Fabrizio |
— Je serai charmé, Cosimo, des questions que vous me ferez, vous et vos jeunes amis ; votre jeunesse doit vous donner le goût de l'art militaire et plus de condescendance pour mes opinions. Les vieillards à la tête blanchie et au sang glacé, ou n'aiment point à entendre parler guerre, ou sont incorrigibles dans leurs préjugés. Ils s'imaginent que c'est la corruption des temps, et non les mauvaises institutions, qui nous réduisent à l'état où nous sommes. Ainsi, interrogez-moi sans crainte ; je vous le demande, pour avoir d'abord le temps de respirer un peu, et parce que j'aimerais à ne laisser aucun doute dans votre esprit. Je reviens à ce que vous disiez, qu'à la guerre, qui est mon métier, je n'avais adopté aucun usage des Anciens. À cela je réponds que la guerre faite comme métier ne peut être honnêtement exercée par les particuliers, dans aucun temps ; la guerre doit être seulement le métier des gouvernements, républiques ou royaumes. Jamais un État bien constitué ne permit à ses citoyens ou à ses sujets de l'exercer pour eux-mêmes, et jamais enfin un homme de bien ne l'embrassa comme sa profession particulière. Puis-je, en effet, regarder comme un homme de bien celui qui se destine à une profession qui l'entraîne, s'il veut qu'elle lui soit constamment utile, à la violence, à la rapine, à la perfidie et à la foule d'autres vices qui en font nécessairement un malhonnête homme ! Or, dans ce métier, personne, grand ou petit, ne peut s'échapper à ce danger, puisqu'il ne les nourrit dans la paix, ni les uns ni les autres. Pour vivre, ils sont alors forcés d'agir comme s'il n'y avait point de paix, à moins qu'ils ne se soient engraissés pendant la guerre de manière à ne pas redouter la paix. Certes, ces deux moyens d'exister ne conviennent guère à un homme de bien. De là naissent les vols, les assassinats, les violences de toute espèce, que de semblables soldats se permettent sur leurs amis comme sur leurs ennemis. Leurs chefs ayant besoin d'éloigner la paix imaginent mille ruses pour faire durer la guerre, et si la première arrive enfin, forcés de renoncer à leur solde et à la licence de leurs habitudes, ils lèvent une bande d'aventuriers et saccagent sans pitié des provinces entières. Ne vous rappelez-vous pas cette terrible époque pour l'Italie où, à la fin de la guerre ayant laissé une foule de soldats sans paie, ils se formèrent en compagnie et allaient, imposant les châteaux et ravageant le pays, sans que rien pût les arrêter ? Avez-vous oublié qu'après la première guerre punique, les soldats carthaginois s'étant réunis sous les ordres de Mathon et de Spendion, deux chefs créés tumultuairement par eux, ils firent à Carthage une guerre beaucoup plus dangereuse que celle qu'elle venait de soutenir contre les Romains ? Et du temps de nos pères, Francesco Sforza, pour conserver pendant la paix une honorable existence, non seulement battit les Milanais qui le tenaient à leur solde, mais il leur enleva encore leur liberté et s'établit leur souverain. Telle a été la conduite de tous les autres soldats d'Italie qui ont fait de la guerre leur unique métier ; et si tous ne sont pas devenus des ducs de Milan, ils n'en sont que plus répréhensibles, puisqu'ils ont commis les mêmes crimes, sans avoir en vue d'aussi grands avantages. Sforza, le père de Francesco, força la reine Jeanne de se jeter dans les bras du roi d'Aragon, en l'abandonnant tout à coup et la laissant sans défense au milieu de ses ennemis. Il n'avait d'autre motif que d'assouvir son ambition, de lever chez elle de fortes contributions, ou même de lui enlever ses États. Braccio chercha par les mêmes moyens à s'emparer du royaume de Naples ; il eût réussi s'il n'eût été vaincu et tué à Aquila. Tous ces désordres sont venus seulement de ce que tous ces hommes avaient fait de la guerre leur unique métier. N'avez-vous pas chez vous un proverbe qui vient à l'appui de mon opinion ? La guerre fait les voleurs, et la paix les fait prendre. Lorsqu'en effet un individu qui vivait uniquement de la guerre a perdu ce moyen de subsister, s'il n'a pas assez de vertu pour savoir se courber, en homme d'honneur, sous le joug de la nécessité, il est forcé par le besoin à courir les grands chemins, et la justice à le faire pendre. |
Cosimo |
