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1781-1800 |
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Criticisme |
Révolution copernicienne de la pensée [1] Je devais penser que l'exemple des mathématiques et de la physique, sciences qui sont devenues ce qu'elles sont par une révolution opérée tout d'un coup, est assez remarquable pour que je dusse rechercher la partie essentielle de ce changement de méthode, qui a été si avantageuse à ces deux sciences, et pour en imiter la réforme dans ma recherche, autant du moins que le permet l'analogie de ces sciences (comme connaissances de la raison) avec la métaphysique. Jusqu'ici l'on a cru que toute notre connaissance devait se régler d'après les objets ; mais tous nos efforts pour décider quelque chose a priori sur ces objets au moyen de concepts, afin d'accroître par là notre connaissance, sont restés sans succès dans cette supposition. Essayons donc si l'on ne réussirait pas mieux dans les problèmes métaphysiques en supposant que les objets doivent se régler sur nos connaissances ; ce qui s'accorde déjà mieux avec la possibilité de la connaissance de ces objets a priori, cette possibilité devant nécessairement établir quelque chose à leur égard avant qu'ils nous soient donnés. Il en est ici comme de la première pensée de Copernic, lequel, voyant qu'il ne servait de rien pour expliquer les mouvements des corps célestes, de supposer que les astres se meuvent autour du spectateur, essaya s'il ne vaudrait pas mieux supposer que c'est le spectateur qui tourne et que les astres restent immobiles. Or, en métaphysique, on peut tenter la même chose en ce qui regarde l'intuition des objets. Si l'intuition devait se régler sur la nature des objets et s'y rapporter, je ne vois pas comment l'on pourrait en connaître quelque chose a priori ; mais si l'objet (comme objet des sens) se règle sur la nature de notre faculté perceptive, je puis très bien me faire une idée de cette possibilité. Mais je ne puis m'en tenir à ces intuitions si elles doivent être converties en connaissance ; il faut que je les rapporte, en tant que représentations, à quelque chose qui en est l'objet, et qui se trouve déterminé par là. Et alors je puis supposer de deux choses l'une : ou que les concepts par lesquels j'opère cette détermination se composent aussi sur les objets, auquel cas je me retrouve dans le même embarras par rapport à la manière dont je puis savoir quelque chose a priori de ces objets ; — ou que les objets, ou, ce qui est la même chose, l'expérience dans laquelle seuls les objets (au moins comme objets donnés) peuvent être connus, se règle sur les concepts ; et dans ce cas, j'aperçois aussitôt une issue très facile. En effet, l'expérience elle-même est une manière de connaître qui requiert l'entendement, dont je dois supposer la règle en moi avant que les objets me soient donnés, et par conséquent a priori. Cette règle s'exprime en concepts a priori, sur lesquels par conséquent tous les objets doivent nécessairement se composer, et avec lesquels ils doivent nécessairement aussi s'accorder. Pour ce qui est des objets en tant qu'ils sont pensés par la raison seule et même nécessairement, en tant qu'ils ne peuvent être donnés par l'expérience (au moins comme la raison les pense), nos recherches pour penser ces objets (car il faut qu'ils le soient) donneront plus tard une excellente pierre de touche de ce que nous regardons comme la réforme de l'art de penser : c'est que nous ne connaissons a priori des objets que ce que nous y avons mis nous-mêmes. |
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Qu'est-ce que la philosophie ? [2] Idée de la philosophie en général Avant donc de chercher à donner la définition de la philosophie, nous devons examiner le caractère des différentes connaissances elles-mêmes, et, comme les connaissances philosophiques font partie des connaissances rationnelles, expliquer particulièrement ce qu'il faut entendre par ces dernières. Les connaissances rationnelles sont ainsi appelées par opposition aux connaissances historiques. Les premières sont des connaissances par principes (ex principiis), les secondes des connaissances par données (ex datis). — Mais une connaissance peut dériver de la raison et n'être cependant qu'historique ; comme si, par exemple, un simple littérateur apprend les productions de la raison d'autrui : de cette manière la connaissance qu'il a de ces productions intellectuelles est purement historique. [...] Il est dangereux, en ce qui regarde certaines connaissances rationnelles, de ne les savoir qu'historiquement ; mais c'est indifférent pour d'autres. Par exemple, le navigateur sait historiquement les règles de la navigation par ses tables, et cela lui suffit. Mais si le jurisconsulte ne sait qu'historiquement la jurisprudence, alors il est incapable de rendre la justice, et bien plus encore de faire des lois. Il suit de la distinction établie entre les connaissances rationnelles, suivant qu'elles sont objectives ou subjectives, que l'on peut jusqu'à un certain point apprendre la philosophie sans pouvoir philosopher. Celui-là, donc qui veut être un philosophe proprement dit, doit s'exercer à faire de sa raison un usage libre, et non un usage d'imitation et pour ainsi dire mécanique. [...] On dit ordinairement que les mathématiques et la philosophie diffèrent entre elles quant à l'objet, en ce que les premières traitent des quantités, et les secondes des qualités. Tout cela est faux : la différence de ces sciences ne peut pas venir de leur objet, car la philosophie embrasse tout, et par conséquent les quantités ; il en est de même des mathématiques, en ce sens que tout a quantité. La différence spécifique de la connaissance rationnelle ou de l'usage de la raison dans les mathématiques et dans la philosophie forme toute la différence entre ces deux sciences. Or la philosophie est la connaissance rationnelle par simples notions ; les mathématiques, au contraire, sont la connaissance rationnelle par la construction des notions. [...] En cela, comme on le voit, les mathématiques ont un avantage sur la philosophie : c'est que leurs connaissances sont intuitives, tandis que celles de la philosophie sont discursives. Mais la raison pour laquelle nous considérons plutôt les quantités en mathématiques, c'est que les quantités peuvent être construites en intuitions a priori, tandis que les qualités ne peuvent être représentées en intuition. Philosophie de l'école et dans le monde La philosophie est donc le système des connaissances philosophiques ou des connaissances rationnelles par des notions. Telle est l'idée que l'école se fait de cette science. Suivant le monde, elle est la science des dernières fins de la raison humaine. Cette idée élevée donne de la dignité, c'est-à-dire un prix absolu à la philosophie. Et réellement c'est la seule science qui n'ait qu'une valeur intrinsèque, et qui en donne à toutes les autres connaissances. Enfin, cependant, l'on demande toujours à quoi sert de philosopher, et quelle est la fin de la philosophie, en considérant même la philosophie comme science, suivant l'idée de l'école ? Dans la signification scolastique du mot, philosophie ne signifie que capacité, habileté ; mais avec la signification qu'on lui donne dans le monde, philosophie signifie aussi utilité. Dans le premier sens, la philosophie est une science de la capacité ; dans le second, c'est une science de la sagesse, c'est la législatrice de la raison : en sorte que le philosophe est un législateur et non un artiste en matière de raison. L'artiste en matière de raison, ou, comme l'appelle Socrate, le philodoxe, n'aspire qu'à une science spéculative, sans s'apercevoir par là combien la science contribue à la dernière fin de la raison humaine ; il donne des règles de l'usage de la raison pour toutes sortes de fins arbitraires. Le philosophe pratique, celui qui enseigne la sagesse par sa doctrine et par ses exemples, est à proprement parler le seul philosophe : car la philosophie est l'idée d'une parfaite sagesse, qui nous fait apercevoir la fin dernière de la raison humaine. Condition essentielle pour philosopher et fin de la philosophie Car la philosophie, dans le second sens, est même la science du rapport de toute connaissance et de l'usage de la raison à la fin dernière de la raison humaine, comme fin suprême à laquelle toutes les autres fins sont subordonnées, et dans laquelle elles se réunissent toutes pour n'en former qu'une seule. Le champ de la philosophie, dans ce sens familier, donne lieu aux questions suivantes : La métaphysique répond à la première question, la morale à la seconde, la religion à la troisième, et l'anthropologie à la quatrième. Mais au fond, l'on pourrait tout ramener à l'anthropologie, parce que les trois premières questions se rapportent à la dernière.
Lephilosophe doit par conséquent pouvoir déterminer : La dernière question est tout à la fois la plus importante et la plus difficile ; mais le philodoxe ne s'en occupe pas.
Un philosophe doit réunir deux qualités principales : Ces deux choses doivent aller ensemble : car sans les connaissances on ne sera jamais philosophe ; mais aussi jamais ces connaissances seules ne feront le philosophe, si l'union régulière de toutes les connaissances, de toutes les capacités, ne concourt pas à l'unité, et si la lumière ne règne pas dans leur alliance avec les fins suprêmes de la raison humaine. Celui-là, en général, ne peut s'appeler philosophe, qui ne peut philosopher. Or, on ne philosophe que par l'exercice et en apprenant à user de sa propre raison. Mais comment la philosophie doit-elle s'apprendre ? Tout penseur philosophe élève pour ainsi dire son propre ouvrage sur les ruines de celui d'autrui ; mais jamais un ouvrage n'a été si solide qu'il fût inattaquable dans toutes ses parties. On ne peut donc pas apprendre la philosophie à fond, parce qu'elle n'est pas encore donnée. Mais, posé aussi qu'il en existât réellement une, celui qui l'aurait apprise ne pourrait pas dire qu'il est philosophe : car la connaissance qu'il en aurait ne serait toujours subjectivement qu'historique. Il en est autrement en mathématiques : on peut en quelque sorte apprendre cette science ; car ici les preuves sont si évidentes que chacun peut en être convaincu ; aussi les mathématiques peuvent-elles, à cause de leur évidence, être considérées comme une science certaine et stable. Celui qui veut apprendre à philosopher ne doit considérer tous les systèmes de philosophie que comme des histoires de l'usage de la raison, et comme des objets propres à orner son talent philosophique. Le véritable philosophe, comme libre penseur, doit faire un usage indépendant et propre, et non un usage servile de sa raison. Mais il ne doit pas en faire un usage dialectique, c'est-à-dire un usage qui tendrait à donner aux connaissances une apparence de vérité et sagesse qu'elles n'auraient pas. C'est là une oeuvre digne des sophistes, tout à fait incompatible avec la dignité du philosophe comme possesseur et précepteur de la sagesse. En effet, la science n'a une valeur intrinsèque qu'à titre véritable d'organe ou d'expression de la sagesse. Mais, à ce titre, elle lui est tellement indispensable, que l'on peut bien dire que la sagesse sans la science est la silhouette d'une perfection à laquelle nous n'atteindrons jamais. Celui qui hait la science, mais qui aime d'autant plus la sagesse, s'appelle misologue. La misologie provient d'ordinaire d'un défaut de connaissances scientifiques, et d'une espèce de barbarie. Quelquefois aussi ceux-là tombent dans la misologie, qui d'abord ont couru après les sciences avec une grande application et un grand bonheur, et qui cependant n'ont pu trouver aucune satisfaction véritable dans tout leur savoir. La philosophie est la seule science qui nous enseigne à nous procurer cette satisfaction intérieure : elle ferme en quelque sorte le cercle scientifique, et les sciences reçoivent d'elle seule tout leur ordre et leur ensemble. Nous devons donc plutôt avoir égard, dans l'exercice de notre libre pensée ou de notre philosophie, à la méthode qu'il convient de suivre dans l'usage de notre raison, qu'aux principes mêmes auxquels nous sommes arrivés par elle. |
