L'incarnation : existence et pratique du corps [2] 10 novembre 1928 [...] Dire qu'une chose existe, ce n'est pas seulement dire qu'elle appartient au même système que mon corps (qu'elle est liée à lui par certains rapports rationnellement déterminables), c'est dire qu'elle est en quelque façon unie à moi comme mon corps. L'incarnation — donnée centrale de la métaphysique. L'incarnation, situation d'un être qui s'apparaît comme lié à un corps. Donnée non transparente à elle-même : opposition au cogito. De ce corps, je ne puis dire ni qu'il est moi, ni qu'il n'est pas moi, ni qu'il est pour moi (objet). D'emblée, l'opposition du sujet et de l'objet se trouve transcendée. [...] Examiner si l'incarnation est un fait ; il ne me le semble pas, elle est la donnée à partir de laquelle un fait est possible (ce qui n'est pas vrai du cogito). Situation fondamentale et qui ne peut être à la rigueur dominée, maîtrisée, analysée. C'est précisément cette impossibilité qui s'affirme quand je déclare, confusément, que je suis mon corps, c'est-à-dire : je ne puis pas tout à fait me traiter comme un terme distinct de mon corps, qui serait avec lui dans un rapport déterminable. Comme je l'ai dit ailleurs, dès le moment où le corps est traité comme objet de science, du même coup je m'exile à l'infini. Là est la raison pour laquelle je ne puis penser ma mort, mais seulement l'arrêt dans le fonctionnement de cette machine-là (illam, non pas hanc). Peut-être serait-il plus exact de dire que je ne puis anticiper ma mort, c'est-à-dire me demander ce que moi je deviendrai quand la machine ne marchera plus 1. 29 février 1929 [...] [...] L'imperméabilité de mon corps lui appartient donc en vertu de sa qualité de médiateur absolu. Mais il est évident que mon corps, en ce sens-là, c'est moi-même ; car je ne puis m'en distinguer qu'à condition de le convertir en objet, c'est-à-dire de cesser de le traiter comme médiateur absolu. Rompre, par conséquent, une fois pour toutes avec les métaphores qui représentent la conscience comme un cercle lumineux autour duquel il n'y aurait pour elle que ténèbres. C'est, au contraire, l'ombre qui est au centre. Quand je cherche à élucider ma liaison avec mon corps, celui-ci m'apparaît comme quelque chose dont j'ai avant tout la pratique (comme on a celle d'un piano, d'une scie ou d'un rasoir) ; mais toutes ces pratiques sont des extensions de la pratique initiale qui est justement celle du corps. C'est quant à la pratique, non point quant à la connaissance, que je bénéficie par rapport à mon corps d'une priorité véritable. Cette pratique n'est possible que sur la base d'une certaine communauté sentie. Mais cette communauté est indécomposable, je ne puis dire valablement : moi et mon corps. Difficulté tenant à ce que je pense ma relation à mon corps par analogie avec ma relation à mes instruments — qui cependant, en réalité, la suppose. |
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Temps et fidélité [3] 28 février 1929 Réfléchi cet après-midi (à propos de l'entretien qui doit avoir lieu le 9, rue Visconti) que la seule victoire possible sur le temps participe, selon moi, de la fidélité (mot de Nietzsche si profond : l'homme est le seul être qui fasse des promesses). Il n'y a pas d'état privilégié qui nous permette de transcender le temps : l'erreur de Proust est de ne l'avoir pas compris. Un état comme celui qu'il décrit n'a que la valeur d'un amorçage. Cette notion d'amorçage est, je le sens, appelée à jouer un rôle de plus en plus central dans ma pensée. Mais ce qu'il faut voir, et c'est là que je me séparerais, je crois, de Fernandez, c'est que cette fidélité, sous peine de demeurer stérile, bien plus, de se réduire à une pure obstination, doit avoir son point de départ dans ce que j'appellerai une donnée absolue (je sens cela au suprême degré par rapport aux êtres que j'aime). À l'origine, il faut qu'il y ait l'expérience d'une remise ; quelque chose nous a été confié, en sorte que nous ne sommes pas seulement responsables vis-à-vis de nous-mêmes, mais vis-à-vis d'un principe actif et supérieur — et j'emploie à contrecoeur ce mot si détestablement abstrait. Comme je l'écrivais à M..., j'ai à la fois la peur et le désir de m'engager. Mais cette fois encore... je sens qu'à l'origine il y a eu quelque chose qui me dépasse — un engagement que j'ai accepté, à la suite d'une offre qui m'a été faite au plus secret de moi-même... Il s'agit de mériter tout cela. Chose étrange — et cependant si claire — je ne continuerai à croire qu'à condition de continuer à mériter. Il y a là une connexion merveilleuse. |
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La grâce [4] 5 mars 1929 Je ne doute plus. Miraculeux bonheur, ce matin. J'ai fait pour la première fois clairement l'expérience de la grâce. Ces mots sont effrayants, mais c'est cela. J'ai été enfin cerné par le christianisme ; et je suis submergé. Bienheureuse submersion ! Mais je ne veux pas écrire davantage. Et pourtant, j'en ai comme le besoin. Impression de balbutiement... c'est bien une naissance. Tout est autrement. Je vois clair aussi, maintenant, dans mes improvisations. Une autre métaphore inverse de l'autre — celle d'un monde qui était là entièrement présent et qui affleure enfin. |
