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1758 et 1773 |
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De l'Esprit et de l'Homme [1] |
L'Esprit est un comparateur de sensations De l'Esprit, p. 23 [...] Je dis que la sensibilité physique et la mémoire, ou, pour parler plus exactement, que la sensibilité seule produit toutes nos idées. En effet, la mémoire ne peut être qu'un des organes de la sensibilité physique : le principe qui sent en nous doit être nécessairement le principe qui se ressouvient ; puisque, se ressouvenir, comme je vais le prouver, n'est proprement que sentir. Lorsque par une suite de mes idées, ou par l'ébranlement que certains sons causent dans l'organe de mon oreille, je me rappelle l'image d'un chêne, alors mes organes intérieurs doivent nécessairement se trouver à peu près dans la même situation où ils étaient à la vue de ce chêne. Or, cette situation des organes doit incontestablement produire une sensation : il est donc évident que se ressouvenir, c'est sentir. Ce principe posé, je dis encore que c'est dans la capacité que nous avons d'apercevoir les ressemblances ou les différences, les convenances ou les disconvenances qu'ont entre eux les objets divers, que consistent toutes les opérations de l'esprit. Or, cette capacité n'est que la sensibilité physique même : tout se réduit donc à sentir. Pour nous assurer de cette vérité, considérons la nature. Elle nous présente des objets ; ces objets ont des rapports avec nous et des rapports entre eux ; la connaissance de ces rapports forme ce qu'on appelle l'esprit : il est plus ou moins grand, selon que nos connaissances en ce genre sont plus ou moins étendues. L'esprit humain s'élève jusqu'à la connaissance de ces rapports ; mais ce sont des bornes qu'il ne franchit jamais. Aussi tous les mots qui composent les diverses langues, et qu'on peut regarder comme la collection des signes de toutes les pensées des hommes, nous rappellent ou des images, tels sont les mots, chêne, océan, soleil ; ou désignent des idées, c'est-à-dire, les divers rapports que les objets ont entre eux, et qui sont ou simples, comme les mots, grandeur, petitesse ; ou composés, comme vice, vertu ; ou ils expriment enfin les rapports divers que les objets ont avec nous, c'est-à-dire, notre action sur eux, comme dans ces mots, je brise, je creuse, je soulève ; ou leur impression sur nous, comme dans ceux-ci, je suis blessé, ébloui, épouvanté. Si j'ai resserré ci-dessus la signification de ce mot, idée, qu'on prend dans des acceptions très différentes, puisqu'on dit également l'idée d'un arbre, et l'idée de vertu, c'est que la signification indéterminée de cette expression peut faire quelquefois tomber dans les erreurs qu'occasionne toujours l'abus des mots. La conclusion de ce que je viens de dire, c'est que, si tous les mots des diverses langues ne désignent jamais que les objets ou les rapports de ces objets avec nous et entre eux, tout l'esprit, par conséquent, consiste à comparer et nos sensations et nos idées, c'est-à-dire à voir les ressemblances et les différences, les convenances et les disconvenances qu'elles ont entre elles. Or, comme le jugement n'est que cette apercevance elle-même, ou, du moins, que le prononcé de cette apercevance, il s'ensuit que toutes les opérations de l'esprit se réduisent à juger. La question renfermée dans ces bornes, j'examinerai maintenant si juger n'est pas sentir. Quand je juge la grandeur ou la couleur des objets qu'on me présente, il est évident que le jugement porté sur les différentes impressions que ces objets ont faites sur mes sens, n'est proprement qu'une sensation ; que je puis dire également : je juge ou je sens que, de deux objets, l'un, que j'appelle toise, fait sur moi une impression différente de celui que j'appelle pied ; que la couleur que je nomme rouge, agit sur mes yeux différemment de celle que je nomme jaune; et j'en conclus qu'en pareil cas, juger n'est jamais que sentir. Mais, dira-t-on, supposons qu'on veuille savoir si la force est préférable à la grandeur du corps, peut-on assurer qu'alors juger soit sentir ? Oui, répondrais-je : car, pour porter un jugement sur ce sujet, ma mémoire doit me tracer successivement les tableaux des situations différentes où je puis me trouver le plus communément dans le cours de ma vie. Or, juger, c'est voir dans ces divers tableaux, que la force me sera plus souvent utile que la grandeur du