Le primat de la perception [1] 1. La perception comme modalité originale de la conscience. L'étude de la perception, poursuivie sans préjugés par les psychologues, finit par révéler que le monde perçu n'est pas une somme d'objets, au sens que les sciences donnent à ce mot, que notre relation avec lui n'est pas celle d'un penseur avec un objet de pensée, et qu'enfin l'unité de la chose perçue, sur laquelle plusieurs consciences s'accordent, n'est pas assimilable à celle d'un théorème que plusieurs penseurs reconnaissent, ni l'existence perçue à l'existence idéale. Nous ne pouvons, par suite, appliquer à la perception la distinction classique de la forme et de la matière, ni concevoir le sujet qui perçoit comme une conscience qui « interprète », « déchiffre » ou « ordonne » une matière sensible dont elle posséderait la loi idéale. La matière est « prégnante » de sa forme, ce qui revient à dire, en dernière analyse, que toute perception a lieu dans un certain horizon, et enfin dans le « monde » que, l'un et l'autre nous sont présents pratiquement plutôt qu'ils ne sont explicitement connus et posés par nous, et qu'enfin la relation en quelque sorte organique du sujet percevant et du monde comporte par principe la contradiction de l'immanence et de la transcendance. 2. Généralisation de ces résultats. Ces résultats ont-ils seulement valeur de description psychologique ? Ce serait le cas si l'on pouvait superposer au monde perçu un monde des idées. Mais en réalité l'idée à laquelle nous donnons notre assentiment n'est valable que pour un temps de notre vie ou pour une période de l'histoire de la culture. L'évidence n'est jamais apodictique ni la pensée intemporelle, quoiqu'il y ait un progrès dans l'objectivation et que la pensée vaille toujours pour plus d'un instant. La certitude de l'idée ne fonde pas celle de la perception, mais repose sur elle en tant que c'est l'expérience de la perception qui nous enseigne le passage d'un moment à l'autre et procure l'unité du temps. En ce sens, toute conscience est conscience perceptive, même la conscience de nous-mêmes. Le monde perçu serait le fond toujours présupposé par toute rationalité, toute valeur et toute existence. Une conception de ce genre ne détruit ni la rationalité, ni l'absolu. Elle cherche à les faire descendre sur la terre. * * * Paradoxe de l'immanence [le réel] et de la transcendance [la vérité] Le point de départ de ces remarques pourrait être que le monde perçu comporte des relations, et d'une façon générale un type d'organisation, qui ne sont pas classiquement reconnus par le psychologue ou le philosophe. Si nous considérons l'un des objets que nous percevons, et dans cet objet l'un des côtés que nous ne voyons pas ; ou encore si nous considérons les objets qui ne sont pas dans notre champ visuel en ce moment, ce qui se passe derrière notre dos ; ou encore ce qui se passe en Amérique ou aux antipodes, comment devrons-nous décrire l'existence de ces objets absents ou de ces fragments non visibles des objets présents ? Dirons-nous, comme l'ont fait souvent les psychologues, que je me représente les côtés non vus de cette lampe ? Si je dis que ces côtés non vus sont représentés, je sous-entends qu'ils ne sont pas saisis comme actuellement existants, car ce qui est représenté n'est pas ici devant nous, je ne le perçois pas actuellement. Ce n'est que du possible. Or les côtés de cette lampe n'étant pas imaginaires, mais situés derrière ce que je vois (il me suffirait de bouger un peu pour les voir), je ne peux pas dire qu'ils sont représentés. Dirai-je que ces côtés non vus sont en quelque sorte anticipés par moi, comme des perceptions qui se produiraient nécessairement si je bougeais, étant donné la loi de l'objet ? Si, par exemple, je regarde un cube, connaissant la structure du cube telle que le géomètre la définit, je puis anticiper les perceptions que ce cube me donnerait pendant que je tournerais autour de lui. Dans cette hypothèse, le côté non vu serait connu comme conséquence d'une certaine loi de développement de ma perception. Mais, si je me reporte à la perception elle-même, je ne puis l'interpréter ainsi, car cette analyse peut se formuler : il est vrai que la lampe comporte un dos, que le cube comporte une autre face. Or cette formule, « il est vrai », ne correspond pas à ce qui m'est donné dans la perception, qui ne m'offre pas des vérités comme la géométrie, mais des présences. Le côté non vu est saisi par moi comme présent, et je n'affirme pas que le dos de la lampe existe dans le sens où je dis : la solution du problème existe. Le côté caché est présent à sa manière. Il est dans mon voisinage. [...] [...] C'est un fait très remarquable que les ignorants ne soupçonnent pas la perspective, et qu'il a fallu beaucoup de temps et de réflexion pour que les hommes s'avisent d'une déformation perspective des objets. Il n'y a donc pas déchiffrage, inférence médiate, du signe au signifié, puisque les signes prétendus ne me sont pas donnés séparément. [...] [...] Ce qui m'interdit de traiter ma perception comme un acte intellectuel, c'est qu'un acte intellectuel saisirait l'objet ou comme possible, ou comme nécessaire, et qu'il est, dans la perception, « réel » ; il s'offre comme la somme interminable d'une série indéfinie de vues perspectives dont chacune le concerne et dont aucune ne l'épuise. Ce n'est pas pour lui un accident de s'offrir à moi déformé, suivant le lieu que j'occupe, c'est à ce prix qu'il peut être « réel ». La synthèse perceptive doit donc être accomplie par celui qui peut à la fois délimiter dans les objets certains aspects perspectifs, seuls actuellement donnés, et en même temps les dépasser. Ce sujet qui assume un point de vue, c'est mon corps en tant que champ perceptif et pratique, en tant que mes gestes ont une certaine portée, et circonscrivent comme mon domaine l'ensemble des objets pour moi familiers. La perception est ici comprise comme référence à un tout qui, par principe, n'est saisissable qu'à travers certaines de ses parties ou certains de ses aspects. La chose perçue n'est pas une unité idéale possédée par l'intelligence, comme par exemple une notion géométrique, c'est une totalité ouverte à l'horizon d'un nombre indéfini de vues perspectives qui se recoupent selon un certain style, style qui définit l'objet dont il s'agit. La perception est donc un paradoxe, et la chose perçue elle-même est paradoxale. Elle n'existe qu'en tant que quelqu'un peut l'apercevoir. Je ne puis même pour un instant imaginer un objet en soi. Comme disait Berkeley, si j'essaie d'imaginer quelque lieu du monde qui n'ait jamais été visité, le fait même que je l'imagine me rend présent à ce lieu ; je ne peux donc concevoir de lieu perceptible où je ne sois moi-même présent. Mais les lieux mêmes où je me trouve ne me sont cependant jamais tout à fait donnés, les choses que je vois ne sont choses pour moi qu'à condition de