par William James
Extrait de « Le pragmatisme », de « Philosophie de l'expérience », de « L'expérience religieuse » et de « Précis de psychologie »
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Dès lors qu'une idée pourra, pour ainsi dire, nous servir de monture, dès lors que, dans l'étendue de notre expérience, elle nous conduira de n'importe quel point à n'importe quel autre ; dès lors que, par elle, sera rétablie entre les choses une liaison de nature à nous contenter ; dès lors enfin qu'elle fonctionnera de manière à nous donner une parfaite sécurité, tout en simplifiant notre travail, tout en économisant notre effort ; cette idée sera vraie dans ces limites, et seulement dans ces limites-là ; vraie à ce point de vue et non pas à un autre, vraie d'une vérité instrumentale, vraie à titre d'instrument et seulement à ce titre.
Jamais une idée vraie n'aurait été distinguée comme telle au milieu des autres idées ; jamais elle n'aurait pris un nom générique et, encore bien moins, un nom lui attribuant la moindre valeur, si elle n'avait été utile dès son apparition, de cette manière.
Ce que nous disons de la réalité dépend donc de la perspective où elle est projetée par nous. Son existence lui appartient à elle-même mais ce qu'elle est dépend de nous, parce qu'il s'agit de savoir quel intérêt nous avons à la concevoir de telle manière ou autrement. – Tout jugement est une attitude généralisée.
Moi, il m'est arrivé de parler de valeurs en espèces pour les idées ; on m'a écrit pour me supplier de modifier cette expression qui faisait croire que je ne pensais qu'à un gain ou une perte pécuniaire. Pour avoir dit que le vrai est ce qui profite à notre pensée, je me vois rabroué par un autre docte correspondant : le mot profitable, m'écrit-il, ne peut se rapporter qu'à l'intérêt personnel. Or, c'est en le poursuivant, que plus d'un fonctionnaire de nos banques nationales est allé en prison, Une philosophie conduisant à de tels résultats est nécessairement fausse!
Après l'intérêt qu'il y a pour un homme à respirer librement, le plus grand de tous ses intérêts, celui qui, à la différence de la plupart des intérêts de l'ordre physique, ne subit ni déclin, ni fluctuation, c'est l'intérêt qu'il y a pour lui à ne pas se contredire, à sentir que ce qu'il pense en ce moment est d'accord avec ce qu'il pense en d'autres occasions.
Le Dr Schiller parle-t-il d'idées qui opèrent efficacement, qui rendent bien, la seule chose qui vienne à l'esprit de nos critiques, c'est la façon dont ces idées opèrent, et le rendement immédiat qu'elles donnent dans le milieu physique, la vertu qu'elles possèdent de nous faire gagner de l'argent ou réaliser quelque avantage pratique du même genre.
Oui, certes les idées ont cette vertu, de près ou de loin ; mais elles possèdent la même vertu, et d'une manière illimitée, dans le monde intellectuel également. Faute de vouloir bien nous faire l'honneur d'apercevoir également cela, et de l'apercevoir si peu que ce soit, nos critiques considèrent notre théorie comme ne s'adressant qu'aux ingénieurs, aux médecins, aux financiers, aux hommes d'action en général.
La vérité, vous dira n'importe quel dictionnaire, est une propriété que possèdent certaines de nos idées : elle consiste dans ce fait qu'elles sont « d'accord », de même que l'erreur consiste dans ce fait qu'elles sont « en désaccord », avec la réalité. Les pragmatistes et les intellectualistes s'entendent pour admettre cette définition comme une chose qui va de soi. Ils ne cessent de s'entendre qu'au moment ou l'on soulève la question de savoir exactement ce que signifie le terme « accord », et ce que signifie le terme « réalité » – lorsque l'on voit dans la réalité quelque chose avec quoi nos idées doivent « s'accorder ». [...]
L'opinion courante, là-dessus, c'est qu'une idée vraie doit être la copie de la réalité correspondante. De même que d'autres conceptions courantes, celle-ci est fondée sur une analogie que fournit l'expérience la plus familière. Lorsqu'elles sont vraies, nos idées des choses sensibles reproduisent ces dernières, en effet. Fermez les yeux, et pensez à cette horloge, là-bas, sur le mur : vous avez bien une copie ou reproduction vraie du cadran. Mais l'idée que vous avez du « mouvement d'horlogerie », à moins que vous ne soyez un horloger, n'est plus, à beaucoup près au même degré, une copie, bien que vous l'acceptiez comme telle, parce qu'elle ne reçoit de la réalité aucun démenti. Se réduisît-elle à ces simples mots, « mouvement d'horlogerie », ces mots font pour vous l'office de mots vrais. Enfin, quand vous parlez de l'horloge comme ayant pour « fonction » de « marquer l'heure », ou quand vous parlez de « l'élasticité » du ressort, il est difficile de voir au juste de quoi vos idées peuvent bien être la copie!
Vous voyez qu'il y a ici un problème. Quand nos idées ne peuvent pas positivement copier leur objet, qu'est-ce qu'on entend par leur « accord » avec cet objet? Quelques idéalistes semblent dire qu'elles sont vraies toutes les fois qu'elles sont ce qui, dans les intentions de Dieu, doit être pensé par nous sur l'objet. D'autres s'en tiennent résolument à la théorie de l'« idée-image » et s'expriment, à cet égard, comme si nos idées étaient plus ou moins vraies, suivant qu'elles se rapprochent plus ou moins du point où elles reproduiraient exactement la pensée éternelle de l'Absolu.
Ces conceptions exigent d'être discutées au point de vue pragmatique. Or, le grand principe des intellectualistes est que la vérité consiste dans une relation toute statique, inerte. Une fois que l'idée vraie d'une chose est en vous, tout est dit. Vous l'avez en votre possession ; vous détenez une connaissance : vous avez rempli votre destinée de sujet pensant. Vous êtes intellectuellement là où vous avez le devoir d'être ; vous avez obéi à votre « impératif catégorique » : il n'y a plus rien qui doive venir après ce point culminant de votre destinée d'être raisonnable. Sur le terrain épistémologique ou dans l'ordre du savoir, vous avez atteint un état d'équilibre stable.
Le pragmatisme, lui, pose ici sa question habituelle : « étant admis qu'une idée, qu'une croyance est vraie, quelle différence concrète va-t-il en résulter dans la vie que nous vivons? De quelle manière cette vérité va-t-elle se réaliser? Quelles expériences vont se produire, au lieu de celles qui se produiraient si notre croyance était fausse? Bref, quelle valeur la vérité a-t-elle, en monnaie courante, en termes ayant cours dans l'expérience? »
En posant cette question, le pragmatisme voit aussitôt la réponse qu'elle comporte : les idées vraies sont celles que nous pouvons nous assimiler, que nous pouvons valider, que nous pouvons corroborer de notre adhésion et que nous pouvons vérifier. Sont fausses les idées pour lesquelles nous ne pouvons pas faire cela. Voilà quelle différence pratique il y a pour nous dans le fait de posséder des idées vraies ; et voilà donc ce qu'il faut entendre par la vérité, car c'est là tout ce que nous connaissons sous ce nom!
Telle est la thèse que j'ai à défendre. La vérité d'une idée n'est pas une propriété qui se trouverait lui être inhérente et qui resterait inactive. La vérité est un événement qui se produit pour une idée. Celle-ci devient vraie : elle est rendue vraie par certains faits. Elle acquiert sa vérité par un travail qu'elle effectue, par le travail qui consiste à se vérifier elle-même, qui a pour but et pour résultat sa vérification. Et, de même, elle acquiert sa validité en effectuant le travail ayant pour but et pour résultat sa validation.
Interprété dans un sens pragmatique, le pluralisme, ou la doctrine qui admet la multiplicité dans l'univers, signifie simplement que les diverses parties de la réalité peuvent entretenir des relations extérieures. Quelle que soit la chose à laquelle vous pensez, si vaste ou si compréhensive qu'elle soit, elle est, d'après la conception pluraliste, dans un certain milieu « extérieur », et primordial, quelles que puissent être, du reste, la qualité et l'étendue de ce milieu. Les choses sont en rapport les unes avec les autres de bien des manières ; mais il n'en est pas une qui les renferme toutes. Une phrase traîne toujours après elle le mot et, qui la prolonge. Il y a toujours quelque chose qui échappe. Des meilleures tentatives faites n'importe où, dans l'univers, pour atteindre la synthèse totale, il faut toujours dire : « ce n'est pas encore tout à fait cela! » Ainsi, le monde du pluralisme ressemble plutôt à une république fédérale qu'à un empire ou un royaume. Quelque énorme portion que vous en rameniez à l'unité, en la rapportant à n'importe quel centre de réel, de conscience ou d'action où elle se constate présente, il y a quelque chose qui reste autonome, qui se constate comme absent du centre en question, et que vous n'avez pas réduit à cette unité.
Le monisme, d'un autre côté, insiste sur ce point que, quand vous descendez jusqu'à la réalité comme telle, jusqu'à la réalité des réalités, chaque chose est présente à chacune de toutes les autres, en un seul tout, immense, qui les implique instantanément et au complet : aucune chose ne peut, en aucun sens, soit quant à son action, soit quant à sa substance, être réellement absente de n'importe quelle autre ; car toutes choses s'interpénètrent et « se télescopent » en cet unique point qui est le grand confluent universel.
