MÉCANISME 

La Mettrie

 

Texte fondateur

1747

L'Homme est une machine [1]

SOMMAIRE

Âme matérielle

Imagination

Homme-Machine

Ressorts de la machine humaine

L'âme n'est qu'un principe de mouvement

Le bonheur est la seule vertu

La Loi Naturelle punit par le repentir

Âme matérielle

pp. 144-147

Descartes et tous les cartésiens, parmi lesquels il y a longtemps qu'on a compté les malebranchistes, ont fait la même faute. Ils ont admis deux substances distinctes dans l'homme, comme s'ils les avaient vues et bien comptées.

Les plus sages ont dit que l'âme ne pouvait se connaître que par les seules lumières de la foi. Cependant, en qualité d'êtres raisonnables, ils ont cru pouvoir se réserver le droit d'examiner ce que l'Écriture a voulu dire par le mot esprit, dont elle se sert en parlant de l'âme humaine ; et dans leurs recherches, s'ils ne sont pas d'accord sur ce point avec les théologiens, ceux-ci le sont-ils davantage entre eux sur tous les autres ?

Voici en peu de mots le résultat de toutes leurs réflexions :
S'il y a un dieu, il est auteur de la Nature comme de la Révélation ; il nous a donné l'une pour expliquer l'autre, et la raison pour les accorder ensemble.

Se défier des connaissances qu'on peut puiser dans les corps animés, c'est regarder la Nature et la Révélation comme deux contraires qui se détruisent, et par conséquent c'est oser soutenir cette absurdité : que Dieu se contredit dans ses divers ouvrages et nous trompe.

S'il y a une Révélation, elle ne peut donc démentir la Nature. Par la Nature seule, on peut découvrir le sens des paroles de l'Évangile, dont l'expérience seule est la véritable interprète. [...]

[...]

L'expérience et l'observation doivent donc seules nous guider ici. Elles se trouvent sans nombre dans les fastes des médecins qui ont été philosophes, et non dans les philosophes qui n'ont pas été médecins. Ceux-ci ont parcouru, ont éclairé le labyrinthe de l'homme ; ils nous ont seuls dévoilé ces ressorts cachés sous des enveloppes qui dérobent à nos yeux tant de merveilles. Eux seuls, contemplant tranquillement notre âme, l'ont mille fois surprise, et dans sa misère, et dans sa grandeur, sans plus la mépriser dans l'un de ces états que l'admirer dans l'autre. Encore une fois, voilà les seuls physiciens qui aient droit de parler ici. Que nous diraient les autres, et surtout les théologiens ? N'est-il pas ridicule de les entendre décider sans pudeur sur un sujet qu'ils n'ont point été à portée de connaître, dont ils ont été au contraire entièrement détournés par des études obscures qui les ont conduits à mille préjugés et, pour tout dire en un mot, au fanatisme, qui ajoute encore à leur ignorance dans le mécanisme des corps.

Imagination

pp. 163-169

Des animaux à l'homme, la transition n'est pas violente, les vrais philosophes en conviendront. Qu'était l'homme avant l'invention des mots et la connaissance des langues ? Un animal de son espèce qui, avec beaucoup moins d'instinct naturel que les autres, dont alors il ne se croyait pas roi, n'était distingué du singe et des autres animaux que comme le singe l'est lui-même ; je veux dire par une physionomie qui annonçait plus de discernement. Réduit à la seule connaissance intuitive des leibnitziens, il ne voyait que des figures et des couleurs, sans pouvoir rien distinguer entre elles ; vieux comme jeune, enfant à tout âge, il bégayait ses sensations et ses besoins, comme un chien affamé ou ennuyé du repos demande à manger ou à se promener.

Les mots, les langues, les lois, les sciences, les beaux-arts sont venus, et par eux enfin le diamant brut de notre esprit a été poli. On a dressé un homme comme un animal ; on est devenu auteur, comme portefaix. Un géomètre a appris à faire les démonstrations et les calculs les plus difficiles, comme un singe à ôter ou mettre son petit chapeau et à monter sur son chien docile. Tout s'est fait par des signes ; chaque espèce a compris ce qu'elle a pu comprendre, et c'est de cette manière que les hommes ont acquis la connaissance symbolique, ainsi nommée encore par nos philosophes d'Allemagne.