corps. Mais, répliquerat-on, lorsqu'il s'agit de juger si, dans un roi, la justice est préférable à la bonté, peut-on imaginer qu'un jugement ne soit alors qu'une sensation ? Cette opinion, sans doute, a d'abord l'air d'un paradoxe ; cependant, pour en prouver la vérité, supposons dans un homme la connaissance de ce qu'on appelle le bien et le mal, et que cet homme sache encore qu'une action est plus ou moins mauvaise, selon qu'elle nuit plus ou moins au bonheur de la société. Dans cette supposition, quel art doit employer le poète ou l'orateur, pour faire plus vivement apercevoir que la justice, préférable, dans un roi, à la bonté, conserve à l'État plus de citoyens ? L'orateur présentera trois tableaux à l'imagination de ce même homme : dans l'un, il lui peindra le roi juste qui condamne et fait exécuter un criminel ; dans le second, le roi bon, qui fait ouvrir le cachot de ce même criminel et lui détache ses fers ; dans le troisième, il représentera ce même criminel, qui, s'armant de son poignard au sortir de son cachot, court massacrer cinquante citoyens : or, quel homme, à la vue de ces trois tableaux, ne sentira pas que la justice, qui, par la mort d'un seul, prévient la mort de cinquante hommes, est, dans un roi, préférable à la bonté ? Cependant ce jugement n'est réellement qu'une sensation. En effet, si par l'habitude d'unir certaines idées à certains mots, on peut, comme l'expérience le prouve, en frappant l'oreille de certains sons, exciter en nous à peu près les mêmes sensations qu'on éprouverait à la présence même des objets ; il est évident qu'à l'exposé de ces trois tableaux, juger que, dans un roi, la justice est préférable à la bonté, c'est sentir et voir que, dans le premier tableau, on n'immole qu'un citoyen, et que, dans le troisième, on en massacre cinquante : d'où je conclus que tout jugement n'est qu'une sensation. * * * De l'Homme, p. 157 Toutes les opérations de l'esprit se réduisent à l'observation des ressemblances et des différences des convenances et des disconvenances que les divers objets ont entr'eux et avec nous. La justesse de l'esprit dépend de l'attention plus ou moins grande avec laquelle on fait ces observations. Veux-je connoître les rapports de certains objets entr'eux ? Que fais-je ? Je place sous mes yeux, ou rends présens à ma mémoire plusieurs ou au moins deux de ces objets : ensuite je les compare. Mais qu'est-ce que comparer ? C'est observer alternativement et avec attention l'impression différente que font sur moi ces deux objets présens ou absens (a).
Lorsque j'observe les rapports des objets avec moi, je me rends pareillement attentif à l'impression que j'en reçois. Cette impression est agréable ou désagréable. Or, dans l'un ou l'autre cas, qu'est-ce que juger ? C'est dire ce que je sens. Suis-je frappé à la tête ? la douleur est-elle vive ? le simple récit de la sensation que j'éprouve, forme mon jugement. Je. n'ajouterai qu'un mot à ce que je viens de dire, c'est qu'à l'égard des jugemens portés sur les rapports que les objets ont entr'eux ou avec nous, il est une différence qui, peu importante en apparence, mérite cependant d'être remarquée. Lorsqu'il s'agit de juger du rapport des objets entr'eux, il faut pour cet effet en avoir au moins deux sous les yeux. Mais si je juge du rapport d'un objet avec moi, il est évident, puisque tout objet peut exciter une sensation, qu'un seul suffit pour produire un jugement. Je conclus de cette observation que toute assertion sur le rapport des objets entr'eux, suppose comparaison de ces objets ; toute comparaison, une peine ; toute peine, un intérêt puissant pour se la donner. Et qu'au contraire, lorsqu'il s'agit du rapport d'un objet avec moi ; c'est-à-dire, d'une sensation, cette sensation si elle est vive devient elle-même l'intérêt puissant qui me force à l'attention. Toute sensation de cette espece emporte donc toujours avec elle un jugement. Je ne m'arrêterai pas davantage à cette observation, et répéterai, d'après ce que j'ai dit ci-dessus, que dans tous les cas, juger est sentir. * * * De l'Homme, p. 515 Deux Nations ont-elles intérêt de s'unir ? Elles font entr'elles un traité de bonté et d'humanité réciproque. Que l'une des deux Nations ne trouve plus d'avantage à ce traité ; elle le rompt : voilà l'Homme. L'intérêt détermine sa haine ou son amour. L'humanité n'est point essentielle à sa nature. Qu'entend-on en effet par ce mot essentiel ? ce sans quoi une chose n'existe pas. Or en ce sens la sensibilité physique est la seule qualité essentielle à la nature de l'homme. Différence entre l'Esprit et l'Âme De l'Homme, p. 147