se retirer toujours au-delà de leurs aspects saisissables. Il y a donc dans la perception un paradoxe de l'immanence et de la transcendance. Immanence, puisque le perçu ne saurait être étranger à celui qui perçoit ; transcendance, puisqu'il comporte toujours un au-delà de ce qui est actuellement donné. Et ces deux éléments de la perception ne sont pas à proprement parler contradictoires, car, si nous réfléchissons sur cette notion de perspective, si nous reproduisons en pensée l'expérience perspective, nous verrons que l'évidence propre du perçu, l'apparition de « quelque chose » exige indivisiblement cette présence et cette absence. [...] En réalité, comme Kant lui-même l'a dit profondément, nous ne pouvons penser le monde que parce que d'abord nous en avons l'expérience, c'est par cette expérience que nous avons l'idée de l'être, et par elle que les mots de rationnel et de réel reçoivent simultanément un sens. Perceptions privées / existence idéelle ; chose réelle / objectivité Si je considère maintenant non plus le problème de savoir comment il y a pour moi des choses, ou comment j'ai une expérience perceptive unifiée et unique qui se poursuit, mais celui de savoir comment mon expérience se relie avec l'expérience que les autres ont des mêmes objets, la perception apparaîtra encore comme le phénomène paradoxal qui nous rend l'être accessible. Si je considère mes perceptions comme de simples sensations, elles sont privées, elles ne sont que miennes. Si je les traite comme des actes de l'intelligence, si la perception est une inspection de l'esprit et l'objet perçu une idée, alors c'est du même monde que nous nous entretenons, vous et moi, et la communication est de droit entre nous parce que le monde est passé à l'existence idéale et qu'il est le même en nous tous comme le théorème de Pythagore. Mais aucune de ces deux formules ne rend compte de notre expérience. Si nous sommes, un ami et moi, devant un paysage, et si j'essaie de montrer à mon ami quelque chose que je vois et qu'il ne voit pas encore, nous ne pouvons pas rendre compte de la situation en disant que je vois quelque chose dans mon monde à moi, et que j'essaie par messages verbaux de susciter dans le monde de mon ami une perception analogue ; il n'y a pas deux mondes numériquement distincts et une médiation du langage qui nous réunirait seule. Il y a, et je le sens bien si je m'impatiente, une sorte d'exigence que ce qui est vu par moi le soit par lui. Mais, en même temps, cette communication est demandée par la chose même que je vois, par les reflets du soleil sur elle, par sa couleur, par son évidence sensible. La chose s'impose non pas comme vraie pour toute intelligence, mais comme réelle pour tout sujet qui partage ma situation. Je ne saurai jamais comment vous voyez le rouge et vous ne saurez jamais comment je le vois ; mais cette séparation des consciences n'est reconnue qu'après échec de la communication, et notre premier mouvement est de croire à un être indivis entre nous. Il n'y a pas lieu de traiter cette communication primordiale comme une illusion — c'est ce que fait le sensualisme — puisque, même à ce titre, elle deviendrait inexplicable. Et il n'y a pas lieu de la fonder sur notre commune participation à la même conscience intellectuelle, puisque ce serait supprimer l'irrécusable pluralité des consciences. Il faut donc que, par la perception d'autrui, je me trouve mis en rapport avec un autre moi-même, qui soit en principe ouvert aux mêmes vérités que moi, en rapport avec le même être que moi. Et cette perception se réalise, du fond de ma subjectivité je vois paraître une autre subjectivité investie de droits égaux, parce que dans mon champ perceptif se dessine la conduite d'autrui, un comportement que je comprends, la parole d'autrui, une pensée que j'épouse, et que cet autre, né au milieu de mes phénomènes, se les approprie en les traitant selon les conduites typiques dont j'ai moi-même l'expérience. De même que mon corps, comme système de mes prises sur le monde, fonde l'unité des objets que je perçois, de même le corps d'autrui, en tant qu'il est porteur des conduites symboliques et de la conduite du vrai, s'arrache à la condition de l'un de mes phénomènes, me propose la tâche d'une communication vraie, et confère à mes objets la dimension nouvelle de l'être intersubjectif ou de l'objectivité. Tels sont, rapidement résumés, les éléments d'une description du monde perçu. |
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Le corps [= matière + vie + psyché] [2] La médiation corporelle m'échappe le plus souvent : quand j'assiste à des événements qui m'intéressent, je n'ai guère conscience des césures perpétuelles que le battement des paupières impose au spectacle et elles ne figurent pas dans mon souvenir. Mais enfin je sais bien que je suis maître d'interrompre le spectacle en fermant les yeux, que je vois par l'intermédiaire des yeux. Ce savoir ne m'empêche pas de croire que je vois les choses elles-mêmes quand mon regard se pose sur elles. C'est que le corps propre et ses organes restent les points d'appui ou les véhicules de mes intentions et ne sont pas encore saisis comme des « réalités physiologiques ». Le corps est présent à l'âme comme les choses extérieures ; là comme ici il ne s'agit pas entre les deux termes d'une relation causale. L'unité de l'homme n'a pas encore été rompue, le corps n'a pas été dépouillé de prédicats humains, il n'est pas encore devenu une machine, l'âme n'a pas encore été définie par l'existence pour soi. La conscience naïve ne voit pas en elle la cause des mouvements du corps et pas davantage elle ne la met en lui comme le pilote en son navire [Descartes]. Cette manière de penser appartient à la philosophie, elle n'est pas impliquée dans l'expérience immédiate. Puisque le corps lui-même n'est pas saisi comme une masse matérielle et inerte ou comme un instrument extérieur, mais comme l'enveloppe vivante de nos actions, leur principe n'a pas besoin d'être une force quasi-physique. Nos intentions trouvent dans des mouvements leur vêtement naturel ou leur incarnation et s'expriment en eux comme la chose s'exprime dans ses aspects perspectifs. Ainsi la pensée peut être « dans la gorge », comme le disent les enfants interrogés par Piaget , et cela sans contradiction, sans aucune confusion de l'étendue et de l'inétendu, parce que la gorge n'est pas encore un ensemble de cordes vibrantes capables de produire les phénomènes sonores du langage et qu'elle reste cette région privilégiée d'un espace qualitatif où mes intentions significatives se déploient en paroles. Puisque l'âme reste coextensive à la nature, que le sujet percevant ne se saisit pas comme un microcosme où parviendraient médiatement les messages des événements extérieurs, et que son regard s'étend sur les choses mêmes, — agir sur elles n'est pas pour lui sortir de soi et provoquer dans un fragment d'étendue un