice a affirmé ses droits à servir de base à la vertu. Voyez les républiques libres de l'antiquité. Mais dans les meilleures même, l'égalité ne s'étendait qu'aux citoyens libres ; les esclaves, les femmes, les résidants non investis du droit de cité, étaient régis par la foi de la force. La double influence de la civilisation romaine et du christianisme effaça ces distinctions, et, en théorie, sinon tout à fait dans la pratique, proclama que les droits de l'être humain sont supérieurs aux droits du sexe, de la classe, ou de la position sociale. Les barrières qui commençaient à s'abaisser furent relevées par la conquête des Barbares ; et toute l'histoire moderne n'est qu'une suite d'efforts pour les rompre. Nous entrons dans un ordre de choses où la justice sera de nouveau la première vertu, fondée comme auparavant sur l'association de personnes égales, mais désormais aussi sur l'association de personnes égales unies par la sympathie ; association qui n'aura plus sa source dans l'instinct de la conservation personnelle, mais dans une sympathie éclairée, d'où personne ne sera plus exclu, mais où tout le monde sera admis sur le pied d'égalité.

[1] John Stuart Mill, Mes mémoires, Histoire de ma vie et de mes idées, 1894, traduction de E. Cazelles, Alcan. Extrait de F.-J. Thonnard, Extraits des grands philosophes, Desclée & Cie © 1963, pages 700 à 703.

[2] John Stuart Mill, De l'utilitarisme, 1863, traduction de P. Lemaire, éditions Hatier. Extrait de Ibid., pages 715 à 718.

[3] Ibid. Extrait de Ibid., pages 720 et 721.

[4] John Stuart Mill, Système de logique inductive et déductive I, 1843, traduction de G. Belot, éditions Delagrave. Extrait de Georges Pascal, Les grands textes de la philosophie, Bordas/SEJER, Paris © 2004, page 227.

[5] Pétition de principe : Faute de logique par laquelle on tient pour admis, sous une forme un peu différente, ce qu'il s'agit de démontrer. Ex. : Les serpents venimeux sont-ils utiles? Oui, car sans eux on ne pourrait fabriquer le sérum immunisant contre leur venin. L'argument circulaire (L'œuf et la poule) est une pétition de principe, mais le contraire n'est pas toujours vrai.

[6] Aliunde : Provenant d'une autre source.

[7] John Stuart Mill, Système de logique déductive et inductive I, 1843, traduction de Louis Peisse, 1866. Extrait de F.-J. Thonnard, Extraits des grands philosophes, Desclée & Cie © 1963, pages 706 et 707.

Connoter : En parlant d'un mot, exprimer, en même temps que son sens premier, une ou plusieurs autres significations s'y rattachant.

Dénoter : Être le signe de quelque chose (Un geste qui dénote la grandeur d'âme)

Connotation : Ensemble de significations secondes provoquées par l'utilisation d'un matériau linguistique particulier et qui viennent s'ajouter au sens conceptuel, fondamental et stable que constitue la dénotation (Ainsi, cheval, destrier, canasson ont la même dénotation, mais ils diffèrent par leurs connotations : destrier a une connotation poétique, canasson une connotation familière) (Dictionnaire électronique Franklin-Larousse)

[8] Ibid. Livre III. Extrait de Ibid., pages 710 et 711.

Induction : Opération mentale par laquelle on passe d'observations données à une proposition qui en rend compte. (Ibid.)

Déduction : Enchaînement de propositions suivant des règles définies, constituées par des axiomes et des règles de logique.

[9] Ibid. Extrait de Ibid., pages 711-713.

[10] John Stuart Mill, Examen de la philosophie de Hamilton, traduction de E. Cazelles, cf. Janet et Séailles, Histoire de la philosophie, p. 216. Extrait de Ibid., pages 704 et 705.

[11] John Stuart Mill, Système de logique déductive et inductive I, 1843, traduction de L. Peisse, 1866. Extrait de Ibid., pages 705 et 706.

[12] John Stuart Mill, Philosophie de Hamilton, traduction de E.-H. Cazelles, Germer Baillère. Extrait de Georges Pascal, Les grands textes de la philosophie, Bordas/SEJER, Paris © 2004, page 229.

[13] John Stuart Mill, Système de logique inductive et déductive I, II, 5, 1843, traduction de Louis Peisse, Ladrange 1866. Extrait de Georges Pascal, Les grands textes de la philosophie, Bordas/SEJER, Paris © 2004, pages 229 et 230.

[14] John Stuart Mill, De l'assujettissement des femmes, 1869, traduction de M. Émile Cazelles. Extrait du texte en ligne.