EMPIRISME 

Hume

 

Texte fondateur

1739, 1748 et 1779

Perceptions, habitude et idées

SOMMAIRE

Impressions et idées

L'accoutumance, l'habitude : principe de l'esprit

Fiction et croyance

Les idées abstraites n'existent pas

Doutes sceptiques sur les opérations de l'entendement

De la liberté et de la nécessité [Dieu coupable de tout, mais...]

Anthropomorphisme de Dieu

L'idée d'existence

Impressions et idées  [1]

Toutes les perceptions de l'esprit humain se ramènent en deux genres distincts que j'appellerai impressions et idées. Leur différence réside dans les degrés de force et de vivacité avec lesquels elles frappent l'intelligence et font leur chemin dans notre pensée et conscience. Les perceptions qui pénètrent avec le plus de force et de violence, nous pouvons les nommer impressions ; et, sous ce nom, je comprends toutes nos sensations, passions et émotions, telles qu'elles font leur première apparition dans l'âme. Par idées, j'entends les images effacées des impressions dans nos pensées et nos raisonnements ; telles sont, par exemple, toutes les perceptions éveillées par le présent exposé, à l'exception seulement de celles qui naissent de la vue et du toucher et du plaisir immédiat ou du désagrément qu'il peut produire. Il ne sera pas très nécessaire, je pense, d'employer beaucoup de mots à expliquer cette distinction. Chacun de lui-même percevra facilement la différence entre sentir et penser.

[...]

Puisqu'il apparaît que nos intuitions simples précèdent les idées correspondantes et que les exceptions sont très rares, la méthode requiert, semble-t-il, que nous examinions nos impressions avant d'étudier nos idées. Les impressions peuvent se diviser en deux genres, les impressions de sensation et les impressions de réflexion. Le premier genre naît originellement dans l'âme, de causes inconnues. Le second est, dans une grande mesure, dérivé de nos idées, dans l'ordre suivant : Une impression frappe d'abord nos sens et nous fait percevoir du chaud ou du froid, la soif ou la faim, le plaisir ou la douleur, d'un genre ou d'un autre. De cette impression, l'esprit fait une copie qui reste après la disparition de l'impression ; c'est ce que nous appelons une idée. Cette idée de plaisir ou de douleur, quand elle revient dans l'âme, produit les nouvelles impressions de désir et d'aversion, d'espérance et de crainte, qu'on peut proprement appeler impressions de réflexion, parce qu'elles en dérivent. Celles-ci, à nouveau, sont copiées par la mémoire et l'imagination, et deviennent des idées : qui, peut-être, à leur tour, engendreront d'autres impressions et idées ; c'est ainsi que les impressions de réflexion ne sont pas seulement antérieures aux idées qui leur correspondent, elles sont aussi postérieures aux impressions de sensation et elles en dérivent.

L'accoutumance, l'habitude : principe de l'esprit [2]

Supposez que quelqu'un, fut-il doué de facultés de raison et de réflexion les plus fortes, soit soudain amené dans ce monde ; il observerait certainement immédiatement une succession continuelle d'objets, un événement suivant un autre événement ; mais il ne serait pas capable d'aller plus loin et de découvrir autre chose. D'abord, il ne serait pas capable, par un raisonnement, de parvenir à l'idée de cause et d'effet, car les pouvoirs particuliers, par lesquels toutes les opérations naturelles sont accomplies, n'apparaissent jamais aux sens. Il n'est pas raisonnable de conclure, simplement parce qu'un événement, dans un cas, en a précédé un autre, que, par conséquent, l'un est la cause, l'autre l'effet. Leur conjonction peut être arbitraire et accidentelle. Il peut ne pas y avoir de raison d'inférer l'existence de l'un de l'apparition de l'autre. En un mot, une telle personne, sans plus d'expérience, ne pourra jamais faire de conjectures ou de raisonnement concernant une chose de fait, ou être assurée de quelque chose au-delà ce de ce qui est immédiatement présent à sa mémoire ou à ses sens.