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La pensée implique un mensonge fondamental [5] 12 juin 1929 Problème de la priorité de l'essence par rapport à l'existence qui m'a toujours préoccupé. Au fond, je crois qu'il y a là une pure illusion, due à ce que nous opposons ce qui n'est que conçu (et que nous croyons pouvoir nous permettre de traiter comme non-existant) à ce qui est réalisé. En réalité, il n'y a là que deux modalités existentielles distinctes. La pensée ne peut pas sortir de l'existence ; elle ne peut qu'en faire abstraction dans une certaine mesure, et il importe au premier chef que de cet acte d'abstraction elle ne soit pas dupe. Le passage à l'existence est quelque chose de radicalement impensable, quelque chose qui n'a même aucun sens. Ce que nous appelons ainsi est une certaine transformation intraexistentielle. Et c'est seulement par là qu'on peut s'évader de l'idéalisme. Il faut donc dire que la pensée est intérieure à l'existence, qu'elle est une certaine modalité de l'existence qui jouit du privilège de pouvoir faire abstraction d'elle-même en tant qu'existence, cela pour des fins strictement déterminées. Il ne serait pas faux de dire que la pensée implique en ce sens un certain mensonge, ou plus exactement un certain aveuglement fondamental : aveuglement qui disparaît dans la mesure où il y a connaissance, c'est-à-dire retour à l'être. Mais ce retour ne peut être rendu intelligible qu'à condition que l'aveuglement initial soit expressément reconnu. À cet égard, un certain cartésianisme, et surtout un certain fichtéisme, m'apparaissent comme les plus graves erreurs dont aucune métaphysique se soit rendue coupable. On ne dira jamais assez combien la formule es denkt in mir est préférable au cogito qui nous expose au pur subjectivisme. Le « je pense » n'est pas une source, c'est un obturateur 1. ... Je réfléchissais tout à l'heure que notre condition — je ne définis pas exactement ce terme pour l'instant — implique ou requiert une sorte d'obturation systématique du mystère en nous et autour de nous. Ce qui intervient ici, c'est l'idée presque imprécisable — est-ce même une idée ? — du tout naturel. Connexion intime entre l'objectif et le tout naturel. Une saisie de l'être n'est possible que par une percée soudaine effectuée à travers cette carapace qui nous environne et que nous avons nous-mêmes secrétée. « Si vous ne redevenez pas comme des petits enfants... » Possibilité pour notre « condition » de se transcender elle-même, mais par un effort héroique et nécessairement intermittent. L'essence métaphysique de l'objet comme tel, c'est peut-être justement sa force d'obturation. Ceci est d'ailleurs inspécifiable ; nous ne pouvons pas en présence d'un objet quelconque nous interroger sur le mystère qu'il recèle. Ce ne serait là qu'une pseudo-problématique 2. |
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L'être est appétence de l'Autre [6] 17 juillet 1929 Puis-je, d'autre part, soutenir que l'affirmation l'être est est malgré les apparences la simple énonciation formelle d'une « règle du jeu » à laquelle la pensée doit se soumettre pour pouvoir simplement s'exercer ? Autrement dit, est-ce une simple inférence hypothétique revenant à dire que si je pose un certain contenu, cette position s'implique elle-même et exclut par suite les positions qui ne s'accorderaient pas avec elle ? [...] On ne pourrait, en réalité, nier le principe d'identité qu'en niant la possibilité pour la pensée de porter sur quelque chose, en prétendant que, dans la mesure où je pense quelque chose, je cesse de penser, ma pensée devenant esclave d'un certain contenu qui l'inhibe ou même l'annule. On peut concevoir un héraclitéisme ou un hyperbergsonisme qui irait jusque-là. Seulement, la question est de savoir si cette pensée, qui ne serait pas la pensée de quelque chose, serait encore une pensée, si elle ne se dissiperait pas en une sorte de songe d'elle-même. C'est ce dont, pour ma part, je suis convaincu ; et dans cette mesure on peut se demander si je puis moi-même me penser (comme pensant) sans convertir ce moi pensé en quelque chose qui n'est rien et qui est donc contradiction pure. C'est ici que je rejoins le thomisme, tel du moins que je le comprends. La pensée n'est nullement relation avec soi-même, elle est au contraire par essence self-transcendance. En sorte que la possibilité de la définition réaliste de la vérité est impliquée dans la nature même de la pensée. La pensée est tournée vers l'Autre, elle est appétence de l'Autre. Toute la question est de savoir si cet Autre c'est l'Être. Je veux ici noter qu'il peut être important de s'abstenir d'user du terme de contenu — à cause de ses harmoniques idéalistes. Ce qui est parfaitement clair pour moi, c'est que si le passage à l'objectivité, dans ce qu'il a de scandaleux pour un certain type de raison, n'est pas placé dès l'origine, il devient impossible à effectuer. |