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Notions d'a priori et d'a posteriori [3] 1. Nul doute que toutes nos connaissances ne commencent par l'expérience de la différence entre la connaissance pure et l'empirique. En effet, par quoi la faculté de connaître serait-elle portée à s'exercer, sinon par des objets qui affectent nos sens, et qui, d'un côté, occasionnent par eux-mêmes des représentations, en même temps que, de l'autre, ils excitent l'activité intellectuelle à comparer ces objets, à les unir ou à les séparer, et à mettre ainsi en oeuvre la matière grossière des impressions extérieures pour en composer la connaissance des choses, connaissance que nous appelons expérience ? Aucune de nos connaissances ne précède donc en nous l'expérience ; toutes commencent avec elle. 2. Mais, quoique toutes nos connaissances commencent avec l'expérience, elles n'en procèdent [pas] toutes, car il se peut que la connaissance même qui nous vient de l'expérience soit un composé de ce que nous recevons dans les sensations, et de ce que produit d'elle-même notre propre faculté de connaître (simplement provoquée par des impressions sensibles), quoique nous ne puissions distinguer ce dernier élément du premier tant qu'une longue expérience ne nous y a pas rendus attentifs et ne nous a pas appris à faire cette distinction. 3. C'est donc, pour le moins, une question qui demande à être examinée de près et qui ne peut se résoudre au premier coup d'oeil, que celle de savoir s'il y a une connaissance indépendante de l'expérience, et même de toute impression des sens. On appelle cette sorte de connaissances des connaissances a priori, et on les distingue des connaissances empiriques, qui ont leur source a posteriori, c'est-à-dire dans l'expérience. 4. Toutefois, cette expression n'est pas encore assez déterminée pour faire comprendre parfaitement tout le sens de la question précédente ; car on dit bien de plusieurs de nos connaissances dérivant de l'expérience, que nous en sommes capables ou que nous les possédons a priori, par la raison que nous les obtenons, non pas immédiatement de l'expérience, mais d'une règle générale que nous avons cependant tirée elle-même de l'expérience. C'est ainsi qu'on dit de quelqu'un qui mine les fondements de sa maison qu'il devait savoir a priori qu'elle s'écroulerait, ou, en d'autres termes, qu'il ne devait pas attendre l'événement de la chute pour en être certain. Cependant il ne pouvait réellement le savoir qu'a posteriori : ne fallait-il pas, en effet, que l'expérience lui fît voir que les corps gravitent et tombent quand ils sont abandonnés à leur propre poids ? 5. Nous entendrons donc désormais par connaissances a priori, non celles qui ne dépendent point de telle ou telle expérience, mais celles qui ne dépendent absolument d'aucunes. À ces connaissances sont opposées les connaissances empiriques, qui ne sont possibles qu'a posteriori, c'est-à-dire par l'expérience. Parmi les connaissances a priori, celles-là s'appellent pures qui ne contiennent rien d'empirique. Ainsi, par exemple, ce principe : tout changement a une cause, est un principe a priori, mais non pas pur, parce que l'idée de changement ne peut être fournie que par l'expérience. Nous sommes en possession de certaines connaissances a priori, et le sens commun lui-même n'en est jamais dépourvu. 6. C'est ici le lieu de chercher une marque à laquelle nous puissions distinguer sûrement une connaissance pure d'une connaissance empirique. L'expérience nous apprend bien que quelque chose est de telle ou telle manière, mais elle ne nous apprend pas qu'il puisse en être autrement. Premièrement donc, toute proposition qui ne peut être conçue qu'avec la conception de la nécessité qu'il en soit ainsi, est un jugement a priori. Si, de plus, cette proposition n'est pas dérivée, si elle a par elle-même une valeur nécessaire, elle est alors absolument a priori. Secondement, l'expérience ne donne jamais ses jugements pour essentiellement et strictement universels ; ils sont seulement d'une généralité supposée et comparative (au moyen de l'induction) : ce qui veut dire proprement qu'on n'a pas remarqué jusqu'ici d'exception à telle ou telle loi de la nature. Ainsi, un jugement conçu avec une rigoureuse universalité, c'est-à-dire de telle sorte qu'aucune exception n'est possible, ne dérive point de l'expérience, mais il est absolument valable a priori. L'universalité empirique n'est donc qu'une extension arbitraire de valeur, concluant d'une valeur donnée dans la plupart des cas, à une valeur pour tous les cas ; comme, par exemple, dans cette proposition : tous les corps sont pesants. Au contraire, dans le cas où une stricte universalité appartient essentiellement à un jugement, alors cette universalité indique une source particulière pour ce jugement, savoir : la faculté de connaître a priori. La nécessité et l'universalité absolue sont donc les caractères certains d'une connaissance a priori, et ces caractères se tiennent indissolublement l'un l'autre. Mais comme, dans la pratique, il est parfois plus facile de faire voir la limitation empirique d'une connaissance que sa contingence dans les jugements ; comme aussi l'on peut au contraire établir d'autres fois avec plus d'évidence l'universalité absolue que la nécessité : il est utile de pouvoir employer séparément ces deux critères dont chacun est à lui seul infaillible. 7. Il est très facile maintenant de prouver qu'il y a réellement dans les connaissances humaines de ces jugements nécessaires, universels, dans l'acception stricte du mot, et par conséquent des jugements purs a priori. En veut-on un exemple pris des sciences : il n'y a qu'à jeter un coup d'oeil sur les propositions mathématiques. Si, au contraire, l'on en veut un qui soit pris de l'usage commun de l'entendement, le principe que tout changement requiert une cause peut en servir. Il y a plus : c'est que, dans ce dernier exemple, le concept d'une cause emporte si évidemment celui d'une nécessité de la liaison avec un effet, et de la stricte généralité de la règle, qu'il disparaîtrait complètement si, comme le fait Hume, on voulait le dériver de la fréquente liaison de ce qui suit avec ce qui précède, et de l'habitude (par conséquent de la nécessité purement subjective) d'associer les représentations que nous acquérons par là. On pourrait aussi, sans être obligé de recourir à ces exemples pour prouver la réalité des principes purs a priori dans notre connaissance, la démontrer rationnellement, en faisant voir la nécessité absolue de ces sortes de principes pour la possibilité de l'expérience même. Où l'expérience prendrait elle en effet sa certitude ; si toutes les règles suivant lesquelles elle procède étaient toujours empiriques, et par conséquent contingentes ? C'est au contraire parce qu'elles sont empiriques, que les règles de cette dernière espèce sont difficilement érigées en premiers principes. Mais il nous suffit d'avoir ici montré l'usage pur de notre faculté de connaître, ainsi que les critères qui lui sont propres. Ce n'est pas seulement dans les jugements, mais encore dans les concepts que se manifeste l'origine de quelques connaissances a priori. En effet, ôtez successivement de votre concept expérimental de tout corps ce qu'il y a d'empirique, c'est-à-dire la couleur, la dureté, la mollesse, la pesanteur, l'impénétrabilité, il restera cependant l'espace qu'occupait ce corps (maintenant tout à fait disparu), et qui ne peut être anéanti par la pensée. De même, si vous retranchez de quelqu'un de vos concepts empiriques d'un objet, corporel ou non, toutes les qualités que vous en révèle l'expérience, vous ne pourrez cependant lui enlever mentalement la qualité par laquelle vous le pensez comme substance, ou comme inhérent à une substance (quoique ce concept de substance soit plus déterminé que celui d'un objet en général). Vous devez donc avouer, convaincu par la nécessité avec laquelle ce concept vous presse et s'impose à vous, qu'il a son siège a priori dans notre faculté de connaître. |
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Sensibilité et entendement [4] 82. Nous appellerons Sensibilité la capacité (réceptivité) de notre esprit d'avoir des représentations, en tant qu'il est affecté d'une manière quelconque ; [par opposition], la faculté de produire des représentations même, ou la spontanéité de la connaissance, s'appellera Entendement. Il est donc de notre nature que l'intuition ne puisse être que sensible, c'est-à-dire qu'elle ne comprenne que la manière dont nous sommes affectés par des objets. L'entendement, au contraire, est la faculté de penser [concevoir] l'objet de l'intuition sensible. L'une de ces propriétés de l'âme n'est point préférable à l'autre : elles sont d'une égale importance : sans la sensibilité aucun objet ne nous serait donné, et sans l'entendement aucun ne serait pensé. Des pensées sans matière ou sans objet sont vaines, des intuitions sans concepts sont aveugles. Il est donc également indispensable, et de rendre ses concepts sensibles (c'est-à-dire de leur donner un objet en intuition), et de rendre intelligibles ses intuitions (en les soumettant à des concepts). Ces deux facultés ou capacités ne peuvent non plus se suppléer l'une l'autre, en changeant respectivement de rôle : l'entendement ne peut rien percevoir, et les sens, rien penser. La connaissance ne résulte que de leur union. [...] |
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L'illusion transcendantale [5] L'apparence logique, qui consiste dans la simple imitation de la forme de la raison (l'apparence des paralogismes), procède exclusivement d'un manque d'attention à la règle logique. Par conséquent, dès que cette règle est appliquée au cas précédent, l'apparence se dissipe entièrement. L'apparence transcendantale, au contraire, ne cesse pas, quand bien même on l'a découverte et que la critique transcendantale en a fait voir clairement le néant (par exemple, l'apparence qui se trouve contenue dans la proposition : le monde doit nécessairement posséder un commencement chronologique). La cause en est que, dans notre raison (considérée subjectivement comme un pouvoir humain de connaître), sont inscrites des règles fondamentales et des maximes de son usage qui ont intégralement l'apparence de principes objectifs et du fait desquelles il arrive que la nécessité subjective d'une certaine liaison de nos concepts, requise pour le bon fonctionnement de l'entendement, soit tenue pour une nécessité objective de la détermination des choses en soi. Illusion qui ne saurait être évitée, pas plus que nous ne parvenons à éviter que la mer ne nous paraisse plus élevée au large que près du rivage, parce que nous la voyons alors grâce à des rayons plus élevés, ou encore pas plus que l'astronome lui-même ne peut empêcher que la Lune ne lui apparaisse plus grande à son lever, bien qu'il ne soit pas abusé par cette apparence. |
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L'erreur métaphysique [6] La mathématique nous fournit un éclatant exemple de l'ampleur des progrès que nous pouvons faire a priori dans la connaissance, indépendamment de l'expérience. Le fait est qu'elle ne s'occupe certes d'objets et de connaissances que dans la mesure où ils sont tels qu'ils se peuvent présenter dans l'intuition. Mais cette condition échappe facilement, parce que l'intuition mentionnée peut elle-même être donnée a priori, et par conséquent se distingue à peine d'un simple concept pur. Séduite par une telle preuve de la puissance de la raison, l'impulsion qui nous pousse à élargir nos connaissances ne voit pas de limites. La colombe légère, quand, dans son libre vol, elle fend l'air dont elle sent la résistance, pourrait se représenter qu'elle réussirait encore bien mieux dans l'espace vide d'air. C'est ainsi justement que Platon quitta le monde sensible, parce que celui-ci impose à l'entendement de si étroites limites, et qu'il s'aventura au-delà de celui-ci, sur les ailes des Idées, dans l'espace vide de l'entendement pur. Il ne remarqua pas que malgré tous ses efforts il n'avançait nullement, car il ne rencontrait rien qui s'opposât à lui et qui fut susceptible de lui fournir pour ainsi dire un point d'appui, sur lequel il pût faire fond et appliquer ses forces pour changer l'entendement de place. Au demeurant est-ce un destin habituel de la raison humaine dans la spéculation que d'achever aussi tôt que possible ce qu'elle édifie et de rechercher après coup seulement si le fond nécessaire pour cela en est lui aussi bien établi. Mais, dès lors, nous nous mettons en quête de toutes sortes d'excuses pour nous réconforter sur la solidité de cet édifice, ou même, de préférence, pour nous dispenser tout à fait d'un tel examen tardif et dangereux. Quant à ce qui, pendant la construction, nous libère de tout souci ou de tout soupçon, et nous flatte avec une apparence de profondeur, c'est ceci : une grande part, et peut-être la plus grande partie, de la tâche de notre raison consiste en analyses des concepts, que nous possédons déjà, de certains objets — ce qui nous fournit une foule de connaissances qui, tout en n'étant rien de plus que des élucidations ou des explicitations de ce qui a déjà été pensé dans nos concepts (bien que de façon encore confuse), sont pourtant appréciées, du moins quant à la forme, comme s'il s'agissait de vues nouvelles alors que, quant à la matière ou au contenu, elles n'élargissent pas les concepts dont nous disposons, mais ne font au contraire que les décomposer en leurs éléments. Or, étant donné que cette façon de procéder fournit une réelle connaissance a priori qui accomplit un progrès sûr et utile, la raison, sans même s'en apercevoir, obtient subrepticement, en cédant à cette illusion, des affirmations d'une tout autre sorte, où elle ajoute à des concepts donnés d'autres concepts totalement étrangers, et cela a priori sans que l'on sache comment elle y parvient, et sans même simplement qu'une telle question vienne à l'esprit. |
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Critique et liberté [7] La raison doit, dans toutes ses entreprises, se soumettre à la critique, et elle ne peut par aucun interdit attenter à la liberté de cette dernière sans se nuire à elle-même et sans attirer sur elle un soupçon qui lui est dommageable. De fait n'y a-t-il rien de si important, quant à l'utilité, ni rien de si sacré qui puisse se dérober à cet examen qui contrôle et inspecte tout, sans faire exception de personne. C'est sur cette liberté que repose même l'existence de la raison, laquelle n'a pas d'autorité dictatoriale, mais ne fait jamais reposer sa décision que sur l'accord de libres citoyens, dont chacun doit pouvoir exprimer ses objections, voire son veto, sans retenue aucune. [...] À cette liberté appartient donc aussi celle d'exposer publiquement au jugement ses pensées et les doutes que l'on ne peut réduire soi-même, sans être pour autant décrié comme un citoyen agité et dangereux. C'est là un point qui se trouve déjà compris dans le droit originaire de la raison humaine, laquelle ne connaît pas d'autre juge qu'à nouveau l'universelle raison humaine, où chacun a sa voix ; et dans la mesure où c'est de cette dernière que doivent provenir toutes les améliorations dont notre état est susceptible, un tel droit est sacré et il ne peut y être attenté. Aussi est-il très insensé de décrier comme dangereuses, certaines affirmations auxquelles on a pu se hasarder ou certaines attaques inconsidérément lancées contre des assertions qui ont déjà de leur côté l'approbation de la plus grande et de la meilleure part du public ; car cela revient à leur conférer une importance qu'elles ne devraient nullement avoir. Quand j'entends qu'un esprit peu commun aurait ruiné démonstrativement la liberté de la volonté humaine, les espoirs placés dans une vie future et l'existence de Dieu, je suis désireux de lire son livre, car j'attends de son talent qu'il élargisse mon champ de vision. Je sais déjà avec certitude par avance qu'il n'aura rien fait de tout cela : non pas parce que je croirais pour ma part disposer d'ores et déjà de preuves établissant irréfutablement ces importantes propositions, mais parce que la critique transcendantale, qui m'a découvert tout ce que notre raison pure tient en réserve, m'a pleinement persuadé que, puisque la raison est totalement insuffisante pour produire des assertions affirmatives dans ce domaine, elle disposera tout aussi peu, et moins encore, du savoir requis pour pouvoir énoncer négativement quelque chose sur ces questions. Car où le prétendu esprit libre ira-t-il chercher sa connaissance selon laquelle, par exemple, il n'y a pas d'Être suprême ? Cette proposition se situe en dehors du champ de l'expérience possible, et par conséquent aussi hors des limites de toute vision humaine. |