Supposez encore que cet homme ait acquis plus d'expérience et qu'il ait vécu assez longtemps dans le monde pour avoir observé que des objets familiers ou des événements sont constamment joints ensemble. Quelle est la conséquence de cette expérience ? Il infère immédiatement l'existence de l'un des objets de l'apparition de l'autre. Pourtant, par toute son expérience, il n'a acquis aucune idée ou connaissance du pouvoir secret par lequel l'un des objets est produit par l'autre ; et ce n'est par aucun processus de raisonnement qu'il est engagé à tirer cette inférence. Mais pourtant il se trouve déterminé à la tirer ; et, serait-il convaincu que son entendement n'a pas de part dans cette opération, il continuerait pourtant le même cours de pensée. Il y a un autre principe qui le détermine à former une telle conclusion.

Ce principe est l'accoutumance, l'habitude. Car chaque fois que la répétition d'un acte particulier ou d'une opération particulière produit un penchant à renouveler le même acte ou la même opération, sans que l'on soit mu par aucun raisonnement ou opération de l'entendement, nous disons toujours que ce penchant est l'effet de l'accoutumance. En employant ce mot, nous ne prétendons pas avoir donné la raison ultime d'un tel penchant. Nous indiquons seulement un principe de la nature humaine qui est universellement reconnu et qui est bien connu par ses effets. Nous ne pouvons peut-être pas pousser nos recherches plus loin et prétendre donner la cause de cette cause, mais nous devons nous en contenter comme de l'ultime principe que nous puissions assigner à toutes nos conclusions venant de l'expérience. [...]

L'accoutumance est donc le grand guide de la vie humaine. C'est ce principe seul qui nous rend l'expérience utile, et nous fait attendre, dans le futur, une suite d'événements semblables à ceux qui ont paru dans le passé. Sans l'influence de l'accoutumance, nous serions totalement ignorants de toute chose de fait au-delà de ce qui est immédiatement présent à la mémoire et aux sens. [...]

Il y a donc ici une sorte d'harmonie préétablie entre le cours de la nature et la succession de nos idées ; et bien que les pouvoirs et les forces par lesquels ce cours est gouverné nous soient totalement inconnus, pourtant nos pensées et nos conceptions ont toujours marché, trouvons-nous, au même train que les autres ouvrages de la nature. L'accoutumance est le principe par lequel cette correspondance a été effectuée [...]

[...] Comme la nature nous a appris l'usage de nos membres sans nous donner la connaissance des muscles et des nerfs par lesquels ils sont mus, de même elle a implanté en nous un instinct qui porte la pensée en avant, dans un cours qui correspond à celui qu'elle a établi entre les objets extérieurs, bien que nous soyons ignorants de ces pouvoirs et de ces forces dont dépendent totalement ce cours régulier et cette succession des objets.

Fiction et croyance [3]

[...] Ayant trouvé, en de nombreux cas que deux sortes quelconques d'objets — flamme et chaleur, neige et froid — ont toujours été joints ensemble, si la flamme ou la neige se présente de nouveau aux sens, l'esprit est porté par l'accoutumance à attendre la chaleur ou le froid, et à croire qu'une telle qualité existe, et se découvrira si l'on s'approche davantage. La croyance résulte nécessairement de ce que l'esprit est placé en de telles circonstances. C'est une opération de l'âme, quand nous sommes dans une telle situation, aussi inévitable que de ressentir la passion de l'amour, quand nous recevons des bienfaits, ou de la haine, quand nous sommes confrontés à ce qui nous fait mal. Toutes ces opérations sont une espèce d'instincts naturels qu'aucun raisonnement ou opération de la pensée ou de l'entendement n'est capable de produire ni d'empêcher.