Le pluralisme permet aux choses d'exister individuellement ou d'avoir chacune sa forme particulière. Le monisme pense que la forme tout, ou la forme de l'unité collective, est la seule qui soit rationnelle. La forme tout n'admet pas que des relations viennent s'établir ou à disparaître, car, dans le tout, les parties sont essentiellement et éternellement co-impliquées. L'existence sous une forme individuelle au contraire, rend possible pour une chose d'être reliée par des choses intermédiaires à une autre avec laquelle elle n'a pas de rapports immédiats ou essentiels. Ainsi sont toujours possibles entre les choses, de nombreux rapports qui ne sont pas nécessairement réalisés à tel moment donné. Leur réalisation dépend du passage qu'ils peuvent effectivement se frayer à ce moment-là pour remplir leur office d'intermédiaires. Le mot ou exprime bien une réalité positive. Ainsi, pendant que je parle, je puis regarder devant moi, ou regarder à droite, ou regarder à gauche ; et, dans chacun de ces cas, l'espace, l'air et l'éther, agissant comme intermédiaires, me permettent de voir les visages d'une partie différente de mes auditeurs : ma personne est cependant ici bien indépendante de chacun de ces trois groupes.
Si la forme individuelle est la forme de l'éternelle réalité, de même qu'elle est la forme de tout ce qui apparaît comme temporel, nous avons encore un univers cohérent, et non pas un univers qui serait, pour ainsi dire, l'incohérence incarnée, – reproche que lui adressent si souvent les partisans de l'absolu. Tout multiple qu'il est, notre multivers fait encore un univers ; chacune de ses parties, en effet, a beau ne pas être en rapport actuel et immédiat avec les autres, elle a néanmoins quelque rapport possible ou indirect avec toutes, même les plus éloignées, grâce à ce fait que chacune est comme suspendue à ses voisines les plus proches dans un entremêlement inextricable.
Il est vrai que le mode d'union est, ici, très différent de l'unité parfaite (all-einheit), qui est le type adopté par le monisme. Ce n'est pas une co-implication universelle ou une intégration de toutes choses, amalgamées pêle-mêle (durchein-ander). C'est ce que j'appelle le type de l'existence conçue à la manière d'un écheveau qui se dévide, le type de la continuité, de la contiguïté, ou de l'enchaînement ininterrompu.
Une conception de l'univers surgit en vous d'une manière quelconque, – peu importe comment. Vous vous demandez : est-elle vraie ou non?
Elle pourrait être vraie quelque part, dites-vous, car elle n'implique aucune contradiction.
Elle peut être vraie, continuez-vous, ici même et dès maintenant.
Elle a ce qu'il faut pour être vraie ;
il serait bon qu'elle fût vraie ;
elle devrait être vraie : telle est ensuite votre sentiment.
Il faut qu'elle soit vraie, – bientôt murmure en vous quelque chose de persuasif.
Elle doit être tenue pour vraie, décidez-vous.
Donc, résultat final : cette conception sera, pour vous, comme si elle était vraie.
Et cette façon de procéder pourra être, dans certains cas particuliers, un moyen d'aboutir, en fin de compte à la certitude.
Dans ce processus, pas une seule démarche qui ait une valeur logique, et pourtant, monistes ou pluralistes, tous procèdent ainsi à l'égard de la vision qui obtient leur ferme assentiment. On voit ici la vie dépassant la logique ; on voit ici la raison théorique travaillant à trouver des arguments pour la raison pratique et justifiant la conclusion déjà rencontrée. C'est exactement de cette manière, encore une fois, que quelques-uns d'entre nous s'attachent à l'idée d'un univers multiple et imparfait, de même que d'autres s'attachent à l'idée d'un univers intemporel, éternel, parfait.
Les divinités que nous approuvons sont celles dont nous avons besoin, dont nous pouvons nous servir, qui réclament de nous avec plus d'intensité ce que nous réclamions déjà de nous-même et des autres. Appliquons à la sainteté le critère du bon sens : c'est par des mesures humaines que nous apprécierons la valeur de la vie religieuse considérée comme une forme supérieure de l'activité humaine. Si notre jugement lui est favorable, toutes les croyances théologiques qui contribuent à la produire se trouveront par là confirmées d'autant ; s'il est défavorable, elles en seront ébranlées ; et cela, sans faire appel à rien d'autre qu'à des considérations toutes pratiques. C'est l'élimination des faibles et la survivance des forts, comme en biologie. Les éléments religieux bien adaptés à la vie humaine prospèrent et grandissent ; ceux qui sont mal adaptés décroissent et meurent. Si nous interrogeons l'histoire avec candeur, nous verrons que c'est toujours ainsi que les religions arrivent à s'implanter dans l'esprit humain ; elles apportent la lumière à des intelligences inquiètes, la nourriture à des cœurs affamés. Si plus tard elles contrarient trop vivement d'autres tendances ou si d'autres croyances surgissent qui satisfont mieux les mêmes besoins, elles disparaissent de la scène du monde.
Les besoins de l'âme humaine ont de tout temps été nombreux, et leur satisfaction toujours imparfaite. Si donc notre méthode empirique est forcément un peu vague et générale, un peu subjective, c'est un reproche qu'on est en droit d'adresser à tous les jugements humains en pareille matière. Aucune religion n'a jamais été réellement fondée sur une certitude apodictique[6] : sa force est ailleurs. Nous nous demanderons plus tard si les beaux raisonnements théologiques peuvent jamais augmenter la certitude objective d'une religion qui déjà prévaut en fait.
Peut-on dire enfin avec quelque raison que notre méthode empirique n'est qu'un scepticisme déguisé? – Il est impossible de fermer les yeux sur la lente et radicale transformation que subissent au cours des siècles les idées, les sentiments, les besoins. Il serait absurde d'affirmer, pour une quelconque de nos théories contemporaines que l'avenir n'aura rien à y corriger. Dans cette mesure, on peut dire qu'une certaine dose de scepticisme s'impose à tout penseur sincère : aucun empiriste n'a le droit par conséquent de se soustraire à cette universelle obligation. Mais reconnaître qu'on peut de bonne foi commettre une erreur n'implique pas qu'on veuille s'embarquer de gaieté de cœur sur un océan d'incertitudes. On ne saurait m'accuser de faire le jeu du scepticisme. Celui qui reconnaît l'imperfection de son instrument, et qui en tient compte en discutant ses observations, a plus de chance d'atteindre la vérité que s'il le proclamait infaillible. La prétention émise par la théologie dogmatique d'énoncer des vérités indubitables ne lui donne pas, en fait, aux yeux d'un homme impartial, la moindre parcelle de l'infaillibilité qu'elle s'arroge en droit, bien au contraire. J'en conclus que la théologie n'aurait rien à perdre par rapport à la vérité, si, au lieu d'attribuer à ses doctrines une certitude absolue, elle ne leur assignait qu'une grande probabilité, j'y vois le plus haut degré de connaissance où puisse atteindre en pareille matière un homme qui aime la vérité d'un amour désintéressé.
Cet aveu sincère ne me préservera pas, je le sais, des foudres du dogmatisme. La certitude inébranlable est par elle-même un si précieux trésor pour beaucoup d'esprits, qu'ils ne sauraient admettre l'idée d'y renoncer d'une manière explicite. Ils réclameront cette certitude absolue même dans les cas où les faits en dénoncent l'absurdité. N'est-il pas plus sage de s'avouer à soi-même que les pensées fugitives et les rapides intuitions que nous pouvons avoir au cours de notre brève existence ont nécessairement quelque chose de provisoire? Le plus profond penseur, le critique le plus sagace, n'est au bout de compte qu'un homme comme nous, qui voit le lendemain ce qui lui avait échappé la veille, dont les affirmations ne peuvent jamais être vraies qu'en « gros », et supposent toujours cette réserve : « à moins qu'un fait nouveau vienne à se produire ». Quand notre horizon s'agrandit, quand des vérités nouvelles apparaissent devant nous, il est bon que nous puissions ouvrir notre esprit pour les saisir, sans être liés par nos affirmations antérieures.
D'autre part, si je rejette l'idéal dogmatique, ce n'est certes pas que j'aie le moindre goût pour l'instabilité intellectuelle, ou que je veuille jouer avec les fluctuations de la pensée. Je n'aime ni le doute ni le désordre. Si je repousse le dogmatisme, c'est par attachement à la vérité ; car la prétention téméraire de la posséder tout entière nous empêche de la chercher et de la découvrir dans les mille replis de la réalité. Que nous puissions en conquérir toujours davantage, en luttant et en avançant avec persévérance dans la bonne voie, c'est ma conviction ; j'espère la faire partager à mes lecteurs avant la fin de cet ouvrage.
La psychologie anglaise contemporaine représente volontiers la vie de l'âme comme une succession de champs de conscience. Chacun d'eux a son centre de perspective qui dépend des intérêts momentanés ou des tendances permanentes du sujet et que nous désignons par les mots : « ici, ceci, maintenant, moi » ; de ce qui s'en éloigne nous disons : « là-bas, cela, alors, rien, chose, non-moi ». Mais d'un instant à l'autre, ici, peut se substituer à « là-bas » et inversement ; ce qui était tien peut devenir mien ; les différents plans de panorama peuvent échanger leurs positions respectives. La cause de ces déplacements, c'est la variation de l'excitation de ce que l'on pourrait appeler la tension émotive. Ce qui nous paraît aujourd'hui chaud, vibrant, essentiel, nous paraîtra demain froid, insignifiant. Tandis que les régions du champ de conscience nous laissent passifs et indifférents, il y a des foyers de chaleur dans chaque panorama psychique, des centres de lumière et des perspectives d'où tout le reste se voit comme en raccourci, centres d'énergie et d'action d'où rayonnent nos désirs, nos volitions et nos inclinations les plus personnelles.