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Les 4 antinomies de la raison pure [8] [ On voudrait connaître le monde en soi, par la raison, tel qu'il est réellement. Cependant, la raison comporte des antinomies qui en limitent l'usage. En effet, elle peut aussi bien démontrer la thèse que l'antithèse au moyen de raisonnements logiques également irréprochables. ] 1re opposition des idées transcendantales
[ ESPACE et TEMPS ]
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2e opposition des idées transcendantales
[ COMPOSITION de la MATIÈRE ]
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3e opposition des idées transcendantales
[ LIBERTÉ et DÉTERMINISME ]
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4e opposition des idées transcendantales
[ NÉCESSITÉ de DIEU ]
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Les catégories a priori de l'entendement [9] De l'usage logique de l'entendement en général 104. L'entendement a été défini plus haut d'une manière purement négative : Une faculté de connaître non sensible. Or, comme nous ne pouvons avoir aucune intuition indépendamment de la sensibilité, l'entendement n'est donc point une faculté intuitive. Mais, ôté l'intuition, il n'y a pas d'autre manière de connaître que par concepts. Par conséquent la connaissance de toute intelligence, du moins de toute intelligence humaine, est une connaissance par concepts, non intuitive, mais discursive [générale]. Toutes les intuitions, comme sensibles, reposent sur des affections, et les concepts par conséquent sur des fonctions. J'entends par fonctions l'unité d'action nécessaire pour ordonner différentes représentations et en faire une représentation commune. Les concepts ont donc pour base la spontanéité de la pensée, comme les intuitions sensibles la réceptivité des impressions. Or, l'entendement ne peut faire d'autre usage de ces concepts que de juger par leur moyen. Et comme l'intuition est la seule représentation qui ait immédiatement un objet, jamais donc un concept ne se rapporte immédiatement à un objet, mais bien à quelque autre représentation de cet objet (qu'elle soit une intuition, ou déjà même un concept.) Le jugement est donc la connaissance médiate d'un objet, par conséquent la représentation d'une représentation de cet objet. Dans tout jugement est un concept applicable à plusieurs choses, et qui, sous cette pluralité, comprend aussi une représentation donnée, laquelle se rapporte immédiatement à l'objet. Ainsi dans le jugement : tous les corps sont divisibles, le concept divisible convient à différents autres concepts, parmi lesquels le concept de corps est celui auquel il se rapporte ici particulièrement. Mais ce concept de corps, à son tour, est relatif à certains phénomènes que nous avons sous les yeux. Ces objets sont donc médiatement représentés par le concept de divisibilité. Tous les jugements sont donc des fonctions de l'unité dans nos représentations, puisqu'au lieu d'une représentation immédiate, une autre plus élevée, et qui contient celle-ci avec beaucoup d'autres, sert à la connaissance de l'objet, et qu'ainsi un grand nombre de connaissances possibles sont ramenées à une seule. Mais nous pouvons réduire toutes les opérations de l'entendement au jugement, en sorte que l'entendement en général peut être représenté comme une faculté de juger. Car d'après ce qui précède, c'est la faculté de penser. La pensée est la connaissance par concepts. Mais les concepts, comme attributs de jugements possibles, se rapportent à une représentation quelconque d'un objet encore indéterminé. Ainsi, le concept de corps signifie quelque chose (par exemple un métal) qui peut être connu par ce concept. Ce concept n'est donc tel, que parce qu'il contient en lui d'autres représentations au moyen desquelles il peut se rapporter à des objets. Il est donc l'attribut d'un jugement possible, par exemple de celui-ci : Tout métal est un corps. Les fonctions de l'entendement pourraient donc être toutes découvertes, s'il était possible d'exposer avec certitude les fonctions de l'unité dans le jugement. La section suivante fera voir que c'est chose très facile. De la fonction logique de l'entendement dans le jugement 105. Si nous faisons abstraction de toute matière d'un jugement en général, et que nous n'y considérions que la forme seule de l'entendement, nous trouverons alors que la fonction de la pensée peut être ramenée à quatre titres, dont chacun comprend trois moments ou degrés. Ils peuvent très bien être représentés par le tableau suivant : |
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Des concepts purs de l'entendement ou Catégories 111. La Logique générale fait abstraction, comme nous l'avons dit plusieurs fois, de toute matière de la connaissance, et attend que des représentations lui soient données d'ailleurs, d'où que ce soit, pour les convertir d'abord en concepts au moyen de l'analyse. La Logique transcendantale, au contraire, a pour objet une diversité de la sensibilité a priori, diversité qui lui est fournie par l'Esthétique transcendantale pour servir de matière aux concepts purs de l'entendement, concepts sans lesquels la Logique serait sans objet, et par conséquent tout à fait vaine. L'espace et le temps contiennent donc une diversité de l'intuition pure a priori ; mais ils font néanmoins partie des conditions de la réceptivité de notre esprit, conditions sous lesquelles seules il peut se représenter les objets, et qui par conséquent doivent toujours en affecter aussi le concept. Mais la spontanéité de notre pensée exige que cette diversité soit d'abord parcourue d'une certaine manière, qu'elle soit recueillie et liée pour en faire ensuite une connaissance. Cette opération s'appelle synthèse. 112. J'entends par synthèse, dans le sens le plus large, l'action d'ajouter les unes aux autres plusieurs représentations différentes, et d'en saisir la diversité en une seule connaissance. Cette synthèse est pure, si la diversité qui en est l'objet n'est pas empirique, mais au contraire donnée a priori (comme la diversité dans l'espace et le temps). Ces représentations doivent nous être données avant toute analyse qui les a pour objet, et aucun concept, quant à la matière ou l'objet, n'est possible analytiquement. Mais la synthèse d'une diversité (donnée soit empiriquement, soit a priori) produit d'abord une connaissance qui, à la vérité, peut être grossière et confuse au premier moment, et qui a par conséquent besoin d'être analysée ; mais la synthèse n'en est pas moins ce qui rassemble à vrai dire les éléments propres à former des connaissances, et qui les réunit en une certaine matière. La synthèse est donc la première chose sur laquelle nous devons porter notre attention quand nous voulons juger de l'origine de nos connaissances. 113. La synthèse est en général, comme nous le verrons plus tard, l'oeuvre pure et simple de l'imagination, fonction aveugle de l'âme, mais indispensable, puisque sans elle nous n'aurions aucune connaissance de quoi que ce soit ; fonction du reste dont nous avons rarement conscience. Mais l'action de réduire cette synthèse en concepts est la fonction de l'entendement, par laquelle nous avons, et pas avant, la connaissance proprement dite. 114. La synthèse pure, conçue d'une manière générale, nous donne donc le concept intellectuel pur. Mais j'entends par synthèse pure celle qui repose sur un principe de l'unité synthétique a priori. Ainsi notre manière de compter (ce qui est surtout facile à remarquer dans les nombres élevés, est une synthèse suivant des concepts, parce qu'elle a lieu d'après un principe commun de l'unité (par exemple le décimal). L'unité dans la synthèse de la diversité est donc nécessaire sous ce concept. 115. La Logique générale a pour objet de soumettre, à l'aide de l'analyse, des représentations différentes à un seul concept. La Logique transcendantale au contraire apprend à ramener à des concepts, non pas des représentations, mais la synthèse pure des représentations. La première chose qui doit nous être donnée pour faciliter la connaissance de tous les objets a priori, c'est la diversité de l'intuition pure. La synthèse de cette diversité par l'imagination est la seconde chose ; mais aucune connaissance n'est encore donnée jusque-là. Les concepts qui donnent l'unité à cette synthèse pure, et qui consistent dans la simple représentation de cette unité synthétique nécessaire, sont la troisième chose requise pour la connaissance d'un objet quelconque, et reposent sur l'entendement. 116. La fonction qui donne l'unité aux différentes représentations en un jugement est la même qui la donne aussi à la simple synthèse des différentes représentations en une seule intuition ; et cette unité, entendue dans un sens général, s'appelle concept pur de l'entendement. Par conséquent, le même entendement, exerçant précisément les mêmes opérations qui lui servent à donner aux concepts la forme logique d'un jugement, au moyen de l'unité analytique, introduit aussi une matière transcendantale dans ses représentations, par le moyen de l'unité synthétique de la diversité dans l'intuition en général : ce qui fait qu'on appelle concepts purs de l'entendement ceux qui se rapportent a priori aux objets, résultat que la Logique générale ne peut donner. 117. Il y a donc précisément autant de concepts purs de l'entendement qui se rapportent a priori aux objets de l'intuition en général, qu'il y a dans la table précédente de fonctions logiques dans tous les jugements possibles. Car l'entendement est complètement épuisé, et toute sa faculté parfaitement reconnue et mesurée par ces fonctions. Nous appellerons ces concepts Catégories, d'après Aristote, puisque son but était le nôtre, malgré la différence dans l'exécution. |
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119. Tel est donc l'inventaire de tous les concepts originellement purs de la synthèse que l'entendement renferme en lui-même a priori, et à cause desquels seuls on l'appelle entendement pur. Ce n'est en effet que par ces concepts seuls qu'il peut comprendre quelque chose dans la diversité de l'intuition, ou en penser l'objet. Cette division est systématiquement sortie d'un principe commun, à savoir, de la faculté de juger (qui est la même chose que la faculté de penser) ; elle ne provient point d'une recherche fortuite et sans ordre des concepts purs, dont l'exactitude de l'énumération ne peut jamais être certaine par ce procédé, puisqu'alors cette énumération n'est conclue que par induction, sans faire attention que l'on ne s'aperçoit jamais, en agissant ainsi, pourquoi précisément les idées qu'on trouve, et non pas d'autres, sont inhérentes à l'entendement pur. Le dessein d'Aristote, de rechercher les concepts fondamentaux, était digne d'un si grand homme. Mais Aristote, n'étant parti d'aucun principe, les recueillit comme ils se présentèrent à son esprit, et en rassembla d'abord dix qu'il appela catégories (prédicaments). Par la suite, il crut encore en avoir trouvé cinq autres, et les ajouta aux précédents sous le nom de post-prédicaments. Mais sa table n'en resta pas moins imparfaite. De plus, il y a parmi ses catégories quelques modes de la sensibilité pure (quando, ubi, situs, de même que prius, simul), ainsi qu'un mode empirique (motus), — qui ne font point partie de cette table généalogique de l'entendement. Il fait même entrer des concepts dérivés (actio, passio) parmi les concepts primitifs, et quelques-uns de ces derniers manquent au contraire complètement. 120. Il faut donc remarquer encore, quant aux concepts primitifs ou catégories, que, comme concepts véritablement fondamentaux de l'entendement pur, ils ont aussi leurs concepts purs dérivés, qui ne peuvent par conséquent pas être omis dans un système complet de philosophie transcendantale ; mais je puis me contenter de les mentionner dans un essai purement critique. |
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Phénomènes et noumènes [10] Déjà dès les temps les plus reculés de la philosophie des scrutateurs de la raison pure avaient conçu en dehors des êtres sensibles ou des phénomènes (phoenomena) qui constituent le monde sensible, des êtres intelligibles particuliers (noumena) qui doivent composer un monde intelligible ; et comme ils tenaient le phénomène et l'apparence (Scheim) pour identiques (ce qui était bien pardonnable à un âge encore grossier), ils n'accordèrent de réalité qu'aux êtres intelligibles. Dans le fait, si nous considérons les objets des sens, ce qui est permis, comme de simples phénomènes, nous reconnaissons par là toutefois qu'une chose en soi leur sert de fondement, quoique nous ne sachions pas ce qu'elle est, mais que nous n'en connaissions que le phénomène, c'est-à-dire la manière dont nos sens sont affectés par ce quelque chose d'inconnu. L'entendement donc, par cela qu'il admet des phénomènes, reconnaît également l'existence de choses en soi, et à ce titre on peut dire que la représentation d'êtres qui sont la base des phénomènes, d'êtres purement intellectuels par conséquent, est non seulement légitime, mais encore inévitable. Notre déduction critique n'exclut point de pareilles choses (noumena), mais elle restreint plutôt les principes de l'esthétique à ce point, de ne pas s'étendre à tout, ce qui convertirait toute chose en simple phénomène, mais de n'avoir de valeur légitime que pour des objets d'une expérience possible. Les êtres intelligibles sont donc reconnus, mais avec la restriction expresse, et qui ne souffre pas d'exception, que nous ne savons absolument rien de positif de ces êtres intelligibles purs, que nous n'en pouvons rien savoir, parce que nos concepts intellectuels purs, ainsi que nos intuitions pures, ne se rapportent qu'aux objets de l'expérience possible, aux seuls êtres sensibles par conséquent, et qu'aussitôt qu'on en sort, ces notions n'ont plus la moindre valeur. |