Rien n'est plus libre que l'imagination de l'homme ; et bien qu'elle ne puisse aller au-delà de cette réserve originelle d'idées fournies par les sens externes et le sens interne, elle a un pouvoir illimité de mêler, de composer, de séparer et de diviser ces idées dans toutes les variétés de la fiction et de la vision. Elle peut feindre une suite d'événements, avec toute l'apparence de la réalité, leur attribuer un temps et un lieu particuliers, les concevoir comme existants, et se les dépeindre avec toutes les circonstances qui appartiennent à un fait historique auquel elle croit avec la plus grande certitude. En quoi consiste donc la différence entre une telle fiction et la croyance ? Elle ne se trouve pas simplement dans une idée particulière, qui serait ajoutée à une conception de façon telle qu'elle commanderait notre assentiment, idée qui ferait défaut à toute fiction connue. Car, comme l'esprit a autorité sur toutes ses idées, il pourrait volontairement ajouter cette idée particulière à n'importe quelle fiction et, par conséquent, il pourrait croire tout ce qui lui plaît ; contrairement à ce que nous trouvons par expérience quotidienne. Nous pouvons, dans notre représentation, unir la tête d'un homme et le corps d'un cheval, mais il n'est pas en notre pouvoir de croire qu'un tel animal ait jamais existé dans la réalité.

Il s'ensuit donc que la différence entre la fiction et la croyance se trouve dans quelque sentiment, dans quelque sensation qui s'ajoute à la dernière, non à la première, qui ne dépend pas de la volonté, et qui ne peut être commandé à plaisir. Il faut que ce sentiment, comme tous les autres, soit mis en mouvement par la nature, et il faut qu'il naisse de la situation particulière dans laquelle l'esprit est placé en chaque conjoncture particulière. [...]

Si nous avions à tenter une définition de ce sentiment, nous trouverions peut-être que c'est une tâche très difficile, sinon impossible; de la même manière que si nous essayions de définir la sensation de froid ou la passion de la colère pour une créature qui n'aurait jamais eu l'expérience de ces sentiments. Croyance est le véritable et propre nom de cette sensation, et personne n'est jamais embarrassé pour connaître le sens de ce terme, car tout le monde est à tout moment conscient du sentiment que ce terme représente. [...] la croyance est une conception d'un objet plus vive, plus vivante, plus forte, plus vigoureuse, plus solide que celle que l'imagination seule soit jamais capable d'atteindre. [...]

Les idées abstraites n'existent pas

C'est un principe généralement reçu en philosophie que tout dans la nature est individuel, et qu'il est totalement absurde de supposer un triangle existant réellement qui ait des côtés et des angles sans aucune dimension précise. Si donc cela est absurde en fait et en réalité, ce doit être aussi absurde en idée, puisque rien dont nous puissions former une idée claire et distincte n'est absurde ni impossible. Mais former l'idée d'un objet et former simplement une idée, c'est la même chose, la référence de l'idée à un objet n'étant qu'une dénomination extrinsèque, dont elle ne porte en elle-même aucune marque ni aucun caractère. Or, comme il est impossible de former une idée d'un objet qui possède quantité et qualité, et qui, pourtant, n'en possède aucun degré précis, il s'ensuit qu'il est également impossible de former une idée qui ne soit ni limitée ni bornée en ces deux points. Les idées abstraites sont donc en elles-mêmes individuelles, quoiqu'elles puissent devenir générales dans ce qu'elles représentent. L'image dans l'esprit n'est que celle d'un objet particulier, quoique son application dans notre raisonnement soit la même que si elle était universelle.  [4]

Une étendue qui n'est ni tangible ni visible ne peut pas être conçue, et une étendue tangible et visible, qui n'est ni dure ni molle, ni noire ni blanche, est également au-delà de la portée de la conception humaine. Que l'on essaie de concevoir un triangle en général, qui ne soit ni isocèle ni scalène, qui n'ait ni longueur particulière ni proportion des côtés, et l'on percevra bientôt l'absurdité de toutes les notions scolastiques sur la question de l'abstraction et des idées générales.  [5]

Doutes sceptiques sur les opérations de l'entendement [6]

Tous les objets de la raison humaine ou de la recherche peuvent naturellement être répartis en deux genres, à savoir les Relations d'Idées et les Choses de Fait. Du premier genre sont les sciences de la Géométrie, de l'Algèbre et de l'Arithmétique et, en un mot, toute affirmation intuitivement ou démonstrativement certaine. "Le carré de l'hypoténuse est égal au carré des deux côtés" est une proposition qui énonce une relation entre ces figures. "Trois fois cinq est égal à la moitié de trente" énonce une relation entre ces nombres. Les propositions de ce genre sont découvertes par la seule activité de l'esprit, indépendamment de tout ce qui existe dans l'univers. Quand bien même il n'y aurait jamais eu de cercle ou de triangle dans la nature, les vérités démontrées par Euclide conserveraient pour toujours leur certitude et leur évidence.