Rien de si simple, comme on voit, que la mécanique de notre éducation ! Tout se réduit à des sons, ou à des mots, qui de la bouche de l'un passent par l'oreille de l'autre dans le cerveau, qui reçoit en même temps par les yeux la figure des corps dont ces mots sont les signes arbitraires.

[...]

Comme une corde de violon ou une touche de clavecin frémit et rend un son, les cordes du cerveau frappées par les rayons sonores ont été excitées à rendre ou à redire les mots qui les touchaient. Mais comme telle est la construction de ce viscère que dès qu'une fois les yeux, bien formés pour l'optique, ont reçu la peinture des objets, le cerveau ne peut pas ne pas voir leurs images et leurs différences, de même lorsque les signes de ces différences ont été marqués ou gravés dans le cerveau, l'âme en a nécessairement examiné les rapports, examen qui lui était impossible sans la découverte des signes ou l'invention des langues. Dans ces temps où l'univers était presque muet, l'âme était à l'égard de tous les objets comme un homme qui sans avoir aucune idée des proportions regarderait un tableau ou une pièce de sculpture : il n'y pourrait rien distinguer, ou comme un petit enfant (car alors l'âme était dans son enfance) qui tenant dans sa main un certain nombre de petits brins de paille ou de bois, les voit en général d'une vue vague et superficielle, sans pouvoir les compter ni les distinguer. Mais qu'on mette une espèce de pavillon ou d'étendard à cette pièce de bois, par exemple, qu'on appelle mât, qu'on en mette un autre à un autre pareil corps ; que le premier venu se nombre par le signe 1, et le second par le signe ou chiffre 2, alors cet enfant pourra les compter, et ainsi de suite il apprendra toute l'arithmétique. Dès qu'une figure lui paraîtra égale à une autre par son signe numératif, il conclura sans peine que ce sont deux corps différents, que 1 et 1 font deux, que 2 et 2 font 4, etc.

C'est cette similitude réelle ou apparente des figures qui est la base fondamentale de toutes les vérités et de toutes nos connaissances, parmi lesquelles il est évident que celles dont les signes sont moins simples et moins sensibles sont plus difficiles à apprendre que les autres, en ce qu'elles demandent plus de génie pour embrasser et combiner cette immense quantité de mots par lesquels les sciences dont je parle expriment les vérités de leur ressort, tandis que les sciences qui s'annoncent par des chiffres ou autres petits signes, s'apprennent facilement ; et c'est sans doute cette facilité qui a fait la fortune des calculs algébriques, plus encore que leur évidence.

Tout ce savoir dont le vent enfle le ballon du cerveau de nos pédants orgueilleux n'est donc qu'un vaste amas de mots et de figures, qui forment dans la tête toutes les traces par lesquelles nous distinguons et nous nous rappelons les objets. Toutes nos idées se réveillent comme un jardinier qui connaît les plantes se souvient de toutes leurs phrases à leur aspect. Ces mots et ces figures qui sont désignés par eux, sont tellement liés ensemble dans le cerveau qu'il est assez rare qu'on imagine une chose sans le nom ou le signe qui lui est attaché.

Je me sers toujours du mot imaginer, parce que je crois que tout s'imagine, et que toutes les parties de l'âme peuvent être justement réduites à la seule imagination, qui les forme toutes ; et qu'ainsi le jugement, le raisonnement, la mémoire ne sont que des parties de l'âme nullement absolues, mais de véritables modifications de cette espèce de toile médullaire sur laquelle les objets peints dans l'oeil sont renvoyés, comme d'une lanterne magique.

Mais si tel est ce merveilleux et incompréhensible résultat de l'organisation du cerveau, si tout se conçoit par l'imagination, si tout s'explique par elle, pourquoi diviser le principe sensitif qui pense dans l'homme ? N'est-ce pas une contradiction manifeste dans les partisans de la simplicité de l'esprit ? Car une chose qu'on divise ne peut plus être sans absurdité regardée comme indivisible. Voilà où conduit l'abus des langues et l'usage de ces grands mots, spiritualité, immatérialité, etc., placés à tout hasard sans être entendus, même par des gens d'esprit. [...]