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Abolir la science pour faire place à la foi [11] Mais on nous demandera, sans doute, quels sont les trésors de science que nous pensons laisser à nos neveux dans une métaphysique ainsi épurée par la Critique, et par là même réduite à l'immobilité ? On croira remarquer, en parcourant superficiellement cet ouvrage, que l'utilité en est purement négative, et qu'avec la raison spéculative nous n'allons jamais au-delà des bornes de 1'expérience ; telle est en effet sa première utilité. Mais en y regardant de plus près, on s'aperçoit qu'elle devient bientôt positive. Il suffit de remarquer que les principes dont se prévaut la raison spéculative pour tenter de franchir ses limites ont en réalité pour conséquence inévitable, non l'extension, mais la restriction de l'usage de notre raison. En effet, ces principes menacent de faire tout dominer par la sensibilité, à laquelle ils appartiennent proprement, et d'abolir ainsi l'usage pratique pur de la raison. La Critique, qui resserre et limite l'usage spéculatif de la raison, est donc bien négative jusque-là ; mais puisqu'en même temps elle lève ainsi un obstacle qui circonscrivait l'usage pratique de la raison, et semble vouloir le faire complètement disparaître, elle a réellement une utilité positive, utilité qu'on trouvera très importante si l'on se persuade qu'il y a un usage pratique de la raison pure absolument nécessaire (l'usage moral), dans lequel la raison dépasse nécessairement les bornes de la sensibilité. Quoiqu'elle n'ait pas à cet effet le moindre besoin de la raison spéculative, elle doit néanmoins être rassurée contre la réaction de cette raison, pour ne pas tomber en contradiction avec elle-même. Contester une utilité positive dans le service rendu par la Critique, ce serait dire que la police n'a aucune utilité positive, attendu que sa principale attribution est d'empêcher que les citoyens ne se nuisent entre eux, et de faire en sorte que chacun puisse vaquer à ses affaires librement et sans crainte. Il sera démontré dans la partie analytique de la Critique que l'espace et le temps ne sont que des formes de l'intuition sensible, par conséquent de simples conditions de l'existence des choses comme phénomènes ; qu'en outre nous n'avons des choses aucun concept intellectuel, et par suite aucun élément de leur connaissance qu'autant qu'une intuition qui corresponde à ces concepts nous est offerte ; que nous ne pouvons donc avoir aucune connaissance de quelque objet que ce puisse être comme chose en soi, mais en tant seulement que cet objet se trouve soumis à l'intuition sensible, c'est-à-dire en tant que phénomène. D'où il résulte que toute connaissance rationnelle spéculative possible se réduit nécessairement aux seuls objets de l'expérience. Néanmoins, ce qu'il faut bien remarquer, c'est qu'il nous est toujours libre de penser ces mêmes objets, comme existant en soi, bien qu'il ne nous soit jamais donné de les connaître ainsi (1). Si en effet cette pensée nous était interdite, il s'ensuivrait cette absurdité : qu'il y a des phénomènes, des apparences, et rien cependant qui apparaît. (1) Pour connaître une chose, il faut que j'en puisse prouver la possibilité (soit par le témoignage de l'expérience de sa réalité, soit a priori par la raison). Mais je puis penser tout ce que je veux, pourvu que je ne me mette pas en contradiction avec moi-même, c'est-à-dire pourvu que mon concept soit une pensée possible, quoique, à la vérité, je ne puisse pas répondre qu'il y ait ou non, dans l'ensemble de toutes les possibilités, un certain objet correspondant à cette pensée. Mais, pour attribuer à un tel concept une valeur objective (une possibilité ontologique, car la précédente n'est que logique), il faut plus encore. Mais il n'est pas nécessaire de chercher ce plus dans les sources théoriques de la connaissance ; il peut se trouver également dans les sources pratiques. Si nous-supposons maintenant que cette distinction nécessaire des choses par la Critique, en choses comme objets de l'expérience et en choses en soi, n'a pas été faite, alors le principe de causalité, et par conséquent le mécanisme de la nature dans la détermination de ce principe, valent par le fait pour toutes choses en général comme causes efficientes. Je ne pourrais donc pas dire d'un même être, par exemple de l'âme humaine, que sa volonté est libre, et qu'elle est en même temps soumise à la nécessité de la nature, c'est-à-dire qu'elle n'est pas libre, sans tomber dans une contradiction manifeste ; parce que, dans l'une et l'autre proposition, j'aurais donné au mot âme un même sens, celui de chose en général (comme chose en soi). Il y a plus : c'est que sans le secours préalable de la Critique, je ne pourrais pas même en donner un autre. Mais si la Critique n'est point en défaut lorsqu'elle prescrit d'envisager les objets dans deux sens, savoir, ou comme phénomènes, ou comme choses en soi ; si la déduction de ses concepts intellectuels est juste, et que par conséquent le principe de causalité ne se rapporte aux choses que dans le premier sens, c'est-à-dire en tant qu'elles sont l'objet de l'expérience, mais que les mêmes choses prises dans le second sens ne soient plus sujettes à ce principe : il s'ensuivra que la même volonté, considérée dans le phénomène (dans les actions sensibles) comme nécessairement conforme à la loi physique, est par conséquent conçue comme non libre en ce sens ; tandis que si elle est considérée, d'un autre côté, comme appartenant à une chose en soi, et comme indépendante de cette loi, elle est au contraire conçue libre, sans qu'il y ait ombre de contradiction. Or, quoique je ne puisse connaître mon âme, envisagée à ce dernier point de vue, par aucune raison spéculative (et bien moins encore par l'observation empirique), et que je ne puisse par conséquent connaître la liberté comme attribut d'un être auquel je rapporte cependant des effets dans le monde sensible, puisqu'il faudrait pour cela que je connusse positivement et déterminément cet être appelé âme, sans cependant le connaître dans le temps (ce qui est impossible, puisque je ne puis soumettre à mon concept une intuition que je n'ai pas) ; — cependant je puis concevoir la liberté, c'est-à-dire que sa représentation ne renferme du moins aucune contradiction dès qu'une fois l'on admet et la distinction critique de deux espèces de représentations (l'une sensible et l'autre intellectuelle), et, comme conséquence de cette distinction, la circonscription des concepts purs de l'entendement, et, par suite aussi, celle des principes qui en découlent. Si maintenant nous admettons que la morale suppose nécessairement la liberté (dans le sens le plus strict), comme attribut de notre volonté, puisqu'elle présente des principes pratiques originellement dans notre raison comme en étant des données a priori, principes qui seraient tout à fait impossibles sans la supposition de la liberté ; si nous supposons en même temps que la raison spéculative ait prouvé que cette liberté est absolument inconcevable : la première supposition, la supposition de la morale, devra certainement céder à la seconde ; dont le contraire est visiblement contradictoire ; et dès lors, la liberté, et avec elle la moralité (dont le contraire n'est effectivement contradictoire qu'autant que la liberté est déjà supposée) font place au mécanisme de la nature. Mais, comme il suffit à la philosophie morale que la liberté ne se contredise point, et qu'elle se laisse au moins concevoir par voie de conséquence, sans qu'il soit nécessaire d'en apercevoir autre chose ; qu'elle ne mette du reste aucun obstacle au mécanisme naturel d'une même action (prise à un autre point de vue) : alors la morale et la physique sont reconnues possibles en même temps. Ce qui n'aurait pas eu lieu si la Critique ne nous eût pas éclairés auparavant sur notre ignorance inévitable relativement aux choses en elles-mêmes, et n'eut restreint aux phénomènes seuls tout ce que nous pouvons connaître théoriquement. [...] Je ne puis donc pas même admettre Dieu, ni la liberté, ni l'immortalité, en faveur de l'usage pratique nécessaire de ma raison, si je n'enlève en même temps à la raison spéculative ses prétentions aux aperçus transcendantaux. La raison en est que, pour les obtenir, elle a besoin de principes qui, par cela même qu'ils se rapportent uniquement aux objets de l'expérience possible, dès qu'ils viennent à être appliqués à des objets qui ne sont pas susceptibles d'expérience, les transforment toujours en phénomènes et déclarent ainsi toute extension pratique de la raison pure impossible. Je devais donc abolir la science pour faire place à la foi. Le dogmatisme de la métaphysique, c'est-à-dire le préjugé d'avancer dans cette science sans critique de la raison pure, est la vraie source de l'incrédulité qui combat la morale ; car cette incrédulité est toujours très dogmatique. [...] Malgré cette importante révolution opérée dans le champ des sciences, et le préjudice que doit en éprouver la raison spéculative dans ce qu'elle avait regardé jusqu'ici comme sa possession, tout cependant reste dans le même état qu'auparavant par rapport aux affaires générales de l'humanité et à l'utilité que le monde a recueillie jusqu'à nous des doctrines de la raison pure ; la perte n'atteint que le monopole des écoles, et nullement l'intérêt du genre humain. Je demande au plus obstiné dogmatiste si l'argument de l'immortalité de l'âme, tiré de la simplicité de la substance ; si celui de la liberté de la volonté contre le mécanisme universel, tiré de ces subtiles quoique impuissantes distinctions d'une nécessité pratique subjective et objective ; ou si l'argument de l'existence de Dieu, déduit du concept d'un être souverainement réel (de la contingence des choses muables, et de la nécessité d'un Premier moteur) : je demande, dis-je, si toutes ces choses, depuis qu'elles sont sorties des écoles, ont jamais pu devenir le partage du vulgaire et avoir sur lui la moindre influence ? S'il n'en a rien été jusqu'ici, et il n'en sera jamais rien, à cause de la faiblesse de l'intelligence du commun des hommes pour des spéculations si subtiles ; si, au contraire, en ce qui concerne la première question, cet état remarquable de la nature humaine, de ne pouvoir être satisfaite de rien de temporel (comme insuffisant pour le besoin de sa complète destination), a dû faire naître tout simplement l'espérance d'une vie future ; si, par rapport à la seconde question, la simple et claire exposition des devoirs, en opposition avec les exigences des inclinations, a dû produire la conscience de la liberté; et enfin si, pour ce qui est de la troisième question, l'ordre admirable, la beauté et la providence qui brillent dans la nature des choses, doivent seuls opérer la foi en un sage et grand auteur du monde, et la persuasion qui s'en répand parmi les peuples : — alors, non seulement cette possession n'est pas troublée, mais elle gagne d'autant plus en autorité que les écoles sont maintenant mieux apprises à ne pas prétendre à une vue plus élevée et plus étendue, dans une matière qui touche aux communs intérêts du genre humain, que celle à laquelle peut atteindre facilement le grand nombre (qui est très digne de notre estime), et à s'en tenir par conséquent au développement de ces preuves généralement faciles à comprendre pour tout le monde, et suffisantes au point de vue moral. |
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L'espace [12] 1. L'espace n'est pas un concept empirique dérivé d'intuitions extérieures. Car pour que certaines sensations soient rapportées à quelque chose d'extérieur à moi (c'est-à-dire à quelque chose qui est dans un lieu de l'espace différent de celui que j'occupe), et même pour que je puisse me représenter les choses comme extérieures les unes aux autres, c'est-à-dire non seulement comme différentes, mais comme occupant des lieux distincts, la représentation de l'espace doit déjà être posée en principe. D'où il suit que la représentation de l'espace ne peut dériver des rapports du phénomène extérieur par l'expérience, mais bien que l'expérience elle-même n'est jamais possible que par cette représentation. 2. L'espace est une représentation nécessaire a priori qui sert de fondement à toutes les intuitions extérieures. On ne peut jamais concevoir qu'il n'y ait aucun espace quoiqu'on puisse fort bien penser qu'aucun objet n'y est contenu. L'espace est donc considéré comme la condition de la possibilité des phénomènes, et non comme une détermination qui en dépende. C'est donc une représentation a priori, qui est le fondement nécessaire des phénomènes extérieurs. 3. L'espace n'est pas non plus un concept discursif, ou, comme on dit, un concept général des rapports des choses, mais une intuition pure. On ne peut, en effet, se représenter qu'un seul espace, et quand on parle de plusieurs espaces on entend seulement par là les parties d'un seul et même espace. Ces parties ne pourraient même pas précéder l'espace unique et universel, comme parties d'un tout qu'elles serviraient à composer par leur ensemble ; elles ne peuvent, au contraire, être conçues qu'en lui. L'espace est essentiellement un ; le multiple en lui, par conséquent aussi le concept général d'espace, tient uniquement à des limitations. D'où il suit qu'une intuition a priori qui n'est pas empirique, sert de fondement à tous les concepts que nous en avons. C'est ainsi que tous les principes de géométrie, par exemple, deux côtés d'un triangle pris ensemble sont plus grands que le troisième, seront toujours dérivés avec une certitude apodictique, non des concepts généraux de ligne et de triangle, mais de l'intuition, et d'une intuition a priori. 