déplacement local, c'est faire exploser dans le champ phénoménal une intention en un cycle de gestes significatifs, ou souder aux choses dans lesquelles il vit les actions qu'elles sollicitent par une attraction comparable à celle du premier moteur immobile [Aristote]. On peut dire, si l'on veut que le rapport de la chose perçue à la perception, ou de l'intention aux gestes qui la réalisent est dans la conscience naïve un rapport magique : mais encore faudrait-il comprendre la conscience magique comme elle se comprend elle-même, — non la reconstituer à partir des catégories ultérieures : le sujet ne vit pas dans un monde d'états de conscience ou de représentations d'où il croirait pouvoir par une sorte de miracle agir sur des choses extérieures ou les connaître. Il vit dans un univers d'expérience, dans un milieu neutre à l'égard des distinctions substantielles entre l'organisme, la pensée et l'étendue, dans un commerce direct avec les êtres, les choses et son propre corps. L'ego, comme centre d'où rayonnent ses intentions, le corps qui les porte, les êtres et les choses auxquels elles s'adressent ne sont pas confondus : mais ce ne sont que trois secteurs d'un champ unique. Les choses sont des choses, c'est-à-dire transcendantes à l'égard de tout ce que je sais d'elles, accessibles à d'autres sujets percevants, mais justement visées comme telles, et comme telles moment indispensable de la dialectique vécue qui les embrasse. Mais la conscience découvre d'autre part, en particulier dans la maladie, une résistance du corps propre. Puisqu'une blessure aux yeux suffit à supprimer la vision, c'est donc que nous voyons à travers le corps. Puisqu'une maladie suffit à modifier le monde phénoménal, c'est donc que le corps fait écran entre nous et les choses. Pour comprendre cet étrange pouvoir qu'il a de bouleverser le spectacle entier du monde, nous sommes obligés de renoncer à l'image que l'expérience directe nous donne de lui. Le corps phénoménal, avec les déterminations humaines qui permettaient à la conscience de ne pas se distinguer de lui, va passer à la condition d'apparence ; le « corps réel » sera celui que l'anatomie ou plus généralement les méthodes d'analyse isolante nous font connaître : un ensemble d'organes dont nous n'avons aucune notion dans l'expérience immédiate et qui interposent entre les choses et nous leurs mécanismes, leurs pouvoirs inconnus. On pourrait encore conserver la métaphore favorite de la conscience naïve et admettre que le sujet perçoit selon son corps, — comme un verre coloré modifie ce que le phare éclaire, — sans lui refuser l'accès aux choses mêmes ou sans les mettre hors de lui. Mais le corps paraît capable de susciter de toutes pièces une pseudoperception. C'est donc que certains phénomènes dont il est le siège sont la condition nécessaire et suffisante de la perception et qu'il est l'intermédiaire obligé entre le monde réel et la perception, désormais disjoints l'un de l'autre. La perception ne peut plus être une prise de possession des choses qui les trouve en leur lieu propre ; il faut qu'elle soit un événement intérieur au corps et qui résulte de leur action sur lui. Le monde se dédouble : il y aura le monde réel tel qu'il est hors de mon corps, et le monde tel qu'il est pour moi, numériquement distinct du premier ; il faudra séparer la cause extérieure de la perception et l'objet intérieur qu'elle contemple. Le corps propre est devenu une masse matérielle et corrélativement le sujet s'en retire pour contempler en lui-même ses représentations. Au lieu des trois termes inséparables liés dans l'unité vivante d'une expérience [sujet-perception-objet], que révèle une description pure, on se trouve en présence de trois ordres d'événements extérieurs les uns aux autres : les événements de la nature [(1) matière], les événements organiques [(2) vie] et ceux de la pensée [(3) psyché-social] qui s'expliqueront les uns par les autres. La perception résultera d'une action de la chose sur le corps et du corps sur l'âme. C'est d'abord le sensible, le perçu lui-même qu'on installe dans les fonctions de chose extra-mentale, et le problème est donc de comprendre comment un double ou une imitation du réel est suscité dans le corps, puis dans la pensée. Puisqu'un tableau nous fait penser à ce qu'il représente, on supposera, en se fondant sur le cas privilégié des appareils visuels, que les sens reçoivent des choses réelles de « petits tableaux » qui excitent l'âme à les percevoir (Descartes, Dioptrique, Discours quatrième, éd. Cousin, pp. 39-40). Les « simulacres » épicuriens ou les « espèces intentionnelles », « toutes ces petites images voltigeantes par l'air » (ibid., Discours premier, pp. 7-8) qui apportent dans le corps l'aspect sensible des choses, ne font que transposer en termes d'explication causale et d'opérations réelles la présence idéale de la chose au sujet percevant qui, nous l'avons vu, est une évidence pour la conscience naïve. Le philosophe cherche à maintenir entre le perçu et le réel, à défaut d'une identité numérique une identité spécifique, à faire venir des choses elles-mêmes les caractères distinctifs du perçu, et c'est pourquoi la perception est comprise comme une imitation ou un redoublement des choses sensibles en nous, ou comme l'actualisation dans l'âme de quelque chose qui était en puissance dans un sensible extérieur. |
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Tout est fabriqué et tout est naturel chez l'homme [3] On ne pourrait parler de « signes naturels » que si, à des « états de conscience » donnés, l'organisation anatomique de notre corps faisait correspondre des gestes définis. Or en fait la mimique de la colère ou celle de l'amour n'est pas la même chez un Japonais et chez un Occidental. Plus précisément, la différence des mimiques recouvre une différence des émotions elles-mêmes. Ce n'est pas seulement le geste qui est contingent à l'égard de l'organisation corporelle, c'est la manière même d'accueillir la situation et de la vivre. Le Japonais en colère sourit, l'Occidental rougit et frappe du pied ou bien pâlit et parle d'une voix sifflante. Il ne suffit pas que deux sujets conscients aient les mêmes organes et le même système nerveux pour que les mêmes émotions se donnent chez tous deux les mêmes signes. Ce qui importe c'est la manière dont ils font usage de leur corps, c'est la mise en forme simultanée de leur corps et de leur monde dans l'émotion. L'équipement psychophysiologique laisse ouvertes quantités de possibilités et il n'y a pas plus ici que dans le domaine des instincts une nature humaine donnée une fois pour toutes. L'usage qu'un homme fera de son corps est transcendant à l'égard de ce corps comme être simplement biologique. Il n'est pas plus naturel ou pas moins conventionnel de crier dans la colère ou d'embrasser dans l'amour [4] que d'appeler table une table. Les sentiments et les conduites passionnelles