RENAISSANCE 

Grotius

 

Texte fondateur

1625

Le Droit naturel

SOMMAIRE

Droit naturel

Fondements

Définition

Droit civil

Droit des gens [Droit international]

Droit et justice

Droit de guerre

Fondements

Si la guerre peut être quelquefois juste

Droit naturel [1]

Fondements

Prolégomènes — I.

De nombreux auteurs ont entrepris d'enrichir de commentaires ou de réduire en abrégé le droit civil, c'est-à-dire soit les lois romaines, soit les législations particulières à chaque nation ; mais cette partie du droit qui règle les rapports des peuples ou des chefs d'État entre eux, dont les préceptes sont ou fondés sur la nature elle-même, ou établis par les lois divines, ou introduits par les coutumes et par une convention tacite, peu d'écrivains ont essayé d'y toucher, personne n'a tenté jusqu'à présent d'en faire l'objet d'un traité complet et méthodique. Cependant un pareil travail intéresserait l'humanité.

III.

[...] les différends survenus entre les peuples ou les rois ont toujours le dieu Mars pour arbitre. Ce n'est pas une opinion répandue seulement dans le vulgaire, que la guerre est absolument incompatible avec toute espèce de droit ; mais il échappe encore à des hommes instruits et prudents des paroles qui tendent à accréditer cette manière de voir. Rien, en effet, n'est plus fréquent que d'entendre mettre en opposition le droit et les armes. [...]

VI.

L'homme est, en effet, un animal, mais un animal d'une nature supérieure, et qui s'éloigne beaucoup plus de toutes les autres espèces d'êtres animés qu'elles ne diffèrent entre elles. C'est ce que témoignent une quantité de faits propres au genre humain. Au nombre de ces faits particuliers à l'homme, se trouve le besoin de se réunir, c'est-à-dire de vivre avec les êtres de son espèce, non pas dans une communauté banale, mais dans un état de société paisible, organisée suivant les données de son intelligence, et que les stoïciens appelaient « état domestique ».

VIII.

Ce soin de la vie sociale, dont nous n'avons donné qu'une ébauche, et qui est conforme à l'entendement humain, est la source du droit proprement dit, auquel se rapportent le devoir de s'abstenir du bien d'autrui, de restituer ce qui, sans nous appartenir, est en notre possession, ou le profit que nous en avons retiré, l'obligation de remplir ses promesses, celle de réparer le dommage causé par sa faute, et la distribution des châtiments mérités entre les hommes.

IX.

De cette notion du droit en a découlé une autre plus large. De ce qu'en effet l'homme a l'avantage, sur les autres êtres animés, de posséder non seulement les dispositions à la sociabilité, dont nous avons parlé, mais un jugement qui lui fait apprécier les choses, tant présentes que futures, capables de plaire ou d'être nuisibles, et celles qui peuvent y conduire ; on conçoit qu'il est convenable à la nature de l'homme d'observer, dans les limites de l'intelligence humaine, à la poursuite de ces choses, la direction d'un jugement sain, de ne se laisser corrompre ni par la crainte, ni par les séductions de jouissances présentes, de ne pas s'abandonner à une fougue téméraire. Ce qui est en opposition avec un tel jugement doit être considéré comme contraire aussi au droit de la nature, c'est-à-dire de la nature humaine.

X.

À cela se rapporte encore ce qui concerne une sage économie dans la distribution gratuite des choses qui sont propres à chaque homme ou à chaque société, individuellement parlant, telle que la répartition suivant laquelle la préférence est donnée tantôt au sage sur celui qui a moins de sagesse, tantôt au parent sur l'étranger, tantôt au pauvre sur le riche, suivant que les actes de chacun et que la nature de l'objet le comportent. Depuis longtemps déjà, beaucoup d'auteurs font de cette économie une partie du droit pris dans un sens propre et étroit, quoique cependant ce droit proprement ainsi dénommé ait une nature bien différente, puisqu'il consiste à laisser aux autres ce qui leur appartient déjà, ou à remplir à leur égard les obligations qui peuvent nous lier envers eux.

XI.

Ce que nous venons de dire aurait lieu en quelque sorte, quand même nous accorderions, ce qui ne peut être concédé sans un grand crime, qu'il n'y a pas de Dieu [...].