— Vous me faites presque mépriser ce métier des armes que je regardais comme le plus beau et le plus honorable qu'on peut exercer. Aussi je serai mécontent de vous si vous ne le relevez un peu dans mon esprit ; sans cela, je ne saurais plus comment justifier la gloire de César, de Pompée, de Scipion, de Marcellus, et de tant d'autres généraux romains que la renommée a placés, pour ainsi dire, au rang des dieux. |
Fabrizio |
— Permettez-moi d'achever le développement de mes deux propositions : l'une, qu'un honnête homme ne peut embrasser, pour profession, le métier des armes ; l'autre, qu'une république ou des royaumes sagement constitués ne l'ont jamais permis à leurs citoyens ou à leurs sujets. Je n'ai plus rien à vous entretenir de la seconde. Mais avant, je vais répondre à votre observation. Certes, ce n'est pas comme des guerriers habiles et intrépides que Pompée, César, et presque tous les généraux qui sont apparus après la dernière guerre punique, ont acquis une si grande renommée ; mais ceux qui les ont précédés ont mérité la gloire par leur vertu, comme par leur habileté. D'où vient cette différence ? C'est que ceux-ci ne faisaient pas de la guerre leur unique métier ; et que ceux-là, au contraire, s'y étaient exclusivement livrés. Tant que la république se maintint pure, jamais un citoyen puissant n'entreprit de se servir de la profession des armes pour maintenir pendant la paix son autorité ; renverser toutes les lois, dépouiller les provinces, tyranniser sa patrie et tout soumettre à sa volonté. Jamais un citoyen des dernières classes du peuple n'osa violer son serment militaire, attacher sa fortune à celle des particuliers, braver l'autorité du Sénat, et concourir à des attentats contre la liberté, afin de pouvoir vivre en tout temps de son métier des armes. Les généraux, dans ces premiers temps, satisfaits des honneurs du triomphe, retournaient avec plaisir à la vie privée. Les simples soldats déposaient leurs armes avec plus de plaisir encore qu'ils ne les avaient prises et reprenaient leurs occupations accoutumées, sans avoir jamais conçu le projet de vivre du produit des armes et des dépouilles de la guerre. [...] Mais ces hommes vertueux, qui ne faisaient pas de la guerre leur unique profession, n'en voulaient retirer que des fatigues, des périls et de la gloire ; et, une fois chargés de ce précieux butin, ils ne voulaient que retourner dans leurs foyers pour y vivre de leur profession accoutumée. La conduite des simples soldats paraît avoir été la même. Ils quittaient, reprenaient cet exercice sans peine. N'étaient-ils point sous les armes ? Ils s'enrôlaient volontiers. Étaient-ils engagés ? ils ne demandaient pas mieux que d'avoir leur congé. Je pourrais appuyer cette vérité de mille exemples ; mais je ne citerai qu'un fait : c'est qu'un des plus grands privilèges que le peuple romain accordait à un citoyen était de n'être pas forcé de servir contre sa volonté. Aussi, pendant les beaux jours de Rome, qui durèrent jusqu'aux Gracques, jamais il n'y eut un soldat qui fit de la guerre son métier ; et cependant on ne compta dans leurs armées qu'un très petit nombre de mauvais sujets, qui tous étaient sévèrement punis. Un État bien constitué doit donc ordonner aux citoyens l'art de la guerre comme un exercice, un objet d'étude pendant la paix ; et, pendant la guerre, comme un objet de nécessité et une occasion d'acquérir de la gloire, mais c'est au gouvernement seul, ainsi que le pratiqua celui de Rome, à l'exercer comme métier. Tout particulier qui a un autre but dans l'exercice de la guerre est un mauvais citoyen ; tout État qui se gouverne par d'autres principes est un État mal constitué. [...] Quant à la question de maintenir les gens d'armes pendant la paix avec leur solde, elle est plus difficile à résoudre. Mais, après y avoir bien réfléchi, on verra que cette habitude est funeste et contraire aux principes. Ce sont en effet des hommes qui font métier de la guerre, et qui produiraient dans un État les plus grands désordres, s'ils étaient en nombre suffisant ; mais trop peu nombreux pour former une armée, ils ne commettent pas tout le mal qu'on en devrait attendre. Ce n'est pas qu'ils ne soient quelquefois d'un très grand danger, comme le prouve ce que j'ai raconté de Francesco et Sforza, son père, et de Braccio de Pérouse. Je soutiens donc que cet usage de solder des gens d'armes est répréhensible, funeste et sujet aux plus grands abus. |
Cosimo |
— Voudriez-vous vous en passer ? Ou, si vous les employiez de quelle manière croiriez-vous devoir les tenir ? |