sont inventés comme les mots. Même ceux qui, comme la paternité, paraissent inscrits dans le corps humain sont en réalité des institutions [5]. Il est impossible de superposer chez l'homme une première couche de comportements que l'on appellerait « naturels » et un monde culturel ou spirituel fabriqué. Tout est fabriqué et tout est naturel chez l'homme, comme on voudra dire, en ce sens qu'il n'est pas un mot, pas une conduite qui ne doive quelque chose à l'être simplement biologique — et qui en même temps ne se dérobe à la simplicité de la vie animale, ne détourne de leur sens les conduites vitales, par une sorte d'échappement et par un génie de l'équivoque qui pourraient servir à définir l'homme. Déjà la simple présence d'un être vivant transforme le monde physique, fait apparaître ici des « nourritures », ailleurs une « cachette », donne aux « stimuli » un sens qu'ils n'avaient pas. À plus forte raison la présence d'un homme dans le monde animal. Les comportements créent des significations qui sont transcendantes, à l'égard du dispositif anatomique et pourtant, immanentes au comportement comme tel puisqu'il s'enseigne et se comprend. On ne peut pas faire l'économie de cette puissance irrationnelle qui crée des significations et qui les communique. La parole n'en est qu'un cas particulier. |
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Perception vs sensation vs conception [6] Je ne puis identifier sans plus ce que je perçois et la chose même. La couleur rouge de l'objet que je regarde est et restera toujours connue de moi seul. Je n'ai aucun moyen de savoir si l'impression colorée qu'il donne à d'autres est identique à la mienne. Nos confrontations intersubjectives ne portent que sur la structure intelligible du monde perçu : je puis m'assurer qu'un autre spectateur emploie le même mot que moi pour désigner la couleur de cet objet, et le même mot d'autre part pour qualifier une série d'autres objets que j'appelle aussi des objets rouges. Mais il pourrait se faire que, les rapports étant conservés, la gamme des couleurs qu'il perçoit fût en tout différente de la mienne. Or c'est quand les objets me donnent l'impression originaire du « senti », quand ils ont cette manière directe de m'attaquer, que je les dis existants. Il résulte de là que la perception, comme connaissance des choses existantes, est une conscience individuelle et non pas la conscience en général dont nous parlions plus haut. Cette masse sensible dans laquelle je vis quand je regarde fixement un secteur du champ sans chercher à le reconnaître, le « ceci » que ma conscience vise sans paroles n'est pas une signification ou une idée, bien qu'il puisse ensuite servir de point d'appui à des actes d'explicitation logique et d'expression verbale. Déjà quand je nomme le perçu ou quand je le reconnais comme une chaise ou comme un arbre, je substitue à l'épreuve d'une réalité fuyante la subsomption sous un concept, déjà même, quand je prononce le mot « ceci », je rapporte une existence singulière et vécue à l'essence de l'existence vécue. Mais ces actes d'expression ou de réflexion visent un texte originaire qui ne peut pas être dépourvu de sens. La signification que je trouve dans un ensemble sensible y était déjà adhérente. Quand je « vois » un triangle, on décrirait très mal mon expérience en disant que je conçois ou comprends le triangle à propos de certaines données sensibles. La signification est incarnée. C'est ici et maintenant que je perçois ce triangle comme tel, tandis que la conception me le donne comme un être éternel, dont le sens et les propriétés, comme disait Descartes, ne doivent rien au fait que je le perçois. Ce n'est pas seulement la matière de la perception qui se décolle pour ainsi dire de la chose et devient un contenu de ma conscience individuelle. D'une certaine manière, la forme, elle aussi fait partie de l'individu psychologique ou plutôt s'y rapporte, et cette référence est incluse dans son sens même, puisqu'elle est la forme de telle chose qui se présente à moi ici et maintenant et que cette rencontre, qui m'est révélée par la perception, n'intéresse en rien la nature propre de la chose et est au contraire un épisode de ma vie. Si deux sujets placés l'un près de l'autre regardent un cube de bois, la structure totale du cube est la même pour l'un et pour l'autre, elle a valeur de vérité intersubjective et c'est ce qu'ils expriment en disant tous deux qu'il y a là un cube. Mais ce ne sont pas les mêmes côtés du cube qui, chez l'un et chez l'autre, sont proprement vus et sentis. Et nous avons dit que ce « perspectivisme » de la perception n'est pas un fait indifférent, puisque sans lui les deux sujets n'auraient pas conscience de percevoir un cube existant et subsistant au-delà des contenus sensibles. |
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Science et expérience du monde [7] Il s'agit de décrire, et non pas d'expliquer ni d'analyser. Cette première consigne que Husserl donnait à la phénoménologie commençante d'être une « psychologie descriptive » ou de revenir « aux choses mêmes », c'est d'abord le désaveu de la science. Je ne suis pas le résultat ou l'entrecroisement des multiples causalités qui déterminent mon corps ou mon « psychisme », je ne puis pas me penser comme une partie du monde, comme le simple objet de la biologie, de la psychologie et de la sociologie, ni fermer sur moi l'univers de la science. Tout ce que je sais du monde, même par science, je le sais à partir, d'une vue mienne ou d'une expérience du monde sans laquelle les symboles de la science ne voudraient rien dire. Tout l'univers de la science est construit sur le monde vécu et si nous voulons penser la science elle-même avec rigueur, en apprécier exactement le sens et la portée, il nous faut réveiller d'abord cette expérience du monde dont elle est l'expression seconde. La science n'a pas et n'aura jamais le même sens d'être que le monde perçu pour la simple raison qu'elle en est une détermination ou une explication. Je suis non pas un « être vivant » ou même un « homme » ou même « une conscience », avec tous les caractères que la zoologie, l'anatomie sociale ou la psychologie inductive reconnaissent à ces produits de la nature ou de l'histoire, — je suis la source absolue, mon existence ne vient pas de mes antécédents, de mon entourage physique et social, elle va vers eux et les soutient, car c'est moi qui fais être pour moi (et donc être au seul sens que le mot puisse avoir pour moi) cette tradition que je choisis de reprendre ou cet horizon dont la distance à moi s'effondrerait, puisqu'elle ne lui appartient pas comme une propriété, si je n'étais là pour la parcourir du regard. Les vues scientifiques selon lesquelles je suis un moment du monde sont toujours naïves et hypocrites, parce qu'elles sous-entendent, sans la mentionner, cette autre vue, celle de la conscience, par laquelle d'abord un monde se dispose autour de moi et commence à exister pour moi. Revenir aux choses mêmes, c'est revenir à ce monde avant la connaissance dont la connaissance parle toujours, et à l'égard duquel toute détermination scientifique est abstraite, signitive et dépendante, comme la géographie à l'égard du paysage où nous avons d'abord appris ce que c'est qu'une forêt, une prairie ou une rivière. |