4. L'espace est représenté comme une grandeur infinie donnée. Il est, à la vérité, nécessaire de concevoir chaque concept comme une représentation contenue dans une multitude infinie de différentes représentations possibles (comme leur signe commun), et qui par conséquent les contient toutes ; mais aucun concept ne peut, comme tel, être considéré comme contenant lui-même une infinité de représentations. Et cependant, l'espace est conçu de cette manière (car toutes les parties de l'espace sont toutes ensemble dans l'infini). Donc la représentation primitive de l'espace est une intuition a priori, et non un concept. [...] La géométrie est une science qui détermine synthétiquement, et cependant a priori, les propriétés de l'espace. Quelle doit être maintenant la représentation de l'espace pour que la connaissance de la géométrie soit possible ? Elle doit être originellement une intuition, car d'un simple concept ne peuvent sortir des propositions qui outrepassent ce concept ; ce qui cependant arrive en géométrie. Mais cette intuition doit se trouver en nous a priori, c'est-à-dire avant toute perception d'un objet. Elle doit par conséquent être pure et nullement empirique, puisque les propositions géométriques sont toutes apodictiques, c'est-à-dire liées à la conscience de leur nécessité, par exemple : L'espace n'a que trois dimensions. Mais des principes de cette nature ne peuvent être empiriques, ou être des jugements de l'expérience, ni en dériver. [...] L'espace ne représente aucune propriété essentielle de quoi que ce soit, ni de ce que les choses sont en elles-mêmes, ni de ce qu'elles sont dans leur rapport aux autres choses : c'est-à-dire qu'il n'en représente aucune détermination qui affecte les objets eux-mêmes, et qui subsiste encore si l'on fait abstraction de toutes les conditions subjectives de l'intuition ; car des déterminations absolues ou relatives ne peuvent précéder l'existence des choses auxquelles elles conviennent, et par conséquent ne peuvent être perçues a priori. L'espace n'est autre chose que la forme des phénomènes du sens extérieur, c'est-à-dire la condition subjective de la sensibilité, sous laquelle seulement l'intuition extérieure est possible pour nous a priori. Et comme la capacité d'être affecté des objets précède nécessairement dans le sujet toutes les intuitions de ces objets, on comprend sans peine comment la forme de tous les phénomènes peut être donnée dans l'esprit avant toutes les perceptions réelles, par conséquent a priori ; et comment encore, en sa qualité d'intuition pure dans laquelle tous les objets doivent être déterminés, elle peut contenir avant toute expérience les raisons ou principes des rapports de ces objets. Nous ne pouvons parler que comme hommes, de l'espace, des êtres étendus, etc. Sortons-nous de la condition subjective sous laquelle seulement nous pouvons recevoir l'intuition extérieure, d'après la manière dont nous pouvons être impressionnés par ces objets, alors la représentation de l'espace ne signifie plus rien du tout. Cet attribut n'est accordé aux choses qu'en tant qu'elles nous apparaissent, c'est-à-dire qu'en tant qu'elles sont les objets de la sensibilité. La forme constante de cette capacité que nous appelons sensibilité est une condition nécessaire de tous les rapports sous lesquels les objets sont perçus comme extérieurs à nous ; et si l'on fait abstraction de ces objets, cette forme est l'intuition pure qui prend le nom d'espace. Comme nous ne pouvons faire des conditions spéciales de la sensibilité celles de la possibilité des choses, mais seulement celles de leurs phénomènes, nous pouvons bien dire, à la vérité, que l'espace contient toutes les choses que nous pouvons percevoir extérieurement, mais non pas qu'il contienne toutes les choses en elles-mêmes, qu'elles puissent être du reste perçues ou ne l'être pas, et par quelque être que ce soit. Car nous ne pouvons dire si les intuitions des autres êtres pensants sont soumises aux lois qui limitent les nôtres, et qui sont pour nous d'une valeur universelle. Si nous ajoutons au concept du sujet la restriction d'un jugement, ce jugement est alors inconditionnel, absolu. La proposition : Toutes les choses sont juxtaposées dans l'espace, vaut, sous cette restriction : Si les choses, comme objets, frappent notre intuition sensible. Si j'ajoute ici la condition au concept et que je dise : Toutes les choses, comme phénomènes extérieurs, sont juxtaposées dans l'espace, alors cette règle vaut universellement et sans restriction. Notre exposition nous enseigne donc la réalité (c'est-à-dire la valeur objective) de l'espace par rapport à tout ce qui peut nous être présenté extérieurement comme objet ; mais elle nous apprend en même temps l'idéalité de l'espace par rapport aux choses considérées en elles-mêmes par la raison, c'est-à-dire sans avoir égard à la condition de notre sensibilité. Nous affirmons donc la réalité empirique (par rapport à toute expérience extérieure possible), quoique, à la vérité, nous reconnaissions l'idéalité transcendantale de ce même espace, c'est-à-dire quoiqu'il ne soit rien aussitôt que nous omettons les conditions de toute expérience, et que nous le prenons comme quelque chose qui servirait de fondement aux choses en elles-mêmes. Le temps [13] 1. Le temps n'est pas un concept empirique fourni par une expérience quelconque, car la simultanéité ou la succession ne tomberait pas même sous l'observation si la représentation du temps ne leur servait de fondement a priori. Ce n'est que sous cette supposition du temps que l'on peut se représenter la simultanéité des choses ou leur succession. 2. Le temps est une représentation nécessaire qui sert de fondement à toutes les intuitions. On ne peut, par rapport aux phénomènes en général, supprimer le temps, quoiqu'on puisse très bien faire abstraction des phénomènes dans le temps. Le temps est donc donné a priori. En lui seulement est possible toute réalité des phénomènes. Ils peuvent tous être anéantis par la pensée, mais le temps lui-même (comme condition commune de leur possibilité) ne peut être détruit. 3. Sur cette nécessité a priori se fonde également la possibilité des principes apodictiques relatifs aux rapports ou aux axiomes du temps en général, tel que : Le temps n'a qu'une dimension ; Les différents temps sont, non pas ensemble, mais successivement (de la même manière que différents espaces sont, non pas successifs, mais simultanés). Ces principes ne peuvent se tirer de l'expérience, qui ne donnerait ni une généralité sans restriction, ni une certitude apodictique. Nous pourrions dire seulement : Ainsi l'enseigne l'observation générale ; mais non : Il est nécessaire que la chose soit ainsi. Ces principes valent comme des règles suivant lesquelles l'expérience en général est possible, et ils nous instruisent avant elle, et non par elle. 4. Le temps n'est point un concept discursif, ou, comme on dit, général ; c'est une forme pure de l'intuition sensible. Les différents temps ne sont que des parties d'un seul et même temps. Or, la représentation qui ne peut être donnée que par un seul objet est une intuition. Aussi la proposition que : Différents temps ne peuvent être en même temps, ne saurait être tirée d'un concept général. Cette proposition est synthétique et ne peut procéder de simples concepts. Elle est donc contenue immédiatement dans l'intuition et la représentation du temps. 5. L'infinité du temps ne signifie autre chose si ce n'est que toutes les quantités déterminées du temps ne sont possibles que par la circonscription d'un temps unique qui leur sert de fondement. Par conséquent la représentation primitive du temps doit être donnée comme illimitée. Mais si les parties mêmes, et toute grandeur d'un objet, ne peuvent être représentées déterminément que par une limitation, alors la représentation entière ne peut être donnée par des concepts (car en ce cas les représentations partielles précéderaient) ; il faut, au contraire, leur donner l'intuition pour fondement immédiat. [...] Le temps n'est pas quelque chose qui subsiste par soi-même, ou qui appartienne aux choses comme détermination objective, et qui, par conséquent, reste quand on fait abstraction de toutes les conditions subjectives de leur intuition : autrement, dans le premier cas, il serait quelque chose qui, sans objet réel, serait cependant réellement ; dans le second cas, c'est-à-dire s'il était une détermination inférieure aux choses mêmes, ou un ordre établi, il ne pourrait pas précéder les objets comme en étant la condition, ni être connu et perçu a priori par des propositions synthétiques. Ce dernier fait, au contraire, a lieu si le temps n'est que la condition subjective sous laquelle les intuitions sont possibles en nous ; car alors cette forme de l'intuition intérieure peut être représentée avant les objets, et par conséquent a priori. Le temps n'est autre chose que la forme du sens interne, c'est-à-dire de l'intuition de nous-mêmes et de notre état intérieur. Car le temps ne peut être une détermination des phénomènes extérieurs : il n'appartient ni à la forme, ni à la situation, ni, etc. ; il détermine le rapport des représentations dans notre manière d'être intérieure. Et comme cette intuition intérieure n'a aucune figure, nous cherchons à suppléer à ce défaut par l'analogie, et nous représentons la succession du temps par une ligne qui pourrait se prolonger à l'infini, dans laquelle la diversité compose une série qui est d'une seule dimension, et nous dérivons des propriétés de cette ligne toutes celles du temps, une seule exceptée : c'est que les parties de la ligne sont simultanées, tandis que celles du temps sont toujours successives. D'où il faut conclure encore que la représentation du temps lui-même est une intuition, puisque ses rapports peuvent être exprimés par une intuition extérieure. Le temps est la condition formelle a priori de tous les phénomènes en général. L'espace, comme forme pure de toutes les intuitions externes, est restreint, à titre de condition a priori, aux seuls phénomènes extérieurs. Au contraire, puisque toutes les représentations, qu'elles aient ou non des choses extérieures pour objet, appartiennent cependant en elles-mêmes, comme déterminations de l'esprit, à l'état intérieur ; puisque cet état est sous la condition formelle de l'intuition interne et appartient au temps ; — le temps est une condition a priori de tous les phénomènes en général, savoir, la condition immédiate des phénomènes intérieurs (de nos âmes), et la condition médiate par conséquent des phénomènes extérieurs. Si je puis dire a priori : Tous les phénomènes extérieurs sont dans l'espace, et déterminés a priori suivant les rapports de l'espace, je puis dire aussi, dans un sens très général, en partant du principe du sens intime : Tous les phénomènes en général, c'est-à-dire tous les objets du sens, sont dans le temps, et tiennent nécessairement aux rapports du temps. [...] Ce qui a été dit jusqu'ici prouve donc la réalité empirique du temps, c'est-à-dire sa valeur objective par rapport à tous les objets qui peuvent jamais s'offrir à nos sens. Et comme notre intuition est toujours sensible, un objet ne peut donc jamais nous être donné en expérience sans tomber sous la condition du temps. Nous soutenons d'un autre côté la vanité de toute prétention du temps à la réalité absolue, c'est-à-dire à une réalité qui, abstraction faite de notre intuition sensible, adhérerait simplement aux choses comme condition ou propriété. Les qualités des choses en soi ne peuvent jamais nous être données par les sens. L'idéalité transcendantale du temps suivant laquelle, si l'on fait abstraction des conditions subjectives des intuitions sensibles, le temps n'est absolument rien, consiste donc en ce que le temps ne peut être compté ni parmi les objets considérés en eux-mêmes (indépendamment de leur rapport à notre intuition), ni comme subsistant dans ces objets ou y adhérant. Cependant cette idéalité, non plus que celle de l'espace, ne doit pas être comparée aux subreptions des sensations. Ici l'on suppose au phénomène même auquel se rattachent ces attributs délusoires, une réalité objective. Là cette réalité manque complètement, excepté en tant qu'elle concerne l'objet lui-même comme pur phénomène. |
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Réfutation de l'idéalisme L'idéalisme (j'entends le matériel) est la théorie qui déclare l'existence des objets dans l'espace hors de nous, [elle est] ou simplement douteuse et indémontrable, ou même fausse et impossible. La première de ces opinions est l'opinion problématique de Descartes, qui ne tient pour indubitable que la seule affirmation empirique, je suis. La seconde est l'opinion dogmatique de Berkeley, qui considère l'espace et toutes les choses auxquelles il tient en qualité de condition inséparable comme impossibles absolument, et conclut par conséquent que les choses dans l'espace ne sont que de pures chimères. L'idéalisme dogmatique est inévitable si l'on considère l'espace comme propriété des choses en elles-mêmes ; car alors il est, avec tout ce dont il est la condition, un non-être. Mais le fondement de cet idéalisme a été renversé par nous dans l'Esthétique transcendantale. L'idéalisme problématique, qui n'affirme rien à ce sujet, mais qui fait seulement voir notre impuissance à démontrer par l'expérience immédiate une existence étrangère à la nôtre, est tout rationnel et conforme à une investigation philosophique fondamentale, qui a pour principe de ne pas juger avant d'avoir trouvé une preuve suffisante. Il s'agit donc de démontrer que non seulement nous imaginons les choses extérieures, mais encore que nous les percevons ; ce qui ne peut se faire qu'en prouvant que notre expérience interne elle-même, indubitable pour Descartes, n'est possible que dans la supposition d'une expérience externe. THÉORÈME La simple conscience de ma propre existence, mais empiriquement déterminée, prouve l'existence d'objets hors de moi dans l'espace. Preuve Je suis conscient de mon existence comme déterminée dans le temps. Toute détermination de temps présuppose quelque chose de permanent dans la perception. Mais ce permanent ne peut pas être quelque chose en moi, par la raison précisément que mon existence ne peut d'abord être déterminée dans le temps que par le permanent (1). La perception de ce permanent n'est donc possible que par le moyen d'une chose hors de moi, et non par la simple représentation d'une chose hors de moi. La détermination de mon existence n'est donc possible dans le temps que par l'existence de choses réelles que je perçois hors de moi. Or, la conscience dans le temps est nécessairement liée à la conscience de la possibilité de cette détermination de temps : elle est donc aussi intimement liée à l'existence des choses hors de moi, comme à la condition de la détermination de temps ; c'est-à-dire que la conscience de mon existence propre est en même temps une conscience immédiate de l'existence d'autres choses hors de moi.
