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1794-1800 |
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Le Moi et la liberté |
Toute connaissance est une perception du « Moi » [1] |
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L'Esprit |
— Tu admets bien que ces objets ici, et ces autres là-bas, existent effectivement hors de toi ? |
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Moi |
— En effet, je l'admets. |
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L'Esprit |
— Et d'où tiens-tu qu'ils existent ? |
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Moi |
— Je les vois ; je les sentirai lorsque je les toucherai ; je puis entendre leur sonorité ; ils se manifestent à moi par tous mes sens. |
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L'Esprit |
— Tiens donc ! Il n'est pas impossible que par la suite tu reviennes sur cette affirmation d'après laquelle tu vois, tu sens et tu entends les objets. Mais à présent je veux parler comme tu parles, comme si, par la médiation de ta vue, de ton toucher, etc., tu percevais effectivement des objets. Mais aussi seulement par la médiation de ta vue, de ton toucher, et de tes autres sens externes. Ou bien n'en est-il pas ainsi ? Perçois-tu autrement que par les sens ? Et y aurait-il pour toi un quelconque objet si tu ne le voyais ou le touchais, etc. ? |
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Moi |
— Aucunement. |
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L'Esprit |
— C'est donc exclusivement par suite d'une détermination de ton sens externe qu'il existe pour toi des objets perceptibles : tu ne sais quelque chose d'eux que par la médiation du savoir que tu as de cette détermination de ta vue, de ton toucher, etc. Ta déclaration : « Il y a des objets hors de moi » s'appuie sur cette autre déclaration : « Je vois, j'entends, je touche, etc. » |
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Moi |
— C'est mon avis. |
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L'Esprit |
— Et à présent, comment sais-tu donc, de nouveau, que tu vois, que tu entends, que tu touches ? |
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Moi |
— Je ne te comprends pas. Ta question me semble singulière. |
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L'Esprit |
— Je vais t'en faciliter la compréhension. Vois-tu par hasard de nouveau ta vue, touches-tu ton toucher ? Ou bien possèdes-tu en outre un sens particulier, un sens supérieur, par lequel tu perçois tes sens externes et leurs déterminations ? |
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Moi |
— Aucunement. Que je vois et que je touche, et ce que je vois et ce que je touche, je le sais immédiatement et absolument ; je le sais au moment où cela est, et parce que cela est, sans médiation et sans passer par un autre sens. [37] C'est pourquoi ta question m'a paru singulière, car elle semblait mettre en doute cette immédiateté de la conscience. |
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L'Esprit |
— Ce n'était pas son intention ; elle devait simplement t'engager à te rendre cette immédiateté évidente. Donc, tu as une conscience immédiate de ta vue et de ton toucher ? |
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Moi |
— Oui. |
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L'Esprit |
— De ta vue et de ton toucher, disais-je. Tu es en conséquence pour toi-même celui qui voit dans l'acte de voir, celui qui touche dans l'acte de toucher. Et dans la mesure où tu es conscient de la vue, n'es-tu pas conscient d'une détermination ou d'une modification de toi-même ? |
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Moi |
— Sans aucun doute. |
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L'Esprit |
— Tu as une conscience de ta vue, de ton toucher, etc., et c'est par là que tu perçois l'objet. Ne pourrais-tu pas le percevoir, même sans cette conscience ? Ne pourrais-tu pas, d'aventure, reconnaître un objet par la vue ou par l'ouïe, sans savoir que tu vois ou entends ? |
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Moi |
— En aucun cas. |
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L'Esprit |
— Par conséquent, la conscience immédiate de toi-même et de tes déterminations serait la condition exclusive de toute autre conscience, et tu sais quelque chose seulement dans la mesure où tu sais que tu sais ce quelque chose. Il ne peut rien se présenter dans le savoir de ce quelque chose qui ne soit dans le savoir de ce savoir. |