XII.

Voilà donc une autre source du Droit, outre celle qui émane de la nature : savoir, celle qui provient de la libre volonté de Dieu, à laquelle notre raison nous prescrit sans réplique de nous soumettre. Mais ce droit naturel lui-même dont nous avons traité, tant celui qui se rapporte à la sociabilité de l'homme, que celui ainsi appelé dans un sens plus étendu, bien qu'il découle de principes inhérents à l'être humain, peut cependant avec raison être attribué à Dieu, parce que c'est la divinité qui a voulu que de tels principes existent en nous [2].

Définition

Livre I — X. — 1.

Le droit naturel est une règle que nous suggère la droite raison, qui nous fait connaître qu'une action, suivant qu'elle est ou non conforme à la nature raisonnable, est entachée de difformité morale, ou qu'elle est moralement nécessaire et que, conséquemment, Dieu, l'auteur de la nature, l'interdit ou l'ordonne.

4.

Il faut savoir de plus que le droit naturel ne regarde pas seulement les choses qui sont en dehors de la volonté des hommes, mais qu'il a aussi pour objet beaucoup de choses qui sont une suite de quelque acte de cette volonté. C'est ainsi que la propriété, telle qu'elle est à présent en usage, a été introduite par la volonté humaine ; mais du moment où elle est introduite, c'est le droit naturel lui-même qui m'apprend que c'est un crime pour moi de m'emparer, contre ton gré, de ce qui est l'objet de ta propriété. [...]

5.

Le droit naturel est tellement immuable, qu'il ne peut pas même être changé par Dieu. Quelque immense, en effet, que soit la puissance divine, on peut dire cependant qu'il y a des choses sur lesquelles elle ne s'étend pas ; parce que celles auxquelles nous faisons allusion ne peuvent être qu'énoncées, mais n'ont aucun sens qui exprime une réalité, et sont contradictoires entre elles. De même donc que Dieu ne pourrait pas faire que deux et deux ne soient pas quatre, de même il ne peut empêcher que ce qui est essentiellement mauvais ne soit mauvais.

Droit civil [3]

Prolégomènes — XV.

Ensuite, comme c'est une règle du Droit naturel d'être fidèle à ses engagements — il était nécessaire, en effet, qu'il existât parmi les hommes quelque moyen de s'obliger les uns envers les autres, et l'on ne peut en imaginer d'autre plus conforme à la nature —, de cette source découle le Droit civil. Ceux, en effet, qui s'étaient réunis à quelque association d'individus, ou qui s'étaient soumis à la domination soit d'un seul homme, soit de plusieurs, ceux-là avaient expressément promis, ou, d'après la nature de la chose, on doit présumer qu'ils avaient pris l'engagement tacite de se conformer à ce qu'auraient établi la majorité des membres de l'association, ou ceux auxquels le pouvoir avait été délégué.

XVI.

[...] la mère du droit civil est l'obligation que l'on s'est imposée par son propre consentement, et comme cette obligation tire sa force du droit naturel, la nature peut être considérée comme la bisaïeule aussi de ce droit civil. L'utilité cependant vient s'adjoindre au droit naturel. L'auteur de la nature a voulu, en effet, que, pris séparément, nous soyons faibles, et que nous manquions de beaucoup de choses nécessaires pour vivre commodément, afin que nous soyons d'autant plus entraînés à cultiver la vie sociale. Quant à l'utilité, elle a été la cause occasionnelle du droit civil, car l'association dont nous avons parlé, ou l'assujettissement à une autorité, ont commencé à s'établir en vue de quelque avantage. Ceux enfin qui donnent des lois aux autres se proposent d'ordinaire en le faisant une utilité quelconque, ou doivent se la proposer.

Droit des gens [Droit international] [4]

Prolégomènes — XVII.

Mais, de même que les lois de chaque État regardent son avantage particulier, de même, certaines lois ont pu naître entre soit tous les États, soit la plupart d'entre eux, en vertu de leur consentement. Il paraît même que des règles semblables ont pris naissance, tendant à l'utilité non de chaque association d'hommes en particulier, mais du vaste assemblage de toutes ces associations. Tel est le droit qu'on appelle Droit des gens, lorsque nous distinguons ce terme du Droit naturel. Cette partie du Droit naturel a été complètement omise par Carnéade, qui distribue tout le droit en Droit naturel et en Droit civil propre à chaque peuple. Et cependant, devant traiter du Droit qui existe entre les nations — il parle, en effet, sur les guerres et sur les choses acquises dans la guerre —, il aurait dû certainement faire mention de ce droit.