(1)
Cette dernière phrase : « ... que par le permanent. » a été remplacée par celle-ci, que l'auteur propose dans la dernière note de sa préface à la
seconde édition, et que nous rapportons dans la présente note :
Première observation On peut remarquer dans cette preuve que le jeu de l'idéalisme lui est rendu à son tour avec plus de raison. Il a reconnu que la seule expérience immédiate est l'expérience interne, et que de là on conclut seulement à l'existence de choses extérieures, mais sans certitude, comme partout où l'on conclut d'effets donnés à des causes déterminées, puisque la cause des représentations peut aussi être en nous, et qu'il peut très bien arriver que nous l'attribuions faussement à des choses extérieures. Mais nous venons de prouver que l'expérience externe est proprement immédiate (2) ; qu'elle seule rend possible la détermination de la conscience de notre propre existence (non pas à la vérité [de] la conscience de notre propre existence), mais cependant sa détermination dans le temps, c'est-à-dire l'expérience interne. Sans doute que la représentation je suis, exprimant la conscience qui peut accompagner toute pensée, est ce qui renferme immédiatement l'existence d'un sujet, mais non sa connaissance, et par conséquent pas non plus la connaissance empirique, c'est-à-dire l'expérience ; car pour cela il faut, outre la pensée de quelque chose d'existant, l'intuition, et ici l'intuition intérieure, par rapport à laquelle, c'est-à-dire au temps, le sujet doit être déterminé ; ce qui ne peut se faire qu'à l'aide des objets extérieurs : de sorte que l'expérience interne elle-même n'est possible que médiatement ou par le moyen de l'expérience externe. (2) La conscience immédiate de l'existence des choses extérieures n'est pas supposée dans ce théorème, mais prouvée ; peu importe que nous apercevions ou non la possibilité de cette conscience. La question de cette possibilité serait : Si nous n'avons que le sens interne et pas de sens externe, mais simplement une imagination externe ? Mais il est clair que pour imaginer simplement quelque chose comme externe, c'est-à-dire pour l'exposer en intuition au sens, il faut déjà distinguer immédiatement un sens externe, et par là la simple capacité (réceptivité) d'une intuition externe, de la spontanéité qui caractérise toute imagination ; car si l'on se créait un sens externe par l'imagination seule, on anéantirait la faculté d'intuition qui devrait être déterminée par l'imagination. |
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Impossibilité d'une preuve ontologique de l'existence de Dieu [15] On voit facilement, d'après ce qui a été dit jusqu'ici, que le concept d'un être absolument nécessaire est un concept pur de la raison (a), c'est-à-dire une simple idée dont la réalité objective est loin d'être prouvée par le
On a parlé de tout temps de l'être absolument nécessaire, et l'on s'est beaucoup plus soucié d'en démontrer l'existence que de comprendre si et comment l'on peut seulement concevoir une chose de cette espèce. Or, une définition nominale de ce concept est à la vérité très facile : c'est quelque chose dont la non-existence est impossible. Mais nous n'en savons pas pour cela davantage par rapport aux conditions qui font qu'il est impossible de tenir le non-être d'une chose pour absolument inconcevable. [...] Il y a plus, on a cru expliquer par une foule d'exemples ce concept hasardé à tout événement, et devenu enfin tout à fait vulgaire, de manière à rendre parfaitement inutile toute recherche ultérieure à l'effet de le comprendre. Toute proposition de géométrie, par exemple, qu'un triangle à trois angles, est absolument nécessaire ; et l'on en a dit autant d'un objet qui est totalement hors de la sphère de notre entendement, comme si l'on comprenait parfaitement ce que l'on veut dire par ce concept. Tous ces prétendus exemples sont pris sans exception de jugements, mais non de choses et de leur existence. Mais la nécessité absolue des jugements n'est pas une nécessité absolue des choses. Car la nécessité absolue du jugement n'est qu'une nécessité conditionnée de la chose ou du prédicat dans le jugement. La proposition précédente ne dit pas que trois angles soient absolument nécessaires, mais que, posé la condition qu'un triangle existe (soit donné), il existe aussi nécessairement trois angles (en lui). Néanmoins, cette nécessité logique a un si grand pouvoir d'illusion que lorsqu'on s'est fait d'une chose un concept a priori, — et de telle sorte que, suivant l'opinion qu'on s'en fait, il embrasse dans sa compréhension l'existence —, on croit pouvoir en conclure sûrement, parce que l'existence convient nécessairement à l'objet de ce concept, c'est-à-dire, sous la condition que je suppose cette chose comme donnée (comme existante), que son existence est aussi posée nécessairement (suivant la règle de l'identité), et que cet être, par conséquent, est lui-même absolument nécessaire, parce que son existence est conçue dans un concept admis arbitrairement, et sous la condition que j'en pose l'objet. Si, dans un jugement identique, je fais disparaître le prédicat et que je retiens le sujet, il en résulte une contradiction. Je dis alors que le prédicat convient nécessairement au sujet. Mais si je fais disparaître le sujet en même temps que le prédicat, alors il n'y a pas de contradiction, car il n'y a plus rien avec quoi il puisse y avoir contradiction. Il est contradictoire de supposer un triangle si l'on en supprime par la pensée les trois angles ; mais il n'y a pas de contradiction à faire disparaître le triangle en même temps que ses trois angles. Il en est exactement de même du concept d'un être absolument nécessaire. Si vous en supprimez l'existence, vous supprimez aussi la chose même avec tous ses attributs : où serait alors la contradiction ? Il n'y a plus rien extérieurement avec quoi la contradiction soit possible, car la chose ne doit pas être nécessaire extérieurement ; rien non plus intérieurement, car la chose elle-même étant supprimée, toute intériorité est en même temps supprimée. Dieu est tout-puissant ; c'est là un jugement nécessaire. La toute-puissance ne peut être enlevée si vous vous posez une divinité, c'est-à-dire un être infini au concept duquel elle est identique. Mais si vous dites : Dieu n'est pas, alors il n'y a ni toute-puissance, ni aucun autre attribut, car ils sont tous ensemble enlevés au sujet, et il n'y a pas ombre de contradiction dans cette pensée. Vous avez donc vu que, si je supprime le prédicat d'un jugement avec le sujet, jamais contradiction intérieure ne peut avoir lieu, quel que puisse être l'attribut. Or, il ne vous reste aucun subterfuge, à moins que vous ne disiez qu'il y a des sujets qui ne peuvent pas être supprimés, qui, par conséquent, doivent rester. Mais il vaudrait autant dire qu'il y a des sujets absolument nécessaires ; ce qui est la proposition dont j'ai précisément révoqué en doute la légitimité, et dont vous avez entrepris de me montrer la possibilité, car je ne puis pas du tout me faire un concept d'une chose telle qu'il y eût contradiction qu'elle ne fût pas, avec tous ses attributs ; et cependant, sans la contradiction, je n'ai aucun critérium de l'impossibilité par simples concepts purs a priori. Contre tous ces raisonnements généraux (que personne ne peut contester), vous prétendez, par un cas particulier que vous m'objectez comme une preuve de fait, qu'il y a cependant un concept, mais un seul à la vérité, où le non-être, où la suppression de l'objet de ce concept est contradictoire en soi : tel est le cas du concept de l'être parfait. Cet être, dites-vous, peut être toute réalité, et vous êtes autorisé à admettre un tel être comme possible (ce que j'accorde à présent, quoiqu'il s'en faille beaucoup que le concept non contradictoire en soi prouve la possibilité de l'objet) (1).
Je réponds : vous êtes déjà tombé dans une contradiction quand, dans le concept d'une chose que vous voulez simplement concevoir quant à sa possibilité, sous quelque nom qu'elle se déguise, vous faites entrer le concept de son existence. Si on vous l'accorde, vous avez alors en apparence vaincu, mais en réalité vous n'avez rien dit, car vous n'avez fait qu'une simple tautologie. Je vous le demande, la proposition : cette chose-ci ou celle-là (que je vous accorde comme possible, que ce soit ce qu'on voudra) existe, est-elle une proposition analytique ou synthétique (b) ?