Les choses de fait, qui sont les seconds objets de la raison humaine, ne sont pas connues de la même façon. L'évidence que nous avons de leur vérité, si grande qu'elle soit, n'est pas de même nature que la précédente. Le contraire d'une chose de fait est malgré tout possible, car il n'implique jamais contradiction et il est conçu par l'esprit avec la même facilité et la même netteté que s'il correspondait à la réalité. "Le soleil ne se lèvera pas demain" n'est pas une proposition moins intelligible et qui implique contradiction plus que l'affirmation "il se lèvera". Nous essayerions donc en vain de démontrer sa fausseté. Si elle était démonstrativement fausse, elle impliquerait contradiction et ne pourrait jamais être distinctement conçue par l'esprit.

[...]

Nous nous figurons que, si nous avions été mis soudainement dans ce monde, nous pourrions d'emblée inférer qu'une boule de billard communique du mouvement à une autre par un choc, et que nous n'aurions pas besoin d'attendre l'événement pour nous prononcer sur lui avec certitude. Tel est l'empire de l'habitude que, là où elle est la plus forte, elle ne dissimule pas seulement notre ignorance naturelle, mais aussi se cache elle-même, et semble ne jouer aucun rôle, tout bonnement parce qu'elle est constatée au plus haut degré.

Mais pour nous convaincre que toutes les lois de la nature, et toutes les opérations des corps, sans exception, sont connues uniquement par l'expérience, les réflexions qui suivent peuvent peut-être suffire. Si un objet nous est présenté, et si nous devons nous prononcer sur les effets qui en résultent, sans consulter les observations passées, de quelle manière, je vous prie, l'esprit devra-t-il procéder pour mener à bien cette opération ? Il devra inventer ou imaginer un événement qu'il considérera comme l'effet de l'objet, et il est manifeste que cette invention sera entièrement arbitraire. Il est impossible que l'esprit découvre jamais, même par la recherche et l'examen les plus rigoureux, l'effet de la cause supposée ; car l'effet est totalement différent de la cause, et il ne peut jamais par conséquent, être découvert en elle. Le mouvement de la seconde boule de billard est totalement différent du mouvement de la première boule, et il n'y a rien dans l'un qui suggère la plus petite explication sur l'autre. Une pierre ou une pièce de monnaie laissée en l'air sans support tombe immédiatement. Mais à considérer le problème a priori, y a-t-il quelque chose que nous découvrons dans cette situation qui puisse faire naître l'idée d'un mouvement vers le haut plutôt que l'idée d'un mouvement vers le bas, ou l'idée de tout autre mouvement, dans la pierre ou le métal ?

Et de même que la première imagination ou invention d'un effet particulier, dans les phénomènes naturels, est arbitraire si nous ne consultons pas l'expérience, de même nous devons considérer comme arbitraire le supposé lien, la supposée connexion qui relie la cause et l'effet et qui rend impossible qu'un autre effet puisse résulter de l'action de cette cause. Quand je vois, par exemple, une boule de billard qui se meut en ligne droite vers une autre boule, même en supposant que le mouvement de la seconde boule me vienne à l'esprit par accident, comme le résultat de leur contact ou impulsion, ne puis-je pas concevoir que cent événements différents pourraient aussi bien suivre de cette cause ? Ces deux boules ne peuvent-elles pas demeurer dans un repos absolu ? La première boule ne peut-elle pas revenir en ligne droite ou rebondir dans une autre direction, selon un trajet différent ? Ces hypothèses sont cohérentes et concevables. Pourquoi alors donner la préférence à l'une, qui n'est pas plus cohérente et concevable que les autres ? Tous nos raisonnements a priori ne seront jamais capables de nous indiquer le fondement de cette préférence.