PREMIÈRE DIFFÉRENCE
SECONDE DIFFÉRENCE
Qu'un homme soit privé de cet organe, de quoi peut-il juger ? est-ce des sensations passées ? non : il les a oubliées. Est-ce des sensations présentes ? mais pour juger entre deux sensations actuelles, il faut encore que l'organe de la mémoire les prolonge du moins assez long-temps pour lui donner le loisir de les comparer entr'elles, c'est-à-dire, d'observer alternativement la différente impression qu'il éprouve à la présence de deux objets. Or sans le secours d'une mémoire conservatrice des impressions reçues, comment appercevoir des différences, même entre des impressions présentes et qui chaque instant seraient et senties et de nouveau oubliées. Il n'est donc point de jugement, d'idées, ni d'esprit sans mémoire. [...] On est réputé imbécille lorsqu'on est ignorant ; mais on l'est réellement, lorsque l'organe de la mémoire ne fait plus ses fonctions. Or, sans perdre l'ame, on peut perdre la mémoire. Il ne faut pour cet effet qu'une chûte, une apoplexie, un accident de cette espece. L'esprit differe donc essentiellement de l'ame, en ce qu'on peut perdre l'une de son vivant, et qu'on ne perd l'autre qu'avec la vie.
TROISIÈME DIFFÉRENCE En est-il ainsi de l'ame ? non : ni la pensée, ni l'esprit ne sont nécessaires à son existence. Tant que l'homme est sensible, il a une ame. C'est donc la faculté de sentir qui en forme l'essence. [...] L'on perd la mémoire par un coup, une chûte, une maladie. L'ame est-elle privée de cet organe ? elle doit sauf un miracle ou une volonté expresse de Dieu, se trouver alors dans le même état d'imbécillité où elle étoit dans le germe de l'homme. La pensée n'est donc pas absolument nécessaire à l'existence de l'ame. L'ame n'est donc en nous que la faculté de sentir, et c'est la raison pour laquelle, comme le prouve Locke et l'expérience, toutes nos idées nous viennent par nos sens. C'est à ma mémoire que je dois mes idées comparées et mes jugemens, et à mon ame que je dois mes sensations ; ce sont donc proprement mes sensations et non mes pensées, comme le prétend Descartes, qui me prouvent l'existence de mon ame. Mais qu'est-ce en nous que la faculté de sentir ? [...] L'orgue existe, lors même qu'elle ne rend pas de sons. L'homme est dans l'état de l'orgue, lorsqu'il est dans le ventre de sa mere, lorsqu'accablé de fatigues et troublé par aucun rêve, il est enseveli dans un sommeil profond. D'ailleurs si toutes nos idées peuvent être rangées sous quelques-unes des classes de nos connaissances, et si l'on peut vivre sans idées de Mathématiques, de Physique, de Morale, d'Horlogerie, etc., il n'est donc pas métaphysiquement impossible d'avoir une ame sans avoir d'idées. [...] Rassemblons à la fin de ce Chapitre les différences les plus remarquables entre l'ame et l'esprit. 1. La premiere, c'est qu'on naît avec toute son ame et non avec tout son esprit. 2. La seconde, c'est qu'on peut perdre l'esprit de son vivant, et qu'on ne perd l'ame qu'avec la vie. 3. La troisieme, c'est que la pensée n'est pas nécessaire à l'existence de l'ame. |
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Inégale perfection des organes des Sens De l'Homme, p. 201 Si dans les hommes tout est sentir physiquement, ils ne different donc entr'eux, que dans la nuance de leurs sensations. Les cinq sens en sont les organes : ce sont les cinq portes par où les idées vont jusqu'à l'ame. Mais ces portes sont également ouvertes dans tous, et selon la structure différente des organes de la vue, de l'ouie (f),
L'expérience, répondrai-je, n'est pas sur ce point d'accord avec le raisonnement : elle démontre bien que c'est à nos sens que nous devons nos idées, mais elle ne démontre point que l'esprit soit toujours en nous proportionné à la finesse plus ou moins grande de ces mêmes sens. Les Femmes, par exemple dont la peau plus délicate que celle des Hommes, leur donne plus de finesse dans le sens du toucher, n'ont pas plus d'esprit (h) qu'un
Homere et Milton furent aveugles de bonne heure. Un aveuglement si prématuré supposait quelque vice dans l'organe de leur vue : cependant quelle imagination plus forte et plus brillante ! On en peut dire autant de M. de Buffon ; il a les yeux myopes, et cependant quelle tête plus vaste et quel style plus coloré (i).