[...] Mais toujours est-il vrai que l'imagination seule aperçoit que c'est elle qui se représente tous les objets, avec les mots et les figures qui les caractérisent, et qu'ainsi c'est elle encore une fois qui est l'âme, puisqu'elle en fait tous les rôles. Par elle, par son pinceau flatteur, le froid squelette de la raison prend des chairs vives et vermeilles, par elle les sciences fleurissent, les arts s'embellissent, les bois parlent, les échos soupirent, les rochers pleurent, le marbre respire, tout prend vie parmi les corps inanimés. C'est elle encore qui ajoute à la tendresse d'un coeur amoureux le piquant attrait de la volupté. Elle la fait germer dans le cabinet du philosophe et du pédant poudreux ; elle forme enfin les savants, comme les orateurs et les poètes. Sottement décriée par les uns, vainement distinguée par les autres, qui tous l'ont mal connue, elle ne marche pas seulement à la suite des grâces et des beaux-arts, elle ne peint pas seulement la Nature : elle peut aussi la mesurer. Elle raisonne, juge, pénètre, compare, approfondit. Pourrait-elle si bien sentir les beautés des tableaux qui lui sont tracés, sans en découvrir les rapports ? Non ; comme elle ne peut se replier sur les plaisirs des sens sans en goûter toute la perfection ou la volupté, elle ne peut réfléchir sur ce qu'elle a mécaniquement conçu sans être alors le jugement même.

Homme-Machine

Ressorts de la machine humaine

pp. 189-194

Mais puisque toutes les facultés de l'âme dépendent tellement de la propre organisation du cerveau et de tout le corps, qu'elles ne sont visiblement que cette organisation même, voilà une machine bien éclairée ! Car enfin, quand l'homme seul aurait reçu en partage la Loi naturelle, en serait-il moins une machine ? Des roues, quelques ressorts de plus que dans les animaux les plus parfaits, le cerveau proportionnellement plus proche du coeur et recevant aussi plus de sang, la même raison donnée, que sais-je enfin ? des causes inconnues produiraient toujours cette conscience délicate, si facile à blesser, ces remords qui ne sont pas plus étrangers à la matière que la pensée et, en un mot, toute la différence qu'on suppose ici. L'organisation suffirait-elle donc à tout ? Oui, encore une fois, puisque la pensée se développe visiblement avec les organes, pourquoi la matière dont ils sont faits ne serait-elle pas aussi susceptible de remords quand une fois elle a acquis avec le temps la faculté de sentir ?

L'âme n'est donc qu'un vain terme dont on n'a point d'idée, et dont un bon esprit ne doit se servir que pour nommer la partie qui pense en nous. Posé le moindre principe de mouvement, les corps animés auront tout ce qu'il leur faut pour se mouvoir, sentir, penser, se repentir et se conduire, en un mot, dans le physique et dans le moral qui en dépend.

Nous ne supposons rien ; ceux qui croiraient que toutes les difficultés ne seraient pas encore levées vont trouver des expériences qui achèveront de les satisfaire.

1. Toutes les chairs des animaux palpitent après la mort, d'autant plus longtemps que l'animal est plus froid et transpire moins. Les tortues, les lézards, les serpents, etc., en font foi.

2. Les muscles séparés du corps se retirent lorsqu'on les pique.

3. Les entrailles conservent longtemps leur mouvement péristaltique ou vermiculaire.

4. Une simple injection d'eau chaude ranime le coeur et les muscles, suivant Cowper.

5. Le coeur de la grenouille, surtout exposé au soleil, encore mieux sur une table ou une assiette chaude, se remue pendant une heure et plus après avoir été arraché du corps. Le mouvement semble-t-il perdu sans ressource ? Il n'y a qu'à piquer le coeur et ce muscle creux bat encore. Harvey a fait la même observation sur les crapauds.