La tension émotive peut se déplacer plus ou moins rapidement. Ses variations sont parfois si brusques qu'on pourrait les comparer à ces étincelles qui courent de ci de là dans un morceau de papier brûlé. C'est la volonté partagée, le moi hésitant, indécis. Il peut arriver, au contraire, que le foyer de lumière et de chaleur vienne à se fixer dans une région déterminée de l'esprit. Quand la pensée qui prévaut ainsi est une pensée religieuse, surtout si la transformation est brusque et profonde, nous disons que c'est une conversion. Nous disons donc que la conversion d'un homme est le passage de la périphérie au centre, d'un groupe d'idées et d'impulsions religieuses qui deviennent dorénavant son foyer habituel d'énergie personnelle.
Comment l'excitation se déplace et se modifie-t-elle dans une conscience humaine? Ni l'observateur qui examine du dehors, ni le sujet même qui l'éprouve ne peut nous expliquer pourquoi dans certains cas le changement est si brusque, si complet, tandis que la plupart du temps le moment propice se fait attendre. Longtemps la même pensée nous revient, longtemps nous répétons le même acte ; un beau jour tel acte est devenu pour nous une impossibilité morale. Tout ce que nous savons, c'est qu'il est en nous des sentiments morts, des idées mortes, des croyances mortes, et que d'autres sont pleines de chaleur et de vie ; quand une pensée jusque là froide et incolore s'anime, vibre et rayonne en nous, tout le contenu de notre esprit doit s'y adapter, se réorganiser autour d'elle.
[...] Il est possible que nous soyons dans l'univers comme sont, dans nos bibliothèques, les chiens et les chats qui voient nos livres et entendent nos conversations, sans avoir aucune idée de ce que tout cela signifie.
Les objections soulevées par l'intellectualisme contre cette hypothèse, tombent d'elles-mêmes quand l'autorité de la logique intellectualiste est renversée par la critique ; et alors le témoignage de l'expérience positive reste debout.
Les contours de cette conscience surhumaine dont l'existence est ainsi rendue probable, doivent néanmoins demeurer très vagues ; et non moins problématique doit demeurer le nombre des Moi, distincts les uns des autres par leurs fonctions, qu'elle implique.
La ligne de moindre résistance, en théologie comme en philosophie, me semble donc être d'accepter, outre l'hypothèse d'une conscience surhumaine, l'idée que cette conscience ne comprend pas tout, – autrement dit, la notion qu'il y a un Dieu ; mais que ce Dieu est fini, soit en puissance, soit en savoir, ou bien en puissance et en savoir tout à la fois. Tels sont, j'ai à peine besoin de vous le dire, les termes dans lesquels les hommes du commun ont ordinairement entretenu des relations avec Dieu. Quant aux perfections imaginées par le monisme et qui rendent si paradoxale, pratiquement et moralement, l'idée de Dieu, elles sont la plus froide juxtaposition de concepts substitués à son unité par des esprits dogmatiques qui sont étrangers à toute expérience immédiate et qui opèrent à distance.
Sur le continent européen, les philosophes ont trop souvent oublié que la pensée de l'homme est intimement liée à sa conduite. La gloire des penseurs de l'Angleterre, de l'Écosse et de l'Irlande est de n'avoir pas perdu de vue cette liaison organique. Le principe directeur de la philosophie britannique n'a-t-il pas été celui-ci : toute distinction théorique doit aboutir à quelque distinction pratique, et la meilleure méthode, pour trancher une question spéculative, est de chercher quelles seraient les conséquences pratiques dans les deux alternatives?
Un philosophe américain de grande valeur, M. Charles Sanders Peirce, a eu le mérite de dégager le principe de cette méthode, et d'en montrer toute la portée ; il l'appelle pragmatisme, et l'expose à peu près ainsi :
La pensée en mouvement ne saurait avoir d'autre but que la croyance, c'est-à-dire la pensée en repos. C'est seulement quand notre pensée a trouvé son équilibre que notre action peut être ferme et sûre. Les croyances sont des règles d'action : la fonction de l'intelligence est de permettre à l'homme l'acquisition d'habitudes actives. S'il y a, dans une pensée, quelque élément qui ne puisse rien changer aux conséquences pratiques de cette pensée, c'est un élément négligeable. Pour en développer tout le sens, il suffit donc de déterminer les actes qu'elle est apte à faire naître : de ses effets pratiques, elle tire toute sa valeur. À la base de toutes nos distinctions théoriques, si subtiles qu'elles soient, on ne trouvera rien d'autre que des différences d'efficacité pratique. Pour atteindre à la parfaite clarté d'une idée, nous n'avons qu'à nous demander quelles sensations pourraient nous donner son objet, et quelle devrait être notre conduite s'il était une réalité. Tout le sens que peut avoir la conception d'un objet se réduit à la représentation de ses conséquences pratiques.
Si nous appliquons le principe de Peirce aux diverses perfections que les scolastiques attribuent à Dieu, nous verrons qu'il y en a de beaucoup plus importantes les unes que les autres. Que deviennent, du point de vue du pragmatisme les attributs métaphysiques de Dieu, distingués de ses attributs moraux? Quand même on nous en donnerait la démonstration logique la plus rigoureuse, nous devrions avouer qu'ils n'ont pas de sens. L'aséité [10] de Dieu, sa nécessité, son immatérialité, sa simplicité son indivisibilité, son indétermination logique, son infinité, sa personnalité métaphysique, son rapport avec le mal, qu'il permet sans le créer ; sa suffisance, son amour de lui-même et son absolue félicité : franchement, qu'importent, tous ces attributs pour la vie de l'homme? S'ils ne peuvent rien changer à notre conduite, qu'importe à la pensée religieuse qu'ils soient vrais ou faux?
Je ne voudrais risquer de froisser aucune conviction intime ; mais j'avoue que, pour ma part, je ne puis trouver à tous ces attributs aucune portée religieuse. Quel acte particulier pourrait m'inspirer une idée comme celle de la simplicité de Dieu? En quoi son absolue félicité peut-elle modifier ma conduite? Quand j'étais enfant, je lisais les romans d'aventure de Mayne Reid. Il célèbre sans cesse les chasseurs et les observateurs de la nature vivante, des animaux en liberté ; il n'a que des invectives pour les naturalistes de cabinet, les collectionneurs et les auteurs de classifications, le savant qui ne manie que des squelettes et des animaux empaillés. Je croyais naïvement qu'un naturaliste de cabinet devait être le pire scélérat. Les théologiens systématiques ne ressemblent-ils pas aux naturalistes détestés par Mayne Reid? Leur déduction des attributs métaphysiques de Dieu est-elle autre chose qu'un assortiment de lourdes épithètes, qui n'a rien à voir avec les besoins de l'âme humaine? Elle pourrait sortir toute faite d'une machine à raisonner en bois et en cuivre. Le jargon de l'école a remplacé l'intuition de la réalité.
Au lieu de pain, on vous donne une pierre. Si notre connaissance de Dieu se réduisait à un tel conglomérat de termes abstraits, les écoles de théologie seraient peut-être florissantes, mais la vraie religion aurait disparu de l'âme humaine. Ce qui fait vivre la religion est autre chose que les définitions abstraites et n'a point sa source dans les facultés de théologie. Les systèmes théologiques ne sont que des formations secondaires ; ils se surajoutent à l'intuition de l'invisible, à cette communication avec le divin, dont nous avons vu tant d'exemples, et qui se renouvelle à l'infini dans les âmes simples.
Voilà pour les attributs métaphysiques de Dieu ; que dirons-nous de ses attributs moraux? Ils ont une tout autre valeur, quand on les juge à la lumière du pragmatisme. Car ils éveillent la crainte et l'espérance. Ils sont les soutiens de l'âme pieuse. Dieu, étant saint, ne peut rien vouloir que le bien ; omnipotent, il peut en assurer le triomphe ; omniscient il nous voit jusque dans les ténèbres ; étant toute justice, il nous punit pour nos fautes cachées ; tout amour, il nous pardonne. Puisqu'il est immuable nous pouvons compter sur son amour. Et si ces attributs ont un tel rapport avec notre vie, il importe que nous en ayons connaissance. Newman nous dit que le but de Dieu dans la création est de manifester sa gloire : cette conception n'a-t-elle pas joué un grand rôle dans la religion pratique, et notamment dans le culte de la divinité?
