STRUCTURALISME 

Claude Lévi-Strauss

 

Texte fondateur

1949-1955 et 1958

Structure culturelle

SOMMAIRE

Définition de structuralisme

Sentiment religieux

Systèmes culturels

Structure et modèle

Structuralisme et phonologie

Structures de communication

Théorie de l'alliance

Le langage

Ampleur du langage

Le mythe

La pensée mythique est bricolage

Ethnologie et humanisme

Définition de structuralisme[1]

Sentiment religieux[2]

Systèmes culturels[3]

L'ensemble des coutumes d'un peuple est toujours marqué par un style ; elles forment des systèmes. Je suis persuadé que ces systèmes n'existent pas en nombre illimité, et que les sociétés humaines comme les individus — dans leurs jeux, leurs rêves ou leurs délires — ne créent jamais de façon absolue, mais se bornent à choisir certaines combinaisons dans un répertoire idéal qu'il serait possible de reconstituer. En faisant l'inventaire de toutes les coutumes observées, de toutes celles imaginées dans les mythes, celles aussi évoquées dans les jeux des enfants et des adultes, les rêves des individus sains ou malades et les conduites psycho-pathologiques, on parviendrait à dresser une sorte de tableau périodique comme celui des éléments chimiques, où toutes les coutumes réelles ou simplement possibles apparaîtraient groupées en familles, et où nous n'aurions plus qu'à reconnaître celles que les sociétés ont effectivement adoptées.

Structure et modèle[4]

Le principe fondamental est que la notion de structure sociale ne se rapporte pas à la réalité empirique, mais aux modèles construits d'après celle-ci. Ainsi apparaît la différence entre deux notions si voisines qu'on les a souvent confondues, je veux dire celle de structure sociale et celle de relations sociales. Les relations sociales sont la matière première employée pour la construction des modèles qui rendent manifeste la structure sociale elle-même. En aucun cas celle-ci ne saurait donc être ramenée à l'ensemble des relations sociales, observables dans une société donnée. Les recherches de structure ne revendiquent pas un domaine propre, parmi les faits de société ; elles constituent plutôt une méthode susceptible d'être appliquée à divers problèmes ethnologiques, et elles s'apparentent à des formes d'analyse structurale en usage dans des domaines différents.

Il s'agit alors de savoir en quoi consistent ces modèles qui sont l'objet propre des analyses structurales. Le problème ne relève pas de l'ethnologie, mais de l'épistémologie, car les définitions suivantes n'empruntent rien à la matière première de nos travaux. Nous pensons en effet que pour mériter le nom de structure, des modèles doivent exclusivement satisfaire à quatre conditions.

En premier lieu, une structure offre un caractère de système. Elle consiste en éléments tels qu'une modification quelconque de l'un d'eux entraîne une modification de tous les autres.

En second lieu, tout modèle appartient à un groupe de transformations dont chacune correspond à un modèle de même famille, si bien que l'ensemble de ces transformations constitue un groupe de modèles.

Troisièmement, les propriétés indiquées ci-dessus permettent de prévoir de quelle façon réagira le modèle, en cas de modification d'un de ses éléments.

Enfin, le modèle doit être construit de telle façon que son fonctionnement puisse rendre compte de tous les faits observés.

Structuralisme et phonologie[5]

La phonologie ne peut manquer de jouer, vis-à-vis des sciences sociales, le même rôle rénovateur que la physique nucléaire, par exemple, a joué pour l'ensemble des sciences exactes. En quoi consiste cette révolution, quand nous essayons de l'envisager dans ses implications les plus générales ? C'est l'illustre maître de la phonologie, N. Troubetzkoy qui nous fournira la réponse à cette question. Dans un article-programme[6] il ramène, en somme, la méthode phonologique à quatre démarches fondamentales : en premier lieu, la phonologie passe de l'étude des phénomènes linguistiques conscients à celle de leur infrastructure inconsciente ; elle refuse de traiter les termes comme des entités indépendantes, prenant au contraire comme base de son analyse les relations entre les termes ; elle introduit la notion de système : « La phonologie actuelle ne se borne pas à déclarer que les phonèmes sont toujours membres d'un système, elle montre des systèmes phonologiques concrets et met en évidence leur structure[7] » ; enfin elle vise à la découverte de lois générales soit trouvées par induction, « soit... déduites logiquement, ce qui leur donne un caractère absolu[8] ».