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La chair du monde [8] Prenons les autres à leur apparition dans la chair du monde. Ils ne seraient pas pour moi, dit-on, si je ne les reconnaissais, si je ne déchiffrais sur eux quelque signe de la présence à soi dont je détiens l'unique modèle. Mais si ma pensée n'est que l'envers de mon temps, de mon être passif et sensible, c'est toute l'étoffe du monde sensible qui vient quand j'essaie de me saisir, et les autres qui sont pris en elle. Avant d'être et pour être soumis à mes conditions de possibilité, et reconstruits à mon image, il faut qu'ils soient là comme reliefs, écarts, variantes d'une seule Vision à laquelle je participe aussi. Car ils ne sont pas des fictions dont je peuplerais mon désert, des fils de mon esprit, des possibles à jamais inactuels, mais ils sont mes jumeaux ou la chair de ma chair. Certes je ne vis pas leur vie, ils sont définitivement absents de moi et moi d'eux. Mais cette distance est une étrange proximité dès qu'on retrouve l'être du sensible, puisque le sensible est précisément ce qui, sans bouger de sa place, peut hanter plus d'un corps. Cette table que touche mon regard, personne ne la verra : il faudrait être moi. Et pourtant je sais qu'elle pèse au même moment exactement de même façon sur tout regard. Car les autres regards, je les vois, eux aussi, c'est dans le même champ où sont les choses qu'ils dessinent une conduite de la table, qu'ils lient pour une nouvelle comprésence les parties de la table l'une à l'autre. Là-bas se renouvelle ou se propage, sous couvert de celle qu'à l'instant je fais jouer, l'articulation d'un regard sur un visible. Ma vision en recouvre une autre, ou plutôt elles fonctionnent ensemble et tombent par principe sur le même Visible. Un de mes visibles se fait voyant. J'assiste à la métamorphose. Désormais il n'est plus l'une des choses, il est en circuit avec elles ou il s'interpose entre elles. Quand je le regarde, mon regard ne s'arrête plus, ne se termine plus à lui, comme il s'arrête ou se termine aux choses ; par lui, comme par un relais, il continue vers les choses — les mêmes choses que j'étais seul à voir, que je serai toujours seul à voir, mais que lui aussi, désormais, est seul à voir à sa manière. Je sais maintenant que lui aussi est seul à être soi. Tout repose sur la richesse insurpassable, sur la miraculeuse multiplication du sensible. Elle fait que les mêmes choses ont la force d'être choses pour plus d'un, et que quelques-unes parmi elles — les corps humains et animaux — n'ont pas seulement des faces cachées, que leur « autre côté » est un autre sentir compté à partir de mon sensible. Tout tient à ce que cette table, celle qu'à l'instant mon regard balaye et dont il interroge la texture, n'appartient à aucun espace de conscience et s'insère aussi bien dans le circuit des autres corps — à ce que nos regards ne sont pas des actes de conscience, dont chacun revendiquerait une indéclinable priorité, mais ouverture de notre chair aussitôt remplie par la chair universelle du monde — à ce que de la sorte les corps vivants se ferment sur le monde, se font corps voyants, corps touchants, et a fortiori sensibles à eux-mêmes, puisqu'on ne saurait toucher ou voir sans être capable de se toucher et de se voir. Toute l'énigme est dans le sensible, dans cette télévision qui nous fait au plus privé de notre vie, simultanés avec les autres et avec le monde. |
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Phénoménologie et perception du sens [9] [...] Si je regarde fixement un objet devant moi le psychologue dira que, les conditions extérieures restant les mêmes, l'image mentale de l'objet est restée la même. Mais encore faudrait-il analyser l'acte par lequel je reconnais à chaque instant cette image comme identique dans son sens à celle de l'instant précédent. L'image mentale du psychologue est une chose, il reste à comprendre ce que c'est que la conscience de cette chose. L'acte de connaître n'est pas de l'ordre des événements, c'est une prise de possession des événements, même intérieurs, qui ne se confond pas avec eux, c'est toujours une « re-création » intérieure de l'image mentale, et, comme Kant et Platon l'ont dit, une reconnaissance, une recognition. Ce n'est pas l'oeil, pas le cerveau, mais pas davantage le « psychisme » du psychologue qui peut accomplir l'acte de vision. Il s'agit d'une inspection de l'esprit où les événements, en même temps que vécus dans leur réalité, sont connus dans leur sens. [...] La perception échappe à l'explication naturelle et n'admet qu'une analyse intérieure. [...] La seule manière, pour une chose, d'agir sur un esprit est de lui offrir un sens, de se manifester à lui, de se constituer devant lui dans ses articulations intelligibles. L'analyse de l'acte de connaître conduit à l'idée d'une pensée constituante ou naturante qui sous-tende intérieurement la structure caractéristique des objets. Pour marquer à la fois l'intimité des objets au sujet et la présence en eux de structures solides qui les distinguent des apparences, on les appellera des « phénomènes » et la philosophie, dans la mesure où elle s'en tient à ce thème, devient une phénoménologie, c'est-à-dire un inventaire de la conscience comme milieu d'univers. Elle revient ainsi aux évidences de la conscience naïve. L'idéalisme transcendantal, en faisant du sujet et de l'objet des corrélatifs inséparables, garantit la validité de l'expérience perceptive où le monde apparaît en personne et cependant comme distinct du sujet. Si la connaissance, au lieu d'être la présentation au sujet d'un tableau inerte, est l'appréhension du sens de ce tableau, la distinction du monde objectif et des apparences subjectives n'est plus celle de deux sortes d'êtres, mais de deux significations, et, à ce titre, elle est irrécusable. C'est la chose même que j'atteins dans la perception, puisque toute chose à laquelle on puisse penser est une « signification de chose » et que l'on appelle justement perception l'acte dans lequel cette signification se révèle à moi. [...] |