J'en viens enfin au point central de toute ma théorie : essayez de vous représenter par l'imagination quelque forte émotion, puis tâchez d'éliminer de cette représentation les sensations des symptômes corporels de l'émotion : vous verrez alors qu'il ne vous restera plus rien d'émotionnel dans la conscience, plus le moindre élément psychique qui puisse y donner corps à l'émotion proprement dite ; vous n'aurez plus devant vous qu'un état froid et neutre de perception intellectuelle. La plupart des gens que l'on prie de se soumettre à cette épreuve conviennent que leur observation intérieure vérifie mon assertion : cependant quelques personnes persistent à dire que la leur la contredit. Il n'en manque même pas à qui l'on ne peut faire comprendre la question. Demandez-leur d'imaginer un objet risible, puis d'abstraire de la conscience qu'elles en ont toute sensation de rire et toute impulsion à rire, et enfin de vous dire à quoi se réduit la « risibilité » de l'objet, si ce n'est pas à cette simple perception qu'il appartient à la catégorie des choses « drôles » : elles vous répondront inlassablement que vous leur demandez l'impossible, et qu'elles ne peuvent pas s'empêcher de rire quand elles voient quelque chose de drôle. Il va pourtant de soi qu'on ne leur demande pas un effort physique, celui de réprimer toute impulsion à rire en présence d'un objet risible : on ne leur demande qu'un effort intellectuel, celui d'abstraire d'un état émotionnel pris dans son intégralité certains éléments conscientiels, et de noter ensuite les éléments qui restent après cette soustraction. Je ne puis m'empêcher de penser que quiconque comprendra exactement les données du problème, le résoudra dans le sens que j'ai indiqué. Quelle espèce d'émotion de peur peut-on bien avoir, quand on est arrivé à supprimer toutes les sensations de battements de cœur précipités, de respiration courte, de tremblements de lèvres, de jambes molles, de chair de poule, et de branle-bas dans les entrailles? Le dise qui pourra : pour moi, il m'est impossible de l'imaginer.
Peut-on vraiment se représenter la rage sans bouillonnement intérieur, ni coloration du visage, ni dilatation des narines, ni grincements des dents, ni impulsion à frapper, mais avec au contraire des muscles relâchés, une respiration calme, un visage reposé? J'en suis quant à moi tout à fait incapable. La rage s'est évaporée aussi complètement que ces sensations organiques, où l'on ne veut voir que ses manifestations : je ne puis apercevoir à sa place que je ne sais quel arrêt de tribunal, prononcé par une pure intelligence, qui juge à froid, et sans passion, que tels ou tels méritent d'être châtiés par leurs fautes. Ainsi du chagrin : que serait-il sans ses larmes, [...] son angoisse ressentie dans le sternum? Tout juste ce jugement inaffectif que certains événements sont vraiment déplorables. Il n'est pas de passion qu'une telle analyse n'aboutisse à évaporer. Une émotion humaine sans rapports avec un corps humain est un pur non-être. Je ne prétends point que ce soit une impossibilité métaphysique, ni que de purs esprits soient nécessairement condamnés à une vie intellectuelle glacée [...], pour des hommes une émotion dissociée de toute sensation organique est une abstraction inconcevable. Plus je scrute mes états intérieurs, plus je me convaincs que les modifications organiques, dont on veut faire les simples conséquences et expressions de nos affections et passions « fortes », en sont au contraire le tissu profond, l'essence réelle ; plus il m'apparaît évident que m'enlever toute la sensibilité de mon corps serait m'enlever la sensibilité de mon âme, avec tous les sentiments, les tendres comme les énergiques, et me condamner à traîner une existence d'esprit qui ne ferait que penser et connaître. Cette existence, dit-on, fut l'idéal des anciens sages ; ce n'est certes ni le mien ni celui de ma génération : voici quelque cent ans que le renouveau du culte de la sensibilité a bien compromis celui du culte de l'« apathie ».
Il y a quelques années, j'étais allé avec plusieurs personnes camper dans les montagnes. De retour d'une excursion que j'avais faite seul, un jour, je tombai au milieu d'une discussion métaphysique. Il s'agissait d'un écureuil, d'un agile écureuil que l'on supposait cramponné, d'un côté, au tronc d'un arbre, tandis qu'un homme se tenait de l'autre côté, en face, et cherchait à l'apercevoir. Pour y arriver, notre spectateur humain se déplace rapidement autour de l'arbre ; mais, quelle que soit sa vitesse, l'écureuil se déplace encore plus vite dans la direction opposée : toujours il maintient l'arbre entre l'homme et lui, si bien que l'homme ne réussit pas une seule fois à l'entrevoir.
De là ce problème métaphysique : L'homme tourne-t-il autour de l'écureuil, oui ou non? Il tourne autour de l'arbre, bien entendu, et l'écureuil est sur l'arbre; mais tourne-t-il autour de l'écureuil lui-même?
Dans les interminables loisirs de la solitude, la discussion avait fini par s'épuiser ; toutes les sources en étaient taries. Chacun avait pris parti et s'entêtait dans son opinion. Les forces se balançaient ; et les deux camps firent appel à mon intervention pour les départager.
Moi, je me souvins de l'adage scolastique qui veut qu'en présence d'une contradiction on fasse un distinguo.
« Qui de vous a raison?, leur dis-je. Cela ne dépend que de ce que vous entendez pratiquement par tourner autour de l'écureuil. S'il s'agit de passer, par rapport à lui, du Nord à l'Est, puis de l'Est au Sud, puis à l'Ouest, pour vous diriger de nouveau vers le Nord, toujours par rapport à lui, il est bien évident que votre homme tourne réellement autour de l'animal, car il occupe tour à tour ces quatre positions.
« Voulez-vous dire, au contraire, que l'homme se trouve d'abord en face de lui, puis à sa droite, puis derrière, puis à sa gauche, pour finir par se retrouver en face? Il est tout aussi évident que votre homme ne parvient pas du tout à tourner autour de l'écureuil. En effet, les mouvements du second de vos personnages compensent les mouvements du premier, de sorte que l'animal ne cesse à aucun moment d'avoir le ventre tourné vers l'homme et le dos tourné au sens contraire. Aussitôt faite, cette distinction met fin au débat. De part et d'autre vous avez tort et vous avez raison, suivant que vous adoptez l'un ou l'autre de ces deux points de vue pratiques. »
Parmi les antagonistes les plus échauffés, il y en eut un ou deux qui traitèrent ma réponse de pure équivoque, de simple échappatoire : avec eux, disaient-ils, il ne s'agissait pas d'ergoter ou de fendre un cheveu en quatre, à la manière des scolastiques ; leur affaire, à eux, c'était un bon assaut loyal, où l'on y va « carrément », à l'anglaise! Mais la majorité sembla bien admettre que mon distinguo avait aplani le terrain de la discussion.
Si je vous raconte cette anecdote toute familière, c'est qu'elle fournit un exemple particulièrement simple de la méthode dont je veux maintenant vous parler sous le nom de méthode pragmatique.
La méthode pragmatique est avant tout une méthode permettant de résoudre des controverses métaphysiques qui pourraient autrement rester interminables. Le monde est-il un ou multiple? N'admet-il que la fatalité, ou admet-il la liberté? Est-il matériel ou spirituel? – Voilà des conceptions dont il peut se trouver que l'une ou l'autre n'est pas vraie ; et là-dessus les débats restent toujours ouverts. En pareil cas, la méthode pragmatique consiste à entreprendre d'interpréter chaque conception d'après ses conséquences pratiques. Voici alors comment elle pose le problème : que telle conception fût vraie, et non telle autre, quelle différence en résulterait-il pratiquement pour un homme? Qu'aucune différence pratique ne puisse être aperçue, on jugera que les deux possibilités reviennent au même et que toute discussion serait vaine. Pour qu'une controverse soit sérieuse, il faut pouvoir montrer quelle conséquence pratique est nécessairement attachée à ce fait que telle possibilité est seule vraie.
Un regard jeté sur l'historique de cette doctrine vous fera mieux voir ce qu'est le pragmatisme.
Ce mot, de même que « pratique », vient du mot grec pragma [pragma] signifiant action.
C'est en 1878, par M. Charles Peirce, que ce mot fit pour la première fois son apparition en philosophie. Dans un article intitulé : « Comment rendre nos idées claires », M. Peirce, après avoir remarqué que nos croyances sont, en réalité, des règles pour l'action, soutenait que, pour développer le contenu d'une idée, il suffit de déterminer la conduite qu'elle est propre à susciter : sa signification pour nous n'est pas ailleurs. Le fait tangible qui se constate à la racine de toutes les distinctions, si subtiles soient-elles, que fait la pensée, c'est qu'il n'y en a pas une seule, fût-ce la plus élaborée, la plus délicate, qui porte sur autre chose qu'une différence possible dans les conséquences pratiques. Aussi, pour obtenir une parfaite clarté dans les idées relatives à un objet, nous devons uniquement considérer les effets d'ordre pratique que nous le concevons susceptible de comporter, les impressions que nous devons en attendre, les réactions auxquelles nous devons nous tenir prêts. À la conception de ces effets, immédiats ou lointains; se réduit donc toute notre conception de l'objet lui-même, lorsque cette dernière n'est pas dépourvue de toute signification positive.
Tel est, posé par M. Peirce, le principe du pragmatisme. Il a passé complètement inaperçu pendant vingt ans. C'est moi qui, dans un discours prononcé à l'Université de Californie, en 1898, l'ai ramené au jour en l'appliquant spécialement à la religion. L'heure semblait propice. Le mot pragmatisme se propagea effectivement. Aujourd'hui, les pages des revues philosophiques en sont comme constellées. Partout l'on parle du « mouvement pragmatiste », tantôt avec respect, tantôt avec dédain. Toutefois, on ne le voit que rarement bien compris. Évidemment, le mot est commode pour désigner un certain nombre de tendances qui jusqu'alors avaient manqué d'une dénomination générique, et de cette manière il en est venu à s'imposer.