[...] Les Chiens et les Chevaux sont, dit-on, d'autant plus estimés qu'ils sortent de telle ou telle race. Avant d'employer un homme, il faudroit donc demander s'il est fils d'un pere spirituel ou stupide. On ne fait aucune de ces questions ; pourquoi ? c'est que les peres les plus spirituels n'engendrent souvent que les plus sots enfans ; c'est que les hommes les mieux organisés n'ont souvent que peu d'esprit, et qu'enfin l'expérience prouve l'inutilité de pareilles questions. Ce qu'elle nous apprend à ce sujet, c'est qu'il est des hommes de génie de toute espece de taille et de tempérament ; qu'il en est de sanguins, de bilieux, de flegmatiques, de grands, de petits, de gras, de maigres, de robustes, de délicats, de mélancoliques. Que les hommes les plus forts, les plus vigoureux, ne sont pas toujours les plus spirituels. |
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Vertu des Citoyens et bonheur des Peuples De l'Homme, p. 367 [...] La vertu toujours utile aux hommes, par conséquent toujours respectée, doit au moins en certains Pays réfléchir pouvoir et considération sur le Vertueux. Or c'est cet amour de la considération qu'il prend en lui pour l'amour de la vertu. Chacun prétend l'aimer pour elle-même. Cette phrase est dans la bouche de tous et dans le coeur d'aucun. Quel motif détermine l'austere Anachorete à jeûner, prendre le cilice et la discipline ? l'espoir du bonheur éternel ; il craint l'Enfer et desire le Paradis. Plaisir et douleur, ces principes productifs des vertus Monacales, sont aussi les principes des vertus Patriotiques. L'espoir des récompenses les fait éclore. Quelqu'amour désintéressé qu'on affecte pour elles, sans intérêt d'aimer la vertu, point de vertu. Pour connaître l'homme à cet égard, il faut l'étudier, non dans ses discours, mais dans ses actions. Quand je parle, je mets un masque : quand j'agis, je suis forcé de l'ôter. Ce n'est plus alors sur ce que je dis, c'est sur ce que je fais que l'on me juge : et l'on me juge bien. Qui plus que le Clergé prêcha l'amour de l'humilité et de la pauvreté ? Et qui mieux que l'histoire même du Clergé prouve la fausseté de cet amour ? [...] L'hommage rendu à la vertu est passager ; celui qu'on rend à la force est éternel. Dans les forêts, c'est le Lion et non le Cerf qu'on respecte. La force est tout sur la Terre. La vertu sans crédit s'y éteint. [...] En Orient une vertu mâle serait folie aux yeux mêmes de ceux qui s'y piquent encore d'honnêteté. Quiconque y plaiderait la cause du Peuple y passerait pour séditieux. * * * De l'Homme, p. 375 Si la vertu étoit en nous l'effet, ou d'une organisation particuliere, ou d'une grace de la Divinité, il n'y aurait d'honnêtes que les hommes organisés par la Nature, ou prédestinés par le Ciel pour être vertueux. Les Loix bonnes ou mauvaises, la forme plus ou moins parfaite des Gouvernemens n'auraient que peu d'influence sur les vertus des Peuples. Les Souverains seraient dans l'impuissance de former de bons Citoyens ; et l'emploi sublime de Législateur serait, pour ainsi dire, sans fonctions. Qu'on regarde au contraire la vertu comme l'effet d'un desir commun à tous (tel est le desir de commander) ; le Législateur pouvant toujours attacher estime, richesse, enfin puissance, sous quelque dénomination que ce soit, à la pratique des vertus, il peut toujours y nécessiter les hommes. Dans une excellente Législation les seuls vicieux seraient les fous. C'est donc toujours à l'absurdité plus ou moins grande des Lois qu'il faut en tout Pays attribuer la plus ou moins grande stupidité ou méchanceté des Citoyens. Le Ciel en inspirant à tous l'amour du pouvoir leur a fait le don le plus précieux. Qu'importe que tous les hommes naissent vertueux, si tous naisent susceptibles d'une passion qui peut les rendre tels. Cette vérité clairement exposée, c'est au Législateur, c'est aux Magistrats à découvrir ensuite dans l'amour universel des hommes pour la puissance, les moyens d'assurer la