Le droit au mensonge
pp. 153-155
Le sexe de Varia est l'oeillère d'un masque.
Les yeux de Monsieur Dieu sont un
affiquet
de son costume, même quand il est tout nu : ses portes de chair sur la Vérité.
Il n'y a qu'une Vérité.
Et des myriades, exactement toute la série indéfinie des nombres — tous les nombres qui ne sont pas l'Un —
de choses qui ne sont pas cette
Vérité .
La quantité de mensonges actuels ou possibles s'écrit ∞ — 1 = ∞
Personne ne peut avoir cette Vérité, puisque c'est Dieu qui la détient.
Emmanuel Dieu ou l'Autre.
Ils empêchent l'harmonie d'un beau Mensonge universel, sans déchirure.
Ils sont le sexe du Mensonge, qui est femelle.
Ce sexe est une case veuve, tant qu'ils gardent leur Vérité pour eux.
Et comme il n'y a point de vide, il déborde toujours une chose quelconque, qui par définition n'est point la Vérité, dans la case à Vérité.
« Le cas de Vérité »,
si l'on écrit la vie de cette Dame galante.
Pour toutes les Unités du Mensonge, l'amant actuel porte son nom.
Mais elles ignorent qu'il n'est pas celle qui est.
Il n'y a que Dieu (Emmanuel, et l' Autre) qui puisse, sachant où est la Vérité, perpétuellement et d'une façon très
parfaite et variée, mentir.
Ils mentent à coup sûr, sachant qu'ils la gardent.
Monsieur Dieu serait une prostituée, s'il la livrait — s'il se livrait.
Et quand il livre autre chose, les gens ont quelque chance de croire qu'il dit la Vérité, puisqu'il est d'autant
plus probable qu'il dira une chose voisine de ce qu'ils croient la Vérité, qu'il dira une chose sensiblement contradictoire à sa
vraie Vérité, qu'il garde.
Étant donc sûr de ne pouvoir parler, pour être compris, qu'en mentant, tout mensonge lui indiffère.
C'est un chemin vers autrui.
Si — il préfère le plus court.
Il fait volontiers, en même temps, des mensonges différents à des êtres différents, puisque, quoique en pratique infiniment loin de lui, ils ne
sont pas loin dans la même direction.
Il ne leur ment point, parlant selon leur voie.
Mais à soi.
Quand il leur ment à tous ensemble, comme
l'épeire-diadème
s'écarte à la fois de toute la circonférence de sa toile, il réintègre son centre.
Qui différencie donc Emmanuel de Varia, celle qui ment ?
Les femmes mentent par le chemin des écoliers.
Avec détails.
Analytiquement.
Miriam (le sommeil nerveux ment toujours, par instinct défensif de faible) ment dans le sens de la volonté d'Emmanuel.
Elle enregistre le Vrai qu'il improvise.
Elle est, à son gré, la Vérité absolue.
La Vérité humaine, c'est ce que l'homme veut : un désir.
La Vérité de Dieu, ce qu'il crée.
Quand on n'est ni l'un ni l'autre — Emmanuel —, sa Vérité, c'est la création de son
désir .
|
.
Émission de radio à propos des Cahiers et Dossiers du Collège de 'Pataphysique, sur France 3, le 25 mai 1959.
Voir Dossier n° 12, p. 32.
Extrait de
,
CD2-11.
(Désassemblage F. B., Philo5, 2017)
Crookes, William (1832-1919). Chimiste et physicien anglais. Prix Nobel de chimie en 1907. Grand utilisateur de l'analyse spectrale, il découvrit
le thallium en 1861. Il inventa les tubes à cathode froide, travailla sur les décharges électriques dans les gaz raréfiés et soupçonna la nature
corpusculaire des rayons cathodiques. L'illustre physicien, comme beaucoup de savants anglais de la fin du siècle, ne rejetait pas les phénomènes
parapsychiques. C'est à une conférence prononcée par William Crookes à la Société des recherches psychiques de Londres en vue de démontrer la réalité
de la télépathie que Jarry emprunte l'histoire de l'homme microscopique explorant une feuille de chou. Il s'agit évidemment d'expliquer la relativité
des connaissances humaines, vieux bateau que Crookes, par sa fable, remet à neuf. Jarry prendra connaissance de la conférence de Crookes dans le
numéro de mai 1897 de la Revue scientifique. Le savant anglais est déjà cité par
Catulle Mendès dans Gog (livre III, chap. 1, p. 121)
pour « l'effet de la 4e dimension de la Matière »
et le corps astral « qui a toujours 30 ans ».