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Pensée, essence, Dieu, espace, mort et être avec [7] 19 juillet 1929 En somme, la pensée ne porte que sur les essences. Remarquer que la dépersonnalisation, parfaitement légitime dans ce cas, est au contraire impossible dans l'ordre du penser à. C'est bien un tel qui pense à tel être ou à telle chose. Ceci est très important. Noter, d'autre part, que plus nous restaurons le contexte, plus nous glissons du penser dans le penser à. Ceci est important pour comprendre en quel sens l'infini est enveloppé dans le fait de penser l'individu comme essence. Autre chose : arriver à comprendre comment il se fait que prier Dieu soit, sans nul doute, la seule manière de penser à Dieu, ou plus exactement une sorte d'équivalent transposé à une plus haute puissance de ce qui à un plan inférieur serait penser à quelqu'un. Quand je pense à un être fini, je rétablis en quelque sorte entre lui et moi une communauté, une intimité, un avec en un mot qui pouvait sembler supprimé (remarqué cela ces jours derniers en pensant à des camarades de lycée perdus de vue). Se demander comment je peux penser à Dieu, c'est rechercher en quel sens je puis être avec lui. Il est tout à fait évident qu'il ne peut s'agir d'une coexistence semblable à celle qui peut me lier à quelqu'un. Cependant, n'oublions pas qu'il y a déjà dans le fait de penser à quelqu'un une active négation de l'espace, c'est-à-dire de ce qu'il y a de plus matériel et aussi de plus illusoire dans l'avec. Négation de l'espace — négation de la mort — la mort étant en un sens le triomphe, l'expression la plus radicale de la séparation telle qu'elle peut se réaliser dans l'espace. Le mort, c'est celui qui n'est même plus autre part — qui n'est plus nulle part. Mais la pensée est l'active négation de l'anéantissement (valeur métaphysique de la mémoire et même, en un certain sens, de l'histoire). Il y aurait ici à approfondir cette idée étrange du sens commun que l'absent, que le mort n'est plus « nulle part », mais seulement en moi ; au fond, croyance à une sorte de photographie qui survit à l'original, photographie non clichée, mobile, évanescente — mais photographie tout de même. (Il est parti, mais j'ai sa photographie). |
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Le corps : frontière entre l'être et l'avoir [8] 27 mars 1931 [...] J'entendrai par corporéité la propriété qui fait que je ne puis me représenter un corps comme vivant qu'à condition de le penser comme le corps de. La corporéité comme zone frontière entre l'être et l'avoir. Tout avoir se définit en quelque façon en fonction de mon corps, c'est-à-dire de quelque chose qui étant un avoir absolu cesse par là même d'être un avoir en quelque sens que ce soit. Avoir, c'est pouvoir disposer de, posséder une puissance sur : il me paraît clair que cette disposition ou cette puissance implique toujours l'interposition de l'organisme, c'est-à-dire de quelque chose dont par là même il cesse d'être vrai de dire que je puis disposer ; et le mystère métaphysique de l'indisponibilité réside peut être essentiellement dans cette impossibilité où je suis de disposer réellement de ce qui me permet de disposer des choses. On m'objectera que je puis malgré tout disposer de mon corps puisque j'ai la possibilité physique de me tuer. Mais il est évident que cette disposition de mon corps aboutit immédiatement à l'impossibilité d'en disposer et en dernière analyse coïncide avec elle. Mon corps est quelque chose dont je ne peux disposer au sens absolu du terme qu'en le mettant dans un état tel que je n'aurai plus aucune possibilité de disposer de lui. Cette disposition absolue est donc en réalité une mise hors d'usage. Sera-t-on tenté d'objecter que je dispose de mon corps dans la mesure, par exemple, où je me déplace ? Mais il est évident qu'en un autre sens, dans cette mesure même, je me confie à lui, que je dépends de lui. En somme, il est clair que je tends de tout mon vouloir à instaurer des conditions telles que je puisse penser que je dispose de mon corps. Mais il est non moins clair qu'il y a dans ma structure même quelque chose qui s'oppose à ce que jamais puisse s'établir effectivement cette relation univoque entre mon corps et moi, cela en raison de l'espèce d'empiétement irrésistible de mon corps sur moi qui est à la base de ma condition d'homme ou de créature. |