vertu des Citoyens et le bonheur des Peuples. Quant à moi j'ai rempli ma tâche, si j'ai prouvé que l'homme rapporte et rapportera toujours ses desirs, ses idées et ses actions à sa félicité ; que l'amour de la vertu est en lui toujours fondé sur le desir du bonheur ; qu'il n'aime dans sa vertu que la richesse et la considération qu'elle lui procure, et qu'enfin jusqu'au desir de la gloire, tout n'est dans l'homme qu'un amour déguisé du pouvoir. C'est dans ce dernier amour que se cache encore le principe de l'intolérance. Il en est de deux especes, l'une Civile, l'autre Religieuse. * * * De l'Homme, p. 774 Qu'on fasse de bonnes Loix, elles dirigeront naturellement les citoyens au bien général en leur laissant suivre la pente irrésistible qui les porte à leur bien particulier. Ce ne sont point les vices, la méchanceté et l'improbité des hommes, qui fait le malheur des peuples, mais l'imperfection de leurs Loix et par conséquent leur stupidité. Peu importe que les hommes soient vicieux ; c'en est assez s'ils sont éclairés. Une crainte respective et salutaire les contiendra dans les bornes du devoir. Les voleurs ont des Loix et peu d'entr'eux les violent, parce qu'ils s'inspectent et se suspectent. Les Loix font tout. Si quelque Dieu, disent à ce sujet les Philosophes Siamois, fût réellement descendu du Ciel pour instruire les hommes dans la science de la Morale, il leur eût donné une bonne Législation, et cette Législation les eût nécessité à la vertu. En Morale, comme en Physique, c'est toujours en grand et par des moyens simples que la divinité opere. * * * De l'Homme, p. 767 O ! Souverains, rendez vos Sujets heureux ! veillez à ce qu'on leur inspire dès l'enfance l'amour du bien public : prouvez-leur la bonté de vos Loix par l'Histoire de tous les tems et la misere de tous les Peuples : démontrez-leur (car la Morale est susceptible de démonstration) que votre administration est la meilleure possible, et vous aurez à jamais enchaîné leur inconstance prétendue. [...] Toute sage Législation qui lie l'intérêt particulier à l'intérêt public, et fonde la vertu sur l'avantage de chaque individu, est indestructible. Mais cette Législation est-elle possible ? pourquoi non ? L'horison de nos idées s'étend de jour en jour, et si la Législation comme les autres sciences participe aux progrès de l'esprit humain, pourquoi désespérer du bonheur futur de l'humanité ? Pourquoi les Nations s'éclairant de siecle en siecle ne parviendraient-elles pas un jour à toute la plénitude dont elles sont susceptibles ? Ce ne seroit pas sans peine que je me détacherais de cet espoir. La félicité des hommes est pour une ame sensible le spectacle le plus agréable. A considérer dans la perspective de l'avenir, c'est l'oeuvre d'une Législation parfaite. Mais si quelqu'esprit hardi osoit en donner le plan, que de préjugés, dira-t-on, il auroit à combattre et à détruire ! Que de vérités dangereuses à révéler ! |
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p. 881 L'éducation nous fait ce que nous sommes. Si dès l'âge de six ou sept ans le Savoyard est déjà économe, actif, laborieux et fidele, c'est qu'il est pauvre, c'est qu'il a faim, c'est qu'il vit, comme je l'ai déjà dit, avec des compatriotes doués des qualités qu'on exige de lui ; c'est qu'enfin il a pour instituteur l'exemple et le besoin, deux maîtres impérieux auxquels tout obéit (j).
La conduite uniforme des Savoyards tient à la ressemblance de leur position, par conséquent à l'uniformité de leur éducation. Il en est de même de celle des Princes. Pourquoi leur reproche-t-on à-peu-près la même éducation ? c'est que sans intérêt de s'éclairer, il leur suffit de vouloir pour subvenir à leurs besoins, à leurs fantaisies. Or qui peut sans talens et sans travail satisfaire les uns et les autres, est sans principe de lumieres et d'activité. L'esprit et les talens ne sont jamais dans les hommes que le produit de leurs desirs, et de leur position (k) particuliere.