Livre I — XIV. — 1.

Nous commencerons par le droit humain, parce que c'est celui qui a été connu du plus grand nombre d'individus. Ce droit est donc ou civil, ou plus étendu que civil, ou plus restreint que le civil. Le droit civil est celui qui émane de la puissance civile. La puissance civile est celle qui est à la tête de l'État. L'État est une réunion parfaite d'hommes libres associés pour jouir de la protection des lois et pour leur utilité commune. Le droit plus restreint que le civil, et qui ne découle pas de la puissance civile, quoiqu'il lui soit soumis, est de différentes sortes : il comprend les ordres d'un père, ceux d'un maître, et autres semblables. Le droit plus étendu est le droit des gens, c'est-à-dire celui qui a reçu sa force obligatoire de la volonté de toutes les nations, ou d'un grand nombre. J'ai ajouté "d'un grand nombre", parce qu'à l'exception du droit naturel, qu'on a coutume d'appeler aussi droit des gens, on ne trouve presque pas de droit qui soit commun à toutes les nations. Bien plus, souvent sur un point de l'univers, il y a tel droit des gens, qui n'existe pas ailleurs, ainsi que nous le dirons en son lieu, à propos de la captivité et du droit de postliminie.

Droit et justice [5]

Prolégomènes — XX.

Cependant, bien que dépourvu de l'assistance de la force, le droit n'est pas dénué de tout effet ; car la justice apporte la sécurité à la conscience, l'injustice produit des tortures et des déchirements semblables à ceux que Platon nous décrit dans la poitrine des tyrans. Le concert des gens de bien approuve la justice et condamne l'iniquité. Mais ce qu'il y a de plus important, c'est que celle-ci trouve un ennemi, celle-là un protecteur en Dieu, qui réserve ses jugements pour après cette vie, de façon à ce que souvent, dès celle-ci, il en fasse sentir les effets, ainsi que l'histoire nous l'apprend par de nombreux exemples.

XXII.

Mais pour ne pas répéter ce que j'ai dit, que le droit n'a point été établi en vue de la seule utilité, il n'est pas de nation si forte qui, parfois, ne puisse avoir besoin du secours des autres, soit pour le commerce, soit même pour repousser les efforts de plusieurs nations étrangères unies contre elle. Aussi voyons-nous que les peuples et les rois les plus puissants recherchent des alliances, qui n'ont aucune efficacité selon l'opinion de ceux qui renferment la justice dans les limites de chaque État. Tant il est vrai que toutes choses sont incertaines dès qu'on se retire du droit.

XXIII.

S'il n'existe aucune société qui puisse se maintenir sans le droit — ce que prouvait Aristote par l'exemple mémorable des brigands [6] —, il est certain que l'association qui relie le genre humain, ou plusieurs peuples entre eux, a besoin [de justice] : c'est ce qu'a reconnu celui qui a dit qu'il ne faut rien commettre de honteux, pas même dans l'intérêt de sa patrie (Cicéron, De offic., lib. I, cap. 45). Aristote blâme avec sévérité ces hommes qui ne souffrent point qu'on leur commande à moins d'en avoir le droit, et qui, à l'égard des étrangers, ne se soucient pas de ce qui est juste et de ce qui ne l'est pas (Aristote, Politic. lib. VII, cap. 2) [7].

Droit de guerre [8]

Fondements

Prolégomènes — XXV.

On doit d'autant moins admettre, ce que certains individus s'imaginent, que dans la guerre tous les droits sont suspendus, que la guerre elle-même ne doit être entreprise qu'en vue d'obtenir justice, et que, lorsqu'elle est engagée, elle ne doit être conduite que dans les termes du droit et de la bonne foi. Démosthène dit avec raison que la guerre est dirigée contre ceux qui ne peuvent être contraints par les voies judiciaires. Les formes de la justice sont efficaces contre ceux qui se sentent impuissants à résister ; quant à ceux qui peuvent lutter ou qui pensent le pouvoir, on emploie les armes contre eux. Mais pour que la guerre soit juste, il ne faut pas l'exercer avec moins de religion qu'on a coutume d'en apporter dans la distribution de la justice.