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Distinction du mystérieux et du problématique [9] 22 octobre 1932 Position du mystère ontologique ; ses approches concrètes. C'est ainsi que je compte intituler ma communication à la société philosophique de Marseille. L'expression mystère de l'être, mystère ontologique par opposition à problème de l'être, à problème ontologique m'est venue brusquement ces jours-ci. Elle m'a illuminé. La pensée métaphysique comme réflexion braquée sur un mystère. Mais il est de l'essence d'un mystère d'être reconnu ; la réflexion métaphysique suppose cette reconnaissance qui n'est pas de son ressort. Distinction du mystérieux et du problématique. Le problème est quelque chose qu'on rencontre, qui barre la route. Il est tout entier devant moi. Au contraire le mystère est quelque chose où je me trouve engagé, dont l'essence est par conséquent de n'être pas tout entier devant moi. C'est comme si dans cette zone la distinction de l'en moi et du devant moi perdait sa signification. Le naturel : la zone du naturel coïncide avec celle du problématique. Tentation de convertir le mystère en problème. Coïncidence du mystérieux et de l'ontologique. Il y a un mystère de la connaissance qui est d'ordre ontologique (Maritain l'a bien vu), mais l'épistémologiste l'ignore, se doit de l'ignorer et le transforme en problème. Exemple typique : le « problème du mal » ; je traite le mal comme un accident survenu à une certaine machine qui est l'univers même, mais devant laquelle je me suppose placé. Par là je me traite non seulement comme indemne de cette maladie ou de cette infirmité, mais comme extérieur à l'univers que je prétends reconstituer au moins idéalement dans son intégrité. Mais quel accès puis-je avoir à l'ontologique comme tel ? la notion même d'accès est ici évidemment inapplicable. Elle n'a de sens qu'au sein d'une problématique. Un certain lieu étant préalablement repéré, comment puis-je y accéder ? Impossibilité de traiter l'être de cette façon. Présence et mystère : à creuser. Préordination par rapport à une révélation. Au lieu que dans un monde relevant d'une problématique la révélation apparaît comme surérogatoire. De la définition de la pensée métaphysique comme réflexion braquée sur un mystère, il suit qu'un progrès de cette pensée n'est pas réellement concevable. Il n'y a de progrès que dans le problématique. D'autre part le propre des problèmes est de se détailler. Le mystère est au contraire ce qui ne se détaille pas. |
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L'autre est ma liberté [10] 11 novembre 1932 Non seulement nous avons le droit d'affirmer que les autres existent, mais je serais disposé à soutenir que l'existence ne peut être attribuée qu'aux autres, en tant qu'autres, et que je ne puis me penser moi-même comme existant qu'en tant que je me conçois comme n'étant pas les autres ; donc comme autre qu'eux. J'irai jusqu'à dire qu'il est de l'essence de l'autre d'exister ; je ne peux pas le penser en tant qu'autre sans le penser comme existant ; le doute ne surgit que pour autant que cette altérité s'affaisse pour ainsi dire dans mon esprit. J'irai jusqu'à me demander si le cogito dont on ne mettra jamais trop en lumière l'irrémédiable ambiguïté ne signifie pas au fond : « en pensant, je prends du recul par rapport à moi ; je me suscite moi-même en tant qu'autre, et surgis par suite comme existant ». Une telle conception s'oppose radicalement à un idéalisme qui définit le moi par la conscience de soi. Serait-il absurde de dire que le moi en tant que conscience de soi n'est que subexistant ? il n'existe qu'en tant qu'il se traite lui-même comme étant pour autrui, par rapport à autrui ; par conséquent dans la mesure où il reconnaît qu'il s'échappe à lui-même. On me dira : « ces affirmations sont aussi équivoques quant à leur contenu réel qu'elles sont péremptoires dans la forme. De quelle existence parlez-vous ? de l'existence empirique ou de l'existence métaphysique ? l'existence empirique n'est niée par personne ; mais elle présente un caractère phénoménal, car rien ne fera que les autres ne soient pas ma pensée des autres. Dès lors le problème n'est que déplacé ». Je crois que c'est précisément cette position qu'il faut refuser radicalement. Si j'admets que les autres ne sont que ma pensée des autres, mon idée des autres, il devient absolument impossible de briser un cercle qu'on a commencé par tracer autour de soi. — Si l'on pose le primat du sujet-objet — de la catégorie du sujet-objet — ou de l'acte par lequel le sujet pose des objets en quelque sorte au sein de lui-même [voir Berkeley], l'existence des autres devient impensable — et sans aucun doute n'importe quelle existence quelle qu'elle puisse être. La self consciousness et le lui ; philosophie de la self consciousness. Ici les autres sont vraiment extérieurs à un certain cercle que je forme avec moi-même. De ce point de vue il est impossible pour moi de communiquer avec eux ; l'idée même d'une communication est impossible. Je ne pourrai m'empêcher de regarder cette réalité intrasubjective des autres comme l'émergence d'un X absolument mystérieux et à jamais insaisissable. [...] [...] Lorsque je traite un autre comme un toi et non plus comme un lui, cette différence de traitement ne qualifie-t-elle que moi-même, mon attitude envers cet autre, ou bien puis-je dire qu'en le traitant comme un toi je pénètre plus avant en lui, que j'appréhende plus directement son être ou son essence ? Ici encore il faut prendre garde ; si par « pénétrer plus avant », ou par « appréhender plus directement son essence » on veut dire parvenir à une connaissance plus exacte ou en un sens quelconque