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Paradoxe de la perception [10] Dire que j'ai un corps est simplement une autre manière de dire que ma connaissance est une dialectique individuelle dans laquelle apparaissent des objets intersubjectifs, que ces objets, quand ils lui sont donnés dans le mode de l'existence actuelle, se présentent à elle par des aspects successifs et qui ne peuvent coexister, qu'enfin l'un d'eux s'offre obstinément « du même côté », sans que j'en puisse faire le tour. Réserve faite pour l'image que m'en donnent les miroirs (mais dès que j'essaye de la voir sous différents points de vue en penchant la tête à droite et à gauche, cette image bouge, ce n'est pas une vraie « chose »), mon corps tel que me le donne la vue est tronqué à la hauteur des épaules et terminé par un objet tactilo-musculaire. On me dit que dans cette lacune où se trouve ma tête un objet est visible pour d'autres ; la science enseigne que l'analyse trouverait dans cet objet visible des organes, un cerveau, et, chaque fois que je perçois une chose extérieure, des « influx nerveux ». Je ne verrai jamais rien de tout cela. Je ne pourrai jamais faire correspondre à la signification « corps humain » telle que la science et les témoignages me la donnent une expérience actuelle de mon corps qui lui soit adéquate. Il y a des entités qui resteront toujours pour moi, sous certains de leurs aspects, des significations pures et ne s'offriront jamais qu'à une perception lacunaire. Cette structure n'est en elle-même pas beaucoup plus mystérieuse que celle des objets extérieurs dont elle est d'ailleurs solidaire : comment pourrais-je recevoir un objet « dans une certaine direction », si moi, sujet percevant, je n'étais pas en quelque sorte caché dans l'un de mes phénomènes, qui m'enveloppe puisque je ne puis en faire le tour ? Il faut deux points pour déterminer une direction. Nous n'avons pas décrit complètement la structure du corps propre, qui comporte encore une perspective affective dont l'importance est évidente. Mais ce qui précède suffit à montrer qu'il n'y a pas d'énigme de « mon corps », rien d'inexprimable dans son rapport à moi. Il est vrai qu'en le décrivant nous transformons en signification la perspective vécue qui par définition n'en est pas une. Mais cette essence alogique des êtres perçus peut être clairement désignée : on dira par exemple qu'il est inclus dans l'idée des êtres perçus et du corps de s'offrir à travers des profils dont je ne dispose pas comme je dispose d'une idée. Ramenée à son sens positif, la connexion de l'âme et du corps ne signifie rien d'autre que l'eccéité de la connaissance par profils, elle ne paraît être un prodige que si, par un préjugé dogmatique, on pose que toutes les entités dont nous avons l'expérience devraient nous être données « tout entières », comme les significations prétendent l'être. Ainsi l'obscure causalité du corps se ramène à la structure originale d'un phénomène, et nous ne songeons pas à expliquer « par le corps » et en termes de pensée causale la perception comme événement d'une conscience individuelle. Mais s'il n'est toujours pas question de relier extérieurement ma conscience à un corps dont elle adopterait le point de vue d'une manière inexplicable, et si tout revient en somme à admettre que certains hommes voient des choses que je ne vois pas, pour rester fidèle à ce phénomène, il faut distinguer dans ma connaissance la zone des perspectives individuelles et celle des significations intersubjectives. Ce n'est pas là la distinction classique de sensibilité et intelligence, puisque l'horizon du perçu s'étend au-delà du périmètre de vision et renferme, outre les objets qui impressionnent ma rétine, les murs de la pièce derrière moi, la maison et peut-être la ville où je me trouve, disposés perspectivement autour du noyau « sensible ». Nous ne revenons pas davantage à la distinction de la matière et de la forme, puisque d'une part la forme même de la perception participe à l'eccéité et qu'inversement je puis faire porter sur le contenu sensible des actes de reconnaissance et de dénomination qui vont le convertir en signification. La distinction que nous introduisons est plutôt celle du vécu et du connu. Le problème des relations de l'âme et du corps se transforme donc, au lieu de disparaître : ce sera maintenant le problème des rapports de la conscience comme flux d'événements individuels, de structures concrètes et résistantes, et de la conscience comme tissu de significations idéales. L'idée d'une philosophie transcendantale, c'est-à-dire celle de la conscience comme constituant l'univers devant elle et saisissant les objets mêmes dans une expérience externe indubitable, nous paraît une acquisition définitive comme première phase de la réflexion. Mais n'est-on pas obligé de rétablir à l'intérieur de la conscience une dualité que l'on n'admet plus entre elle et des réalités extérieures ? Les objets comme unités idéales et comme significations sont saisis à travers des perspectives individuelles. Quand je regarde un livre placé devant moi, sa forme rectangulaire est une structure concrète et incarnée. Quel est le rapport de cette « physionomie » rectangulaire et de la signification « rectangle » que je peux expliciter par un acte logique ? Toute théorie de la perception cherche à surmonter une contradiction bien connue : d'une part la conscience est fonction du corps, elle est donc un événement « intérieur » dépendant de certains événements extérieurs ; d'autre part ces événements extérieurs eux-mêmes ne sont connus que par la conscience. Dans un autre langage, la conscience apparaît d'un côté comme partie du monde et d'un autre côté comme coextensive au monde. Dans le développement de la connaissance méthodique, c'est-à-dire de la science, la première constatation semble d'abord se confirmer : la subjectivité des qualités secondes semble avoir pour contrepartie la réalité des qualités premières [voir Locke]. Mais une réflexion plus approfondie sur les objets de la science et sur la causalité physique trouve en eux des relations qui ne peuvent se poser en soi et n'ont de sens que devant une inspection de l'esprit. L'antinomie dont nous parlions disparaît avec sa thèse réaliste au niveau de la pensée réfléchie et c'est dans la connaissance perceptive qu'elle a son siège propre. Jusqu'ici la pensée criticiste nous paraît incontestable. Elle montre à merveille que le problème de la perception n'existe pas pour une conscience qui s'attache aux objets de la pensée réfléchie, c'est-à-dire aux significations. C'est ensuite qu'il semble nécessaire de la quitter. Ayant ainsi renvoyé l'antinomie de la perception à l'ordre de la vie, comme dit Descartes, ou de la pensée confuse, on prétend montrer qu'elle n'y a aucune consistance : pour peu que la perception se pense elle-même et sache ce qu'elle dit, elle découvre que l'expérience de la passivité est encore une construction de l'esprit. Le réalisme n'est pas même fondé sur une apparence cohérente, c'est une erreur. On se demande alors ce qui peut fournir à la conscience la notion même de la passivité, et pourquoi elle se confond avec son corps, si ces erreurs naturelles ne reposent sur aucune expérience authentique et ne possèdent à la rigueur aucun sens. Nous avons essayé de montrer qu'en effet, à mesure que se précise la connaissance scientifique