6. Le Chancelier Bacon, auteur du premier ordre, parle, dans son Histoire de la vie & de la mort, d'un homme convaincu de trahison qu'on ouvrit vivant, pour en arracher le coeur et le jeter au feu : ce muscle sauta d'abord à la hauteur perpendiculaire d'un pied et demi ; mais ensuite perdant ses forces, à chaque reprise, toujours moins haut, pendant 7 ou 8 minutes.

7. Prenez un petit poulet encore dans l'oeuf, arrachez-lui le coeur ; vous observerez les mêmes phénomènes, avec à peu près les mêmes circonstances. La seule chaleur de l'haleine ranime un animal prêt à périr dans la machine pneumatique.

Les mêmes expériences que nous devons à Boyle et à Sténon se font dans les pigeons, dans les chiens, dans les lapins, dont les morceaux de coeur se remuent comme les coeurs entiers. On voit le même mouvement dans les pattes de taupe arrachées.

8. La chenille, les vers, l'araignée, la mouche, l'anguille, offrent les mêmes choses à considérer, et le mouvement des parties coupées augmente dans l'eau chaude, à cause du feu qu'elle contient.

9. Un soldat ivre emporta d'un coup de sabre la tête d'un coq d'Inde. Cet animal resta debout, ensuite il marcha, courut ; venant à rencontrer une muraille, il se tourna, battit des ailes en continuant de courir, et tomba enfin. Étendu par terre, tous les muscles de ce coq se remuaient encore. Voilà ce que j'ai vu, et il est facile de voir à peu près ces phénomènes dans les petits chats ou chiens [dont on a coupé la tête].

10. Les polypes font plus que de se mouvoir après la section : ils se reproduisent dans huit jours en autant d'animaux qu'il y a de parties coupées. J'en suis fâché pour le système des naturalistes sur la génération, ou plutôt j'en suis bien aise ; car que cette découverte nous apprend bien à ne jamais rien conclure de général, même de toutes les expériences connues et les plus décisives !

Voilà beaucoup plus de faits qu'il n'en faut pour prouver d'une manière incontestable que chaque petite fibre ou partie des corps organisés se meut par un principe qui lui est propre et dont l'action ne dépend point des nerfs comme les mouvements volontaires, puisque les mouvements en question s'exercent sans que les parties qui les manifestent aient aucun commerce avec la circulation. [...]

[...]

Entrons dans quelque détail de ces ressorts de la machine humaine. Tous les mouvements vitaux, animaux, naturels, et automatiques se font par leur action. N'est-ce pas machinalement que le corps se retire, frappé de terreur à l'aspect d'un précipice inattendu ? que les paupières se baissent à la menace d'un coup, comme on l'a dit ? que la pupille s'étrécit au grand jour pour conserver la rétine et s'élargit pour voir les objets dans l'obscurité ? N'est-ce pas machinalement que les pores de la peau se ferment en hiver pour que le froid ne pénètre pas l'intérieur des vaisseaux ? que l'estomac se soulève, irrité par le poison, par une certaine quantité d'opium, par tous les émétiques, etc. ? que le coeur, les artères, les muscles se contractent pendant le sommeil comme pendant la veille ? que le poumon fait l'office d'un soufflet continuellement exercé ? N'est-ce pas machinalement qu'agissent tous les sphincters de la vessie, du rectum, etc. ? que le coeur a une contraction plus forte que tout autre muscle ? que les muscles érecteurs font dresser la verge dans l'homme, comme dans les animaux qui s'en battent le ventre, et même dans l'enfant, capable d'érection pour peu que cette partie soit irritée ? Ce qui prouve, pour le dire en passant, qu'il est un ressort singulier dans ce membre, encore peu connu, et qui produit des effets qu'on n'a point encore bien expliqués, malgré toutes les lumières de l'anatomie.

Je ne m'étendrai pas davantage sur tous ces petits ressorts subalternes connus de tout le monde. Mais il en est un autre plus subtil et plus merveilleux qui les anime tous ; il est la source de tous nos sentiments, de tous nos plaisirs, de toutes nos passions, de toutes nos pensées ; car le cerveau a ses muscles pour penser, comme les jambes pour marcher. Je veux parler de ce principe incitant et impétueux qu'Hippocrate appelle (l'âme). Ce principe existe, et il a son siège dans le cerveau à l'origine des nerfs, par lesquels il exerce son empire sur tout le reste du corps. Par là s'explique tout ce qui peut s'expliquer, jusqu'aux effets surprenants des maladies de l'imagination.