Fabrizio |
— Comme des troupes d'ordonnance ; non pas à la manière du roi de France, qui est aussi dangereuse que la nôtre, et qui sert autant à nourrir leur insolence, mais à la manière des Anciens, qui composaient leur cavalerie de leurs propres sujets qu'ils renvoyaient en temps de paix pour exercer leurs professions accoutumées. Mais, avant la fin de cet entretien, je m'expliquerai plus au long à cet égard. Je répète donc que si aujourd'hui cette partie des troupes vit du métier des armes, ce n'est que par la corruption de nos institutions militaires. Quant aux traitements que l'on nous conserve à nous autres généraux, je soutiens encore que c'est une mesure très pernicieuse. Une sage république n'en doit accorder à qui que ce soit, et n'avoir dans la guerre d'autres généraux que ses propres citoyens ; et elle doit, à la paix, les forcer de reprendre leur profession ordinaire. Un roi prudent ne doit également accorder aucun traitement à ses généraux, à moins qu'il ne soit la récompense d'une grande action, ou le prix des services que ceux-ci lui rendent pendant la paix. Et, puisque vous m'avez cité un exemple, je me permettrai de parler de moi. Jamais la guerre n'a été mon métier ; mon métier à moi est de gouverner mes sujets et de les défendre ; pour cela, je dois aimer la paix et savoir faire la guerre ; les récompenses et l'estime de mon roi ne sont pas tant le prix de mes talents militaires que des conseils qu'il veut bien recevoir de moi pendant la paix. Tout roi sage et qui veut gouverner avec prudence ne doit vouloir auprès de lui que des hommes de cette espèce. Il est aussi dangereux pour lui que ceux qui l'environnent soient trop amis de la paix que trop amis de la guerre. [...] [...] Le but de tout gouvernement qui veut faire la guerre est de pouvoir tenir la campagne contre toute espèce d'ennemis et de vaincre le jour du combat. Il faut trouver des hommes, les distribuer, les exercer par petites ou fortes divisions, les camper et leur apprendre à résister à l'ennemi, ou en route, ou sur le champ de bataille. C'est dans ces diverses parties que consiste tout le talent de la guerre de campagne, la plus nécessaire et la plus honorable. Qui sait livrer une bataille se fait pardonner toutes les fautes qu'il peut avoir déjà commises dans sa conduite militaire ; mais celui à qui ce don a été refusé, quelque recommandable qu'il puisse être dans les autres parties, ne terminera jamais une guerre avec honneur. Une victoire détruit l'effet des plus mauvaises opérations, et une défaire fait avorter les plus sagement concertés. La première chose nécessaire à la guerre étant de trouver des hommes, il faut d'abord s'occuper de ce que nous appelons le recrutement, et que j'appellerai élite, pour me servir d'un terme plus honorable, et consacré par les Anciens. Ceux qui ont écrit sur la guerre veulent qu'on choisisse les soldats dans les pays tempérés, seul moyen, disent-ils, d'avoir des hommes sages et intrépides, parce que, dans les pays chauds, les hommes ont de la prudence sans courage et, dans les pays froids, du courage sans prudence. Ce conseil serait bon pour un prince qui serait maître du monde entier, et pourrait ainsi tirer ses soldats d'où il voudrait ; mais comme je veux établir ici des règles qui soient utiles à tous les gouvernements, je me borne à dire que tout État doit tirer ses troupes de son propre pays ; qu'il soit froid, chaud ou tempéré, peu importe. Les Anciens nous fournissent une foule d'exemples qui attestent qu'avec une bonne discipline on fait de bons soldats dans tout le pays ; elle supplée les défauts de la nature et elle est plus forte que ses lois. Prendre ses soldats hors de son pays ne peut s'appeler élite ; ce mot suppose que l'on peut choisir dans une province les hommes les plus propres au service, ceux qui veulent marcher, comme ceux qui ne le veulent pas. Vous ne pouvez donc faire cette élite que dans les lieux qui vous sont soumis ; dans les pays qui ne sont point à vous, vous ne pouvez forcer personne; il faut vous contenter des volontaires. |
Cosimo |
— Mais, parmi ces hommes de bonne volonté, vous pouvez prendre les uns et laisser les autres. Ce mode de recrutement pourrait encore s'appeler élite. |
Fabrizio |