Ainsi, pour la première fois, une science sociale parvient à formuler des relations nécessaires. Tel est le sens de cette dernière phrase de Troubetzkoy, tandis que les règles précédentes montrent comment la linguistique doit s'y prendre pour parvenir à ce résultat. Il ne nous appartient pas de montrer ici que les prétentions de Troubetzkoy sont justifiées ; la grande majorité des linguistes modernes semble suffisamment d'accord sur ce point. Mais quand un événement de cette importance prend place dans l'une des sciences de l'homme, il est non seulement permis aux représentants des disciplines voisines, mais requis d'eux, de vérifier immédiatement ses conséquences, et son application possible à des faits d'un autre ordre.

Structures de communication[9]

Une société est faite d'individus et de groupes qui communiquent entre eux. Cependant, la présence ou l'absence de communication ne saurait être définie de manière absolue. La communication ne cesse pas aux frontières de la société. Plutôt que de frontières rigides, il s'agit de seuils, marqués par un affaiblissement ou une déformation de la communication, et où, sans disparaître, celle-ci passe par un niveau minimum. Cette situation est suffisamment significative pour que la population (au-dehors comme au-dedans) en prenne conscience. La délimitation d'une société n'implique pourtant pas que cette conscience soit claire, condition réalisée seulement dans des cas de précision et de stabilité suffisantes.

Dans toute société, la communication s'opère au moins à trois niveaux : communication des femmes ; communication des biens et des services ; communication des messages. Par conséquent, l'étude du système de parenté, celle du système économique et celle du système linguistique offrent certaines analogies. Toutes trois relèvent de la même méthode ; elles diffèrent seulement par le niveau stratégique où chacune choisit de se situer au sein d'un univers commun. On pourrait même ajouter que les règles de parenté et de mariage définissent un quatrième type de communication : celui des gènes entre les phénotypes. La culture ne consiste donc pas exclusivement en formes de communication qui lui appartiennent en propre (comme le langage), mais aussi — et peut-être surtout   en règles applicables à toutes sortes de « jeux de communication », que ceux-ci se déroulent sur le plan de la nature ou sur celui de la culture.

Théorie de l'alliance[10]

La prohibition de l'usage sexuel de la fille ou de la soeur contraint à la donner en mariage à un autre homme, et, en même temps, elle crée un droit sur la fille ou sur la soeur de cet autre homme. Ainsi, toutes les stipulations négatives de la prohibition ont-elles une contrepartie positive. La défense équivaut à une obligation : et la renonciation ouvre la voie à une revendication.

Le langage[11]

Le langage est donc un phénomène social, qui constitue un objet indépendant de l'observateur, et pour lequel on possède de longues séries statistiques. Double raison pour le considérer comme apte à satisfaire les exigences du mathématicien, telles que Wiener les a formulées.

De nombreux problèmes linguistiques relèvent des modernes machines à calculer. Si l'on connaissait la structure phonologique d'une langue quelconque et les règles qui président au groupement des consonnes et des voyelles, une machine dresserait facilement la liste des combinaisons de phonèmes formant les mots de n syllabes, existant dans le vocabulaire, et de toutes les autres combinaisons qui sont compatibles avec la structure de la langue, telle qu'elle aurait été définie préalablement. Une machine recevant les équations déterminant les divers types de structures connues en phonologie, le répertoire des sons que l'appareil phonateur de l'homme peut émettre, et les plus petits seuils différentiels entre ces sons, déterminés préalablement par des méthodes psycho-physiologiques (sur la base d'un inventaire et d'une analyse des phonèmes les plus rapprochés), pourrait fournir un tableau exhaustif des structures phonologiques à n oppositions (n pouvant être fixé aussi grand qu'on voudrait). Ainsi obtiendrait-on une sorte de tableau périodique des structures linguistiques, comparable à celui des éléments dont la chimie moderne est redevable à Mendeleïev. Nous n'aurions plus alors qu'à repérer dans le tableau l'emplacement des langues déjà étudiées, à marquer la position, et les relations aux autres langues, de celles dont l'étude directe est encore insuffisante pour nous en donner une connaissance théorique, et même à découvrir l'emplacement de langues disparues, futures, ou simplement possibles.