XXVI.

Qu'elles se taisent donc, les lois, au milieu des armes, mais seulement les lois civiles, celles qui concernent les tribunaux, celles qui ne sont propres que pour la paix, et non pas les autres qui sont perpétuelles et conviennent à tous les temps. Il a été, en effet, très bien dit par Dion de Pruse, qu'entre ennemis, les lois écrites, c'est-à-dire les lois civiles, n'ont aucun pouvoir ; mais qu'il existe entre eux des lois non écrites, savoir, celles que la nature prescrit, ou que le consentement des nations a établies. [...] Tel autre admire Fabricius comme un grand homme qui apportait, ce qui est très difficile, de l'honnêteté dans la guerre et croyait qu'il y a des choses illicites, même à l'égard d'un ennemi.

XXVII.

Les historiens nous montrent partout combien a d'influence dans la guerre la conscience que l'on a de son bon droit ; ils attribuent souvent la victoire principalement à cette cause. D'où ces proverbes : que les forces du soldat sont abattues ou relevées par le sujet de la guerre ; que celui qui a pris des armes injustes revient rarement sain et sauf ; que l'espérance est la compagne d'une bonne cause ; et autres sentences conçues dans le même sens. [...] Personne, en effet, ne s'allie facilement à ceux qui sont réputés faire peu de cas du droit, de la justice et de la bonne foi.

XXVIII.

Quant à moi, convaincu, par les considérations que je viens d'exposer, de l'existence d'un droit commun à tous les peuples, et servant soit pour la guerre, soit dans la guerre, j'ai eu de nombreuses et graves raisons pour me déterminer à écrire sur ce sujet. Je voyais dans l'univers chrétien une débauche de guerre qui eût fait honte même aux nations barbares ; pour des causes légères ou sans motifs on courait aux armes, et lorsqu'on les avait une fois prises, on n'observait plus aucun respect ni du droit divin, ni du droit humain, comme si, en vertu d'une loi générale, la fureur avait été déchaînée sur la voie de tous les crimes.

XXIX.

En présence de cette férocité, beaucoup de personnes nullement cruelles en vinrent au point d'interdire toute espèce de guerre au chrétien, dont la règle consiste principalement dans le devoir d'aimer tous les hommes. À cette opinion paraissent quelquefois se ranger Jean Férus et notre Érasme, grands amateurs de la paix ecclésiastique et de la paix civile ; mais ils ne le font, comme je pense, qu'à dessein de pousser d'un côté, ainsi que nous avons coutume de le faire, les choses qui se sont déjetées de l'autre, pour qu'elles reviennent dans leur juste mesure. Mais cette exagération dans les efforts en sens contraire est souvent tellement peu profitable qu'elle est même nuisible, parce que l'excès qui s'y trouve se laissant facilement surprendre enlève leur autorité aux autres choses qui peuvent être dites dans les limites du vrai. Il a donc fallu remédier à l'une et l'autre de ces extrémités, afin qu'on ne crût pas ou que tout est défendu, ou que tout est permis.

XXX.

J'ai voulu aussi, en même temps — la seule chose qui maintenant me restait à moi, chassé indignement d'une patrie ornée de tant de mes travaux —, me rendre utile par l'étude à laquelle je me suis appliqué dans la vie privée, à cette jurisprudence qu'auparavant j'ai pratiquée dans les emplois publics avec le plus d'intégrité que j'ai pu. Plusieurs se sont proposés jusqu'à présent de lui donner la forme d'un art ; personne n'y a réussi ; et cela ne peut avoir lieu, à moins — ce dont on ne s'est pas encore assez préoccupé —, qu'on ne sépare convenablement les choses qui viennent du droit positif de celles qui découlent de la nature. Les préceptes du droit naturel étant toujours les mêmes, peuvent facilement être réunis en règles d'art ; mais les dispositions qui proviennent du droit positif, changeant souvent et variant avec les lieux, sont en dehors de tout système méthodique, comme les autres notions des choses particulières.