Les Souverains à cet égard ne sont pas toujours les mieux placés. Les grands Rois sont des phénomenes extraordinaires dans la Nature. Ces phénomenes long-tems espérés n'apparaissent que rarement. C'est toujours du Prince successeur qu'on attend la réforme des abus : il doit opérer des miracles. Ce Prince monte sur le Trône. Rien ne change, et l'administration reste la même. Par quelle raison en effet un Monarque souvent plus mal-élevé que ses Ancêtres, serait-il plus éclairé ? En tous les tems les mêmes causes produiront toujours les mêmes effets. |
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Vraie religion, fausse religion et droits de l'humanité De l'Esprit, p. 63 L'homme humain et modéré est un homme très rare. S'il rencontre un homme d'une religion différente de la sienne, c'est, dit-il un homme qui, sur ces matières, a d'autres opinions que moi ; pourquoi le persécuterais-je ? l'Evangile n'a nulle part ordonné qu'on employât les tortures et les prisons à la conversion des hommes : la vraie religion n'a jamais dressé d'échafauds ; ce sont quelquefois ses ministres qui, pour venger leur orgueil blessé par des opinions différentes des leurs, ont armé en leur faveur la stupide crédulité des peuples et des princes. Peu d'hommes ont mérité l'éloge que les prêtres égyptiens font de la reine Nephté, dans Séthos : « Loin d'exciter l'animosité, la vexation, la persécution, par les conseils d'une piété mal entendue, elle n'a, disent-ils, tiré de la religion que des maximes de douceur, elle n'a jmnais cru qu'il fût permis de tourmenter les hommes pour honorer les dieux. » * * * De l'Esprit, p. 132 Si les prêtres du paganisme firent mourir Socrate et persécutèrent presque tous les grands hommes, c'est que leur bien particulier se trouvait opposé au bien public ; c'est que les prêtres d'une fausse religion ont intérêt de retenir le peuple dans l'aveuglement, et, pour cet effet, de poursuivre tous ceux qui peuvent l'éclairer : exemple quelquefois imité par les ministres de la vraie religion, qui, sans le même besoin, ont souvent eu recours aux mêmes cruautés, ont persécuté, déprimé les grands hommes, se sont faits les panégyristes des ouvrages médiocres, et les critiques des excellents. * * * De l'Esprit, p. 149 C'est cependant à l'uniformité des vues du législateur, à la dépendance des lois entre elles que tient leur excellence. Mais pour établir cette dépendance, il faut pouvoir les rapporter toutes à un principe simple, tel que celui de l'utilité du public, c'est-à-dire du plus grand nombre
* * * De l'Esprit, p. 186 L'intérêt est toujours le motif caché de la persécution : nul doute que l'intolérance ne soit, chrétiennement et politiquement, un mal. On n'en est point à se repentir de la révocation de l'édit de Nantes. Ces disputes, dirat-on, sont dangereuses. Oui, quand l'autorité y prend part : alors l'intolérance d'un parti force quelquefois l'autre à prendre les armes. Que le magistrat ne s'en mêle point, les théologiens s'accommoderont après s'être dit quelques injures : ce fait est prouvé par la paix dont on jouit dans les pays tolérants. Mais, réplique-t-on, cette tolérance convenable à certains gouvernements, serait peut-être funeste à d'autres : les Turcs, dont la religion est une religion de sang, et le gouvernement une tyrannie, ne sont-ils pas encore plus tolérants que nous ? On voit des églises à Constantinople, et point de mosquées à Paris ; ils ne tourmentent point les Grecs sur leur croyance, et leur tolérance n'allume point de guerre. A considérer cette question en qualité de chrétien, la persécution est un crime. Presque partout, l'Evangile, les apôtres et les Pères prêchent la douceur et la tolérance. Saint Paul et saint Chrysostome disent qu'un évêque doit s'acquitter de sa place en gagnant les hommes par la persuasion, et non par la contrainte ; les évêques, ajoutent-ils, ne règnent que sur ceux qui le veulent, bien différents, en cela, des rois qui règnent sur ceux qui ne le veulent pas. Juger par moi-même, Papisme et Jésuites De l'Homme, p. 135 Il en est du Papisme, comme du Despotisme : l'un et l'autre dévorent le pays où ils s'établissent. Le plus sûr moyen d'affaiblir les Puissances de l'Angleterre et de la Hollande, serait d'y établir la Religion catholique. * * * De l'Homme, p. 398
Qui tolere les Intolérans, se rend coupable de tous leurs crimes. Qu'une Eglise se dise persécutée, lorsqu'on lui conteste le droit de persécuter,
le Prince doit être sourd à ses sollicitations.
C'est sur la conduite du Fils de Dieu que l'Eglise doit régler la sienne. Or Jesus et les Apôtres laisserent à l'homme le libre exercice de sa raison.