[...]

J'ai appliqué une méthode analogue à l'étude de l'organisation sociale, et surtout des règles du mariage et des systèmes de parenté. Ainsi a-t-il été possible d'établir que l'ensemble des règles de mariage observables dans les sociétés humaines ne doivent pas être classées — comme on le fait généralement — en catégories hétérogènes et diversement intitulées : prohibition de l'inceste, types de mariages préférentiels, etc. Elles représentent toutes autant de façons d'assurer la circulation des femmes au sein du groupe social, c'est-à-dire de remplacer un système de relations consanguines, d'origine biologique, par un système sociologique d'alliance. Cette hypothèse de travail une fois formulée, on n'aurait plus qu'à entreprendre l'étude mathématique de tous les types d'échange concevables entre n partenaires pour en déduire les règles de mariage à l'oeuvre dans les sociétés existantes. Du même coup, on en découvrirait d'autres, correspondant à des sociétés possibles. Enfin on comprendrait leur fonction, leur mode d'opération, et la relation entre des formes différentes.

Or, l'hypothèse initiale a été confirmée par la démonstration — obtenue de façon purement déductive — que tous les mécanismes de réciprocité connus de l'anthropologie classique (c'est-à-dire ceux fondés sur l'organisation dualiste et le mariage par échange entre des partenaires au nombre de 2, ou d'un multiple de 2) constituent des cas particuliers d'une forme de réciprocité plus générale, entre un nombre quelconque de partenaires. Cette forme générale de réciprocité était restée dans l'ombre, parce que les partenaires ne se donnent pas les uns aux autres (et ne reçoivent pas les uns des autres) : on ne reçoit pas de celui à qui l'on donne ; on ne donne pas à celui de qui l'on reçoit. Chacun donne à un partenaire et reçoit d'un autre, au sein d'un cycle de réciprocité qui fonctionne dans un seul sens.

Ce genre de structure, aussi important que le système dualiste, avait été parfois observé et décrit. Mis en éveil par les conclusions de l'analyse théorique, nous avons rassemblé et compilé les documents épars qui montrent la considérable extension du système. En même temps, nous avons pu interpréter les caractères communs à un grand nombre de règles du mariage : ainsi la préférence pour les cousins croisés bilatéraux, ou pour un type unilatéral, tantôt en ligne paternelle, tantôt en ligne maternelle. Des usages inintelligibles aux ethnologues sont devenus clairs, dès qu'on les a ramenés à des modalités diverses des lois d'échange. Celles-ci ont pu, à leur tour, être réduites à certaines relations fondamentales entre le mode de résidence et le mode de filiation.

Toute la démonstration dont on a rappelé ci-dessus les articulations principales, a pu être menée à bien à une condition : considérer les règles du mariage et les systèmes de parenté comme une sorte de langage, c'est-à-dire un ensemble d'opérations destinées à assurer, entre les individus et les groupes, un certain type de communication. Que le « message » soit ici constitué par les femmes du groupe qui circulent entre les clans, lignées ou familles (et non, comme dans le langage lui-même, par les mots du groupe circulant entre des individus), n'altère en rien l'identité du phénomène considéré dans les deux cas.