Je pourrais espérer avoir anéanti d'une manière toute directe et toute simple cette vaine argutie par une détermination précise du concept de l'existence, si je ne savais pas que l'illusion, dans la confusion d'un prédicat logique avec un prédicat réel (c'est-à-dire avec la détermination d'une chose), se refuse presque à tout éclaircissement. On peut faire servir tout ce qu'on veut pour prédicat logique, tellement que le sujet peut être le prédicat de lui-même ; car la logique fait abstraction de toute matière. Mais la détermination est un prédicat qui s'ajoute au concept du sujet et l'augmente. Elle ne doit donc pas y être déjà contenue. Être n'est évidemment pas un prédicat réel, c'est-à-dire un concept de quelque chose qui puisse ajouter au concept de cette chose. C'est simplement la position d'une chose, ou de certaines déterminations prises en elles-mêmes. Dans l'usage logique, c'est seulement la copule d'un jugement. La proposition : Dieu est tout-puissant, embrasse deux concepts qui ont leur objet : Dieu et toute-puissance ; le petit mot est n'est en rien un prédicat, mais seulement ce qui met l'attribut en rapport avec le sujet. Si donc je prends le sujet (Dieu) avec tous ses attributs (du nombre desquels est la toute-puissance), et que je dise : Dieu est, ou il est un Dieu, je n'ajoute aucun nouvel attribut au concept de Dieu ; je pose seulement le sujet en lui-même avec tous ses prédicats, et, bien entendu aussi l'objet en rapport avec mon concept. Tous deux doivent exactement renfermer la même chose ; et par conséquent de ce que je conçois l'objet du concept comme absolument donné (par l'expression, il est) ; rien de plus ne peut pour cela appartenir au concept, qui exprime simplement la possibilité. Ainsi le réel ne contient rien de plus que le simplement possible. Cent écus réels ne contiennent absolument rien de plus que cent écus possibles. Car comme ceux-ci signifient le concept, et ceux-là l'objet et sa position en elle-même, s'il y avait quelque chose de plus dans l'objet que dans le concept, mon concept n'exprimerait pas l'objet tout entier, et n'y serait par conséquent pas non plus conforme. Mais il y a plus dans ma fortune si je possède réellement cent écus que si je ne les ai qu'en idée (c'est-à-dire dans leur possibilité), car l'objet en réalité n'est pas simplement contenu analytiquement dans mon concept, mais il ajoute synthétiquement à mon concept (qui est une détermination de mon état), sans que, par sa présence hors de mon concept, ces cent écus pensés soient le moins du monde augmentés. Si donc je pense une chose par quelques prédicats que ce soient et quel qu'en soit le nombre (même dans la détermination universelle), de ce que je dis de plus : cette chose est ; — rien, absolument rien n'est ajouté par ce fait à la chose, car autrement ce ne serait pas précisément la même chose qui existerait, puisqu'il existerait plus que je n'avais pensé dans le concept ; je ne pourrais donc pas dire que c'est en tout point l'objet de mon concept qui existe. Si donc je pense dans une chose toutes les réalités, une seule exceptée, alors de ce que je dis une telle chose défectueuse existe, la réalité manquante ne lui appartient pas pour autant, mais cette chose existe précisément défectueuse comme je l'ai conçue ; autrement elle existerait un peu autre que je ne pensais. Donc si je pense un être comme la suprême réalité (sans défaut), reste toujours encore la question de savoir s'il existe ou non. Car, quoique dans mon concept rien ne manque au contenu réel possible d'une chose en général, il manque cependant encore quelque chose au rapport à tout mon état de pensée, à savoir que la connaissance de cet objet soit possible aussi a posteriori. Et ici revient encore la cause de la difficulté qui règne dans cette matière. S'il était question d'un objet des sens, je ne pourrais pas confondre l'existence de la chose avec son seul concept ; car, par le concept l'objet n'est pensé qu'en accord avec les conditions universelles d'une connaissance empirique possible en général, et par l'existence il est pensé comme contenu dans l'ensemble de l'expérience totale ; alors donc le concept de l'objet n'est point augmenté par l'union avec la matière de l'expérience totale, mais notre pensée reçoit de plus par elle une perception possible. Voulons-nous au contraire penser l'existence par la catégorie pure seulement ? Il n'est pas étonnant alors que nous ne puissions donner aucun caractère pour la distinguer de la simple possibilité. Nous sommes donc obligés de sortir de notre concept d'un objet, quelles qu'en soient la qualité et la quantité, pour accorder l'existence à cet objet. Dans les objets des sens, le fait a lieu par l'enchaînement avec quelqu'une de mes perceptions, suivant des lois empiriques ; mais l'existence des objets de la pensée pure ne peut être connue par aucun moyen absolument, parce qu'elle devrait l'être entièrement a priori, quand cependant notre conscience de toute existence (que ce soit par perception immédiate ou par des raisonnements qui rattachent quelque chose à la perception) appartient tout à fait à l'unité de l'expérience. Une existence en dehors de ce champ ne pût elle être affirmée impossible absolument, n'en reste pas moins une supposition que rien ne peut justifier. Le concept d'un être suprême est une idée très utile sous beaucoup de rapports ; mais précisément parce qu'elle n'est qu'une simple idée, elle est tout à fait impropre à étendre par elle seule notre connaissance relativement à ce qui existe. Elle est même impuissante à nous instruire de la possibilité de plusieurs choses. Le caractère analytique de la possibilité, caractère qui consiste en ce que de simples positions (réalités) n'engendrent aucune contradiction, ne peut pas à la vérité lui être contesté ; mais comme la réunion de toutes les propriétés réelles dans une chose est une synthèse dont nous ne pouvons pas juger a priori la possibilité, les réalités ne nous étant pas spécifiquement données ; et comme dans le cas même où elles nous seraient données, aucun jugement ne serait encore possible ici, parce que le caractère de la possibilité des connaissances synthétiques ne peut jamais être cherché que dans l'expérience, dont l'objet d'une idée ne peut pas faire partie ; il s'en faut donc beaucoup que le célèbre Leibniz ait fait ce dont il se flattait, ou qu'il soit parvenu à connaître a priori la possibilité d'un être idéal si élevé. Dans cette fameuse preuve ontologique (cartésienne) de l'existence d'un être suprême, toute peine, tout labeur a été perdu, et l'on n'augmentera pas plus ses connaissances par de simples idées qu'un négociant n'augmenterait sa fortune en ajoutant des zéros à l'état de sa caisse. L'idée de Dieu : Idéal suprême de la raison [16] p. 386 La troisième idée de la raison pure, qui contient une supposition purement relative d'un être, comme cause suffisante de toutes les séries cosmologiques, est le concept rationnel de Dieu. Nous n'avons pas la moindre raison de poser absolument (de supposer en soi) l'objet de cette idée ; car qu'est-ce qui peut nous permettre, ou simplement nous excuser soit de croire, soit d'affirmer, d'après le simple concept que nous nous faisons de ce qu'il est en lui-même, un être d'une perfection absolue et comme absolument nécessaire par sa nature, si ce n'est le monde, par rapport auquel seulement la supposition peut être nécessaire ? Ce qui fait voir que l'idée de cet être, ainsi que toutes les idées spéculatives, ne signifie autre chose si ce n'est que la raison prescrit de considérer la liaison universelle du monde suivant des principes d'une unité systématique, par conséquent comme si tout procédait d'un seul être embrassant tout, comme cause suprême et suffisante de tout. D'où il est clair que la raison ne peut avoir encore d'autre vue que sa propre règle formelle dans l'extension de son usage empirique, mais jamais une extension au-delà de toutes les bornes de l'usage empirique. Cette idée ne cache donc aucun principe constitutif de son usage approprié à une expérience possible. L'unité formelle suprême qui se fonde seulement sur des concepts rationnels est l'unité finale des choses ; et l'intérêt spéculatif de la raison nous force à regarder toute disposition régulière dans le monde comme l'effet délibéré d'une raison suprême. Un tel principe ouvre donc à notre raison, appliquée au champ de l'expérience, des aspects tout à fait nouveaux pour lier les choses dans le monde suivant des lois téléologiques, et pour parvenir de cette manière à leur plus grande unité systématique. La supposition d'une intelligence suprême comme cause unique de l'univers, mais bien simplement en idée, peut donc toujours être utile à la raison, sans cependant lui nuire jamais en cela. [...] p. 336 Or, je soutiens que toute recherche d'un usage purement spéculatif de la raison par rapport à la théologie est complètement inutile, qu'elle est vaine et de nulle valeur quant à la nature interne de cette science ; que d'un autre côté les principes de son usage naturel ne nous conduisent à aucune théologie, et que par conséquent si l'on ne pose en principe les lois morales, ou si l'on ne s'en sert comme d'un fil conducteur, il ne peut y avoir aucune théologie naturelle. Car tous les principes synthétiques de l'entendement sont d'un usage immanent, et pour parvenir à la connaissance d'un être suprême, il faudrait en faire un usage transcendantal, usage impossible à notre entendement. Si la loi empiriquement valable de la causalité devait conduire à l'être primitif, cet être devrait alors faire partie de la chaîne des objets de l'expérience ; mais, dans ce cas, comme tous les phénomènes, il serait lui-même conditionné à son tour. Tout en supposant que l'on puisse franchir les bornes de l'expérience, au moyen de la loi dynamique du rapport des effets à leurs causes, quel concept peut nous être donné par cette opération ? Ce n'est assurément pas le concept d'un être suprême, parce que l'expérience ne nous fournit jamais le plus grand de tous les effets possibles (comme devant témoigner de sa cause). S'il doit nous être permis, uniquement pour ne pas laisser de vide dans notre raison, de combler ce déficit de la parfaite détermination par une simple idée de la souveraine perfection et de la nécessité primitive, c'est là une concession toute de faveur, mais on ne peut l'exiger au nom d'une preuve invincible. [...] p. 337 On voit donc bien par là que des questions transcendantales ne permettent que des réponses transcendantales, c'est-à-dire par purs concepts a priori, sans le moindre mélange d'empirisme. Mais ici la question est visiblement synthétique et demande une extension de notre connaissance au-delà de toutes les bornes de l'expérience, à savoir, jusqu'à l'existence d'un être qui doive correspondre à notre simple idée, à laquelle aucune expérience ne peut jamais être adéquate. Or, suivant nos preuves précédentes, toute connaissance synthétique a priori n'est possible qu'autant qu'elle exprime les conditions formelles d'une expérience possible ; et tous les principes n'ont par conséquent qu'une valeur immanente ; c'est-à-dire qu'ils se rapportent seulement à des objets de la connaissance empirique ou à des phénomènes. On n'obtient donc rien non plus par la méthode transcendantale, dans l'intérêt de la théologie d'une raison purement spéculative. p. 341 L'être suprême demeure donc, pour l'usage purement spéculatif de la raison, un pur idéal, mais cependant un idéal sans défauts ; concept qui termine et couronne toute la connaissance humaine, concept dont la réalité objective ne peut être prouvée par ce moyen, il est vrai, mais aussi ne peut être niée. Et, s'il doit y avoir une théologie morale capable de combler cette lacune, alors la théologie qui n'a été jusque-là que transcendantale, que problématique, en prouve la nécessité par la détermination de son propre concept et par la censure perpétuelle d'une raison qui n'est pas toujours d'accord avec ses idées propres, trompée qu'elle est souvent par la sensibilité. La nécessité, l'infinité, l'unité, l'existence en dehors du monde (non comme âme du monde), l'éternité sans condition de temps, la toute-présence sans condition d'espace, la toute-puissance, etc., sont des prédicats purement transcendantaux, et par conséquent leur idée épurée, indispensable à toute théologie, ne peut être dérivée que de la théologie transcendantale. Immortalité de l'âme [17] La réalisation du souverain bien dans le monde est l'objet nécessaire d'une volonté qui peut être déterminée par la loi morale. Mais la parfaite conformité des intentions de la volonté à la loi morale est la condition suprême du souverain bien. Elle doit donc être possible aussi bien que son objet, puisqu'elle est contenue dans l'ordre même qui prescrit de le réaliser. Or la parfaite conformité de la volonté à la loi morale, ou la sainteté est une perfection dont aucun être raisonnable n'est capable dans le monde sensible, à aucun moment de son existence. Et puisqu'elle n'en est pas moins exigée comme pratiquement nécessaire, il faut donc la chercher uniquement dans un progrès indéfiniment continu vers cette parfaite conformité ; et, suivant les principes de la raison pure pratique, il est nécessaire d'admettre ce progrès pratique comme l'objet réel de notre volonté. Or, ce progrès indéfini n'est possible que dans la supposition d'une existence et d'une personnalité indéfiniment persistantes de l'être raisonnable (ou de ce qu'on nomme l'immortalité de l'âme). Donc le souverain bien n'est pratiquement possible que dans la supposition de l'immortalité de l'âme ; par conséquent, celle-ci, étant inséparablement liée à la loi morale, est un postulat de la raison pure pratique (par où j'entends une proposition théorique, mais qui comme telle ne peut être démontrée, en tant que cette proposition est inséparablement liée à une loi pratique, ayant a priori une valeur absolue). L'existence de Dieu, comme postulat de la raison pratique [18] La loi morale nous a conduits dans la précédente analyse à un problème pratique, qui nous est prescrit uniquement par la raison pure, indépendamment de tout concours des mobiles sensibles, à savoir au problème de la perfection nécessaire de la première et principale partie du souverain bien, de la moralité, et, ce problème ne pouvant être entièrement résolu que dans une éternité, au postulat de l'immortalité. Cette même loi doit nous conduire aussi, d'une manière tout aussi désintéressée que tout à l'heure, d'après le jugement d'une raison impartiale, à la possibilité du second élément du souverain bien, ou d'un bonheur proportionné à la moralité, à savoir à la supposition de l'existence d'une cause adéquate à cet effet ; c'est-à-dire qu'elle doit postuler l'existence de Dieu, comme condition nécessaire à la possibilité du souverain bien (objet de notre volonté nécessairement lié à la législation morale de la raison pure). Nous allons rendre ce rapport évident. Le bonheur est l'état où se trouve dans le monde un être raisonnable pour qui, dans toute son existence, tout va selon son désir et sa volonté, et il suppose, par conséquent, l'accord de la nature avec tout l'ensemble des fins de cet être, et en même temps avec le principe essentiel de sa volonté. Or la loi morale, comme loi de la liberté, commande par des principes de détermination, qui doivent être entièrement indépendants de la nature et de l'accord de la nature avec notre faculté