plus objective, il faut sans aucun doute répondre non. À cet égard, il sera toujours possible, si l'on s'en tient à un mode de détermination objective, de dire que le toi est une illusion. Mais remarquons que le terme même d'essence est extrêmement ambigu ; par essence, on peut entendre ou une nature ou une liberté ; il est peut-être de mon essence en tant que liberté de pouvoir me conformer ou non à mon essence en tant que nature. Il est peut-être de mon essence de pouvoir n'être pas ce que je suis ; tout simplement de pouvoir me trahir. Ce n'est pas l'essence en tant que nature que j'atteins dans le toi. En effet en le traitant comme lui je réduis l'autre à n'être que nature : un objet animé qui fonctionne de telle façon et non de telle autre. Au contraire, en traitant l'autre comme toi, je le traite, je le saisis comme liberté ; je le saisis comme liberté, car il est aussi liberté et non pas seulement nature. Bien plus je l'aide en quelque sorte à être libéré, je collabore à sa liberté — formule qui paraît extrêmement paradoxale et contradictoire, mais que l'amour ne cesse de vérifier. Mais, d'autre part c'est en tant que liberté qu'il est véritablement autre ; en tant que nature en effet il m'apparaît identique à ce que je suis moi-même en tant que nature — et c'est sans doute par ce biais et par ce biais seulement que je puis opérer sur lui par suggestion (confusion redoutable et fréquente entre l'efficacité de l'amour et celle de la suggestion). Par là s'éclairent mes formules de ce matin. L'autre en tant qu'autre n'existe pour moi qu'en tant que je suis ouvert à lui (qu'il est un toi), mais je ne suis ouvert à lui que pour autant que je cesse de former avec moi-même une sorte de cercle à l'intérieur duquel je logerais en quelque sorte l'autre, ou plutôt son idée; car par rapport à ce cercle l'autre devient l'idée de l'autre — et l'idée de l'autre ce n'est plus l'autre en tant qu'autre, c'est l'autre en tant que rapporté à moi, que démonté, que désarticulé ou en cours de désarticulation. |
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L'amour, donnée ontologique essentielle [11] Novembre 1933 Celui qui reste au plan de l'avoir (ou du désir) se centre soit sur lui-même soit sur l'autre en tant qu'autre, ce qui revient exactement au même en raison de la tension, de la polarité sur laquelle j'ai mis l'accent tout à l'heure. Et ici il faudrait approfondir beaucoup plus que je ne puis le faire ; il faudrait prendre en quelque sorte à bras le corps la notion du soi, du soi-même, et reconnaître que toujours, contrairement à ce qu'ont cru beaucoup d'idéalistes et en particulier les philosophes de la conscience, le soi est un épaississement, est une sclérose, et peut-être, qui sait ? une sorte d'expression apparemment spiritualisée, d'expression à la seconde puissance, non du corps au sens objectif, mais de mon corps en tant que mien, en tant que mon corps est quelque chose que j'ai. Le désir est à la fois auto-centrique et hétéro-centrique ; disons qu'il s'apparaît à lui-même comme hétéro-centrique alors qu'il est auto-centrique, mais cette apparence est aussi une réalité. Mais nous savons bien que ce plan du soi-même et de l'autre peut être transcendé : il l'est dans l'amour, il l'est dans la charité. L'amour gravite autour d'une certaine position qui n'est ni celle du soi, ni celle de l'autre en tant qu'autre ; c'est ce que j'ai appelé le toi. J'estime qu'il serait préférable, si c'était possible, de trouver une désignation plus philosophique, mais en même temps je crois que le langage abstrait risque ici de nous trahir, de nous faire retomber dans l'ordre de l'autre, c'est-à-dire du lui. L'amour, en tant que distinct du désir, qu'opposé au désir, que subordination de soi à une réalité supérieure — cette réalité qui est au fond de moi plus moi-même que moi-même — en tant que rupture de la tension qui lie le même à l'autre, est à mes yeux ce qu'on pourrait appeler la donnée ontologique essentielle ; et je pense, je le dirai en passant, que l'ontologie ne sortira de l'ornière scolastique qu'à condition de prendre elle-même une pleine conscience de cette priorité absolue. |
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Dieu, Être indéterminé, Présence absolue, ineffable [12] 16 août 1933 Ce que je veux dire, c'est que dès le moment où intervient la catégorie de l'aussi, de l'en plus, s'introduit du même coup subrepticement celle de l'avoir. Ceci serait valable même pour une qualité unique, pour autant que nous ne pouvons nous empêcher de nous la figurer comme ajoutée — à rien (au sein d'un certain contenant idéal). Je sens qu'il y a des conséquences métaphysiques importantes à tirer de là, notamment quant à l'impossibilité de penser Dieu selon le mode de l'avoir, comme ayant. En ce sens toute doctrine des attributs tendrait inévitablement à nous égarer ; le ego sum qui sum [Je suis Celui qui est] de l'Écriture serait vraiment, ontologiquement parlant, la formule la plus adéquate. [...] Conférence, novembre 1933 Je me bornerai à indiquer l'orientation toute