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Moi |
— C'est ce que je pense. |
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L'Esprit |
— Tu sais donc que les objets sont uniquement parce que tu les vois, les touches, etc. ; et que tu vois ou touches, tu ne le sais que parce que tu sais précisément que tu le sais immédiatement. Ce que tu ne perçois pas immédiatement, tu ne le perçois pas du tout ? |
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Moi |
— Je le reconnais. |
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L'Esprit |
— Dans toute perception, tu ne perçois avant tout que toi-même et ton propre état ; et ce qui ne se trouve pas dans cette perception n'est pas du tout perçu. |
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Moi |
— Tu répètes ce que je t'ai déjà accordé. |
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L'Esprit |
— Et je ne me lasserais pas de le répéter sous toutes les formes, si je devais craindre que tu ne l'aies pas encore compris et que tu ne l'aies pas imprimé en toi de manière indélébile. Peux-tu dire : « J'ai conscience d'objets extérieurs » ? |
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Moi |
— Si je le prends au pied de la lettre, aucunement. Car la vue, le toucher, etc., par lesquels j'embrasse les choses, ne sont pas la conscience même, mais seulement ce dont j'ai conscience en premier lieu et de la manière la plus immédiate. En toute rigueur, je ne pourrais dire que la chose suivante : « J'ai conscience de ma vue ou de mon toucher des choses. » |
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L'Esprit |
— Eh bien, n'oublie donc jamais plus ce que tu viens à l'instant de comprendre. En toute perception, tu perçois exclusivement ton propre état. |
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Principes de la Doctrine de la science [2] 1. Le Moi absolu [Identité persistante] p. 18-22 Nous devons dégager le principe absolument premier, entièrement inconditionné de toute connaissance humaine. Si ce principe doit être absolument premier, il ne peut être ni prouvé ni défini. [...] Les lois (celles de la logique générale), d'après lesquelles on doit absolument penser cet acte comme fondement de tout savoir humain, ou — ce qui revient au même —, les règles d'après lesquelles cette réflexion est instituée, ne sont pas encore démontrées comme valables, mais sont présupposées tacitement comme connues et établies. Ce n'est que bien plus tard qu'elles seront déduites du principe, dont la fondation n'est exacte qu'à la condition de l'exactitude de ces lois. C'est là un cercle, mais c'est un cercle inévitable (voir : Du concept de la Doctrine de la science, § 7). Ce cercle étant inévitable et avoué, on doit dans l'instauration du principe suprême s'appuyer sur toutes les lois de la logique générale. [...]
1. Chacun accorde la proposition : A est A (soit A = A, car telle est la signification de la copule logique) ; et cela sans y réfléchir le moins du monde : on reconnaît cette proposition comme entièrement certaine et décidée. Si quelqu'un toutefois exigeait une preuve de cette proposition, on n'entreprendrait pas de donner une telle preuve, mais l'on prétendrait que cette proposition est absolument certaine, c'est-à-dire sans autre fondement : et faisant cela, sans aucun doute avec l'assentiment général, on s'accorde le pouvoir de poser quelque chose absolument.
2. On pose, conformément à l'affirmation indiquée, que la proposition précédente est en soi certaine. On ne dit pas que A existe. La proposition : A est A n'a pas le même sens que la proposition : A est, ou : il existe un A. (Être, posé sans prédicat, exprime tout autre chose qu'être avec un prédicat ; voir plus loin.) Admettons que A désigne un espace compris entre deux droites, la première proposition demeure toujours exacte, même si la proposition : A existe, était manifestement fausse. On pose : si A existe, alors A existe. Par conséquent, il n'est nullement question ici de savoir si A existe ou n'existe pas. La question ne porte pas sur le contenu de la proposition, mais uniquement sur sa forme ; il n'est pas question de ce dont l'on sait quelque chose, mais de ce que l'on sait, quel que soit l'objet dont il puisse s'agir. Par conséquent ce qui est posé par l'affirmation que la proposition indiquée est certaine, c'est qu'entre ce Si et ce Alors il est un rapport nécessaire ; et c'est ce rapport nécessaire entre les deux termes qui est posé absolument et sans autre fondement. Je nomme anticipativement ce rapport nécessaire “ X ”.