En un mot, tout effet est ainsi un événement distinct de sa cause. Il ne peut donc être découvert dans la cause, et il est entièrement arbitraire de l'inventer ou de le concevoir dès l'abord. Et même après que l'effet nous a été suggéré, sa conjonction avec la cause doit apparaître également arbitraire ; car il y a toujours de nombreux autres effets qui doivent paraître à la raison tout aussi cohérents et naturels. C'est donc en vain que nous prétendrions déterminer un seul événement, ou inférer une cause ou un effet, sans le secours de l'observation et de l'expérience.

Par suite, nous pouvons découvrir la raison pour laquelle aucun philosophe, du moins raisonnable et modeste, n'a jamais eu la prétention d'assigner la cause dernière d'un phénomène naturel, ou de montrer distinctement l'action de ce pouvoir qui produit un seul effet dans l'univers. On avoue que le but ultime des efforts de la raison humaine est de réduire les principes qui produisent les phénomènes naturels à une plus grande simplicité et de ramener les nombreux effets particuliers à un petit nombre de causes générales au moyen de raisonnements fondés sur l'analogie, l'expérience et l'observation. Mais les causes de ces causes générales, nous tenterions en vain de les découvrir et nous ne serons jamais capables d'une certitude sur ce sujet par une explication déterminée. Ces ressorts et ces principes derniers ne s'ouvriront jamais à la curiosité et à la recherche humaine. L'élasticité, la gravité, la cohésion des parties, la communication du mouvement par les chocs, ce sont les seuls principes et causes ultimes que nous puissions jamais découvrir dans la nature ; et nous pouvons nous estimer suffisamment heureux si, par des recherches et des raisonnements rigoureux, nous pouvons remonter des phénomènes particuliers aux principes généraux, ou du moins nous en approcher. Dans cette sorte de philosophie qui traite des phénomènes naturels, la plus parfaite philosophie recule seulement un peu plus notre ignorance, pendant que, dans l'espèce qu'on appelle morale ou métaphysique, la plus parfaite sert uniquement à découvrir des portions plus larges de cette ignorance. Ainsi, l'observation de l'aveuglement humain et de la faiblesse de l'homme est le résultat de toute la philosophie, et nous la rencontrons à chaque détour, malgré nos tentatives pour l'éluder ou l'éviter.

De la liberté et de la nécessité [Dieu coupable de tout, mais...] [7]

[...] Si les actions volontaires sont sujettes aux mêmes lois de la nécessité que les opérations de la matière, il y a une chaîne continue de causes nécessaires, préordonnées et prédéterminées, s'étendant de la cause originelle à toutes les volitions particulières de toutes les créatures humaines. Aucune contingence, nulle part dans l'univers, aucune indifférence, aucune liberté. Pendant que nous agissons, nous sommes en même temps agis. L'auteur de toutes nos volitions est le Créateur du monde qui, au début, initia le mouvement dans cette immense machine et plaça tous les êtres dans cette position particulière d'où doivent résulter, par une inévitable nécessité, tous les événements ultérieurs. Les actions humaines, par conséquent, ou ne peuvent avoir aucune indignité morale, en tant que provenant d'une si bonne cause, ou, si elles ont une indignité, elles doivent impliquer notre Créateur dans la même culpabilité, puisqu'il est reconnu comme étant leur cause première et leur auteur. Car, de même qu'un homme, qui met le feu à une mine, est responsable de toutes les conséquences, que le cordon employé soit court ou long, de même, partout où une chaîne continue de causes nécessaires est fixée, cet Être, qu'il soit fini ou infini, qui produit la première, est de la même manière l'auteur de tout le reste, et il doit supporter le blâme ou prendre l'éloge qui en relèvent.

[...]