L'âme n'est qu'un principe de mouvement

pp. 198-214

En faut-il davantage (et pourquoi irais-je me perdre dans l'histoire des passions, qui toutes s'expliquent par l'  d'Hippocrate) pour prouver que l'homme n'est qu'un animal, ou un assemblage de ressorts qui tous se montent les uns par les autres, sans qu'on puisse dire par quel point du cercle humain la Nature a commencé ? Si ces ressorts diffèrent entre eux, ce n'est donc que par leur siège et par quelques degrés de force, et jamais par leur nature ; et par conséquent, l'âme n'est qu'un principe de mouvement, ou une partie matérielle sensible du cerveau qu'on peut, sans craindre l'erreur, regarder comme un ressort principal de toute la machine, qui a une influence visible sur tous les autres et même paraît avoir été fait le premier, en sorte que tous les autres n'en seraient qu'une émanation, comme on le verra par quelques observations que je rapporterai et qui ont été faites sur divers embryons.

[...]

Le corps n'est qu'une horloge, dont le nouveau chyle est l'horloger. Le premier soin de la Nature quand il entre dans le sang, c'est d'y exciter une sorte de fièvre que les chimistes, qui ne rêvent que fourneaux, ont dû prendre pour une fermentation. Cette fièvre procure une plus grande filtration d'esprits qui machinalement vont animer les muscles et le coeur comme s'ils y étaient envoyés par ordre de la volonté.

Ce sont donc les causes ou les forces de la vie, qui entretiennent ainsi durant cent ans le mouvement perpétuel des solides et des fluides, aussi nécessaires aux uns qu'aux autres. Mais qui peut dire si les solides contribuent à ce jeu plus que les fluides, et vice versa ? Tout ce qu'on sait, c'est que l'action des premiers serait bientôt anéantie sans le secours des seconds. Ce sont les liqueurs qui par leur choc éveillent et conservent l'élasticité des vaisseaux, de laquelle dépend leur propre circulation. De là, vient qu'après la mort, le ressort naturel de chaque substance est plus ou moins fort encore, suivant les restes de la vie, auxquels il survit pour expirer le dernier. Tant il est vrai que cette force des parties animales peut bien se conserver et s'augmenter par celle de la circulation, mais qu'elle n'en dépend point puisqu'elle se passe même de l'intégrité de chaque membre ou viscère, comme on l'a vu.

[...]

À présent qu'il est clairement démontré contre les cartésiens, les stahliens, les malebranchistes et les théologiens, peu dignes d'être ici placés, que la matière se meut par elle-même non seulement lorsqu'elle est organisée, comme dans un coeur entier par exemple, mais lors même que cette organisation est détruite. La curiosité de l'homme voudrait savoir comment un corps, par cela même qu'il est originairement doué d'un souffle de vie, se trouve en conséquence orné de la faculté de sentir, et enfin par celle-ci de la pensée. Et pour en venir à bout, ô bon Dieu, quels efforts n'ont pas fait certains philosophes ! Et quel galimatias j'ai eu la patience de lire à ce sujet !

Tout ce que l'expérience nous apprend, c'est que tant que le mouvement subsiste, si petit qu'il soit, dans une ou plusieurs fibres, il n'y a qu'à les piquer pour réveiller, animer ce mouvement presque éteint, comme on l'a vu dans cette foule d'expériences dont j'ai voulu accabler les systèmes. Il est donc constant que le mouvement et le sentiment s'excitent tour à tour, et dans les corps entiers, et dans les mêmes corps dont la structure est détruite, pour ne rien dire de certaines plantes qui semblent nous offrir les mêmes phénomènes de la réunion du sentiment et du mouvement.