Si la guerre peut être quelquefois juste

Après avoir vu quelles sont les sources du droit, venons à la première et la plus générale question : celle de savoir s'il est quelque guerre qui soit juste, ou s'il est quelquefois permis de faire la guerre.

Livre I — I. — 1.

Cette question elle-même, comme les autres qui se présenteront dans la suite, doit être examinée d'abord au point de vue du droit naturel. — Marcus Tullius Cicéron, tant dans le troisième livre de son traité Definibus que dans d'autres passages, dit avec érudition, d'après les ouvrages des stoïciens, qu'il y a certains principes naturels primitifspremiers par nature, selon les Grecs —, et certains autres, secondaires, mais qu'on doit préférer aux principes primitifs. Il appelle principes primitifs ceux d'après lesquels tout animal, dès le moment de sa naissance, devient cher à lui-même, est porté à se conserver, à aimer son état et tout ce qui tend à le maintenir, a horreur de la destruction et des choses qui paraissent capables de l'amener. D'où il arrive, dit-il, qu'il n'y a personne qui n'aimât mieux, si on lui donnait le choix, avoir toutes les parties de son corps bien disposées et entières, que de les avoir mutilées ou difformes. Le premier devoir est donc de se conserver en l'état où la nature vous a mis, de retenir ce qui est conforme à la nature et de repousser les choses qui y sont contraires.

4.

Parmi les principes naturels primitifs, il n'en est pas un qui soit contraire à la guerre ; bien plus, ils lui sont tous plutôt favorables, car le but de la guerre étant d'assurer la conservation de sa vie et de son corps, de conserver ou d'acquérir les choses utiles à l'existence, ce but est en parfaite harmonie avec les principes premiers de la nature. Que s'il est besoin d'employer la violence en vue de ces résultats, cela n'a rien d'opposé à ces principes primitifs, puisque la nature a doté chaque animal de forces physiques qui puissent lui suffire pour se défendre, et se procurer ce dont il a besoin. [...]

6.

Ce n'est donc pas agir contre la nature de la société, que de veiller et de pourvoir à ses propres intérêts, à la condition que le droit d'autrui n'en reçoive aucune atteinte ; et par conséquent l'emploi de la force, lorsqu'il ne viole pas le droit des autres, n'est pas injuste. Cicéron a formulé ainsi cette pensée : « Comme il y a deux manières de vider un différend, l'une par un échange d'arguments, l'autre par les voies de fait, et comme celle-là est particulière à l'homme, celle-ci aux brutes, il faut ne recourir à la seconde que lorsqu'on ne peut faire usage de la première. » Le même auteur dit dans un autre endroit : « Que peut-on faire contre la force sans la force ? » On lit dans Ulpien que, suivant Cassius, il est permis de repousser la violence par la violence, que c'est la nature qui donne ce droit, et qu'ainsi il est loisible d'opposer les armes aux armes. Ovide avait dit que « les lois permettent de prendre les armes contre ceux qui sont armés ».

III. — 1.

Notre thèse est prouvée par l'accord unanime de toutes les nations et principalement de tous les sages. On connaît ce passage de Cicéron, où, traitant du droit d'employer la force pour défendre sa vie, il rend témoignage à la nature elle-même : « C'est, dit-il, une loi qui n'est point écrite, mais qui est née avec nous ; que nous n'avons ni apprise, ni reçue, ni lue, mais que nous avons tirée, puisée, extraite de la nature même, à laquelle nous n'avons pas été formés, mais pour laquelle nous sommes faits, dont nous n'avons pas été instruits, mais dont nous sommes imbus, que si l'on attente à notre vie soit par trahison, soit par la force ouverte, que si nous tombons entre les mains ou des brigands, ou des ennemis, tout moyen de salut est honnête. » « C'est, dit encore le même auteur, une loi que la raison a dictée aux esprits cultivés, que la nécessité a prescrite aux personnes incultes, l'habitude aux nations, la nature elle-même aux bêtes sauvages, de repousser toujours de leur corps, de leur tête, de leur vie, et par quelque moyen qui soit en leur pouvoir, toute violence qui les menace. »

2.