nouvelle que donnerait une philosophie semblable à la doctrine des attributs divins par exemple. J'avoue que, pour moi du moins, les attributs de Dieu sont exactement ce que certains postkantiens ont appelé Grenzbegriff. Si l'Être est d'autant plus incaractérisable (c'est-à-dire d'autant plus impossédable, d'autant plus transcendant et de toutes les manières) qu'il est plus Être, les attributs ne feront qu'exprimer, que traduire dans un langage précisément tout inadéquat le fait que l'Être absolu est intégralement réfractaire à des déterminations qui ne portent jamais que sur un Moins-être, sur un objet devant lequel nous nous plaçons, en nous réduisant en quelque sorte à sa mesure, et en le réduisant à la nôtre. Dieu ne peut que m'être donné comme Présence absolue dans l'adoration ; toute idée que je me forme de lui n'est qu'une expression abstraite, une intellectualisation de cette présence ; et c'est ce dont je dois toujours me souvenir lorsque je cherche à manipuler ces idées, sans quoi elles achèvent de se dénaturer elles-mêmes entre mes mains sacrilèges. |
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Un mystère source de clarté [13] Conférence, 4 décembre 1930 [...] il n'y a de salut et pour l'intelligence et pour l'âme qu'à condition de distinguer entre mon être et ma vie ; que cette distinction peut être par quelques côtés mystérieuse, mais que ce mystère lui-même est une source de clarté. Dire mon être ne se confond pas avec ma vie, c'est dire essentiellement deux choses. La première, c'est que, puisque je ne suis pas ma vie — c'est donc que ma vie m'a été donnée, que je suis en un certain sens peut-être humainement impénétrable, antérieur à elle, que je suis avant de vivre. La seconde, c'est que mon être est quelque chose qui est menacé dès le moment où je vis, et qu'il s'agit de sauver, que mon être est un enjeu, et que peut-être le sens de la vie est là ; et de ce second point de vue, je suis non pas en deçà, mais au-delà de ma vie. Il n'y a pas d'autre façon d'interpréter l'épreuve humaine, et je ne vois pas ce que notre existence peut être si elle n'est pas une épreuve. |
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L'incroyance est à base passionnelle [14] Conférence, 4 décembre 1930 Il y a donc un élément passionnel dissimulé au fond de l'affirmation ou de la prétention en apparence tout objective, toute rationnelle de l'incroyant ; et j'ajoute que si l'on y réfléchit profondément, on verra qu'il ne peut pas en être autrement. Reprenons en effet pour la creuser l'affirmation de l'incroyant militant. Elle revient à dire : « Je sais qu'il n'y a rien ; si vous cherchez à vous persuader du contraire, c'est que vous êtes trop lâche pour regarder en face cette terrible vérité. » — « Je sais qu'il n'y a rien. » Efforçons-nous de prendre conscience de l'énormité de cette assertion. Elle se présente, ou du moins elle devrait se présenter normalement comme la conclusion d'une enquête infinie. En fait cette enquête est impossible. Notre situation dans l'univers ne nous permet même pas de l'amorcer. Nous ne sommes pas seulement en état d'apprécier la vie d'un seul de nos semblables, de juger si elle vaut la peine d'être vécue, en sorte que l'apparence que se donne le pessimisme de consigner le résultat d'une enquête objective est fallacieuse. Nous sommes ici en présence d'une imposture inconsciente. « Le pessimisme, ai-je écrit naguère, à l'époque où je ne savais pas si j'avais la foi, ne peut être qu'une philosophie de la déception. C'est une doctrine purement polémique, que le pessimiste entre d'ailleurs en guerre avec lui-même ou avec un contradicteur extérieur à lui. C'est la philosophie du : eh bien ! non ! » Il ne faut donc pas que l'incroyant qui à la limite se confond avec le pessimiste absolu, vienne s'ériger eu défenseur de la vérité objective. Il n'existe pas en réalité d'attitude plus subjective, plus insidieusement subjective que la sienne. |
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Étonnement, mystère et connaissance [15] La piété selon Peter Wust « C'est, écrit Peter Wust, dans cette émotion primitive (Uraffekt) qui se nomme l'étonnement qu'il convient de placer le commencement véritable de la philosophie. » (Dialektik der Geistes, p. 212.) [...] [...] la connaissance est en soi un mystère. L'erreur cardinale de l'idéalisme a peut-être consisté à poser en principe que l'acte de connaître est transparent à lui-même, alors qu'il n'en est rien. La connaissance est en effet incapable de rendre compte d'elle-même ; lorsqu'elle cherche à se penser, elle est irrésistiblement conduite soit à se satisfaire d'expressions métaphoriques et matérielles qui la dénaturent soit à se traiter comme une donnée absolue qui se suffit, et qui jouit même par rapport à son objet d'une priorité à tel point éclatante qu'il devient impossible de comprendre comment elle est au moins en apparence si parfaitement incapable de l'engendrer dans son imprévisible richesse. Mais on ne saurait se contenter de dire que la connaissance est un mystère, il faut