MATÉRIALISTES 

Lucrèce

 

Texte fondateur

Date inconnue

Le Clinamen

SOMMAIRE

Atomes et clinamen

Contre les causes finales (C'est l'organe qui crée l'usage)

Fortuite formation des mondes

L'âme est corporelle

Les simulacres

Atomes et clinamen [1]

[2,210] Le soleil lui-même, du faîte élevé d'où il répand sa chaleur en tous sens, sème dans nos champs ses lumières. C'est donc que vers la terre aussi tendent ses feux. Tu vois encore comme la foudre obliquement cingle les chutes de pluie ; partis de points divers, émergeant des nuages avec violence, les éclairs s'élancent, et c'est souvent sur la terre que tombe le trait enflammé. Voici encore, en cette matière, ce que je veux te faire connaître. Les atomes descendent bien en droite ligne dans le vide, entraînés par leur pesanteur ; mais il leur arrive, on ne saurait dire où ni quand, de s'écarter un peu de la verticale, [2,220] si peu qu'à peine peut-on parler de déclinaison. Sans cet écart, tous, comme des gouttes de pluie, ne cesseraient de tomber à travers le vide immense ; il n'y aurait point lieu à rencontres, à chocs, et jamais la nature n'eût pu rien créer.

Si l'on pense que de ces atomes, les plus lourds, emportés plus vite en ligne droite à travers le vide, tombent d'en haut sur les plus légers et produisent ainsi des chocs d'où résultent les mouvements générateurs, on se fourvoie bien loin de la vérité. [2,230] Ce qui tombe dans l'eau ou dans l'air doit sans doute accélérer sa chute en proportion de sa pesanteur, parce que les éléments de l'eau et ceux de l'air subtil ne peuvent opposer même résistance à tous les corps et cèdent plus vite à la pression des plus pesants. Mais à aucun corps, en nul point, dans nul moment, le vide ne peut cesser, comme le veut sa nature, de céder. Aussi tous les atomes doivent, à travers le vide inerte, être emportés d'une vitesse égale, malgré l'inégalité de leurs pesanteurs [2].

[2,240] Jamais donc sur les plus légers ne tomberont les plus lourds, ni ne produiront d'eux-mêmes, avec des chocs, les mouvements divers au moyen desquels peut opérer la nature. C'est pourquoi, je le répète, il faut que les atomes s'écartent un peu de la verticale, mais à peine, et le moins possible. N'ayons pas l'air de leur prêter des mouvements obliques, que démentirait la réalité. C'est en effet une chose manifeste et dont l'oeil nous instruit, que les corps pesants ne peuvent d'eux-mêmes se diriger obliquement lorsqu'ils tombent, cela est visible à chacun, mais que rien ne dévie en quoi que ce soit [2,250] de la verticale, qui serait capable de s'en rendre compte ? Enfin, si tous les mouvements sont enchaînés dans la nature, si toujours d'un premier naît un second suivant un ordre rigoureux ; si, par leur déclinaison, les atomes ne provoquent pas un mouvement qui rompe les lois de la fatalité et qui empêche que les causes ne se succèdent à l'infini ; d'où vient donc cette liberté accordée sur terre aux êtres vivants, d'où vient, dis-je, cette libre faculté arrachée au destin, qui nous fait aller partout où la volonté nous mène ?

Nos mouvements peuvent changer de direction sans être déterminés par le temps [2,260] ni par le lieu, mais selon que nous inspire notre esprit lui-même. Car, sans aucun doute, de tels actes ont leur principe dans notre volonté et c'est de là que le mouvement se répand dans les membres. Ne vois-tu pas qu'au moment où s'ouvre la barrière, les chevaux ne peuvent s'élancer aussi vite que le voudrait leur esprit lui-même ? Il faut que de tout leur corps s'anime la masse de la matière, qui impétueusement portée dans tout l'organisme, s'unisse au désir et en suive l'élan. Tu le vois donc, c'est dans le coeur que le mouvement a son principe ; [2,270] c'est de la volonté de l'esprit qu'il procède d'abord, pour se communiquer de là à tout l'ensemble du corps et des membres. Rien de semblable ne se passe, quand un choc nous atteint et que la violence d'une force étrangère nous fait avancer. En ce cas, en effet, toute la masse matérielle de notre corps se trouve évidemment entraînée, emportée malgré nous et n'est enfin arrêtée dans tous nos membres que par le frein de la volonté. Tu vois maintenant qu'en dépit de la force étrangère qui souvent nous oblige à marcher malgré nous-mêmes, nous emporte et nous précipite, il y a pourtant en nous [2,280] quelque chose capable de combattre et de résister. C'est ce quelque chose dont les ordres meuvent la masse de la matière dans notre corps, dans nos membres, la refrènent dans son élan et la ramènent en arrière pour le repos.