Mais de plus, combien d'excellents philosophes ont démontré que la pensée n'est qu'une faculté de sentir, et que l'âme raisonnable n'est que l'âme sensitive appliquée à contempler les idées et à raisonner ! Ce qui serait prouvé par cela seul que lorsque le sentiment est éteint, la pensée l'est aussi, comme dans l'apoplexie, la léthargie, la catalepsie, etc. Car ceux qui ont avancé que l'âme n'avait pas moins pensé dans les maladies soporeuses, quoiqu'elle ne se souvint pas des idées qu'elle avait eues, ont soutenu une chose ridicule.

Pour ce qui est de ce développement, c'est une folie de perdre le temps à en rechercher le mécanisme. La nature du mouvement nous est aussi inconnue que celle de la matière. Le moyen de découvrir comment il s'y produit, à moins que de ressusciter avec l'auteur de l'Histoire de l'Âme l'ancienne et inintelligible doctrine des formes substantielles ! Je suis donc tout aussi consolé d'ignorer comment la matière, d'inerte et simple devient active et composée d'organes, que de ne pouvoir regarder le soleil sans verre rouge. Et je suis d'aussi bonne composition sur les autres merveilles incompréhensibles de la Nature, sur la production du sentiment et de la pensée dans un être qui ne paraissait autrefois à nos yeux bornés qu'un peu de boue.

Qu'on m'accorde seulement que la matière organisée est douée d'un principe moteur, qui seul la différencie de celle qui ne l'est pas (eh! peut-on rien refuser à l'observation la plus incontestable ?), et que tout dépend dans les animaux de la diversité de cette organisation, comme je l'ai assez prouvé : c'en est assez pour deviner l'énigme des substances et celle de l'homme. On voit qu'il n'y en a qu'une dans l'univers, et que l'homme est la plus parfaite. Il est au singe, aux animaux les plus spirituels, ce que la pendule planétaire de Huygens est à une montre de Julien le Roi. [...]

Je ne me trompe point : le corps humain est une horloge, mais immense, et construite avec tant d'artifice et d'habileté que si la roue qui sert à marquer les secondes vient à s'arrêter, celle des minutes tourne et va toujours son train, comme la roue des quarts continue de se mouvoir [...]

[...]

[...] Non, la matière n'a rien de vil qu'aux yeux grossiers qui la méconnaissent dans ses plus brillants ouvrages, et la Nature n'est point une ouvrière bornée. Elle produit des millions d'hommes avec plus de facilité et de plaisir qu'un horloger n'a de peine à faire la montre la plus composée. Sa puissance éclate également, et dans la production du plus vil insecte, et dans celle de l'homme le plus superbe ; le règne animal ne lui coûte pas plus que le végétal, ni le plus beau génie qu'un épi de blé. Jugeons donc par ce que nous voyons de ce qui se dérobe à la curiosité de nos yeux et de nos recherches, et n'imaginons rien au-delà. Suivons le singe, le castor, l'éléphant, etc., dans leurs opérations. S'il est évident qu'elles ne peuvent se faire sans intelligence, pourquoi la refuser à ces animaux ? [...]

[...]

Concluons donc hardiment que l'homme est une machine, et qu'il n'y a dans tout l'univers qu'une seule substance diversement modifiée. Ce n'est point ici une hypothèse élevée à force de demandes et de suppositions, ce n'est point l'ouvrage du préjugé, ni même de ma raison seule ; j'eusse dédaigné un guide que je crois si peu sûr si mes sens, portant pour ainsi dire le flambeau, ne m'eussent engagé à la suivre en l'éclairant. L'expérience m'a donc parlé pour la raison ; c'est ainsi que je les ai jointes ensemble.

Le bonheur est la seule vertu

pp. 182-183

Nous n'avons pas originairement été faits pour être savants ; c'est peut-être par une espèce d'abus de nos facultés organiques que nous le sommes devenus, et cela à la charge de l'État, qui nourrit une multitude de fainéants que la vanité a décorés du nom de philosophes. La Nature nous a tous créés uniquement pour être heureux ; oui tous, depuis le ver qui rampe jusqu'à l'aigle qui se perd dans la nue. C'est pourquoi elle a donné à tous les animaux quelque portion de la Loi naturelle, portion plus ou moins exquise selon que le comportent les organes bien conditionnés de chaque animal.