[...] Il n'est pas possible d'expliquer distinctement comment la Divinité peut être la cause médiate de toutes les actions des hommes, sans être l'auteur du péché et de la bassesse morale. Ce sont des mystères que la raison naturelle, sans secours, est quasiment incapable d'aborder ; et quelque système qu'elle embrasse, elle se trouve nécessairement empêtrée dans des difficultés inextricables, et dans des contradictions, à chaque pas qu'elle fait dans de tels sujets. Réconcilier l'indifférence et la contingence des actions humaines avec la prescience divine, ou affirmer le décret absolu de Dieu tout en l'affranchissant d'être l'auteur du péché, tout cela, jusqu'alors, s'est révélé dépasser tout le pouvoir de la philosophie. Quelle joie si, de là, cette dernière prend conscience de sa témérité quand elle fourre son nez dans ces sublimes mystères, et si, quittant un théâtre plein de tant d'obscurités et de perplexité, elle retourne, avec la modestie qui convient, à sa vraie, à sa propre province, l'examen de la vie courante, province où elle trouvera suffisamment de difficultés pour employer ses recherches, sans se lancer dans un océan infini de doute, d'incertitude et de contradictions !

Anthropomorphisme de Dieu [8]

[Trois interlocuteurs participent au dialogue : Cléanthe, Déméa et Philon.]

Pour ne pas perdre du temps dans des circonlocutions, dit Cléanthe s'adressant à Déméa, encore moins pour répondre aux pieuses déclamations de Philon, j'expliquerai brièvement comment je conçois la chose. Regardez le monde autour de vous, contemplez le tout et toutes ses parties. Vous trouverez qu'il n'est rien qu'une grande machine subdivisée en un nombre infini de plus petites machines qui, de nouveau, admettent des subdivisions jusqu'à un degré tel que les sens et les facultés de l'homme ne peuvent les découvrir et les expliquer. Toutes ces diverses machines, et même leurs parties les plus minuscules, sont ajustées les unes aux autres avec une précision qui ravit d'admiration tous les hommes qui les ont contemplées. La curieuse adaptation des moyens aux fins dans toute la nature ressemble exactement, mais en beaucoup plus grand, aux productions des artifices humains, aux produits du dessein humain, de la sagesse et de l'intelligence humaines. Puisque donc les effets se ressemblent, nous sommes conduits à inférer, par toutes les règles de l'analogie, que les causes se ressemblent aussi et que l'Auteur de la Nature est en quelque façon semblable à l'esprit de l'homme, même s'il possède des facultés beaucoup plus grandes et proportionnées à la grandeur de l'ouvrage qu'il a exécuté. Par cet argument a posteriori et par cet argument seul, n'avons-nous pas prouvé en même temps l'existence de Dieu et sa similitude avec l'esprit et l'intelligence de l'homme ?

[...]

[...] La plus agréable réflexion qu'il soit possible à l'imagination humaine de suggérer est celle de l'authentique théisme qui nous représente comme l'ouvrage d'un Être parfaitement bon, sage et puissant, qui nous a créés pour le bonheur et qui, ayant implanté en nous des désirs illimités de bonté, prolongera notre existence pendant toute l'éternité et nous transportera dans une infinie variété de scènes afin de satisfaire ces désirs et de rendre notre félicité complète et durable. Juste après celui de cet Être lui-même (si l'on nous permet cette comparaison), le plus heureux sort que nous puissions imaginer est celui d'un être qui se trouve sous sa garde et sous sa protection.

Ces apparences, dit Philon, sont les plus engageantes et les plus séduisantes et, pour le vrai philosophe, ce sont plus que des apparences, mais ici, comme dans le cas précédent, ces apparences, pour la plus grande partie du genre humain, se révèlent trompeuses, et les terreurs de la religion l'emportent d'ordinaire sur ses réconforts.

Il est connu que les hommes n'ont jamais si volontiers recours à la religion que quand ils sont accablés par le chagrin ou abattus par la maladie. N'est-ce pas la preuve que l'esprit religieux est plus étroitement lié à la tristesse qu'à la joie ?

Mais les hommes, quand ils sont affligés, trouvent une consolation dans la religion, répondit Cléanthe. Parfois, dit Philon, mais il est naturel d'imaginer que, quand ils font de ces êtres inconnus les objets de leur contemplation, ils s'en forment une idée conforme à la tristesse et la mélancolie actuelles de leur tempérament. C'est pourquoi les images les plus effrayantes prédominent dans toutes les religions ; et nous-mêmes, après avoir employé les expressions les plus sublimes pour décrire Dieu, tombons dans la plus nette contradiction en affirmant que le nombre des damnés est infiniment supérieur au nombre des élus.