— Vous avez raison dans un sens ; mais si vous faites attention à tous les vices d'un pareil mode, vous verrez que réellement il n'y a point d'élite. D'abord, les étrangers qui s'enrôlent volontairement sous vos drapeaux, loin d'être les meilleurs, sont, au contraire, les plus mauvais sujets du pays. S'il y a quelque part des hommes déshonorés, fainéants, sans religion et sans frein, rebelles à l'autorité paternelle, perdus de débauche, livrés à la fureur du jeu et à tous les vices, ce sont ceux-là qui veulent prendre le métier des armes ; et rien de plus contraire à de véritables et sages institutions militaires que de pareilles moeurs. Quand de tels hommes se présentent à vous en plus grand nombre que vous n'en avez besoin, vous pouvez choisir, en effet ; mais le fond étant mauvais, votre élite ne peut être bonne. Et si, au contraire, comme il arrive souvent, ils ne remplissent pas le nombre dont vous avez besoin, vous êtes obligé de les prendre tous ; et alors ce n'est plus faire une élite, mais recruter des soldats. C'est de pareils hommes que se composent aujourd'hui les armées en Italie et partout ailleurs, excepté en Allemagne ; parce que dans les autres pays ce n'est pas l'autorité de l'individu qui détermine les enrôlements. Or je vous demande si c'est dans une armée formée par de tels moyens qu'on peut introduire les disciplines des Anciens ? |
Cosimo |
— Quel parti faudrait-il donc prendre ? |
Fabrizio |
— Je vous l'ai dit ; les choisir, par l'autorité du souverain, parmi les sujets de l'État. |
Cosimo |
— Et vous croyez qu'il serait facile d'introduire parmi ces hommes l'ancienne discipline ? |
Fabrizio |
— Sans doute si, dans une monarchie, ils étaient commandés par leur souverain ou même par un simple seigneur ; ou dans une république, par un citoyen revêtu du titre de général ; autrement il est difficile de faire quelque chose de bien. [...] [...] Il faut que le respect que le souverain inspire détermine le soldat ; il faut qu'il redoute plus son ressentiment que les inconvénients de la vie militaire. Il y aura par là un tel mélange de contrainte et de volonté qu'on n'aura nullement à craindre les suites du mécontentement. Je ne dis pas que cette armée ne puisse être vaincue ; les armées romaines, celle même d'Annibal, l'ont bien été ; et peut-on tellement organiser une armée qu'on puisse pour toujours la préserver d'une défaite ? Vos hommes éclairés ne doivent donc pas assurer que votre milice est inutile, parce qu'elle a été battue quelquefois ; mais pouvant vaincre, comme ils peuvent être vaincus, ils doivent chercher à remédier aux causes de leur défaite ; et ils verraient, après y avoir réfléchi, qu'il faut en accuser, non la milice par elle-même, mais l'imperfection de son organisation et, comme je l'ai dit, au lieu de blâmer la milice, ils devaient en corriger les défauts de la façon que je vous montrerai par la suite. Quant à la crainte de voir une pareille institution fournir à un citoyen les moyens de renverser la liberté, je réponds que les armes fournies par les lois et la constitution aux citoyens et aux sujets n'ont jamais causé de dangers, mais les ont prévenus souvent ; que les républiques se conservent plus longtemps armées que sans armes. Rome a vécu libre quatre cents ans et elle était armée ; Sparte, huit cents ans. D'autres républiques, privées de ce secours, n'ont pu conserve leur liberté au-delà de quarante ans. Il faut des armes à une république ; quand elle n'en a point en propre, elle en loue d'étrangères, et ce sont celles-là qui sont les plus dangereuses pour le bien public, elles sont plus faciles à pervertir ; un citoyen puissant peut s'en emparer plus vite ; elles laissent à ses projets un champ plus libre, puisqu'il n'a à opprimer que des hommes désarmés. Deux ennemis d'ailleurs sont plus à craindre qu'un seul ; et toute république qui emploie des troupes du dehors craint à la fois et l'étranger qu'elle solde et ses propres citoyens. Si vous voulez juger de la réalité de ces craintes, rappelez-vous ce que je vous ai dit de Francesco Sforza. Celle, au contraire, qui n'emploie que ses propres armes n'a à craindre que ses citoyens. Sans alléguer d'autres raisons, il me suffira de dire que jamais personne n'a fondé de république ou de monarchie sans en confier la défense aux habitants du pays même. [...] |
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[...] |
Fabrizio |
— Nous avons imité les Anciens et les Modernes pour armer notre infanterie ; il est temps maintenant de passer aux
exercices.