C'est pourquoi aux atomes aussi nous devons reconnaître la même propriété : eux aussi ont une autre cause de mouvement que les chocs et la pesanteur, une cause d'où provient le pouvoir inné de la volonté, puisque nous voyons que rien de rien ne peut naître [3]. La pesanteur, en effet, s'oppose à ce que tout se fasse par des chocs, c'est-à-dire par une force extérieure. Mais il faut encore que l'esprit ne porte pas en soi [2,290] une nécessité intérieure qui le contraigne dans tous ses actes, il faut qu'il échappe à cette tyrannie et ne se trouve pas réduit à la passivité : or, tel est l'effet d'une légère déviation [4] des atomes, dans des lieux et des temps non déterminés.

La masse de la matière n'a jamais été plus condensée ni plus éparse qu'aujourd'hui, car rien ne s'y ajoute comme rien ne s'en distrait. Aussi le mouvement des atomes est-il le même qu'il a toujours été, le même qui les emportera dans la suite des temps ; [2,300] et ce qu'ils ont pris coutume de produire sera produit à nouveau dans des conditions pareilles, vivra, grandira, montrera sa vigueur suivant la part assignée à chacun par les lois de la nature. Et point de force capable de modifier l'ensemble des choses ; car il n'y a pas d'endroit, hors de l'univers, où puisse s'enfuir en échappant au tout immense aucun élément de la matière, pas d'endroit d'où une force inconnue pourrait fondre subitement sur le tout, de façon à changer l'ordre de la nature et à déranger ses mouvements.

Contre les causes finales [5]
(C'est l'organe qui crée l'usage)

[4.825] Ne va pas croire que la clairvoyance des yeux a été créée pour nous permettre de voir au loin ; ce n'est pas pour nous permettre de faire de grandes enjambées que l'extrémité des jambes et des cuisses s'appuie et s'articule sur les pieds ; les bras, avec la solide attache de l'épaule, les mains, toutes deux nos servantes, ne nous ont point été donnés pour subvenir à nos besoins. Toutes les interprétations de ce genre renversent le rapport rationnel des choses et mettent la cause après l'effet. Aucun organe du corps n'a été créé pour notre usage : mais c'est l'organe qui crée l'usage.

Fortuite formation des mondes [6]

[5.419] Car ce n'est certes point par réflexion, ni sous l'empire d'une pensée intelligente, que les atomes ont su occuper leur place ; ils n'ont pas concerté entre eux leurs mouvements. Mais comme ils sont innombrables et mus de mille manières, soumis pendant l'éternité à des impulsions étrangères, et qu'emportés par leur propre poids ils s'abordent et s'unissent de toutes façons, pour faire incessamment l'essai de tout ce que peuvent engendrer leurs combinaisons, il est arrivé qu'après avoir erré durant des siècles, tenté unions et mouvements à l'infini, ils ont abouti enfin aux soudaines formations massives d'où tirèrent leur origine ces grands aspects de la vie : la terre, la mer, le ciel, les espèces animales.

L'âme est corporelle [7]

[3.94] Ce que je dirai tout d'abord, c'est que l'esprit ou, comme nous l'appelons souvent, la pensée, conseil et gouvernement de notre vie, est une partie de l'homme non moins réellement que la main, le pied et les yeux sont des parties de tout l'être vivant.

[3.130] Et puisque nous avons découvert que l'esprit et l'âme sont une partie du corps, [...], je dis maintenant que l'esprit et l'âme se tiennent étroitement unis et ne forment ensemble qu'une même substance ; toutefois ce qui est la tête et comme le dominateur de tout le corps, c'est ce conseil que nous appelons esprit et pensée ; lui, il se tient au centre de la poitrine. C'est là en effet que bondissent l'effroi et la peur, c'est là que la joie palpite doucement, c'est donc là le siège de l'esprit et de la pensée. L'autre partie, l'âme, répandue par tout le corps, obéit à la volonté de l'esprit et se meut sous son impulsion. L'esprit a le privilège de penser par lui-même et pour lui, et aussi de se réjouir en soi, dans le moment où l'âme et le corps n'éprouvent aucune impression. Et de même que la tête ou l'oeil peuvent éprouver une douleur particulière sans que le corps entier s'en trouve affecté, de même l'esprit peut être seul à souffrir ou à s'animer de joie pendant que le reste de l'âme disséminée à travers nos membres ne ressent plus aucune émotion. Mais une crainte particulièrement violente vient-elle à s'abattre sur l'esprit, nous voyons l'âme entière y prendre part dans nos membres : la sueur alors et la pâleur se répandent sur tout le corps, la langue bégaye, la voix s'éteint, la vue se trouble, les oreilles tintent, les membres défaillent, au point qu'à cette terreur de l'esprit nous voyons souvent des hommes succomber. En faut-il plus pour montrer que l'âme est unie intimement à l'esprit ? Une fois que l'esprit l'a violemment [3.160] heurtée, elle frappe à son tour le corps et l'ébranle. Les mêmes raisons avertissent que l'esprit et l'âme sont de nature corporelle : car s'ils portent nos membres en avant, arrachent notre corps au sommeil, nous font changer de visage, dirigent et gouvernent tout le corps humain, comme rien de tout cela ne peut se produire sans contact, ni le contact s'effectuer sans corps, ne devons-nous pas reconnaître la nature corporelle de l'esprit et de l'âme ? Au reste l'esprit souffre avec le corps et en partage les sensations, tu le sais.