de désirer (comme mobiles). D'un autre côté, l'être raisonnable agissant dans le monde n'est pas non plus cause du monde et de la nature même. La loi morale ne saurait donc fonder par elle-même un accord nécessaire et juste entre la moralité et le bonheur dans un être qui, faisant partie du monde, en dépend, et ne peut, par conséquent, être la cause de cette nature et la rendre par ses propres forces parfaitement conforme, en ce qui concerne son bonheur, à ses principes pratiques. Et pourtant, dans le problème pratique que nous prescrit la raison pure, c'est-à-dire dans la poursuite nécessaire du souverain bien, cet accord est postulé comme nécessaire : nous devons chercher à réaliser le souverain bien (qui, par conséquent, doit être possible). Donc l'existence d'une cause de toute la nature, distincte de la nature même et servant de principe à cet accord, c'est-à-dire à la juste harmonie du bonheur et de la moralité, est aussi postulée. Mais cette cause suprême doit contenir le principe de l'accord de la nature, non pas simplement avec une loi de la volonté des êtres raisonnables, mais avec la représentation de cette loi, en tant qu'ils en font le motif suprême de leur volonté, et, par conséquent, non pas simplement avec la forme des moeurs, mais avec la moralité même comme principe déterminant, c'est-à-dire avec l'intention morale. Donc le souverain bien n'est possible dans le monde qu'autant qu'on admet une nature suprême douée d'une causalité conforme à l'intention morale. Or un être, qui est capable d'agir d'après la représentation de certaines lois est une intelligence (un être raisonnable), et la causalité de cet être, en tant qu'elle est déterminée par cette représentation, est une volonté. Donc la cause suprême de la nature, comme condition du souverain bien, est un être qui est cause de la nature, en tant qu'intelligence et volonté (par conséquent, auteur de la nature), c'est-à-dire qu'elle est Dieu. [...] [...] C'est de cette manière que la loi morale conduit par le concept du souverain bien, comme objet et but final de la raison pure pratique, à la religion, c'est-à-dire nous conduit à regarder tous les devoirs comme des commandements de Dieu. [...] Théologie morale [19] L'intelligence la plus ordinaire, en songeant à l'existence des choses du monde et à celle du monde lui-même, ne peut s'empêcher de juger que toutes ces créatures diverses dont le monde est rempli, quelque art qu'on trouve dans leur constitution, quelque variété et quelque finalité qu'on découvre dans leur ordonnance générale, et l'ensemble même de tant de systèmes existeraient en vain, s'il ne s'y trouvait des hommes (des êtres raisonnables en général), c'est-à-dire que, sans les hommes, toute la création serait déserte, inutile et sans but final. Or ce n'est pas dans l'homme la faculté de connaître (la raison théorique) qui donne une valeur à tout ce qui existe dans le monde, c'est-à-dire que l'homme n'existe pas pour qu'il y ait quelqu'un qui puisse contempler le monde. En effet, si cette contemplation ne nous représente que des choses sans but final, ce seul fait d'être connu ne peut donner au monde aucune valeur, et il faut déjà lui supposer un but final, qui lui-même donne un prix à la considération du monde. Ce n'est pas non plus dans le sentiment du plaisir et dans la somme des plaisirs que nous chercherons le but final de la création ; le bien-être, la jouissance (qu'elle soit corporelle ou spirituelle), le bonheur, en un mot, ne contient pas la mesure de cette valeur absolue. En effet, de ce que l'homme, dès qu'il existe, fait du bonheur son but final, il ne suit pas que nous sachions pourquoi il existe en général, ni quel droit il a lui-même à rendre son existence agréable. Il faut donc qu'il se considère déjà comme le but final de la création, pour avoir une raison qui nécessite l'harmonie de la nature avec son bonheur, lorsqu'il la considère téléologiquement comme un tout absolu. Ainsi la faculté de désirer, non pas celle qui rend l'homme dépendant de la nature (par les mobiles de la sensibilité), et qui ne donne à son existence d'autre prix que celui qui résulte de sa capacité pour la jouissance, mais celle par laquelle il peut se donner une valeur qui vient de lui-même, et qui consiste dans ce qu'il fait, dans sa manière d'agir et dans les principes qui le dirigent, non plus comme membre de la nature, mais comme agent libre, une bonne volonté, en un mot, voilà la seule chose qui puisse donner à l'existence de l'homme une valeur absolue et à celle du monde un but final. Les esprits les plus vulgaires, pour peu qu'on appelle leur attention sur cette question, s'accordent parfaitement à répondre que l'homme ne peut être le but final de la création que comme être moral. À quoi sert-il, dira-t-on, que cet homme ait tant de talent et d'activité à la fois, qu'il exerce par là une influence si utile sur la république, et que, relativement à ses propres intérêts, comme à ceux d'autrui, il ait une si grande valeur, s'il manque d'une bonne volonté ? C'est un objet de mépris, si on considère en lui l'intérieur ; et, à moins que la création n'ait point absolument de but final, il faut que cet homme, qui y appartient aussi comme homme, mais qui, en tant que méchant homme, est le sujet d'un monde soumis à des lois morales, fasse abstraction, conformément à ces lois, de sa fin subjective (du bonheur), pour que son existence puisse s'accorder avec le but final de la création. Quand donc nous découvrons dans le monde un ordre de fins, et que, comme la raison l'exige nécessairement, nous subordonnons les fins conditionnelles à une fin dernière inconditionnelle, c'est-à-dire à un but final, il est évident d'abord qu'il ne s'agit pas alors d'un but intérieur de la nature, donnée comme existante, mais du but de son existence même, ainsi que de toutes ses dispositions, par conséquent du dernier but de la création, et, dans celui-ci, de la condition suprême qui seule peut déterminer un but final (c'est-à-dire du motif qui détermine une intelligence suprême à produire les choses du monde). Or, en plaçant dans l'homme, considéré seulement comme être moral, le but de la création, nous avons d'abord une raison, ou du moins la principale condition pour être autorisés à regarder le monde comme un ensemble de fins, comme un système de causes finales ; mais nous avons surtout, relativement au rapport, nécessaire pour nous, d'après la constitution même de notre raison, des fins de la nature à une cause intelligente du monde, un principe qui nous permet de concevoir la nature et les attributs de cette cause première, considérée comme le principe suprême d'un royaume de fins, et qui en détermine ainsi le concept : ce que la téléologie physique était incapable de faire, puisqu'elle ne pouvait nous en donner que des concepts indéterminés, et par conséquent inutiles, au point de vue théorique aussi bien qu'au point de vue pratique. Appuyés sur ce principe ainsi déterminé de la causalité de l'Être suprême, nous ne regarderons pas seulement cet être comme l'intelligence législatrice de la nature, mais aussi comme le suprême législateur du monde moral. Dans son rapport avec le souverain bien qui n'est possible que sous son empire, ou avec l'existence des êtres raisonnables sous des lois morales, nous lui attribuerons l'omniscience, afin qu'il puisse pénétrer au plus profond de nos coeurs (car c'est là véritablement qu'il faut chercher la valeur morale des actions des êtres raisonnables) ; l'omnipotence, afin qu'il puisse approprier la nature entière à cette fin suprême ; la toute-bonté et la toute-justice, parce que ces deux attributs (ensemble la sagesse) constituent les conditions de la causalité d'une cause suprême du monde, considérée comme produisant le souverain bien d'après les lois morales ; et nous concevrons aussi dans cet être tous les attributs transcendantaux, comme l'éternité, la toute-présence, etc. (car la bonté et la justice sont des attributs moraux), puisque ce même but final les suppose. De cette manière la téléologie morale comble les lacunes de la téléologie physique, et fonde enfin une théologie, car, si la téléologie physique n'empruntait rien à l'autre à son insu et qu'elle agit conséquemment, elle ne pourrait fonder par elle-même qu'une démonologie, incapable de tout concept déterminé. Mais le principe du rapport du monde à une cause suprême, conçue comme Dieu, en tant que l'on considère dans le monde la destination morale de certains êtres, ce principe ne fonde pas seulement une théologie, en complétant la preuve physico-téléologique, et par conséquent en prenant celle-ci pour base ; mais il se suffit aussi à lui-même, et lui-même appelle l'attention sur les fins de la nature, et nous provoque à l'étude de cet art merveilleux qui se cache derrière ses formes, en nous engageant à chercher incidemment dans les fins de la nature une confirmation aux idées fournies par la raison pure pratique. En effet, le concept d'êtres du monde soumis à des lois morales est un principe a priori, d'après lequel l'homme doit se juger nécessairement, et la raison reconnaît aussi a priori, comme un principe qui lui est nécessaire pour juger téléologiquement l'existence du monde, que, s'il y a réellement une cause agissant avec intention et en vue d'une fin, ce rapport moral doit contenir la condition de la possibilité d'une création tout aussi nécessairement que celui qui se fonde sur des lois physiques (si cette cause intelligente a un but final). Toute la question est de savoir si nous avons un motif suffisant pour la raison (spéculative ou pratique) d'attribuer un but final à la cause suprême agissant d'après des fins. Car que, d'après la constitution subjective de notre raison, et même d'après ce que nous pouvons concevoir de la raison des autres êtres, ce but ne puisse être que l'homme soumis à des lois morales, c'est ce que nous pouvons tenir a priori pour certain, tandis qu'au contraire il est impossible a priori de connaître les fins de la nature dans l'ordre physique, et surtout de comprendre qu'une nature ne puisse exister sans elles. REMARQUE Supposez un homme dans un moment où son esprit est porté au sentiment moral. Trouve-t-il, au milieu d'une belle nature, une jouissance calme et sereine dans le sentiment de son existence, il sent aussi en lui le besoin d'en rendre grâce à quelque être. Ou bien, une autre fois, trouve-t-il le même plaisir dans le sentiment de ses devoirs, qu'il ne peut et ne veut remplir que par un sacrifice volontaire, il sent le besoin de penser qu'il a par là même rempli un ordre et obéi à un maître suprême. Ou bien encore a-t-il agi sans réflexion contre son devoir, mais sans avoir à en répondre aux hommes, il sent les reproches intérieurs élever en lui une voix sévère, comme si c'était la parole d'un juge devant lequel il eut à comparaître. En un mot, il a besoin d'une intelligence morale, parce que le but même pour lequel il existe exige un être qui soit sa cause et celle du monde conformément à ce but. Il serait inutile d'alléguer des mobiles cachés derrière ces sentiments, car ils sont immédiatement liés aux plus pures dispositions morales, puisque la reconnaissance, l'obéissance et l'humilité (la soumission à un châtiment mérité) expriment des dispositions d'esprit favorables au devoir, et que celui qui cherche à développer ses dispositions morales place volontairement devant lui par la pensée un être qui n'existe pas dans le monde, afin de remplir aussi ses devoirs envers lui, s'il y a lieu. C'est donc au moins une chose possible et dont on trouve le principe dans nos sentiments moraux, que le besoin purement moral d'admettre l'existence d'un être, qui donne à notre moralité plus de force, ou même d'étendue (du moins suivant notre mode de représentation) en lui proposant un nouvel objet, c'est-à-dire d'admettre en dehors du monde un législateur moral, sans songer à la preuve théorique, et encore moins à notre intérêt personnel, mais par un motif purement moral et libre de toute influence étrangère (mais tout subjectif), sur la seule recommandation d'une raison pure pratique qui tire ses lois d'elle-même. Et, bien qu'une telle disposition d'esprit se produise rarement ou ne se prolonge pas, bien qu'elle soit fugitive et sans effet durable, à moins qu'on ne s'applique à discerner l'objet représenté dans cette ombre, et qu'on ne s'efforce de le ramener à des concepts clairs, on ne peut nier pourtant qu'il n'y ait en nous une disposition morale, qui nous porte, comme principe subjectif, à ne pas nous contenter, dans la considération de la nature, d'une finalité établie par des causes naturelles, mais à lui supposer une cause suprême gouvernant la nature d'après, des principes moraux. Ajoutez à cela que nous nous sentons obligés par la loi morale de tendre à un but suprême universel, mais incapables en même temps, ainsi que toute la nature, d'atteindre ce but, et que ce n'est pourtant qu'en y tendant que nous pouvons nous mettre en harmonie avec le but final d'une cause intelligente du monde (s'il y a une pareille cause), en sorte que nous trouvons dans la raison pratique un motif purement moral d'admettre cette cause (puisqu'on le peut sans contradiction), pour ne pas être exposés à regarder nos efforts comme tout à fait perdus et à nous laisser décourager par là. De tout cela il faut donc ici conclure uniquement que, si la crainte a pu d'abord produire les dieux, c'est la raison qui, au moyen de ses principes moraux, a pu produire le concept de Dieu (alors même qu'on était très ignorant, comme il arrive d'ordinaire, dans la téléologie de la nature, ou fort embarrassé par la difficulté d'expliquer, à l'aide d'un principe suffisamment établi, des phénomènes contradictoires), et que la destination morale de notre existence supplée à ce qui manque à la connaissance de la nature, en nous apprenant à concevoir, pour le but final auquel il faut rattacher l'existence de toutes choses, et qui ne peut satisfaire la raison qu'autant qu'il est moral, une cause suprême, douée des attributs qui la rendent capable de soumettre toute la nature à ce seul but (dont celle-ci n'est que l'instrument), c'est-à-dire un véritable Dieu. Limitation de la validité de la preuve morale [20]
[...]
Cette idée d'un but final de la liberté, dans sa conformité à des lois morales, a donc une réalité subjectivement pratique.
Nous sommes déterminés a priori par la raison à concourir, selon nos forces, au bien du monde, lequel consiste dans l'union
du plus grand bien physique des créatures raisonnables avec la suprême condition du bien moral, c'est-à-dire du bonheur général avec la plus grande moralité.
[...] [...] La réalité d'un suprême auteur et législateur moral du monde n'est donc prouvée d'une manière suffisante que pour l'usage pratique de notre raison, et rien n'est théoriquement déterminé relativement à l'existence de cet être. En effet, la raison, pour établir la possibilité de sa fin, qu'elle nous assigne d'ailleurs par sa propre législation, a besoin d'une idée qui écarte (d'une manière suffisante pour le Jugement réfléchissant) l'obstacle opposé à cette fin par le monde considéré suivant le concept de la nature, et cette idée reçoit par là même une réalité pratique ; mais cette réalité ne peut être établie au point de vue théorique, pour la connaissance spéculative, de manière à servir à l'explication de la nature et à la détermination de la cause suprême.
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