Pourquoi l'Eglise lui en défendroit-elle l'usage ? Nul n'a droit sur l'air que je respire, ni sur la plus noble fonction de mon esprit, sur celle de juger par moi-même.
Seroit-ce aux autres que j'abandonnerois le soin de penser pour moi ? J'ai ma conscience, ma raison, ma Religion et ne veux avoir ni la conscience, ni la raison, ni la
Religion du Pape.
Je ne veux point modéler ma croyance sur celle d'autrui, dit un Archevêque de Cantorberi. Chacun répond de son ame : c'est donc à chacun à s'examiner,
Quoi, dit Jean Gerson, Chancelier de l'Université de Paris, le Ciel m'aurait doué d'une ame, d'une faculté de juger et je la soummettrois à celle des autres ; et ce serait eux qui me guideraient dans mamaniere de vivre et de mourir ! [...] La diversité et l'absurdité des différents cultes prouve le peu de cas qu'on doit faire de l'opinion des Peuples. La sagesse divine elle-même parut, dit l'Ecriture, judoeis Scandalum, gentibus stultitiam [Scandale, folie pour les nations]. Scandale aux Juifs, folie aux yeux des Nations. Je ne dois en fait de Religion, nul respect à l'opinion d'un Peuple : c'est à moi seul que je dois compte de ma croyance. Tout ce qui se rapporte immédiatement à Dieu ne doit avoir pour juge que l'Etre suprême. Le Magistrat lui-même uniquement chargé du bonheur temporel des hommes, n'a droit de punir que les crimes commis contre la Société. Nul Prince, nul Prêtre, ne peut poursuivre en moi la prétendue faute de ne pas penser comme lui. Par quel motif la Loi défendrait-elle à mon voisin de disposer de mon bien, et lui permettrait-elle de disposer de ma raison et de mon ame ? mon ame est mon bien. C'est de la Nature que je tiens le droit de penser et de dire ce que je pense. Lorsque les premiers Chrétiens exposerent aux Nations et leur croyance, et les motifs de cette croyance, lorsqu'ils mirent le Gentil à portée de juger entre sa Religion et la leur, et de faire usage d'une raison donnée à l'homme pour distinguer le vice de la vertu, et le mensonge de la vérité, l'exposition de leur sentiment n'eut sans doute rien de criminel. Dans quel moment les Chrétiens mériterent-ils la haine et le mépris des Nations ? Lorsque brûlant les Temples des Idoles, ils voulurent par la violence arracher le Païen à la Religion qu'il croyoit la meilleure. Quel étoit le but de cette violence ? La force impose silence à la raison ; elle proscrit tel culte rendu à la Divinité ; mais que peut-elle sur la croyance ? Croire, suppose des motifs pour croire. La force n'en est point un. Or sans motif, on ne croit pas réellement : c'est tout au plus si l'on croit croire. Point de prétexte pour admettre une intolérance condamnée par la raison et la Loi naturelle. Cette dernière Loi est sainte, elle est de Dieu ; il ne l'a point annulée. Il la confirme au contraire dans son Evangile. Tout Prêtre qui sous le nom d'Ange de paix excite les hommes à la persécution, n'est donc point, comme on le croit, dupe d'un zele stupide et mal entendu. Ce n'est point à son zele, c'est à son ambition qu'il obéit. * * * De l'Homme, p. 657 Pons de Thiard de Bissy, Evêque de Chalons sur Saône (le seul qui dans les Etats de Blois de 1558 fût resté fidele à Henri III [*] )
« Ces Apôtres de Mahomet ont, dit-il, l'impiété de prêcher que la guerre est la voie de Dieu. Que ces Séducteurs diaboliques, ces Amateurs présomptueux de la fausse sagesse, ces Zélateurs hypocrites, ces Murailles reblanchies, ces Ecoles, Auteurs de tempêtes civiles, ces Incendiaires des Esprits, ces Boute-feux des Séditions, ces Emissaires de l'Espagne, ces Espions dangereux et habiles dans l'art de dresser des embûches, soient donc à jamais bannis de France. » Portant ensuite la parole au Jésuite Charles et à ses Confreres. « Vous voyez, dit-il, tous ces forfaits exécrables qui font gémir les Gens de bien, et vous n'y opposez pas le moindre signe d'improbation ; vous faites plus : vous y applaudissez, vous promettez aux plus grands crimes les récompenses célestes. Vous excitez à les commettre, et vous placez dans le Ciel d'infames brigands que vous lavez dans la rosée de votre miséricorde. » « Le Roi très-Chrétien vient d'être assassiné par l'attentat horrible de vos semblables, et vous l'immolez encore après sa mort. Vous le dévouez aux flammes éternelles et vous osez prêcher qu'on doit lui refuser le secours des prieres. » * * * De l'Homme, p. 855 On doit conclure de ces faits divers que la Religion, non cette Religion douce et tolérante établie par Jésus-Christ, mais celle du Prêtre, celle au nom de laquelle il se déclare vengeur de la divinité, et prétend au droit de brûler et de persécuter les hommes, est une Religion de discorde et de sang, une Religion régicide, et sur laquelle un Clergé ambitieux pourra toujours établir les droits horribles dont il a si souvent fait usage.