J'ose affirmer qu'aucune religion populaire n'a jamais représenté l'état des âmes défuntes sous une lumière qui fasse souhaiter aux hommes qu'il y ait un tel état. Les beaux modèles de religion ne sont que le produit de la philosophie. En effet, comme la mort se trouve entre l'oeil et la perspective d'une vie future, cet événement est si horrible pour la nature qu'il répand nécessairement une noirceur sur toutes les régions de l'au-delà et suggère à la plupart des hommes les idées de Cerbère, de furies, de démons et de torrents de feu et de soufre.

Il est vrai que la crainte et l'espérance entrent dans la religion parce que ces deux passions, à des moments différents, agitent l'esprit humain et que chacune d'elles se forme une espèce de divinité qui lui est conforme. Mais, quand un homme est dans une disposition joyeuse, il est prêt pour le travail, la compagnie et tous les genres de divertissement et il s'applique à ces occupations sans penser à la religion. Quand il est mélancolique et abattu, il n'a rien d'autre à faire que broyer du noir sous les terreurs du monde invisible et se plonger encore plus profondément dans l'affliction. En vérité, il peut arriver que, après avoir profondément gravé les opinions religieuses dans sa pensée et son imagination, un changement de santé ou de circonstances restaure sa bonne humeur et, faisant naître de joyeuses perspectives d'avenir, le jette dans l'autre extrême, la joie et le triomphe. Mais encore faut-il reconnaître que, comme la terreur est le principe premier de la religion, c'est la passion qui prédomine toujours en elle et qui n'admet que de brefs intervalles de plaisir.

Sans mentionner que ces excès de joie excessive et enthousiaste, en épuisant les esprits, préparent toujours la voie à des excès semblables de terreurs superstitieuses et d'abattement. Il n'est aucun état de l'esprit si heureux que le calme et l'égalité d'humeur, mais il est impossible de maintenir cet état quand on pense qu'on se trouve, dans une telle obscurité profonde et une telle incertitude, entre une éternité de bonheur et une éternité de malheur. Il n'est pas étonnant qu'une telle opinion introduise le désordre dans l'organisation ordinaire de l'esprit et le jette dans la plus extrême confusion. Et bien que cette opinion soit rarement assez constante pour influencer toutes les actions, elle est cependant susceptible de détériorer considérablement le tempérament et de produire cette noirceur et cette mélancolie si remarquables chez tous les dévots.

Il est contraire au sens commun de nourrir des appréhensions ou des terreurs en raison d'une opinion ou d'imaginer que nous courons un risque dans l'au-delà en usant librement de notre raison. Un tel sentiment implique à la fois une absurdité et une contradiction. C'est une absurdité de croire que Dieu a des passions humaines et l'une des plus basses, un ardent appétit des applaudissements. C'est une contradiction de croire que, puisque Dieu a cette passion humaine, il n'en a pas d'autres et en particulier le mépris des opinions de créatures si inférieures.

Connaître Dieu, dit Sénèque, c'est lui rendre un culte. Tous les autres cultes sont en vérité absurdes, superstitieux et même impies. Ils le dégradent jusqu'à la basse condition des hommes qui se délectent des supplications, des sollicitations, des présents et des flatteries. Encore cette impiété est-elle la plus petite dont se rende coupable la superstition. Généralement, elle ravale Dieu bien au-dessous de la condition du genre humain et le représente comme un démon capricieux qui exerce son pouvoir sans raison et sans humanité. Et si l'Être divin était disposé à s'offenser des vices et des folies de stupides mortels — qui sont son propre ouvrage — les zélateurs de la plupart des superstitions populaires seraient certainement en mauvaise posture. Aucun membre de la race humaine ne mériterait sa faveur sinon une très petite minorité, les philosophes théistes qui nourrissent ou plutôt, en fait, s'efforcent de nourrir des idées conformes à ses divines perfections. De même, les seules personnes qui auraient droit à sa compassion et son indulgence seraient les philosophes sceptiques, une secte presque aussi rare, qui, par une défiance naturelle envers leurs propres capacités, suspendent ou s'efforcent de suspendre tout jugement sur des sujets aussi sublimes et aussi extraordinaires.