Ce principe est si manifestement équitable que, dans les bêtes mêmes qui ne sont pas susceptibles du droit, comme nous l'avons dit, mais qui en ont en quelque sorte comme l'apparence, nous distinguons entre la voie de fait qui attaque et celle qui repousse. Car Ulpien, après avoir dit que l'animal, dépourvu de sens, c'est-à-dire de l'usage de la raison, ne peut se rendre coupable d'aucun manquement au droit, ajoute cependant aussitôt que, dans une espèce où des béliers, ou des boeufs, avaient lutté, et où l'un avait tué l'autre, il faut voir la distinction que Q. Mutius faisait à ce sujet. Celui qui avait péri était-il l'agresseur, il n'y avait lieu, suivant lui, à accorder aucune action ; était-ce celui qui n'avait pas attaqué, l'action, dans ce cas, devait être donnée. Le passage suivant de Pline servira à l'explication de ce qui vient d'être dit : « La férocité des lions ne s'exerce pas dans des combats entre eux ; les piqûres des serpents ne s'adressent point aux serpents ; mais il n'y a point de bête, si on l'attaque, qui ne soit accessible à la colère, impatiente de l'injure, et prompte, si vous lui nuisez, à se défendre vigoureusement. »

IV. — 1.

Il est donc suffisamment constant que le droit naturel, qui peut encore être appelé droit des gens, ne désapprouve pas toute espèce de guerres.

V. — 1.

La difficulté est plus grande en ce qui concerne le droit divin volontaire. Que personne n'objecte ici que le droit naturel est immuable, et que par conséquent Dieu n'a rien pu établir qui lui soit contraire. Cela n'est vrai que pour les choses que le droit de nature défend ou ordonne, mais non pour celles qui ne sont que permises en vertu de ce droit. Les choses de cette espèce ne faisant pas à proprement parler partie du droit de nature, mais étant en dehors de ce droit, peuvent être interdites et ordonnées.

2.

[...] la défense de répandre le sang n'a pas plus d'étendue que la règle de la Loi : « Tu ne tueras pas » ; or, il est manifeste que cette règle n'a jamais empêché ni les peines capitales, ni les guerres. L'une et l'autre lois n'ont donc pas eu tant pour objet d'établir quelque prescription nouvelle, que de proclamer et de rappeler les principes du droit de nature effacés par une pratique vicieuse. D'où il résulte que le premier membre de phrase doit être entendu dans le sens qui comporte l'idée de crime : c'est ainsi que nous comprenons par la qualification d'homicide, non toute espèce de meurtre, mais celui qui a été prémédité, et dont la victime est un innocent. Quant à ce qui suit, que « le sang sera réciproquement répandu », cela me paraît être, non pas la déclaration d'un fait pur et simple, mais la reconnaissance d'un droit.

3.

Je m'explique. Il n'est pas naturellement injuste que chacun souffre autant de mal qu'il en a fait, suivant ce principe qu'on appelle le droit de Rhadamanthe : « Si chacun subit ce qu'il a fait subir aux autres, ce sera oeuvre de justice et d'équité. » Sénèque le père reproduit ainsi cette maxime : « C'est par un très juste retour, que chacun paie par son supplice le mal qu'il a fait souffrir à autrui. » C'est au point de vue de cette équité naturelle que Caïn, ayant conscience de son crime, avait dit (Gen. IV, 14) : « Celui qui me rencontrera me tuera. » Mais Dieu, dans ces premiers temps, soit à cause de la rareté des hommes, soit parce que le nombre des criminels étant restreint encore, il était moins besoin de faire des exemples, Dieu réprima par un commandement exprès ce qui, d'après le droit de nature, paraissait licite. Il voulut, à la vérité, qu'on évitât le contact et le commerce de l'homicide, mais non qu'on lui arrachât la vie. Platon a fait passer cette règle dans ses lois, et Euripide nous apprend dans les vers suivants, qu'autrefois, tel avait été l'usage de la Grèce : « Avec quelle raison le siècle prévoyant de nos ancêtres n'avait-il pas établi, que celui qui s'était rendu coupable d'un meurtre fut forcé d'éviter la rencontre et le regard des autres hommes, et d'expier son crime par un triste exil, mais non par la mort ! » À cela se rapporte le passage suivant de Thucydide : « Il est croyable que dans l'Antiquité les peines ont été légères même pour les grands crimes, mais que, comme avec le progrès des temps on avait fait peu de cas de ces châtiments minimes, on en vint à la peine de mort. » « Jusque-là, dit Lactance, il paraissait criminel d'infliger le dernier supplice à des êtres qui, bien que pervers, sont cependant des hommes. »

5.