Nous allons examiner ceux que les Romains exigeaient de leur infanterie avant de la mener au combat. Quels que soient le choix et les armes d'un soldat,
ces exercices doivent être le principal objet de vos soins, sinon vous n'en tirerez aucun parti utile. Il faut les considérer sous trois rapports.
Il faut Les lois et les usages avaient établi ces exercices dans toutes les républiques anciennes, sans en négliger aucune partie. Pour rendre les jeunes gens agiles on les exerçait à courir ; pour les rendre adroits, à sauter ; pour les rendre forts, à lutter ou à arracher un pieu de terre. Ces trois qualités sont indispensables chez un soldat. S'il est agile, il court avant l'ennemi à un poste important, il fond sur lui lorsqu'il est le moins attendu, il le poursuit avec rigueur quand il l'a mis en déroute. S'il est adroit, il sait esquiver le coup qui lui est porté, franchir un fossé, enlever un retranchement. S'il est fort, il porte mieux ses armes, pousse plus vigoureusement l'ennemi et soutient mieux ses efforts. Pour l'endurcir contre tous les maux, on l'accoutumait à porter des fardeaux pesants. [...] [...] Les Anciens croyaient que ce qu'il y a de plus désirable dans une république c'est d'y compter un grand nombre d'hommes exercés aux armes. Car ce n'est ni votre or ni vos pierreries qui vous soumettent votre ennemi ; mais seulement la crainte de vos armes. D'ailleurs, les fautes où l'on tombe à d'autres égards peuvent souvent se corriger ; mais, pour celles que l'on commet à la guerre, on en porte la peine sur-le-champ. Ajoutez que l'art de l'escrime donne une plus grande audace au soldat ; personne ne redoute ce qu'il a appris par un long exercice. Les Anciens voulaient donc que leurs citoyens s'habituassent à tous les exercices militaires. [...] |
Cosimo |
— Quels exercices ordonneriez-vous aujourd'hui à vos troupes ? |
Fabrizio |
— Plusieurs de ceux dont je viens de parler. Je les ferais courir, lutter, sauter, je les fatiguerais sous le poids d'armes plus pesantes que les armes ordinaires ; je les ferais tirer de l'arc et de l'arbalète, et j'y joindrais le fusil, arme nouvelle et devenue très nécessaire. J'habituerais à ces exercices toute la jeunesse de mon État, plus particulièrement et avec plus de soin encore celle que j'aurais choisie pour la guerre, et j'y destinerais tous les jours de fête. Je voudrais aussi qu'ils apprissent à nager, exercice très utile au soldat. Il n'y a pas toujours des ponts ou des bateaux sur les fleuves, et si votre armée ne sait pas nager, elle se voit enlever une foule d'avantage et d'occasions de succès. C'est pour cette raison que des Romains faisaient exercer leurs jeunes gens au champ de Mars, situé sur les bords du Tibre. Quand ils étaient épuisés de fatigue, ils se jetaient dans le fleuve pour se délasser, et le passaient à la nage. J'ordonnerais en outre, comme les Anciens, des exercices particuliers pour ceux qui seraient destinés à la cavalerie ; par là, non seulement ils apprendraient à manier un cheval avec plus d'adresse, mais à s'y tenir de manière à n'être pas gênés dans le déploiement de toutes leurs forces. Les Anciens avaient, pour ces exercices, préparé des chevaux de bois, sur lesquels leurs jeunes sautaient, armés et désarmés, sans aucune aide, et de toute main. Aussi, au moindre signe du général, la cavalerie était à pied en un moment, et, à un autre signe, elle se retrouvait à cheval. Ces divers exercices étaient très faciles pour les Anciens, et il n'y a pas aujourd'hui de république ou de monarque qui ne pût aussi aisément y habituer ses jeunes gens. [...] |
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[...] |
Fabrizio |