Est-il possible d'aller plus loin ? En élargissant la notion de communication pour y inclure l'exogamie et les règles qui découlent de la prohibition de l'inceste, nous pouvons jeter en retour quelques clartés sur un problème toujours mystérieux : celui de l'origine du langage. Comparées au langage, les règles du mariage forment un système complexe du même type que celui-ci, mais plus grossier et où bon nombre de traits archaïques, communs à l'un et à l'autre, se trouvent sans doute préservés. Nous reconnaissons tous que les mots sont des signes, mais les poètes restent, parmi nous, les derniers à savoir que les mots ont été aussi des valeurs. En revanche, le groupe social considère les femmes comme des valeurs d'un type essentiel, mais nous avons du mal à comprendre que ces valeurs puissent s'intégrer dans des systèmes significatifs, qualité que nous commençons à peine à attribuer aux systèmes de parenté. Cette équivoque ressort plaisamment d'une critique qui a été parfois adressée aux Structures élémentaires de la parenté : « livre antiféministe » ont dit certains, parce que les femmes y sont traitées comme des objets. On peut être légitimement surpris de voir assigner aux femmes le rôle d'éléments dans un système de signes. Prenons garde, pourtant, que si les mots et les phonèmes ont perdu (d'ailleurs de façon plus apparente que réelle) leur caractère de valeurs et sont devenus de simples signes, la même évolution ne saurait intégralement se reproduire en ce qui concerne les femmes. À l'inverse des femmes, les mots ne parlent pas. En même temps que des signes, celles-ci sont des producteurs de signes ; comme tels, elles ne peuvent se réduire à l'état de symboles ou de jetons.

Mais cette difficulté théorique comporte aussi un avantage. La position ambiguë des femmes, dans ce système de communication entre hommes, en quoi consistent les règles du mariage et le vocabulaire de parenté, offre une image grossière, mais utilisable, du type de rapports que les hommes ont pu, il y a bien longtemps, entretenir avec les mots. Par ce détour, nous accéderions donc à un état qui reflète approximativement certains aspects psychologiques et sociologiques caractéristiques des débuts du langage. Comme dans le cas des femmes, l'impulsion originelle qui a contraint les hommes à « échanger » des paroles ne doit-elle pas être recherchée dans une représentation dédoublée, résultant elle-même de la fonction symbolique faisant sa première apparition ? Dès qu'un objet sonore est appréhendé comme offrant une valeur immédiate, à la fois pour celui qui parle et celui qui entend, il acquiert une nature contradictoire dont la neutralisation n'est possible que par cet échange de valeurs complémentaires, à quoi toute la vie sociale se réduit.

Ampleur du langage[12]

Notre civilisation traite le langage d'une façon qu'on pourrait qualifier d'immodérée : nous parlons à tout propos, tout prétexte nous est bon pour nous exprimer, interroger, commenter... Cette manière d'abuser du langage n'est pas universelle ; elle n'est même pas fréquente. La plupart des cultures que nous appelons primitives usent du langage avec parcimonie ; on n'y parle pas n'importe quand et à propos de n'importe quoi. Les manifestations verbales y sont souvent limitées à des circonstances prescrites, en dehors desquelles on ménage les mots.

Le mythe[13]

Reconnaissons plutôt que l'étude des mythes nous amène à des constatations contradictoires. Tout peut arriver dans un mythe ; il semble que la succession des événements n'y soit subordonnée à aucune règle de logique ou de continuité. Tout sujet peut avoir un quelconque prédicat ; toute relation concevable est possible. Pourtant, ces mythes, en apparence arbitraires, se reproduisent avec les mêmes caractères, et souvent les mêmes détails, dans diverses régions du monde. D'où le problème : si le contenu du mythe est entièrement contingent, comment comprendre que, d'un bout à l'autre de la terre, les mythes se ressemblent tellement ? C'est seulement à la condition de prendre conscience de cette antinomie fondamentale, qui relève de la nature du mythe, qu'on peut espérer la résoudre. En effet, cette contradiction ressemble à celle qu'ont découverte les premiers philosophes qui se sont intéressés au langage, et, pour que la linguistique pût se constituer comme science, il fallut d'abord que cette hypothèque fût levée. Les anciens philosophes raisonnaient sur le langage comme nous faisons toujours sur la mythologie. Ils constataient que dans chaque langue, certains groupes de sons correspondaient à des sens déterminés, et ils cherchaient désespérément à comprendre quelle nécessité interne unissait ces sens et ces sons. L'entreprise était vaine, puisque les mêmes sons se retrouvent dans d'autres langues, mais liés à des sens différents. Aussi la contradiction ne fut-elle résolue que le jour où on s'aperçut que la fonction significative de la langue n'est pas directement liée aux sons eux-mêmes, mais à la manière dont les sons se trouvent combinés entre eux.