ajouter qu'elle est un don, peut-être en quelque façon une grâce ; et c'est bien ce que Wust prétend quand il lui attribue un caractère « naturellement charismatique1 », qui s'oblitérera d'ailleurs pour la conscience à mesure que ce processus du connaître ira en se sécularisant davantage. Mais au terme de cette sécularisation qui se poursuit tout au long de l'âge moderne se développent nécessairement tous les excès d'une raison ivre d'elle-même — coupée tout à la fois de la croyance et de l'être — et vouée à s'apparaître comme une puissance d'exploitation qui n'est comptable de son exercice que devant elle-même ; et le monde au sein duquel joue cette faculté « prométhéenne » est lui-même dépouillé de tous les attributs originels que lui conférait la conscience naïve pour laquelle la connaissance n'était point encore distincte de l'adoration. |
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Les doctrines philosophiques m'ont toujours rebuté [16] Il me parait à tout prendre que les doctrines philosophiques m'ont toujours rebuté dans la mesure précise où elles me semblaient faussées chez leurs auteurs par une propension à escamoter les difficultés et à inventer une terminologie qui permette de les masquer, comme on masque une odeur ou un goût. C'est ainsi que je me suis insurgé de très bonne heure contre la façon dont un certain idéalisme majore la part de la construction dans la perception sensible, au point de paraître juger insignifiant et de reléguer aux confins du non-être tout le détail concret et imprévisible qui ne constitue pas seulement la parure de l'expérience, mais lui confère sa saveur de réalité. Je soupçonne que ce grief contre l'idéalisme transcendantal est à l'origine de mes recherches ultérieures sur les implications métaphysiques du sensoriel en tant que tel, et je me demande si d'une façon générale la disposition qui me porta invariablement à faire saillir la difficulté au lieu de la recouvrir ou de l'enkyster n'a pas contribué très fortement à développer ma méfiance envers toute philosophie systématique qu'elle qu'elle soit, car il n'y a pas de système qui ne comporte une tendance à déclarer que tel type de difficultés doit être jugé a priori secondaire, et en conséquence délibérément laissé de côté. Je pense aujourd'hui plus que jamais que le premier devoir du philosophe est de résister à cette tentation qui paraît cependant être incluse en quelque manière dans sa vocation propre. Cette réaction contre l'idéalisme s'est cependant développée à l'origine à l'intérieur même d'un idéalisme, ou du moins d'une pensée qui restait à quelque degré tributaire de catégories idéalistes. De là tout ce qu'il y a de difficile, d'irritant, voire de rebutant dans la démarche de la première partie du Journal métaphysique. À distance, je me fais un peu l'effet d'un homme qui s'embarrasse continuellement dans les vêtements trop ajustés dont il tente en vain de se dépouiller. Ce qui me paraît surtout singulier dans ces recherches, c'est la partialité dont elles témoignent malgré tout en faveur de croyances auxquelles en toute bonne foi je n'aurais certainement pas dit à cette époque que j'adhérais. [...] [...] Quel qu'en puisse être le sens ultime, l'univers où nous avons été jetés ne saurait nous satisfaire ; ayons le courage de le déclarer une fois pour toutes. Non seulement le scandale y a sa part, mais c'est à certains égards le péché même que de vouloir le minimiser, et s'il y a, comme j'en suis persuadé, un péché proprement philosophique, c'est en cela essentiellement qu'il consiste : le péché de Leibniz à coup sûr, et sans doute aussi, quoique moins sûrement, moins visiblement, celui de Hegel. La mission suprême du philosophe ne peut consister à proclamer un certain nombre de vérités officielles susceptibles de rallier les suffrages dans les congrès internationaux. En dernière analyse, ces vérités-là ne sont que platitudes, et ce mot demande à être pris ici dans la totalité de ses acceptions. La gloire impérissable d'un Kierkegaard ou d'un Nietzsche consiste peut-être essentiellement à avoir montré, non par des arguments, mais par leur vie, par leur épreuve, qu'un philosophe digne de ce nom n'est pas, ne peut pas, ne doit pas être un homme de congrès, et qu'il déroge dans la mesure même où il se laisse arracher à une solitude qui est sa vocation propre. Sans doute est-ce seulement à condition de l'étreindre, cette solitude, qu'il peut demeurer capable de répondre aux appels que lui adressent ceux qui attendent de lui sinon une lumière au moins une stimulation. Ici encore nous sommes, et pour jamais, hors du satisfaisant, car ce n'est là en fin de compte qu'une catégorie scolaire. La réponse du candidat à l'examinateur est ou n'est pas — mais en tout cas, vise et doit viser à être — satisfaisante. Mais c'est qu'ici tout se passe dans une enceinte préalablement déblayée et suivant des règles clairement formulées. Le monde réel qui est ou devrait être celui du philosophe ressemble aussi peu que possible à une enceinte de ce genre ; le déblayage n'y est pas