— Vous désirez peut-être aussi que je vous entretienne des qualités nécessaires à un grand général. Je puis vous satisfaire en peu de mots. Je voudrais que mon général fût instruit à fond de tout ce qui a fait aujourd'hui l'objet de notre entretien, et cela encore ne me suffit pas s'il n'était pas en état de trouver par lui-même toutes les règles dont il a besoin. Sans l'esprit d'invention, personne n'a jamais excellé en rien ; et si cet esprit mène à la considération dans tous les autres arts, c'est à la guerre qu'il donne le plus de gloire. Les plus petites inventions dans ce genre sont célébrées dans l'histoire. Ainsi on a loué Alexandre le Grand lorsque, voulant décamper à l'insu de l'ennemi, il donnait le signal à l'aide d'un casque placé sur une lance au lieu de faire sonner la trompette. Une autre fois, au moment d'engager le combat, il ordonna à ses soldats de mettre le genou gauche en terre devant l'ennemi, afin de soutenir plus sûrement son premier effort. Ce moyen lui ayant donné la victoire, il acquit tant de gloire que dans toutes les statues qu'on élevait en son honneur, il était représenté dans cette position. [...] De toutes les institutions humaines, les plus aisées à ramener aux règles des Anciens sont les institutions militaires ; mais cette révolution n'est aisée que pour un prince dont les États peuvent mettre sur pied quinze à vingt mille jeunes gens ; car rien n'est plus difficile pour ceux qui sont privés d'un tel avantage. Et pour mieux me faire entendre, je dois d'abord rappeler que les généraux arrivent à la célébrité par deux moyens différents. Les uns ont opéré de grandes choses avec des troupes déjà bien réglées et bien disciplinées. Tels sont la plupart des généraux romains et tous les généraux qui n'ont d'autre soin à prendre que d'y maintenir l'ordre, la discipline, et de la gouverner avec sagesse. Les autres ont eu non seulement à vaincre l'ennemi, mais, avant de hasarder le combat, ils ont dû former leur armée, l'exercer et la discipliner ; et ils méritent, sans contredit, plus de gloire que ceux qui ont fait de grandes actions avec des armées déjà toutes formées. [...] Il ne suffit donc pas aujourd'hui, en Italie, de savoir commander une armée toute formée, il faut être en état de la créer avant d'entreprendre de la conduire. Mais ce succès n'est possible qu'aux souverains qui ont un État étendu et des sujets nombreux, et non pas à moi qui n'ai jamais commandé d'armée, et qui ne puis jamais avoir sous mes ordres que des soldats soumis à une puissance étrangère et indépendante de ma volonté. Et je vous laisse à penser si c'est parmi de pareils hommes qu'on peut introduire une discipline telle que je vous l'ai proposée. Où sont les soldats qui consentiraient aujourd'hui à porter d'autres armes que les armes ordinaires et, outre leurs armes, des vivres pour deux ou trois jours, et des instruments de pionniers ? Où sont ceux qui manieraient la pioche et resteraient tous les jours deux ou trois heures sous les armes, occupés de tous les exercices qui doivent les mettre en état de soutenir l'attaque l'ennemi ? Qui pourrait les désaccoutumer de leurs débauches, de leurs jeux, de leurs blasphèmes et de leur insolence ? Qui pourrait les assujettir à une telle discipline, et faire naître en eux un tel sentiment de respect et d'obéissance, qu'un arbre chargé de fruits serait conservé intact au milieu du camp, ainsi qu'on l'a vu plusieurs fois dans les armées anciennes ? Comment parviendrai-je à m'en faire respecter, aimer, ou craindre, lorsque, après la guerre, ils ne doivent plus avoir avec moi le moindre rapport ? De quoi leur ferai-je honte, lorsqu'ils sont nés et élevés sans aucune idée de l'honneur ? Pourquoi me respecteraient-ils, puisqu'ils ne me connaissent pas ? Par quel Dieu ou par quel saint les ferais-je jurer ? Est-ce par ceux qu'ils adorent ou par ceux qu'ils blasphèment ? J'ignore s'il y en a quelques-uns qu'ils adorent, mais je sais bien qu'ils les blasphèment tous. Comment voulez-vous que je compte sur des promesses dont ils ont pris à témoin des êtres qu'ils méprisent ? Et lorsque, enfin, ils méprisent Dieu même, respecteront-ils les hommes ? Quelles institutions salutaires pouvez-vous donc espérer dans un pareil état de choses ? [...] Au reste, ce ne sont pas les peuples d'Italie qu'il faut ici accuser, mais seulement leurs souverains qui, d'ailleurs, en ont été sévèrement châtiés, et ont porté la juste peine de leur ignorance en perdant ignominieusement leurs États sans avoir donné la plus faible marque de vertu. Voulez-vous vous assurer de la vérité de tout ce que j'avance ? Repassez dans votre esprit toutes les guerres qui ont eu lieu en Italie, depuis l'invasion de Charles VIII jusqu'à nos jours. La guerre, ordinairement, rend les peuples plus braves et plus recommandables ; mais chez nous, plus elle a été active et sanglante, plus elle a fait mépriser nos troupes et nos généraux. Quelle est la cause de ces désastres ? c'est que nos institutions militaires étaient et sont encore détestables, et que personne n'a su adopter celles récemment établies chez d'autres peuples. Jamais on ne rendra quelque lustre aux armes italiennes que par les moyens que j'ai proposés, et par la volonté des principaux souverains d'Italie ; car pour établir une pareille discipline, il faut avoir des hommes simples, grossiers et soumis à vos lois, et non pas des débauchés, des vagabonds et des étrangers. Jamais un bon sculpteur n'essaiera de faire une belle statue d'une mauvaise ébauche, il lui faut un marbre brut. Nos souverains d'Italie, avant qu'ils eussent ressenti les effets des guerres ultramontaines, s'imaginaient qu'il suffisait à un prince de savoir écrire une belle lettre, arranger une réponse artificieuse, montrer dans ses discours de la subtilité et de la pénétration, et préparer habilement une perfidie ; couverts d'or et de pierreries, ils voulaient surpasser tous les mortels par le luxe de leur table et de leur lit ; environnés de débauche, au sein d'une honteuse oisiveté, gouvernant leurs sujets avec orgueil et avarice, ils n'accordaient qu'à la faveur les grades de l'armée, dédaignaient tout homme qui aurait osé leur donner un conseil salutaire, et prétendaient que leurs moindres paroles fussent regardées comme des oracles. Ils ne sentaient pas, les malheureux, qu'ils ne faisaient que se préparer à devenir la proie du premier assaillant. De là vinrent, en 1494, les terreurs subites, les fuites précipitées, et les plus miraculeuses défaites. C'est ainsi que les trois plus puissants États d'Italie ont été plusieurs fois saccagés et livrés au pillage. Mais ce qu'il y a de plus déplorable c'est que nos princes actuels vivent dans les mêmes désordres et persistent dans les mêmes erreurs. Ils ne songent pas que chez les Anciens, tout prince, jaloux de maintenir son autorité, pratiquait avec soin toutes les règles que je viens de prescrire et se montrait constamment appliqué à endurcir son corps contre les fatigues, et fortifier son âme contre les dangers. Alexandre, César et tous les grands hommes de ces temps-là combattaient toujours aux premiers rangs, marchaient à pied, chargés de leurs armes, et n'abandonnaient leur empire qu'avec la vie, voulant également vivre et mourir avec honneur. On pouvait peut-être réprouver en quelques-uns d'eux une trop grande ardeur de dominer, mais jamais on ne leur reprocha nulle mollesse, ni rien de ce qui énerve et dégrade l'humanité. Si nos princes pouvaient s'instruire et se pénétrer de pareils exemples, ils prendraient, sans aucun doute, une autre manière de vivre, et changeraient certainement ainsi la fortune de leurs États. [...] |