[...]

Il ne suffit pas d'inviter le mythologue à comparer la situation incertaine qui est la sienne avec celle du linguiste à l'époque préscientifique. Car nous risquerions fort, si nous nous en tenions là, de tomber d'une difficulté dans une autre. Rapprocher le mythe du langage ne résout rien : le mythe fait partie intégrante de la langue ; c'est par la parole qu'on le connaît, il relève du discours. Si nous voulons rendre compte des caractères spécifiques de la pensée mythique, nous devrons donc établir que le mythe est simultanément dans le langage, et au-delà. Cette nouvelle difficulté n'est pas, elle non plus, étrangère au linguiste : le langage n'englobe-t-il pas lui-même des niveaux différents ? En distinguant entre la langue et la parole, Saussure a montré que le langage offrait deux aspects complémentaires : l'un structural, l'autre statistique ; la langue appartient au domaine d'un temps réversible, et la parole, à celui d'un temps irréversible. S'il est déjà possible d'isoler ces deux niveaux dans le langage, rien n'exclut que nous puissions en définir un troisième.

On vient de distinguer la langue et la parole au moyen des systèmes temporels auxquels elles se réfèrent l'une et l'autre. Or, le mythe se définit aussi par un système temporel, qui combine les propriétés des deux autres. Un mythe se rapporte toujours à des événements passés : « avant la création du monde », ou « pendant les premiers âges », en tout cas « il y a longtemps ». Mais la valeur intrinsèque attribuée au mythe provient de ce que les événements, censés se dérouler à un moment du temps, forment aussi une structure permanente. Celle-ci se rapporte simultanément au passé, au présent et au futur. Une comparaison aidera à préciser cette ambiguïté fondamentale. Rien ne ressemble plus à la pensée mythique que l'idéologie politique. Dans nos sociétés contemporaines, peut-être celle-ci a-t-elle seulement remplacé celle-là. Or, que fait l'historien quand il évoque la Révolution française ? Il se réfère à une suite d'événements passés, dont les conséquences lointaines se font sans doute encore sentir à travers toute une série, non réversible, d'événements intermédiaires. Mais, pour l'homme politique et pour ceux qui l'écoutent, la Révolution française est une réalité d'un autre ordre ; séquence d'événements passés, mais aussi schème doué d'une efficacité permanente, permettant d'interpréter la structure sociale de la France actuelle, les antagonismes qui s'y manifestent et d'entrevoir les linéaments de l'évolution future. Ainsi s'exprime Michelet, penseur politique en même temps qu'historien : « Ce jour-là, tout était possible... L'avenir fut présent... c'est-à-dire, plus de temps, un éclair de l'éternité.[14] » Cette double structure, à la fois historique et anhistorique, explique que le mythe puisse simultanément relever du domaine de la parole (et être analysé en tant que tel) et de celui de la langue (dans laquelle il est formulé) tout en offrant, à un troisième niveau, le même caractère d'objet absolu. Ce troisième niveau possède aussi une nature linguistique, mais il est pourtant distinct des deux autres.