Les trois noms qui apparaissent dans ce chapitre [...] sont forgés du grec par Jarry. Ibicrate, graphié « Ybicrate » dans le
, signifie : pouvoir de l'Ybex, mot fictif donné par Jarry dans Les Paralipomènes d'Ubu
(voir, p. 323) comme
l' d'Ubu ;
on pourrait alors considérer qu'Ybicrate est le « pouvoir d'Ubu ». Sophrotatos, nom formé de deux mots grecs, annonce le Très-Sage.
Mathetès (ou Matetès, d'après le manuscrit Lormel) signifie : le Disciple. Dans La Revanche de la nuit, poèmes de Jarry retrouvés
par Maurice Saillet, on lit sept versets de Les pataphysiques de Sophrotatos l'Arménien, traduits pour la première fois en langue vulgaire, avec
le texte latin, le seul qui ait été conservé
(voir, pp. 265-266).
Cette notion du temps (Chronos) est chère à Jarry. Il reprend ici sa démonstration de César-Antechrist
(, pp. 150-154) auquel du reste il se réfère explicitement. La lettre H est en effet astrologiquement la représentation
du temps. La rotation du phallus — qui, dans la position verticale, est plus (signe mâle) et dans la position horizontale moins (signe femelle)
— devient par son accélération le cercle ou signe zéro qui annule plus et moins, mais instantanément les féconde car il est aussi la sphère,
l'oeuf : le bâton à physique démontre donc l'identité des contraires. Quant au phallus il est, d'évidence, par ses trois attributs, la vérité
triple ou, si l'on préfère, hermaphrodite : hibou (représentation phallique chez Jarry), sexe et esprit, créateur et destructeur, mal
en même temps que bien (voir la suite du chapitre). Dans : qui est Saturne ou Chronos.
Allusion à l'« Acte héraldique » de César-Antechrist
(, pp. 149-151).
Figure géométrique à quatre angles plans. On dirait de préférence aujourd'hui quadriangle.
(1774-1824), nonne de Dülmen ; elle reçut les stigmates et eut des visions dans lesquelles,
telles que les transcrit Clemens Brentano dans Douloureuse passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ (Munich, 1833), elle décrit la vie du
Christ et sa passion avec un stupéfiant luxe de détails. Jarry la cite en 1901 dans sa conférence sur Le Temps dans l'art.
.
L'Amour Absolu s'ouvre sur une incertitude, et qui durera : « il ».
Qu'il s'appelle Emmanuel Dieu, cela ne fait aucun doute, mais le rêve, pourtant, est déjà commencé. On ne saura donc
jamais son nom, bien qu'Emmanuel Dieu soit son seul nom possible ; on ne saura jamais qui il est en réalité
— mais cela n'a pas d'importance précisément parce que ce qui est écrit dans le livre est incontestablement vrai.
[Emmanuel signifie « Dieu avec nous ». C'est le nom donné au Christ, le sauveur annoncé dans
l'Ancien Testament.]
Affiquet : instrument généralement de fer que les femmes accrochent à leur ceinture quand elles tricotent, et qui empêche les mailles
de tomber des aiguilles. Jarry l'emploie ici, bien que dans ce sens il soit le plus souvent au pluriel, avec la signification de petite pendeloque
attachée aux vêtements des élégantes ou élégants.
Les deux phrases semblent, et sont, contradictoires. Elles renvoient au classique problème platonicien de l'opposition Vérité/vérités.
Jarry ne saurait mieux illustrer la pataphysique et indiquer que la littérature, texte un et multiple, est seule vraie.
Il faut entendre le cas de Vérité comme le sexe féminin (sens ancien). La Vérité est assimilée à une péripatéticienne ou, au moins, une femme
facile (allusion aux Dames galantes de Brantôme).
L'épeire est une araignée. La toile de l'épeire-diadème peut avoir jusqu'à trente cercles concentriques et les fils qui la relient à ses points
d'attache ont parfois trois mètres de long. La femelle dévore fréquemment le mâle au temps des amours.
Rappel des termes employés par Marie lors de l'Annonciation (cf. note 32). Dans L., la première rédaction corrigée est :
la création de ce qu'on désire.
Note 32 : Jarry joue ici de l'ambiguïté du mot Dieu qui peut renvoyer à l'Annonciation
(Luc, l, 38) ou à la soumission de Miriam, créature du rêve d'Emmanuel Dieu.
|