[3.269] C'est ainsi que la chaleur, l'air et le pouvoir invisible du souffle composent par leur mélange une seule substance, et aussi cette force mobile, initiatrice du mouvement distribué par lequel s'engendrent dans nos organes les mouvements sensitifs. Cette quatrième substance se trouve dissimulée, cachée, enfouie en nous ; rien n'est enfoncé plus intimement dans notre corps ; elle constitue vraiment l'âme de notre âme.

[3.324] L'âme ainsi faite est enveloppée dans le corps tout entier, elle en est la gardienne, elle en assure le salut, car tous deux tiennent à des racines qui les unissent et l'on ne peut les séparer sans les détruire. Aux grains d'encens arracherait-on leur parfum sans que la substance n'en périsse ? La substance de l'esprit et de l'âme ne saurait être soustraite au corps sans que l'ensemble se dissolve. Leurs principes se trouvent dès l'origine si enchevêtrés entre eux qu'ils leur font un destin commun. Il ne semble pas que chacun puisse se passer du secours de l'autre, corps et âme n'ont pas le pouvoir de sentir isolément ; c'est leur réunion et la communauté de leurs mouvements qui allument en nous et entretiennent en tous nos organes la flamme de sensibilité.

Les simulacres [8]

[4.48] Ma thèse est donc que la surface des corps émet des figures et images subtiles, auxquelles nous pourrions donner le nom de membranes ou d'écorces, puisqu'elles ont la même forme et le même aspect que les corps, quels qu'ils soient, dont elles émanent pour errer dans l'espace. [...] il existe un grand nombre de corps qui mettent à la portée de nos sens leurs émanations : les unes se détachent pour s'évanouir en tous sens, comme la fumée du bois vert ou la chaleur du feu ; les autres sont d'une contexture plus serrée, comme les rondes tuniques que les cigales déposent à l'été, comme la membrane dont se débarrassent les veaux naissants ou la robe que le serpent abandonne en glissant au milieu des ronces : nous voyons souvent cette dépouille flottante suspendue aux buissons. Puisque de telles métamorphoses se produisent, il faut croire aussi à ces images impalpables qui se détachent de la surface des corps.

[4.65] Pourquoi en effet certaines émanations seraient-elles possibles et non pas d'autres plus subtiles ? On ne saurait répondre. Songeons surtout qu'une multitude de corpuscules imperceptibles, qui se trouvent à la surface des corps, peuvent s'évader sans perdre leur structure, sans changer leur figure première, et d'autant plus rapidement que peu d'entre eux ont des obstacles à redouter sur leur route, et qu'ils sont placés au premier plan.

[4.73] Il est certain que nous voyons nombre de particules se détacher non seulement du plus profond des corps, comme je l'ai dit auparavant, mais de leur surface même, comme il arrive pour les couleurs. Vois notamment l'effet produit par les voiles jaunes, rouges et verts tendus au-dessus de nos vastes théâtres et qui flottent et ondulent entre les mâts et les poutres. Le public assemblé, le décor de la scène, les rangs des sénateurs, des matrones et les statues des dieux, tout cela se colore des reflets qui flottent avec eux. Et plus le théâtre est étroit et élevé, plus aussi tous les objets s'égayent à ces couleurs dans la lumière raréfiée. Or si des éléments colorés se détachent de ces toiles, n'est-ce pas tout objet qui doit émettre de subtiles images, puisqu'il s'agit toujours d'émanations superficielles ? Voilà donc bien les simulacres qui voltigent dans l'air sous une forme si impalpable que l'oeil ne saurait en distinguer les éléments.

[1] Lucrèce, De la nature des choses (De natura rerum), Livre II, Classiques Garnier (non daté), traduction Henri Clouard.

[2] [ Texte précurseur de la loi de la chute des corps de Galilée (1564-1642) :
« En un même lieu et pour tous les corps, l'accroissement de la vitesse en fonction du temps est constant », e = vt ]

[3] [ Texte précurseur de la loi de conservation de l'énergie de Lavoisier (1743-1794) :
« Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. » ]

[4] [ légère déviation : du latin, clinamen ]

[5] Épicure, De la nature des choses (De natura rerum), Livre IV.
Extrait de Paul Nizan, Démocrite, Épicure, Lucrèce, les matérialistes de l'Antiquité, Éditions Arléa © 1991, p. 73.

[6] Lucrèce, De la nature des choses (De natura rerum), Livre V, Classiques Garnier (non daté), traduction Henri Clouard.

[7] Ibid., Livre III.

[8] Ibid., Livre IV.

Philo5
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