Mais que peuvent les Rois contre l'ambition de l'Eglise ? lui refuser comme certaines sectes chrétiennes |
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De l'Homme, p. 868 Peu de Philosophes ont nié l'existence d'un Dieu physique.
* * * De l'Homme, p. 102 Dieu a dit à l'homme, je t'ai créé, je t'ai donné cinq sens, je t'ai doué de mémoire et par conséquent de raison. J'ai voulu que ta raison d'abord déguisée par le besoin, éclairée ensuite par l'expérience, pourvût à ta nourriture, t'apprît à féconder la terre, à perfectionner les instruments du labourage, de l'agriculture, enfin toutes les Sciences de première nécessité : j'ai voulu que cultivant cette même raison, tu parvinsses à la connaissance de mes volontés morales, c'est-à-dire, de tes devoirs envers la société, des moyens d'y maintenir l'ordre, enfin à la connaissance de la meilleure législation possible. Voilà le seul culte auquel je veux que l'homme s'éleve, le seul qui puisse devenir universel, le seul digne d'un Dieu et qui soit marqué de son sceau et de celui de la vérité. Tout autre culte porte l'empreinte de l'homme, de la fourberie et du mensonge. La volonté d'un Dieu juste et bon, c'est que les fils de la terre soient heureux et qu'ils jouissent de tous les plaisirs compatibles avec le bien public. Tel est le vrai culte, celui que la Philosophie doit révéler aux nations. Nuls autres saints dans une telle religion que les Bienfaiteurs de l'humanité, que les Licurgues, les Solons, les Sydney, que les Inventeurs de quelque art, de quelque plaisir nouveau, mais conformes à l'intérêt général : nuls autres réprouvés au contraire que les malfaiteurs envers la société et les atrabilaires ennemis de ses plaisirs. Les prêtres seront-ils un jour les apôtres d'une telle religion ? l'intérêt le leur défend. Les nuages répandus sur les principes de la morale et de la législation (qui ne sont essentiellement que la même science), y ont été amoncelés par leur politique. Ce n'est plus désormais que sur la destruction de la plupart des Religions, qu'on peut dans les Empires jetter les fondemens d'une morale saine. Plût-à-Dieu que les prêtres susceptibles d'une ambition noble, eussent cherché dans les principes constitutifs de l'homme, les loix invariables sur lesquelles la nature et le ciel veulent qu'on édifie le bonheur des sociétés ! plût-à-Dieu que les systêmes religieux puissent devenir le Palladium de la félicité publique ! c'est aux prêtres qu'on en confieroit la garde. Ils jouiroient d'une gloire et d'une grandeur fondée sur la reconnoissance publique. Ils pourroient se dire chaque jour, c'est par nous que les mortels sont heureux. Une telle grandeur, une gloire aussi durable, leur paroît vile et méprisable. Vous pouviez, ô Ministres des autels ! devenir les idoles des hommes éclairés et vertueux ! vous avez préféré de commander à des superstitieux et à des esclaves : vous vous êtes rendus odieux aux bons citoyens, parce que vous êtes la plaie des nations, l'instrument de leur malheur et les destructeurs de la vraie morale. La morale fondée sur des principes vrais, est la seule vraie religion. Cependant s'il étoit des hommes dont la crédulité avide ne trouvât à se satisfaire que dans une religion mystérieuse, que les amis du merveilleux sachent du moins parmi les Religions de cette espece, quelle est celle dont l'établissement seroit le moins funeste aux nations. |
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[1] Helvétius, De l'Esprit, Marabout © 1973 et De l'Homme, Tome 1 et Tome 2, Fayard © 1989. |
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