Pour saisir la portée du principe de Peirce, il faut savoir se le rendre familier dans son application à des cas concrets. J'ai vu Ostwald, l'illustre chimiste de Leipzig, l'appliquer on ne peut plus nettement, tout en ne se servant pas du mot « pragmatisme » dans ses conférences sur la philosophie des sciences il y a quelques années.
« Toutes les réalités influencent notre conduite, m'a-t-il écrit à moi-même; et c'est cette influence qui fait pour nous leur signification. Dans mes cours, j'ai l'habitude de présenter les questions sous cette forme : sur quels points le monde serait-il différent si telle possibilité était vraie, ou bien telle autre? Quand je ne puis découvrir aucune différence, je considère que l'opposition des deux idées ne signifie rien du tout. » En d'autres termes, la signification pratique des deux conceptions rivales, en pareil cas, est la même : or, pour nous, une idée n'a aucune signification, en dehors de cette signification pratique.
Dans une conférence qu'il a publiée, Ostwald s'explique au moyen de l'exemple suivant. Longtemps les chimistes ont discuté sur les propriétés de certains corps appelés « tautomères ». Leurs propriétés paraissaient compatibles avec ces deux hypothèses qu'un atome d'hydrogène instable oscille à l'intérieur de ces corps, ou bien que chacun d'eux est un mélange instable de deux corps différents. Le débat s'échauffait, mais sans rien amener de décisif. « Il n'aurait jamais pris naissance, dit Ostwald, si les adversaires s'étaient demandé quelle différence, pour tel fait expérimental déterminé, aurait pu se produire, selon que l'une ou l'autre des deux hypothèses se fût trouvée exacte. On aurait alors vu, en effet, qu'il n'en pouvait absolument pas découler une différence quelconque pour un fait quelconque, et que la controverse était aussi vaine que si, construisant une théorie, aux époques primitives, sur l'action du levain qui fait la pâte, les uns avaient invoqué un « lutin », et les autres un « elfe », comme étant la vraie cause de ce phénomène!»
On est stupéfait de voir combien de controverses philosophiques apparaissent comme dépourvues de toute signification, dès qu'on les soumet à cette épreuve de leur chercher une conséquence concrète. Il ne saurait y avoir quelque part une différence réelle qui n'en produise une autre ailleurs. Il ne saurait y avoir, dans le domaine de la vérité abstraite, une différence qui ne se traduise pas par une différence dans un fait concret, ainsi que dans la conduite déterminée par ce fait, – différence s'imposant à quelqu'un, quelque part, à un moment quelconque et d'une manière quelconque. Toute la fonction de la philosophie devrait être de découvrir ce qu'il y aura de différent pour vous et pour moi, à tels moments précis de notre vie, selon que telle formule de l'univers, ou telle autre, sera vraie!
Rien de nouveau dans le pragmatisme, absolument rien. Socrate en était un adepte et s'y exerçait. Aristote le pratiquait systématiquement. C'est grâce à lui que Locke, Berkeley, Hume, ont établi d'importantes vérités. Shadworth Hodgson ne cesse d'insister sur ce que les réalités sont pour nous ce que nous croyons qu'elles sont, rien de plus. Toutefois, ces précurseurs du pragmatisme n'en ont que partiellement fait usage : ils n'y ont que préludé. C'est de nos jours seulement qu'il s'est généralisé, qu'il a pris conscience de la mission universelle qui lui incombe, et qu'il aspire à une destinée conquérante. J'y crois, à cette destinée, et j'espère qu'il ne me sera pas impossible de vous faire finalement partager ma confiance.
L'attitude que représente le pragmatisme est une attitude depuis longtemps bien connue, puisque c'est l'attitude des empiristes ; mais il la représente, me semble-t-il, sous une forme tout à la fois plus radicale, et qui soulève pourtant moins d'objections, qu'aucune des formes jamais prises par l'empirisme jusqu'à présent.
Le pragmatiste tourne le dos, résolument et une fois pour toutes, à une foule d'habitudes invétérées chères aux philosophes de profession. Il se détourne de l'abstraction; de tout ce qui rend la pensée inadéquate, – solutions toutes verbales, mauvaises raisons a priori, systèmes clos et fermés ; – de tout ce qui est un soi-disant absolu ou une prétendue origine, pour se tourner vers la pensée concrète et adéquate, vers les faits, vers l'action efficace. Le pragmatisme rompt ainsi avec le tempérament qui fait l'empirisme courant, comme avec le tempérament rationaliste. Le grand air, la nature avec tout le possible qu'elle renferme, voilà ce que signifie le pragmatisme prenant position contre le dogme, contre les théories artificielles, contre le faux semblant d'un caractère téléologique qu'on prétend voir dans la vérité.
Il faut remarquer, en même temps, que le pragmatisme ne prend position pour aucune solution particulière. Il n'est qu'une méthode. Mais le triomphe universel de cette méthode se traduirait par un changement considérable dans la manière dont se comporte en philosophie le tempérament. De même que l'on voit le type de l'homme de cour se modifier dans une république, et le type du prêtre ultramontain se modifier dans un pays protestant, de même on verrait se modifier le type des professeurs ultra-rationalistes. Il se ferait entre la science et la métaphysique un rapprochement très appréciable : en fait, on les verrait même travailler la main dans la main, absolument.
D'ordinaire, c'est une méthode bien primitive que la métaphysique a pratiquée dans ses recherches. Vous savez combien la magie, ce fruit défendu, a toujours été pour les hommes un objet de convoitise. Vous savez aussi quelle place les mots ont toujours tenue dans la magie. Connaissant le nom d'un esprit, d'un génie, d'un démon, de n'importe quelle puissance occulte, avec la formule d'incantation à laquelle cette puissance est soumise, vous disposerez de celle-ci à votre guise. Il n'y avait pas un esprit dont Salomon ne connût le nom, et dont, par cette seule connaissance, il ne fît son esclave. De même, le monde est toujours apparu tout naturellement comme une sorte d'énigme dont la clef devait se découvrir sous la forme de quelque mot, de quelque nom, qui ferait toute la lumière ou conférerait toute la puissance voulue. Ce mot désigne le principe du monde; et le posséder, c'est d'une certaine façon posséder le monde lui-même. « Dieu », « la Matière », « la Raison », « l'Absolu », « l'Énergie », voilà autant de noms qui sont autant de solutions. Une fois en possession de ces noms, vous n'avez plus qu'à vous reposer : vous avez atteint le terme de votre recherche métaphysique!
Suivez-vous, au contraire, la méthode pragmatique? Impossible alors de regarder aucun de ces mots comme mettant fin à votre recherche. Il faut que vous dégagiez de chaque mot la valeur qu'il peut avoir en argent comptant; il faut lui faire remplir son office dans le champ même de votre expérience. Plutôt qu'une solution, on y voit alors un programme pour un nouveau travail à entreprendre; et, plus spécialement, on y voit une indication sur les différentes manières dont il est possible de modifier les réalités existantes.
Avec le pragmatisme, donc, une théorie devient un instrument de recherche, au lieu d'être la réponse à une énigme et la cessation de toute recherche. Elle nous sert, non pas à nous reposer, mais à nous porter en avant, et nous permet, à l'occasion, de refaire le monde. Nos théories étaient toutes figées : le pragmatisme leur donne une souplesse qu'elles n'avaient jamais eue, et les met en mouvement. Comme il n'a rien de nouveau en soi, il s'accorde avec un grand nombre des anciennes tendances de la philosophie. Il s'accorde, par exemple, avec le nominalisme, en faisant toujours appel aux faits particuliers; avec l'utilitarisme, par l'importance qu'il donne au côté pratique des questions; avec le positivisme, par son dédain pour les solutions verbales, les problèmes sans intérêt et les abstractions métaphysiques.
En même temps qu'il a de telles affinités avec les tendances anti-intellectualistes, le pragmatisme se dresse tout armé, dans une attitude de combat, contre les prétentions et contre la méthode du rationalisme. Mais, du moins pour commencer, il ne prend parti, je le répète, pour aucune solution particulière. Il n'a pas de dogmes, et toute sa doctrine se réduit – toujours pour commencer – à sa méthode. Comme l'a fort bien dit le jeune pragmatiste italien Papini, le pragmatisme occupe au milieu de nos théories la position d'un corridor dans un hôtel. D'innombrables chambres donnent sur ce corridor. Dans l'une, on peut trouver un homme travaillant à un traité en faveur de l'athéisme; dans celle d'à côté, une personne priant à genoux pour obtenir la foi et le courage; dans la troisième, un chimiste dans la suivante, un philosophe élaborant un système de métaphysique idéaliste; tandis que, dans la cinquième, quelqu'un est en train de démontrer l'impossibilité de la métaphysique. Tous ces gens utilisent quand même le corridor : tous doivent le prendre pour rentrer chacun chez soi, puis pour sortir.
Une attitude, une orientation, en dehors de toute théorie particulière, voilà donc, encore une fois, en quoi consiste, pour le moment, la méthode pragmatique. Et cette orientation, cette attitude, consiste à détourner nos regards de tout ce qui est chose première, premier principe, catégorie, nécessité supposée, pour les tourner vers les choses dernières, vers les résultats, les conséquences, les faits.
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Vous voilà renseignés sur la méthode pragmatique. Je n'ai rien de plus à vous en dire. Et peut-être vous dites-vous que, si je vous l'ai vantée, je ne vous l'ai guère expliquée. Mais d'ici peu je vous donnerai d'assez longues explications, puisque je vous la montrerai fonctionnant pour résoudre certains problèmes qui vous sont familiers.