accompli, mais toujours à accomplir ; en un certain sens, tout est toujours à recommencer à partir de zéro, et on ne se comporte en philosophe qu'à condition d'accepter cette onéreuse nécessité. Pas seulement de l'accepter : de la vouloir. Au lieu que la tentation pour l'homme de congrès consistera toujours à se référer aux congrès antérieurs où il a été établi que... Ce recommencement perpétuel qu'implique toute activité philosophique authentique, même s'il peut légitimement paraître scandaleux aux savants et aux techniciens, ne correspond-il pas dans son ordre au recommencement inexplicable de chaque réveil, de chaque naissance ? La façon même dont la vie et la durée se distribuent ne devrait-elle pas suffire à nous convaincre que la pensée se rend coupable d'infidélité à ce qu'il y a de plus intime dans le réel lorsqu'elle prétend progresser de résultat acquis en résultat acquis vers la constitution d'une Somme qu'il n'y aurait un jour qu'à assimiler et à débiter enfin par paragraphes ? La conviction que le réel ne saurait précisément se laisser appréhender sous les espèces d'une somme, qu'à vrai dire il n'est aucunement « sommable », est sans doute une de celles qui se sont imposées à moi le plus tôt, [...] |
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Convergence du métaphysique et du religieux [17] Peut-être rendrait-on assez exactement compte de ce qui fut ma préoccupation métaphysique centrale et constante en disant qu'il s'agissait pour moi de découvrir comment le sujet, dans sa condition même de sujet, s'articule à une réalité qui cesse dans cette perspective de pouvoir être représentée comme objet sans jamais cesser pour cela d'être à la fois exigée et reconnue comme réalité. De telles investigations n'étaient possibles qu'à condition de dépasser un psychologisme qui se borne à définir et à caractériser des attitudes sans prendre en considération leur visée, leur intentionnalité concrète. Ainsi apparaît la convergence absolue du métaphysique et du religieux qui se révèle dès mes premiers écrits. Marquons ici encore une fois comment cette convergence se justifie du point de vue qui fut le mien dès le premier Journal métaphysique. Ce que ma démarche tendait en définitive à exclure, c'était la notion d'une pensée qui définirait en quelque sorte objectivement la structure du réel et se regarderait dès lors comme qualifiée pour statuer sur lui. Je posais au contraire en principe que l'entreprise ne pouvait se poursuivre qu'à l'intérieur d'une réalité en face de laquelle le philosophe ne peut jamais se poser comme on se campe devant un tableau pour le contempler. Par là, toute ma recherche anticipait sur la position du mystère telle qu'elle s'est précisée pour moi dans Position et Approches concrètes du Mystère ontologique. Cela me donne à penser que le développement de ma réflexion a été dans une large mesure une explicitation. Tout me semble s'être passé comme si je n'avais réussi que progressivement à traiter comme matière à réflexion ce qui n'avait été d'abord pour moi qu'expérience vécue, moins subie d'ailleurs qu'assumée, mais à la façon de la prospection tâtonnante qui se poursuit dans des grottes dont on n'a pas encore dressé la carte ; ce n'est que plus tard que le spéléologue comprendra et retracera le parcours effectué pendant ce premier temps de la découverte. C'est au surplus, j'en ai la conviction, dans la mesure où mon expérience comporte encore une part non exploitée, non réfléchie, que je puis garder la possibilité de créer sur le plan philosophique. Et ici s'éclaire enfin ce que je disais au début sur l'expérience comme terre promise ; elle devient en quelque sorte son propre au-delà, pour autant qu'il lui faut se transmuer et devenir sa propre conquête. L'erreur de l'empirisme consiste après tout seulement à méconnaître tout ce qu'une expérience authentique implique d'invention ou même d'initiative créatrice. On pourrait dire aussi que son défaut essentiel consiste à méconnaître le mystère qui est au coeur de l'expérience, à traiter celle-ci comme allant de soi ; alors que ce qui est inouï et en quelque sorte miraculeux, c'est justement que l'expérience soit, qu'elle puisse être. L'approfondissement métaphysique ne consiste-t-il pas essentiellement dans la suite des démarches par lesquelles l'expérience, au lieu de se prolonger en techniques, s'intimise pour ainsi dire, et s'exerce à reconnaître ses implications ? |
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[1]
Extraits audio de [2] Gabriel Marcel, Être et avoir (Journal métaphysique 1928-1933), Montaigne © 1935, pp. 11-15.
[11]
Ibid.
(Esquisse d'une phénoménologie de l'avoir, Conférence à la Société Philosophique de Lyon, novembre 1933) [12] Ibid., pp. 213, 247, 248.
[13]
Ibid.
(Remarques sur l'irréligion contemporaine,
Conférence à la Fédération des Associations d'Étudiants chrétiens, [15] Ibid. (La piété selon Peter Wust) pp. 319, 323-324. [16] Gabriel Marcel, Existentialisme chrétien, Plon © 1947, pp. 308-309, 315-316. |
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