La pensée mythique est bricolage[15]

La réflexion mythique apparaît comme une forme intellectuelle de bricolage. La science tout entière s'est construite sur la distinction du contingent et du nécessaire, qui est aussi celle de l'événement et de la structure. Les qualités qu'à sa naissance elle revendiquait pour siennes étaient précisément celles qui, ne faisant point partie de l'expérience vécue, demeuraient extérieures et comme étrangères aux événements : c'est le sens de la notion de qualités premières. Or, le propre de la pensée mythique, comme du bricolage sur le plan pratique, est d'élaborer des ensembles structurés, non pas directement avec d'autres ensembles structurés, mais en utilisant des résidus et des débris d'événements : odds and ends, dirait l'anglais, ou, en français, des bribes et des morceaux, témoins fossiles de l'histoire d'un individu ou d'une société. En un sens, le rapport entre diachronie et synchronie est donc inversé : la pensée mythique, cette bricoleuse, élabore des structures en agençant des événements, ou plutôt des résidus d'événements, alors que la science, « en marche » du seul fait qu'elle s'instaure, crée, sous forme d'événements, ses moyens et ses résultats, grâce aux structures qu'elle fabrique sans trêve et qui sont ses hypothèses et ses théories. Mais ne nous y trompons pas : il ne s'agit pas de deux stades, ou de deux phases, de l'évolution du savoir, car les deux démarches sont également valides. Déjà, la physique et la chimie aspirent à redevenir qualitatives, c'est-à-dire à rendre compte aussi des qualités secondes qui, quand elles seront expliquées, redeviendront des moyens d'explication ; et peut-être la biologie marque-t-elle le pas en attendant cet accomplissement, pour pouvoir elle-même expliquer la vie. De son côté, la pensée mythique n'est pas seulement la prisonnière d'événements et d'expériences qu'elle dispose et redispose inlassablement pour leur découvrir un sens ; elle est aussi libératrice, par la protestation qu'elle élève contre le non-sens, avec lequel la science s'était d'abord résignée à transiger.

Ethnologie et humanisme[16]

Aucune société n'est parfaite. Toutes comportent par nature une impureté incompatible avec les normes qu'elles proclament, et qui se traduit concrètement par une certaine dose d'injustice, d'insensibilité, de cruauté. Comment évaluer cette dose ? L'enquête ethnographique y parvient. Car, s'il est vrai que la comparaison d'un petit nombre de sociétés les fait apparaître très différentes entre elles, ces différences s'atténuent quand le champ d'investigation s'élargit. On découvre alors qu'aucune société n'est foncièrement bonne ; mais aucune n'est absolument mauvaise. Toutes offrent certains avantages à leurs membres, compte tenu d'un résidu d'iniquité dont l'importance paraît approximativement constante et qui correspond peut-être à une inertie spécifique qui s'oppose, sur le plan de la vie sociale, aux efforts d'organisation.

[...]

L'étude de ces sauvages apporte autre chose que la révélation d'un état de nature utopique ou la découverte de la société parfaite au coeur des forêts ; elle nous aide à bâtir un modèle théorique de la société humaine, qui ne correspond à aucune réalité observable, mais à l'aide duquel nous parviendrons à démêler « ce qu'il y a d'originaire et d'artificiel dans la nature actuelle de l'homme et à bien connaître un état qui n'existe plus, qui peut-être n'a point existé, qui probablement n'existera jamais, et dont il est pourtant nécessaire d'avoir des notions justes pour bien juger de notre état présent ». J'ai déjà cité cette formule pour dégager le sens de mon enquête chez les Nambikwara ; car la pensée de Rousseau, toujours en avance sur son temps, ne dissocie pas la sociologie théorique de l'enquête au laboratoire ou sur le terrain, dont il a compris le besoin. L'homme naturel n'est ni antérieur, ni extérieur à la société. Il nous appartient de retrouver sa forme, immanente à l'état social hors duquel la condition humaine est inconcevable ; donc, de tracer le programme des expériences qui « seraient nécessaires pour parvenir à connaître l'homme naturel » et de déterminer « les moyens de faire ces expériences au sein de la société ».