En attendant, et pour compléter l'idée à vous faire du pragmatisme, il me faut constater que le sens de ce mot s'est élargi, car il désigne en outre une certaine théorie de la vérité. Je compte lui consacrer toute une leçon, quand nous aurons passé par les acheminements nécessaires. Je puis donc m'en tenir maintenant à un bref exposé Mais ce qu'on expose brièvement est difficile à suivre. Ici donc je sollicite de votre part un redoublement d'attention : ce qui restera obscur, j'espère vous le rendre plus clair par la suite.
L'une des branches de la philosophie que l'on a cultivé avec le plus de succès, de nos jours, est ce qu'on appelle la logique inductive, L'étude des conditions où nos sciences ont évolué. Une rare unanimité a commencé à se faire parmi les logiciens sur la signification des lois de la nature et sur les éléments réels que révèlent les faits, lorsqu'il s'agit de ces lois et de ces éléments que formulent le mathématicien, le physicien et le chimiste. À l'époque où furent découvertes les premières uniformités mathématiques, logiques, et naturelles, – les premières lois, – on se laissa si bien séduire par la clarté, la beauté, la simplification ainsi obtenues, que l'on crut avoir déchiffré le texte authentique des éternels desseins du Tout-Puissant! C'est à coups de syllogismes que le tonnerre de sa pensée, tout comme la pensée humaine, se faisait entendre en multipliant son fracas! Lui aussi, croyait-on, le Tout-Puissant pensait par sections coniques, carrés, racines, raison directe et raison inverse : il avait, lui aussi, sa géométrie, – la même que celle d'Euclide! Il imposait aux planètes les lois de Kepler; il faisait que la vitesse fût en raison directe du temps pour la chute des corps ; il établissait cette loi des sinus à laquelle doit obéir la réfraction de la lumière; il instituait les classes, les ordres, les familles et les genres pour les plantes et les animaux, en assignant à ces cadres la distance qui devait les séparer; il concevait enfin tous les archétypes des choses, avec toutes leurs variations préétablies; et, quand nous parvenons à retrouver l'une de ces merveilleuses institutions divines, nous saisissons à la lettre et dans ses intentions mêmes, disait-on la pensée de Dieu!
Mais le développement des sciences a fait naître et grandir cette idée que la plupart de nos lois, toutes nos lois peut-être, sont de simples approximations. Ces lois, d'ailleurs, se sont multipliées au point que le nombre en est incalculable. Et puis, dans toutes les branches de la science, il se rencontre tant de formules rivales, que les chercheurs se sont faits à l'idée qu'aucune théorie n'est la reproduction absolue de la réalité, mais que, du reste, il n'y en a point qui ne comporte d'être utile à quelque point de vue. Le grand service qu'elles rendent c'est de résumer les faits déjà connus et de conduire à en connaître d'autres. Elles ne sont qu'un langage inventé par l'homme, une sténographie conceptuelle, comme on l'a dit, un système de signes abrégés par lesquels symboliser nos constatations sur la nature : or, les langues, tout le monde le sait, admettent une grande liberté d'expression et comportent de nombreux dialectes.
Voilà comment la nécessité divine s'est vue remplacer, dans la logique scientifique, par ce qu'il y a d'arbitraire dans la pensée humaine. Il me suffira de nommer Sigwart, Mach, Ostwald, Pearson, Milhaud, Poincaré, Duhem, Ruyssen, pour que vous reconnaissiez facilement la tendance dont je viens de parler : à cette liste vous ajouterez les autres noms que vous connaissez.
En tête de cette vague, apparue dans la logique scientifique, marchent aujourd'hui MM. Schiller et Dewey avec leur théorie pragmatique de la vérité et de la signification qui est partout la sienne. Partout, enseignent-ils, dans nos idées, dans nos croyances, le mot « vérité » signifie la même chose que dans la science. Et ce qu'il faut toujours entendre par ce mot, c'est, disent-ils, que nos idées, qui, d'ailleurs, font elles-mêmes partie de notre expérience et ne sont rien en dehors de celle-ci, deviennent vraies dans la mesure où elles nous aident à entrer en relations, d'une manière satisfaisante, avec d'autres parties de notre expérience, à les simplifier, à nous y mouvoir en tous sens par des concepts permettant de couper au plus court, au lieu de suivre l'interminable succession des phénomènes particuliers. Dès lors qu'une idée pourra, pour ainsi dire, nous servir de monture; dès lors que, dans l'étendue de notre expérience, elle nous transportera de n'importe quel point à n'importe quel autre; dès lors que, par elle, sera établie entre les choses une liaison de nature à nous contenter; dès lors, enfin, qu'elle fonctionnera de façon à nous donner une parfaite sécurité, tout en simplifiant notre travail, tout en économisant notre effort, – cette idée sera vraie dans ces limites, et seulement dans ces limites-là ; vraie à ce point de vue, et non pas à un autre ; vraie d'une vérité « instrumentale », vraie à titre d'instrument, et seulement à ce titre.
Telle est la théorie de la vérité « instrumentale », ou de la vérité consistant pour nos idées dans leur aptitude à fournir un certain travail ; – théorie enseignée avec tant de succès à Chicago [Dewey], et ensuite propagée à Oxford [Schiller] avec tant d'éclat.
En aboutissant à cette conception générale de la vérité, MM. Dewey et Schiller, ainsi que leurs partisans, n'ont fait que suivre l'exemple des géologues, des biologistes et des philologues. Pour établir ces sciences, le coup décisif a toujours été de prendre quelque phénomène simple, effectivement observable dans le cours de son processus, – tel que la dénudation par l'effet de la température, les variations subies par le type ancestral, ou encore un changement de dialecte par l'adoption de termes nouveaux et d'une prononciation nouvelle ; – puis de le généraliser, de l'étendre à tous les temps et de lui faire produire de vastes conséquences en établissant le bilan des effets qu'il a donnés au cours des âges.
Le phénomène observable que Schiller et Dewey ont spécialement choisi pour une généralisation de ce genre, est le cas, bien connu, du changement d'opinions chez un individu. La chose se passe toujours de la même manière. L'individu possède déjà tout un ensemble d'opinions, lorsqu'une expérience nouvelle survient, qui les met à la gêne. Quelqu'un les contredit, par exemple; ou bien c'est lui-même qui, dans un moment de réflexion, s'aperçoit qu'elles se contredisent; ou bien il entend parler de faits avec lesquels elles sont incompatibles ; ou bien encore il lui vient des désirs qu'elles ne peuvent plus satisfaire. Il en résulte un malaise que son esprit n'avait jamais connu. Pour en sortir, il modifie ses opinions antérieures. Il en sacrifie pourtant le moins possible, car, en matière de croyances, nous sommes tous conservateurs à l'extrême! Il essaie alors de changer telle opinion, puis telle autre, – leur résistance respective étant très variable, – jusqu'au moment où finit par surgir quelque idée nouvelle qu'il peut greffer sur les anciennes avec le moindre dérangement possible pour celles-ci; quelque idée formant un heureux et commode trait d'union entre l'expérience actuelle et l'expérience passée qui se continuent ainsi l'une dans l'autre.
Voici donc une idée nouvelle, désormais adoptée comme vraie à la place d'une autre. Elle permet de conserver, avec un simple minimum de changements, celles qui l'avaient précédée, car elle n'exerce une contrainte sur celles-ci, que juste assez pour leur faire admettre le fait nouveau, et même le leur présente sous des formes aussi peu imprévues que le permettent les circonstances. Une explication outrée faisant violence à toutes nos idées antérieures, ne passerait jamais à nos yeux pour l'interprétation vraie d'un fait jusqu'alors ignoré : nous gratterions, pour ainsi dire, le sol tout autour jusqu'à ce que nous eussions trouvé quelque chose de moins extravagant!
Ainsi les plus violentes révolutions qui s'accomplissent dans les croyances d'un homme, laissent debout, sur la plupart des points, l'ordre de choses précédemment établi en lui. Le temps et l'espace, la relation universelle de cause à effet, la nature et l'histoire, ainsi que sa propre biographie : tout cela demeure intact. Une vérité nouvelle est toujours une conception qui concilie tout et qui aplanit les transitions. Elle préside à l'union d'une vieille opinion avec un fait nouveau, de manière à rendre sensible, pour un minimum de secousse, un maximum de continuité. Nous tenons pour vraie une théorie dans la mesure exactement : où elle réussit à résoudre ce « problème de quantité maxima et de quantité minima ». Or, elle n'y réussit jamais qu'approximativement. Nous disons que telle théorie donne une solution plus satisfaisante que telle autre théorie. Pour qui la solution est-elle plus satisfaisante? Pour nous qui le disons et la satisfaction pour différentes personnes porte sur des points différents. Ici donc, dans une certaine mesure, rien que de « plastique » : il ne s'agit encore que d'assimilation.
Il nous faut maintenant considérer attentivement le rôle joué par les vérités antérieurement possédées. C'est, en grande partie, faute d'en tenir compte que l'on a formulé d'injustes reproches contre le pragmatisme. L'influence de ces vérités est absolument dominante Le premier des principes est de leur rester fidèle; et dans la plupart des cas c'est le seul principe qu'on observe. Comment s'y prend-on, en effet, presque toujours, avec les phénomènes tellement nouveaux qu'ils entraîneraient pour nos croyances toute une réorganisation? On les tient pour non avenus, tout simplement, ou bien l'on insulte les gens qui témoignent en leur faveur!