Si l'ensemble de la théologie naturelle, comme certaines personnes semblent le soutenir, se réduit à une proposition simple quoique quelque peu ambiguë ou du moins indéfinie, à savoir que la ou les causes de l'ordre de l'univers ont probablement quelque lointaine analogie avec l'intelligence humaine, si cette proposition n'est pas capable d'extension, de variation ou d'explication plus précise, si elle n'offre aucune inférence qui affecte la vie humaine ou si elle ne peut être la source d'une action ou d'une abstention d'action, et si l'analogie, imparfaite comme elle est, ne peut être portée au-delà de l'intelligence humaine et ne peut être transférée avec quelque apparence de probabilité aux autres qualités de l'esprit, si c'est réellement le cas, que peut faire d'autre l'homme le plus curieux, le plus contemplatif et le plus religieux sinon donner un assentiment complet et philosophique à la proposition aussi souvent qu'elle se présente et croire que les arguments sur lesquels elle est établie dépassent les objections qu'on lui oppose. En vérité, un certain étonnement peut naître de la grandeur de l'objet, une certaine mélancolie de son obscurité, un certain mépris de la raison humaine parce qu'elle ne peut donner une solution plus satisfaisante à cette question extraordinaire et magnifique. Mais croyez-moi, Cléanthe, le sentiment le plus naturel qu'un esprit bien disposé puisse éprouver en cette occasion est une attente et un désir ardents qu'il plaise au Ciel de dissiper ou du moins d'alléger cette profonde ignorance en offrant certaines révélations plus précises au genre humain et en lui faisant découvrir la nature, les attributs et les opérations de l'objet divin de notre foi. Une personne qui éprouve un juste sentiment des imperfections de la raison naturelle ira vers les vérités révélées avec la plus grande avidité alors que le dogmatique hautain, persuadé de pouvoir ériger un système complet de théologie par la seule aide de la philosophie, dédaignera toute autre aide et rejettera cet instructeur extérieur. Être un philosophe sceptique est, chez un homme de lettres, le premier pas et le plus essentiel vers la véritable foi chrétienne [...].

L'idée d'existence [9]

Fixons notre attention hors de nous autant que possible ; lançons notre imagination jusqu'au ciel ou aux limites extrêmes de l'univers ; en réalité, jamais nous n'avançons d'un pas au-delà de nous-mêmes ni ne saurions concevoir aucune sorte d'existence que les perceptions qui sont apparues dans ces étroites limites. C'est l'univers de l'imagination, et les seules idées sont celles qui s'y produisent.

[1] Hume, Traité de la nature humaine, Livre I, Partie I, Section I et II, Traduction André Leroy,
Aubier Montaigne © 1946
, pp. 65-66, 72.

[2] Hume, Enquête sur l'entendement humain, Section 5, Traduction Philippe Folliot, UQAC © 2002,
pp. 40-41, 43-44, 49-50.

[3] Ibid., pp. 44-45.

[4] Hume, Traité de la nature humaine, Livre I, Partie I, Section VII, Traduction Philippe Folliot,
UQAC © 2006
, p. 31.

[5] Hume, Enquête sur l'entendement humain, Section 12, Partie I, Traduction Philippe Folliot,
UQAC © 2002
, p. 124.

[6] Ibid., Section 4, Partie I, UQAC © 2002, pp. 28-32.

[7] Ibid., Section 8, Partie II, UQAC © 2002, pp. 82, 84 et 85.

[8] Hume, Dialogues sur la religion naturelle, Partie 2 et 12, Traduction Philippe Folliot,
UQAC © 2008
, pp. 20, 97-100.

[9] Hume, Traité de la nature humaine, Livre I, Partie II, Section VI, Traduction Philippe Folliot,
UQAC © 2006
, p. 75.

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