de l'organisme, il devient impossible de donner un sens cohérent à l'action prétendue du monde sur le corps et du corps sur l'âme. Le corps et l'âme sont des significations et n'ont donc de sens qu'au regard d'une conscience. De notre point de vue aussi, la thèse réaliste du sens commun disparaît au niveau de la pensée réfléchie qui ne rencontre devant elle que des significations. L'expérience de la passivité ne s'explique pas par une passivité effective. Mais elle doit avoir un sens et pouvoir se comprendre. Le réalisme est une erreur comme philosophie parce qu'il transpose en thèse dogmatique une expérience qu'il déforme ou rend impossible par là même. Mais c'est une erreur motivée, il s'appuie sur un phénomène authentique, que la philosophie a pour fonction d'expliciter. La structure propre de l'expérience perceptive, la référence des « profils » partiels à la signification totale qu'ils « présentent » serait ce phénomène. En effet pris dans son sens effectif, le prétendu conditionnement corporel de la perception n'exige rien de plus — et rien de moins — pour être compris. Nous avons vu que les excitations, les influx nerveux sont des abstractions et que la science les relie à un fonctionnement total du système nerveux dans la définition duquel le phénoménal est impliqué. Le perçu n'est pas un effet du fonctionnement cérébral, il en est la signification. Toutes les consciences que nous connaissons se présentent ainsi à travers un corps qui est leur aspect perspectif. Mais enfin chaque dialectique individuelle a pour ainsi dire des étapes cérébrales, qu'elle ignore elle-même, la signification du fonctionnement nerveux a des points d'appui organiques qui ne figurent pas en elle. Philosophiquement, ce fait admet la traduction suivante : chaque fois que s'actualisent dans mon champ de conscience tels phénomènes sensibles, un observateur placé convenablement verrait dans mon cerveau tels autres phénomènes qui ne peuvent m'être donnés à moi-même dans le mode de l'actualité. Pour comprendre ces phénomènes, il serait amené (comme nous l'avons fait au chapitre II) à leur reconnaître une signification qui concorderait avec le contenu de ma perception. Inversement, je puis, à partir du spectacle actuel qui m'est donné, me représenter dans le mode du virtuel, c'est-à-dire comme pures significations, certains phénomènes rétiniens et cérébraux que je localise dans une image virtuelle de mon corps. Le fait que le spectateur et moi-même sommes liés l'un et l'autre à notre corps revient en somme à ceci, que ce qui peut m'être donné dans le mode de l'actualité, comme une perspective concrète, ne lui est donné que dans le mode de la virtualité, comme une signification, et inversement. Mon être psycho-physique total (c'est-à-dire l'expérience que j'ai de moi-même, celle que les autres ont de moi et les connaissances scientifiques qu'ils appliquent et que j'applique à la connaissance de moi-même) est en somme un entrelacement de significations tel que, quand certaines d'entre elles sont perçues et passent à l'actualité, les autres ne sont que virtuellement visées. Mais cette structure d'expérience est semblable à celle des objets extérieurs. Davantage, elles se présupposent mutuellement. S'il y a pour moi des choses, c'est-à-dire des êtres perspectifs, dans leur aspect perspectif lui-même est incluse la référence à un point d'où je les vois. Mais être situé en un certain point de vue, c'est nécessairement ne pas le voir lui-même, ne le posséder comme objet visuel que dans une signification virtuelle. L'existence d'une perception extérieure, celle de mon corps, et, « dans » ce corps, de phénomènes pour moi imperceptibles sont donc rigoureusement synonymes. Entre l'une et l'autre il n'y a pas de rapport de causalité. Ce sont des phénomènes concordants. On parle souvent comme si le perspectivisme de la perception s'expliquait par la projection des objets sur ma rétine : je ne vois que trois faces du cube parce que je vois par mes yeux, où seule une projection de ces trois faces est possible, je ne vois pas les objets qui sont derrière moi parce qu'ils ne se projettent pas sur ma rétine. Mais on pourrait dire aussi bien l'inverse. Que sont en effet « mes yeux », « ma rétine », « le cube extérieur » en lui-même, « les objets que je ne vois pas » ? Des significations logiques qui sont reliées à ma perception actuelle par des « motivations » valables, qui en explicitent le sens, mais qui lui empruntent l'indice d'existence réelle. Ces significations n'ont donc pas en elles-mêmes de quoi expliquer l'existence actuelle de ma perception. Le langage que l'on tient habituellement se comprend néanmoins : ma perception du cube me le présente comme un cube complet et réel, ma perception de l'espace comme un espace complet et réel au-delà des aspects qui me sont donnés. Il est donc naturel que j'aie tendance à détacher l'espace et le cube des perspectives concrètes et à les poser en soi. La même opération a lieu à propos du corps. Et en conséquence je suis naturellement enclin à engendrer la perception par une opération du cube ou de l'espace objectifs sur mon corps objectif. Cette tentative est naturelle, mais l'échec n'en est pas moins inévitable : nous l'avons vu, on ne peut reconstituer ainsi, en combinant des significations idéales (stimuli, récepteurs, circuits associatifs) la structure de l'expérience perceptive. Mais si la physiologie n'explique pas la perception, l'optique et la géométrie ne l'expliquent pas davantage. Imaginer que je vois mon image derrière le miroir parce que les rayons lumineux, en parvenant à mes yeux, forment un certain angle, et que je situe leur origine à leur point de concours, c'est rendre bien mystérieux l'usage des miroirs pendant tant de siècles où l'optique n'était pas encore inventée. La vérité est que l'homme voit d'abord son image « à travers » le miroir sans que le mot ait encore la signification qu'il prendra devant l'intelligence géométrique. Puis il construit une représentation géométrique de ce phénomène qui est fondée sur les articulations concrètes du champ perçu, les explicite, en rend raison, sans pouvoir jamais en être la cause, comme le veut le réalisme, et sans qu'on puisse la substituer à elles, comme le fait l'idéalisme critique. L'accès au domaine propre de la perception a été rendu difficile à toutes les philosophies qui, par une illusion rétrospective, réalisaient en elle une « géométrie naturelle » sous prétexte qu'il a été possible de construire une géométrie des objets perçus. La perception d'une distance ou d'une grandeur ne se confond pas avec les estimations quantitatives par lesquelles la science précise distance et grandeur. Toutes les sciences se placent dans un monde « complet » et réel sans s'apercevoir qu'à l'égard de ce monde l'expérience perceptive est constituante. Nous nous trouvons donc en présence d'un champ de perception vécue antérieur