Faut-il des exemples de cette manière dont une vérité se forme et se développe? On n'a que l'embarras du choix.
Le cas le plus simple, en fait de vérité nouvelle, c'est naturellement lorsqu'il ne s'agit que d'une nouvelle espèce de faits, ou bien de faits isolés qui, malgré leur nouveauté, rentrent dans les anciens cadres : il se fait alors une addition qui n'altère en rien les anciennes croyances et qui n'est donc qu'une addition numérique. Les jours suivent les jours, et les apports de l'un s'ajoutent à ceux des autres; rien de plus. Les nouveaux apports ne sont pas des vérités par eux-mêmes : ils représentent ce qui arrive, ce qui est, et voilà tout. La vérité, c'est ce que nous disons sur les faits, et, lorsque nous disons qu'ils sont arrivés, notre besoin de vérité est satisfait par cette formule toute simple qui les ajoute aux précédents.
Mais il arrive souvent que les apports de la journée nous obligent à une réorganisation. Si je me mettais, dans ma chaire de professeur, à pousser des cris perçants, à me comporter comme un fou furieux, plus d'un parmi mes auditeurs seraient amenés à réviser leurs idées sur la valeur probable de ma philosophie! Naguère, le radium a figuré dans les apports de notre journée. Un moment, il a semblé contredire nos idées sur l'ordre général des choses. Cet ordre, en effet, nous l'avions identifié avec ce qu'on appelle la conservation de l'énergie. Rien que de voir le radium nous sortir de sa poche, interminablement, non pas de l'argent, mais de la chaleur, on pouvait croire à une violation de ce principe. Que penser? Pour que le principe de la conservation fût sauf il fallait que les radiations de ce corps ne fussent pas autre chose qu'une énergie « potentielle » insoupçonnée qui s'en échappait, – une énergie déjà existante, à l'intérieur des atomes le composant. Cette croyance, on y fut amené par la découverte de l'hélium et la constatation qu'il est le produit de ces radiations. Aussi, la théorie de Ramsay est-elle tenue pour vraie, parce que, tout en élargissant nos idées d'autrefois sur l'énergie, elle ne fait subir à leur contenu que le moindre changement possible.
Ces exemples suffiront. Ils montrent bien qu'une opinion nouvelle entre en ligne de compte parmi les opinions « vraies », dans la mesure exactement où elle satisfait chez l'individu le besoin d'assimiler aux croyances dont il est comme approvisionné, ce que son expérience lui présente de nouveau. En même temps qu'elle s'empare d'un fait nouveau, la nouvelle opinion doit s'appuyer sur d'anciennes vérités. La mesure où elle y réussit, c'est, je le répète, l'individu qui en est juge.
Si donc quelque vérité ancienne s'accroît d'une vérité nouvelle venant s'y ajouter, c'est bien pour des raisons subjectives. Ces raisons, une fois que nous sommes entrés dans le mouvement, nous leur obéissons. Parmi nos idées nouvelles, la plus vraie sera celle qui remplit le plus heureusement sa fonction de satisfaire le double besoin dont j'ai parlé. C'est en fonctionnant d'une certaine façon qu'elle se rend vraie, qu'elle se classe comme vraie ; c'est par son propre travail qu'elle se greffe et s'incorpore parmi les vérités déjà organisées en un seul corps, et cet organisme se développe ainsi à peu près de la même manière qu'un arbre se développant grâce à l'activité d'une nouvelle couche de cambium.
Cette constatation une fois faite, Dewey et Schiller entreprennent de la généraliser en l'appliquant aux vérités le plus anciennement possédées. Elles ont commencé, elles aussi, par être toutes « plastiques » : elles n'étaient pas autre chose qu'un travail d'assimilation. Elles aussi, ce sont des raisons tout humaines, toutes subjectives, qui les ont fait qualifier de vraies. Elles ont servi, elles aussi, à concilier des vérités encore plus anciennes avec des observations alors nouvelles. Nulle part on ne rencontre une vérité purement objective, une vérité qui se serait établie sans qu'intervint aucun travail pour effectuer le mariage de l'expérience nouvelle avec certains éléments de l'expérience antérieure. Que signifie le mot vérité? Il désigne simplement le fait pour une idée de remplir cette espèce de fonction matrimoniale. Et, par suite, savoir pourquoi certaines choses sont vraies, c'est connaître les raisons qui nous les font qualifier de vraies!
Ainsi la queue du serpent, – c'est l'homme que je veux dire, – a laissé partout des traces de son passage. Une vérité indépendante ou absolue ; une vérité que nous n'avons qu'à découvrir ; une vérité cessant d'être malléable selon les besoins de l'homme ; une vérité enfin qui ne comporte plus de retouche : une telle vérité existe surabondamment, à coup sûr, – ou du moins est surabondamment supposée existante par les philosophes dont leur tempérament fait des rationalistes ; – mais alors, cette vérité-là n'est plus que le cœur mort de l'arbre vivant; et alors son existence n'a pas d'autre intérêt que de nous montrer qu'il y a pour la vérité aussi une paléontologie ; qu'à elle également s'applique la loi de la « prescription », comme disent les juristes, ou qu'elle peut, comme un vétéran après des années de service, perdre toute sa souplesse, avoir tout l'air, à nos yeux, d'une chose pétrifiée par le seul effet des ans!
À quel point, au contraire, les plus vieilles vérités restent bien réellement plastiques malgré tout, c'est un fait mis en pleine lumière, de nos jours, par la transformation des notions logiques et des notions mathématiques, – transformation qui semble même vouloir gagner la physique en ce moment. On se met à réinterpréter les anciennes formules, en y voyant des applications spéciales de principes beaucoup plus vastes, alors que nos ancêtres n'ont jamais entrevu la possibilité pour ces principes de prendre la forme qu'ils ont maintenant et de se formuler comme nous les formulons!
Cette théorie de la vérité, M. Schiller persiste à lui donner le nom d'humanisme ; mais le nom de pragmatisme semble lui être donné plus couramment, et c'est donc ainsi que je continuerai de la désigner ici.
En résumé, le pragmatisme n'est pas seulement une méthode, – bien qu'il soit d'abord cela, – mais une théorie génétique de la vérité prise dans sa signification réelle. Tels sont les deux points dont nous aurons à nous occuper.
(...)
L'univers apparaissant comme un système où les individus qui en sont les membres peuvent, par-ci par-là, faire trêve à leurs angoisses, puisque l'insouciance est également justifiée pour l'homme, et que des vacances morales n'ont rien de contraire à l'ordre des choses : tel est, en partie du moins, et si je ne me trompe, l'Absolu « en tant que nous le connaissons » ; tel est, pour nos expériences particulières, le caractère distinctif attaché à la vérité de l'idée qui le représente; telle en est, pour nous, la valeur positive, au comptant, lorsqu'on l'interprète pragmatiquement. Le commun des profanes en philosophie, quand ils sont partisans de l'idéalisme absolu, en restent là, et se gardent bien de donner plus de rigueur à leurs conceptions. Ils peuvent, de l'Absolu, tirer ce parti, qui n'est pas à dédaigner. Exprimez devant eux votre incrédulité à l'égard de l'Absolu, et vous les gênez; mais d'ailleurs ils ne tiennent aucun compte de vos objections, parce qu'elles ne visent, dans leur croyance, que les côtés qu'ils sont incapables d'y envisager.
Si telle est bien la signification de l'Absolu, et pas autre chose, qui donc pourrait en contester la vérité? Ne pas l'admettre, ce serait vouloir que l'homme ne s'accordât jamais un répit ; ce serait soutenir que des vacances pour lui ne sont jamais dans l'ordre des choses!
Il ne m'échappe assurément pas qu'il doit vous paraître on ne peut plus étrange de me voir affirmer qu'une idée est « vraie » tant que nous avons un intérêt vital à la croire telle. – Quelle soit bonne, dans la mesure où elle nous est profitable, vous l'admettrez volontiers. Si, en effet, ce que nous faisons grâce à elle est bon, et si, la possédant, nous en devenons meilleurs, vous ne douterez pas qu'à ce titre, et toujours dans cette mesure, elle ne soit bonne elle-même. Mais, me direz vous, n'est-ce pas étrangement abuser du mot de « vérité » que d'invoquer cette raison pour la qualifier de « vraie » également?
Au point où nous en sommes, il ne m'est pas encore possible de résoudre complètement la difficulté. On touche ici ce qui est, dans la doctrine de MM Schiller et Dewey – dans la mienne aussi – la partie centrale, et je ne pourrai l'exposer en détail que dans ma sixième leçon. Tout ce que je puis vous en dire pour le moment, c'est que le vrai rentre dans le bien, ou que la vérité est un bien d'une certaine sorte, et non pas, comme on le suppose d'ordinaire, une catégorie en dehors du bien. Ce ne sont pas là deux idées simplement coordonnées. Le mot vrai désigne tout ce qui se constate comme bon sous le forme d'une croyance, et comme bon, en outre, pour des raisons définies, susceptibles d'être spécifiées.