Mais ce modèle — c'est la solution de Rousseau — est éternel et universel. Les autres sociétés ne sont peut-être pas meilleures que la nôtre ; même si nous sommes enclins à le croire, nous n'avons à notre disposition aucune méthode pour le prouver. À les mieux connaître, nous gagnons pourtant un moyen de nous détacher de la nôtre, non point que celle-ci soit absolument ou seule mauvaise, mais parce que c'est la seule dont nous devions nous affranchir : nous le sommes par état des autres. Nous nous mettons ainsi en mesure d'aborder la deuxième étape qui consiste, sans rien retenir d'aucune société, à les utiliser toutes pour dégager ces principes de la vie sociale qu'il nous sera possible d'appliquer à la réforme de nos propres moeurs, et non de celles des sociétés étrangères : en raison d'un privilège inverse du précédent, c'est la société seule à laquelle nous appartenons que nous sommes en position de transformer sans risquer de la détruire ; car ces changements viennent aussi d'elle, que nous y introduisons.

En plaçant hors du temps et de l'espace le modèle dont nous nous inspirons, nous courons certainement un risque, qui est de sous-évaluer la réalité du progrès. Notre position revient à dire que les hommes ont toujours et partout entrepris la même tâche en s'assignant le même objet, et qu'au cours de leur devenir les moyens seuls ont différé. J'avoue que cette attitude ne m'inquiète pas ; elle semble la mieux conforme aux faits, tels que nous les révèlent l'histoire et l'ethnographie ; et surtout elle me paraît plus féconde. Les zélateurs du progrès s'exposent à méconnaître, par le peu de cas qu'ils en font, les immenses richesses accumulées par l'humanité de part et d'autre de l'étroit sillon sur lequel ils gardent les yeux fixés ; en surestimant l'importance d'efforts passés, ils déprécient tous ceux qu'il nous reste à accomplir. Si les hommes ne se sont jamais attaqués qu'à une besogne, qui est de faire une société vivable, les forces qui ont animé nos lointains ancêtres sont aussi présentes en nous. Rien n'est joué ; nous pouvons tout reprendre. Ce qui fut fait et manqué peut être refait : « L'âge d'or qu'une aveugle superstition avait placé derrière (ou devant) nous, est en nous. » La fraternité humaine acquiert un sens concret en nous présentant, dans la plus pauvre tribu, notre image confirmée et une expérience dont, jointe à tant d'autres, nous pouvons nous assimiler les leçons. Nous retrouverons même à celles-ci une fraîcheur ancienne. Car, sachant que depuis des millénaires, l'homme n'est parvenu qu'à se répéter, nous accéderons à cette noblesse de la pensée qui consiste, par-delà toutes les redites, à donner pour point de départ à nos réflexions la grandeur indéfinissable des commencements.

[1] Claude Lévi-Strauss, interviewé dans son bureau parisien par Bernard Pivot pour l'émission Apostrophes du 4 mai 1984. (Antenne 2, INA © 1984.)

[2] Claude Lévi-Strauss, Entretiens France Inter avec Jacques Chancel, Frémeaux © 2009.

[3] Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Ch. XX, Plon © 1955, Pocket #3009, Plon © 1958, Pocket © 1974, p. 205.

[4] Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Plon © 1958, Pocket © 1974, pp. 331-332.

[5] Ibid., pp. 45-46.

[6] N. Troubetzkoy, La Phonologie actuelle, in : Psychologie du langage, Paris 1933.

[7] Op. cit., p. 243.

[8] Ibid.

[9] Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Plon © 1958, Pocket © 1974, pp. 352-353.

[10] Claude Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, Mouton de Gruyter © 1967, 2e édition, p. 60.

[11] Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Plon © 1958, Pocket © 1974, pp. 72-78.

[12] Ibid., p. 84.

[13] Ibid., pp. 237-240.

[14] Michelet, Histoire de la Révolution française, IV, i.
J'emprunte cette citation à Maurice Merleau-Ponty, les Aventures de la dialectique, Paris, 1955, p. 273.

[15] Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Ch. 1, Plon © 1962, Pocket, pp. 35-36.

[16] Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon © 1955, Pocket #3009, pp. 462, 463, 469-471.

Philo5
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