À présent, comment définirons-nous la Loi naturelle ? C'est un sentiment, qui nous apprend ce que nous ne devons pas faire parce que nous ne voudrions pas qu'on nous le fit. Oserais-je ajouter à cette idée commune qu'il me semble que ce sentiment n'est qu'une espèce de crainte ou de frayeur aussi salutaire à l'espèce qu'à l'individu ; car peut-être ne respectons-nous la bourse et la vie des autres que pour nous conserver nos biens, notre honneur et nous-mêmes, semblables à ces Ixions du christianisme qui n'aiment Dieu et n'embrassent tant de chimériques vertus que parce qu'ils craignent l'enfer.

Vous voyez que la Loi naturelle n'est qu'un sentiment intime qui appartient encore à l'imagination, comme tous les autres, parmi lesquels on compte la pensée. Par conséquent, elle ne suppose évidemment ni éducation, ni révélation, ni législateur, à moins qu'on ne veuille la confondre avec les lois civiles, à la manière ridicule des théologiens.

Les armes du fanatisme peuvent détruire ceux qui soutiennent ces vérités, mais elles ne détruiront jamais ces vérités mêmes.

Ce n'est pas que je révoque en doute l'existence d'un être suprême ; il me semble au contraire que le plus grand degré de probabilité est pour elle. Mais comme cette existence ne prouve pas plus la nécessité d'un culte que toute autre, c'est une vérité théorique qui n'est guère d'usage dans la pratique, de sorte que comme on peut dire d'après tant d'expériences que la religion ne suppose pas l'exacte probité, les mêmes raisons autorisent à penser que l'athéisme ne l'exclut pas.

Qui sait d'ailleurs si la raison de l'existence de l'homme ne serait pas dans son existence même ? Peut-être a-t-il été jeté au hasard sur un point de la surface de la Terre sans qu'on puisse savoir ni comment ni pourquoi, mais seulement qu'il doit vivre et mourir, semblable à ces champignons qui paraissent d'un jour à l'autre, ou à ces fleurs qui bordent les fossés et couvrent les murailles.

Ne nous perdons point dans l'infini, nous ne sommes pas faits pour en avoir la moindre idée ; il nous est absolument impossible de remonter à l'origine des choses. Il est égal d'ailleurs pour notre repos que la matière soit éternelle ou qu'elle ait été créée, qu'il y ait un Dieu ou qu'il n'y en ait pas. Quelle folie de tant se tourmenter pour ce qu'il est impossible de connaître, et ce qui ne nous rendrait pas plus heureux, quand nous en viendrions à bout.

La Loi Naturelle punit par le repentir

pp. 179-182

On ne peut détruire la Loi naturelle. L'empreinte en est si forte dans tous les animaux, que je ne doute nullement que les plus sauvages et les plus féroces n'aient quelques repentirs. Je crois que la fille sauvage de Châlons-en-Champagne aura porté la peine de son crime, s'il est vrai qu'elle ait mangé sa soeur. Je pense la même chose de tous ceux qui commettent des crimes, même involontaires, ou de tempérament : de Gaston d'Orléans, qui ne pouvait s'empêcher de voler, de certaine femme qui fut sujette au même vice dans la grossesse, et dont ses enfants héritèrent, de celle qui dans le même état mangea son mari, de cette autre qui égorgeait les enfants, salait leurs corps et en mangeait tous les jours comme du petit salé, de cette fille de voleur anthropophage qui la devint à douze ans, quoique ayant perdu père et mère à l'âge d'un an elle eut été élevée par d'honnêtes gens ; pour ne rien dire de tant d'autres exemples dont nos observateurs sont remplis et qui prouvent tous qu'il est mille vices et vertus héréditaires qui passent des parents aux enfants, comme ceux de la nourrice à ceux qu'elle allaite. Je dis donc et j'accorde que ces malheureux ne sentent pas pour la plupart sur le champ l'énormité de leur action. La boulimie, par exemple, ou la faim canine peut éteindre tout sentiment ; c'est une manie d'estomac qu'on est forcé de satisfaire. Mais revenues à elles-mêmes et comme désenivrées, quels remords pour ces femmes qui se rappellent le meurtre qu'elles ont commis dans ce qu'elles avaient de plus cher ! Quelle punition d'un mal involontaire auquel elles n'ont pu résister, dont elles n'ont eu aucune conscience ! Cependant ce n'est point assez apparemment pour les juges. Parmi les femmes dont je parle, l'une fut rouée et brûlée, l'autre enterrée vive. Je sens tout ce que demande l'intérêt de la société. Mais il serait sans doute à souhaiter qu'il n'y eut pour juges que d'excellents médecins. Eux seuls pourraient distinguer le criminel innocent du coupable. Si la raison est esclave d'un sens dépravé ou en fureur, comment peut-elle le gouverner ?