Admettez qu'il n'y ait dans les idées vraies rien qui soit bon pour la vie ; admettez que la possession de ces idées soit un désavantage positif et que les idées fausses soient seules avantageuses : alors il vous faut admettre que la notion de la vérité conçue comme chose divine et précieuse, et la notion de sa recherche conçue comme obligatoire, n'auraient jamais pu se développer ou devenir un dogme. Dans un monde où il en irait ainsi, notre devoir serait plutôt de fuir la vérité! Dans le monde où nous sommes, au contraire, de même qu'il existe certains aliments qui ne sont pas seulement agréables au goût, mais bons pour les dents, bons pour l'estomac, bons pour les tissus ; de même, exactement de même, il existe certaines idées qui ne sont pas seulement agréables à penser, ou simplement agréables comme servant de point d'appui à d'autres idées auxquelles nous tenons : il existe des idées qui nous sont en outre une aide précieuse dans les luttes de la vie pratique. S'il y a bien une vie qu'il soit réellement bon de mener plutôt que toute autre ; et s'il y a bien une idée qui, obtenant notre adhésion, puisse nous aider à vivre de cette vie-là, eh bien ! il nous sera réellement meilleur de croire à cette idée, pourvu que la croyance s'y attachant ne soit pas, bien entendu, en opposition avec d'autres intérêts vitaux d'un intérêt supérieur.
« Ce qui pour nous serait le meilleur à croire » : voilà qui ressemble assez à une définition de la vérité! C'est à peu près comme si l'on disait : « Ce que nous devons croire ». Or, dans cette seconde définition personne ne verrait rien d'étrange. Aurions-nous jamais le devoir de ne pas croire ce qui est pour nous le meilleur à croire? Et pouvons-nous maintenir éternellement séparées la notion de ce qui est pour nous le meilleur et la notion de ce qui est vrai pour nous?
Non! – répond le pragmatisme ; et je réponds de même. Vous aussi, peut-être, tant que l'on reste dans le domaine de l'abstrait, mais non sans soupçonner que si, pratiquement, nous croyions tout ce qui nous serait avantageux dans notre existence individuelle, on nous verrait faire bon accueil à toutes sortes de fantaisies relativement aux affaires de ce monde, à toutes sortes de superstitions relativement à un au-delà. Vos doutes ici sont assurément justifiés, car il est évident que le passage de l'abstrait au concret fait surgir quelque chose qui complique la situation.
Ce qui pour nous est le meilleur à croire, voilà ce qui est vrai pour nous – disais-je tout à l'heure, mais en ajoutant : pourvu que notre croyance ne se trouve pas en désaccord avec quelque autre avantage vital. Or, dans la vie réelle, quels intérêts vitaux l'une de nos croyances particulières est-elle exposée à contrarier? Quels intérêts, sinon ceux qui nous sont assurés par d'autres croyances, quand celles-ci sont inconciliables avec la première? En d'autres termes, il peut arriver que l'une de nos croyances vraies rencontre dans les autres le pire des ennemis. De tout temps, il y a eu dans nos vérités cet irréductible instinct de conservation qui les porte à détruire tout ce qui les contredit.
Ma croyance à l'Absolu, fondée sur le bien qu'il me fait, doit donc relever le gant que lui jettent toutes mes autres croyances. Admettons qu'elle peut être vraie, comme ayant pour moi cet avantage de me rendre possibles des vacances morales. Telle que je la conçois pourtant – vous disais-je en quelque sorte confidentiellement, et rien qu'en mon nom personnel – elle se heurte à d'autres vérités auxquelles je crois, à des vérités dont il me déplairait fort de lui sacrifier les avantages! Elle se trouve en effet, associée à une certaine logique dont je suis l'adversaire ; je constate qu'elle me jette, et me laisse, dans un dédale de paradoxes métaphysiques dont je ne saurais m'accommoder, etc. Or, j'ai dans la vie bien assez de tracas déjà, sans y ajouter l'ennui de porter en moi ces conflits intellectuels! Pour ma part, donc, je renonce tranquillement à l'Absolu : je prends tout simplement mes vacances morales; ou bien, étant un philosophe de profession, je m'applique à les justifier en invoquant quelque autre principe!
Il y aurait un moyen de supprimer ce désaccord entre l'idée de l'Absolu et d'autres croyances vraies : ce serait de n'en retenir qu'une seule et unique chose : la valeur qu'elle possède par le fait de m'accorder des vacances! Mais il n'est pas si facile que cela de restreindre une hypothèse : elle renferme des éléments surnuméraires ou accessoires, et c'est d'eux précisément que vient le conflit! Mon refus de croire à l'Absolu, n'est que le refus d'admettre tous ces éléments adventices, puisque je crois fermement avoir le droit de prendre des vacances morales!
Vous voyez par cet exemple ce que je voulais dire en qualifiant de conciliante, de pacificatrice, la méthode pragmatique et lorsque je disais, d'un mot emprunté à Papini, qu'elle « assouplit » nos théories. Vous ne trouverez dans le pragmatisme aucune prévention, aucun dogme faisant obstruction, aucun axiome inflexible sur les preuves qui seraient seules admises. Il est on ne peut plus accueillant, ne repoussera d'avance aucune hypothèse prendra en considération n'importe quel témoignage.
De là, dans le domaine de la religion, la grande supériorité du pragmatisme aussi bien sur l'empirisme positiviste, avec son parti pris contre la théologie, que sur le rationalisme religieux qui ne s'intéresse qu'aux conceptions transcendantes, les plus nobles, les plus dépouillées, les plus abstraites. Le pragmatisme élargit le champ de la recherche qui a pour objet Dieu. Le rationalisme n'entend pas sortir de la logique, quitter l'empyrée. L'empirisme ne jure que par les sens extérieurs. Le pragmatisme accepte tout : il accepte la logique; il accepte les sens et consent à tenir compte des expériences les plus humbles, les plus particulières. Si les expériences mystiques peuvent avoir des conséquences pratiques, il les acceptera. Et – s'il se trouvait que Dieu pût se rencontrer là – le pragmatisme acceptera un Dieu qui habiterait au milieu même de la fange des phénomènes particuliers!
Comme critérium de la vérité probable, le pragmatisme prend ce qui remplit le mieux l'office de nous guider dans la vie, ce qui s'ajoute à toutes les parties de notre existence et s'adapte à l'ensemble des exigences de l'expérience, sans qu'aucune soit sacrifiée. Si les notions théologiques peuvent donner cela; si la notion de Dieu, en particulier, se trouve le donner, comment le pragmatisme pourrait-il s'aviser de nier l'existence de Dieu? Ce qui, pour lui, n'aurait aucune raison d'être, ce serait de ne pas considérer comme « vraie » une notion qui, aux yeux d'un pragmatiste, serait si bien justifiée par son succès : pour le pragmatisme, en effet, quelle autre sorte de vérité pourrait-il y avoir, en dehors de l'accord d'une idée avec la réalité concrète, avec la vie?
Dans ma dernière Leçon, je reviendrai encore sur les rapports du pragmatisme et de la religion. Mais vous voyez dès maintenant combien le pragmatisme est une doctrine démocratique. Dans ses allures, il est aussi souple et aussi varié; par ses ressources, il est aussi fécond et inépuisable; par ses conclusions, il est aussi bienfaisant que la nature, notre mère à tous!
[1] William James, Le Pragmatisme, 1907 ; Passim ; cf. Palhoriès, Vie et doctrine des grands philosophes, III, p. 300, 304, 306-307. Extrait de F.-J. Thonnard, Extrait des grands philosophes, Desclée & Cie 1963 pages 773 et 774.
[2] William James, Le Pragmatisme, 1907, traduction de Le Brun, Flammarion. Extrait de Denis Huisman et Marie-Agnès Malfray, Les pages les plus célèbres de la philosophie occidentale de Socrate à nos jours, Librairie Académique Perrin, © 2000, pages 421 à 423.
[3] William James, Philosophie de l'expérience, 8e leçon, 1910, traduction E. Lebrun et M. Paris, 1910, p. 309 à 311 et 312 à 314. Extrait de F.-J. Thonnard, Extrait des grands philosophes, Desclée & Cie 1963 pages 769 et 770.
[4] Ibid., p. 317 et 318. Extrait de Ibid., pages 774 et 775.
[5] William James, L'expérience religieuse, IIe partie, ch. IX, 1902, traduction F. Abauzit, p. 285 à 288. Extrait de Ibid., pages 770 à 772.
[6] Apodictique : Incontestable, nécessaire (par opposition à discutable).
[7] William James, L'expérience religieuse, Ire partie, ch. VII, 1902, traduction F. Abauzit, p. 165 et 166. Extrait de Ibid., pages 775 à 776.
[8] William James, Philosophie de l'expérience, 8e leçon, 1910, traduction E. Lebrun et M. Paris, 1910, p. 297,298 et 300. Extrait de Ibid., page 779.
[9] William James, L'expérience religieuse, IIe partie, ch. XI, 1902, traduction F. Abauzit, 2e édition, p. 373 à 376. Extrait de Ibid., pages 780 à 782.
[10] Aséité : (Latin : aseitas) Caractère de l'être qui est par soi (ai se) et non par un autre (ab alio), c'est-à-dire qui ne tient pas son existence d'un autre, est incréé. Attribut propre à Dieu.
[11] William James, Précis de psychologie, 1890, traduction de Baudin et Bertier, Éd. Marcel Rivière. Extrait de Denis Huisman et Marie-Agnès Malfray, Les pages les plus célèbres de la philosophie occidentale de Socrate à nos jours, Librairie Académique Perrin, © 2000, pages 423 à 425.
[12] William James, Le pragmatisme, 1907. Extrait de Encéphi : Deuxième leçon : Ce qu'est le pragmatisme.