au nombre, à la mesure, à l'espace, à la causalité et qui pourtant ne se donne que comme une vue perspective sur des objets doués de propriétés stables, sur un monde et sur un espace objectifs. Le problème de la perception consiste à rechercher comment à travers ce champ est saisi le monde intersubjectif dont la science peu à peu précise les déterminations. L'antinomie dont nous parlions au début de ce paragraphe est fondée sur cette structure ambiguë de l'expérience perceptive. La thèse et l'antithèse en expriment les deux aspects : il est vrai de dire que ma perception est toujours un flux d'événements individuels et ce qu'il y a de radicalement contingent dans le perspectivisme vécu de la perception rend compte de l'apparence réaliste. Mais il est vrai aussi de dire que ma perception accède aux choses mêmes, puisque ces perspectives sont articulées d'une manière qui rend possible l'accès à des significations interindividuelles, puisqu'elles « présentent » un monde. Il y a donc des choses exactement au sens où je les vois, dans mon histoire et hors d'elle, inséparables de cette double relation. Je perçois les choses directement, sans que mon corps fasse écran entre elles et moi, il est comme elles un phénomène, doué il est vrai d'une structure originale, qui justement me le présente comme un intermédiaire entre le monde et moi, bien qu'il ne le soit pas en effet. Je vois avec mes yeux, qui ne sont pas un ensemble de tissus et d'organes transparents ou opaques, mais les instruments de mon regard. L'image rétinienne, dans la mesure où je la connais, n'est pas encore produite par les rayons lumineux issus de l'objet, mais ces deux phénomènes se ressemblent et se correspondent d'une manière magique à travers un intervalle qui n'est pas encore de l'espace. Nous revenons aux données de la conscience naïve que nous analysions au début de ce chapitre. Ce n'est pas que la philosophie de la perception soit toute faite dans la vie : nous venons de voir qu'il est naturel à la conscience de se méconnaître, justement parce qu'elle est conscience des choses. Les discussions classiques autour de la perception témoignent assez de cette erreur naturelle. On confronte le monde constitué avec l'expérience perceptive du monde, et l'on veut ou bien engendrer la perception à partir du monde, comme fait le réalisme, ou bien ne voir en elle qu'une ébauche de la science du monde, comme le fait le criticisme. En revenant à la perception comme à un type d'expérience originaire, où se constitue le monde réel dans sa spécificité, c'est une inversion du mouvement naturel de la conscience que l'on s'impose et d'autre part toute question n'est pas supprimée : il s'agit de comprendre, sans le confondre avec une relation logique, le rapport vécu des « profils » aux « choses » qu'ils présentent, des perspectives aux significations idéales qui sont visées à travers elles. Le problème que Malebranche voulait résoudre par l'occasionnalisme ou Leibnitz par l'harmonie préétablie se transporte dans la conscience humaine. |
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Existentialisme perceptuel - La pensée comme liberté [11] [...] Le psychisme, avons-nous dit, se ramène à la structure du comportement. Comme cette structure est visible du dehors et pour le spectateur en même temps que du dedans et pour l'acteur, autrui m'est en principe accessible comme moi-même, et nous sommes l'un et l'autre des objets déployés devant une conscience impersonnelle (C'est la thèse de J.-P. Sartre, La Transcendance de l'Ego, Recherches philosophiques, 1936-1937). Mais de même que je peux me tromper sur moi-même et ne saisir que la signification apparente ou idéelle de ma conduite, de même je peux me tromper sur autrui et ne connaître que l'enveloppe de son comportement. La perception que j'ai de lui n'est jamais, dans le cas d'une douleur ou d'un deuil, l'équivalent de la perception qu'il a de lui-même, sauf si je suis assez lié avec lui pour que nos sentiments constituent ensemble une seule « forme » et que nos vies cessent de s'écouler séparément. C'est par ce consentement rare et difficile que je peux véritablement le rejoindre, comme je ne peux saisir mes mouvements naturels et me connaître sincèrement que par la décision d'être à moi-même. Ainsi je ne me connais pas par position, mais je n'ai pas davantage le pouvoir inné de connaître vraiment autrui. Je communique avec lui par la signification de sa conduite, mais il s'agit d'en atteindre la structure, c'est-à-dire, au-dessous de ses paroles ou même de ses actions, la région où elles se préparent. Nous l'avons vu le comportement d'autrui exprime une certaine manière d'exister avant de signifier une certaine manière de penser. Et quand ce comportement s'adresse à moi, comme il arrive dans le dialogue, et se saisit de mes pensées pour y répondre — ou plus simplement quand des « objets culturels » qui tombent sous mon regard s'ajustent soudain à mes pouvoirs, éveillent mes intentions et se font « comprendre » de moi, — je suis alors entraîné dans une coexistence dont je ne suis pas l'unique constituant et qui fonde le phénomène de la nature sociale comme l'expérience perceptive fonde celui de la nature physique. La conscience peut vivre dans les choses existantes, sans réflexion, s'abandonner à leur structure concrète qui n'a pas encore été convertie en signification exprimable ; certains épisodes de sa vie, avant d'avoir été ramenés à la condition de souvenirs disponibles et d'objets inoffensifs, peuvent par leur inertie propre emprisonner sa liberté, rétrécir sa perception du monde, imposer au comportement des stéréotypies ; de même, avant d'avoir pensé notre classe ou notre milieu, nous sommes cette classe et ce milieu. |
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[1] Maurice Merleau-Ponty, Le primat de la perception (1934), Verdier © 1996, pp. 41-53. [2] Maurice Merleau-Ponty, La structure du comportement (1942), PUF © 1967, pp. 203-206. [3] Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception (1945), Tel-Gallimard © 1976, pp. 220-221. [4] On sait que le baiser n'est pas en usage dans les moeurs traditionnelles du Japon.
[5]
Chez les indigènes des îles Tropbriand, la paternité n'est pas connue. Les enfants sont élevés sous l'autorité de l'oncle maternel. Un mari,
au retour d'un long voyage, se félicite de trouver de nouveaux enfants à son foyer. Il prend soin d'eux, veille sur eux et les aime comme ses
propres enfants. [6] Maurice Merleau-Ponty, La structure du comportement (1942), PUF © 1967, pp. 228-229. [7] Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception (1945), Avant-propos, Tel-Gallimard © 1976, pp. II-III. [8] Maurice Merleau-Ponty, Signes (1960), Préface, Gallimard - Folio essais #381 © 2001, pp. 29-31. [9] Maurice Merleau-Ponty, La structure du comportement (1942), PUF © 1967, pp. 214-215. |
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