Mais si le crime porte avec soi sa propre punition, plus ou moins cruelle, si la plus longue et la plus barbare habitude ne peut tout à fait arracher le repentir des coeurs les plus inhumains, s'ils sont déchirés par la mémoire même de leurs actions, pourquoi effrayer l'imagination des esprits faibles par un enfer, par des spectres et des précipices de feu, moins réels encore que ceux de Pascal ?[2] Qu'est-il besoin de recourir à des fables, comme un pape de bonne foi l'a dit lui-même, pour tourmenter les malheureux mêmes qu'on fait périr, parce qu'on ne les trouve pas assez punis par leur propre conscience, qui est leur premier bourreau ? Ce n'est pas que je veuille dire que tous les criminels soient injustement punis ; je prétends seulement que ceux dont la volonté est dépravée et la conscience éteinte le sont assez par leurs remords quand ils reviennent à eux-mêmes ; remords, j'ose encore le dire, dont la Nature aurait dû en ce cas, ce me semble, délivrer des malheureux entraînés par une fatale nécessité.

Les criminels, les méchants, les ingrats, ceux enfin qui ne sentent pas la Nature, tyrans malheureux et indignes du jour, ont beau se faire un cruel plaisir de leur barbarie, il est des moments calmes et de réflexion où la conscience vengeresse s'élève, dépose contre eux et les condamne à être presque sans cesse déchirés de ses propres mains. Qui tourmente les hommes est tourmenté par lui-même, et les maux qu'il sentira seront la juste mesure de ceux qu'il aura faits.

D'un autre côté, il y a tant de plaisir à faire du bien, à sentir, à reconnaître celui qu'on reçoit, tant de contentement à pratiquer la vertu, à être doux, humain, tendre, charitable, compatissant et généreux (ce seul mot renferme toutes les vertus), que je tiens pour assez puni quiconque a le malheur de n'être pas né vertueux.

[1] La Mettrie, L'Homme-Machine, Folio © 1981.

[2] Dans un cercle ou à table, il lui fallait toujours un rempart de chaises ou quelqu'un dans son voisinage du coté gauche pour l'empêcher de voir des abîmes épouvantables dans lesquels il craignait quelquefois de tomber, quelque connaissance qu'il eut de ces illusions. Quel effrayant effet de l'imagination, ou d'une singulière circulation dans un lobe du cerveau ! Grand homme d'un côté, il était à moitié fou de l'autre. La folie et la sagesse avaient chacune leur département ou leur lobe, séparé par la faux.
[La Mettrie fait ici manifestement allusion à la célèbre lettre du père Boileau publiée dès 1737 (Pascal a quinze ans !) selon laquelle l'auteur des Pensées « croyait toujours voir un abîme à son côté gauche et y faisait mettre une chaise pour se rassurer [...] Ses amis, son confesseur, son directeur avaient beau lui dire qu'il n'y avait rien à craindre, que ce n'étaient que des alarmes d'une imagination épuisée par une étude abstraite et métaphysique, il convenait de tout cela avec eux, car il n'était nullement visionnaire ; et un quart d'heure après, il se creusait de nouveau le précipice qui l'effrayait. » Cf. Jean Mesnard, Note sur la Maladie de Pascal in Blaise Pascal,  OEuvres, tome IV, Desclée de Brouwer, Paris, 1992, pp. 1460-1503.]

Philo5
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