Mais comme avant le déluge, du temps des géants, il y avait eu sur la terre une grande débauche de meurtres, lorsque le genre humain fut rétabli après le déluge, Dieu jugea qu'il fallait pourvoir d'une manière plus sévère à ce que de pareilles moeurs ne prissent plus cours ; et faisant cesser la mansuétude du siècle précédent, il permit lui-même — ce que la nature montrait déjà comme n'étant pas injuste —, que celui-là fût innocent qui aurait tué un assassin. Cette permission, dans la suite, lorsque les tribunaux eurent été établis, fut pour des raisons très importantes réservée aux juges seuls ; non sans cependant qu'il ne restât une trace de l'ancien usage dans le droit attribué au plus proche parent de la victime : ce qui s'observa même après la loi de Moïse, comme nous le dirons ultérieurement avec plus de détails.

6.

Nous avons en faveur de notre explication une grande autorité dans Abraham, qui n'ignorant pas la loi donnée à Noé, prit les armes contre les quatre rois, et crut sans doute ne rien faire en cela de contraire à cette loi. C'est ainsi que Moïse ordonna d'opposer la résistance armée aux Amalécites qui attaquaient son peuple : usant à cet égard du droit de nature, car il n'apparaît point que Dieu ait été spécialement consulté sur ce point (Exod. XVII, 9).

[1] Hugo Grotius, Le droit de la guerre et de la paix, PUF © 1999,
Prolégomènes, pp. 7-9, 11, 12 et Livre I, pp. 38, 39.

[2] Chrysostome, I, Ép. aux Corinthiens, XI, 3 : « Quand je parle de la nature, je parle de Dieu, car c'est lui qui est l'auteur de la nature. » Chrysippe, Des Dieux, III : « On ne peut trouver d'autre principe, ni d'autre origine de la justice, qu'en remontant à Jupiter et à la nature universelle ; c'est par là, en effet, qu'il faut commencer, lorsqu'on veut traiter des biens et des maux. »

[3] Ibid, Prolégomènes, pp. 13, 14.

[4] Ibid, Prolégomènes, p. 14, et Livre I, p. 43.

[5] Ibid, Prolégomènes, pp. 15, 16.

[6] Chrysostome, sur le chap. IV, aux Éphésiens : « Mais, dira quelqu'un, comment peut-il se faire que les brigands vivent en paix ? Quand cela a-t-il lieu ? Dites-le, je vous en prie. — C'est lorsqu'ils n'agissent pas en brigands ; car si, dans les partages qu'ils font entre eux, ils n'observent pas les lois de la justice, et s'ils ne font pas une distribution égale, vous les verrez en venir aux mains entre eux. » [...]
Polybe (IV, 29) remarque que ce qui contribue le plus à rompre les sociétés des malfaiteurs et des brigands, c'est lorsqu'ils n'observent pas entre eux les règles de la justice, en un mot, lorsqu'ils ne se gardent pas la foi les uns aux autres.

[7] Plutarque (Vie d'Agésilas) dit que les Lacédémoniens faisant consister la principale partie de l'honnêteté dans l'intérêt de leur patrie ne connaissent et n'apprennent d'autre droit que ce qui leur paraît propre à l'agrandissement de Sparte. Voici ce que les Athéniens disent du génie des mêmes Lacédémoniens dans Thucydide (lib. V) : « Ils observent fort exactement les règles de la vertu entre eux, et par rapport aux lois de leur pays. Mais que sont-ils envers les étrangers ? » On pourrait citer beaucoup de choses sur ce point ; celui-là aura résumé la chose en peu de mots, qui aura dit qu'ils ne considèrent comme honnêtes que les choses qui leur sont agréables, et justes, que celles qui leur sont utiles.

[8] Ibid, Prolégomènes, pp. 17-20. et Livre I, pp. 49-57.

Philo5
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