3. Par rapport à A, rien n'est affirmé quant à la question de savoir si celui-ci existe ou non. De là surgit la question : selon quelles conditions A existe-t-il ? a) X tout au moins est dans le Moi et posé par le Moi — c'est en effet le Moi qui juge dans la proposition indiquée, et il juge selon X comme selon une loi ; celui-ci est par conséquent donné au Moi et puisqu'il est posé absolument et sans autre fondement, il doit être donné au Moi par le Moi lui-même. b) Nous ignorons si A est posé et comment il est posé ; mais puisque X doit désigner un rapport entre un acte de position inconnu de A et un acte de position absolu de ce même A, conditionné par le premier acte de position, A doit être dans le Moi et posé par le Moi, comme X, pour autant du moins que ce rapport est posé. — X n'est possible qu'en rapport avec un A ; or X est effectivement posé dans le Moi : par conséquent A doit être aussi posé dans le Moi, pour autant que X lui est lié. c) [...] Si A est posé dans le Moi, alors il est posé ; ou — alors il est.
4. Il est donc posé par le Moi au moyen de X : A est pour le Moi jugeant, absolument et uniquement en vertu de son être posé dans le Moi en général ; cela signifie : il est posé, que dans le Moi — que celui-ci soit spécialement posant, ou jugeant, ou ce que l'on voudra — il y a quelque chose qui est toujours égal à soi, toujours un et identique ; le X absolument posé se peut donc aussi exprimer ainsi : Moi = Moi ; Je suis Je.
5. Par cette opération nous sommes parvenus déjà sans y prendre garde à la proposition : Je suis (non pas certes comme expression d'un acte, mais d'un fait). En effet X est absolument posé ; c'est un fait de la conscience empirique. Or X est identique à la proposition : Je suis Je ; par conséquent cette proposition est également absolument posée. Cependant la proposition : Je suis Je, a une toute autre signification que la proposition : A est A. — Cette dernière proposition, en effet, n'a un contenu que suivant une certaine condition. Si A est posé, il est posé en tant que A, avec le prédicat A. Par une telle proposition, il n'est pas encore dit, si A est effectivement posé, par conséquent s'il est posé avec un quelconque prédicat. En revanche la proposition : Je suis Je, est valable inconditionnellement et absolument, car elle est identique à la proposition X (i.e. populairement exprimé : Moi, qui pose A à la place du prédicat, conformément au terme qui a été posé à la place de sujet, je connais nécessairement mon acte de position comme sujet, c'est-à-dire moi-même, réfléchis nécessairement sur moi et suis pour moi identique (éd. C)) ; elle est valable non seulement quant à la forme, mais encore quant au contenu. Dans cette proposition le Moi est posé avec le prédicat de l'identité avec soi-même, non pas conditionnellement, mais absolument ; ainsi il est posé, et cette proposition peut être exprimée également de cette façon : Je suis. Cette proposition : Je suis, n'est jusqu'à présent fondée que sur un fait et n'a d'autre valeur que celle d'un fait. Si la proposition A = A (ou plus précisément ce qui est absolument posé dans cette proposition = X) doit être certaine, la proposition : Je suis, doit être également certaine. Or c'est un fait de la conscience empirique — nous sommes obligés de tenir X pour absolument certain ; de même doit-il en être pour la proposition : Je suis — sur laquelle X se fonde. C'est donc le principe d'explication de tous les faits de la conscience empirique, qu'avant toute position dans le Moi, le Moi lui-même soit posé — (je dis bien : de tous les faits de conscience ; cela dépend de la preuve de la proposition, d'après laquelle X est le fait suprême de la conscience empirique, qui est au fondement de tous les autres faits et enveloppé par ceux-ci ; ceci devrait être accordé sans la moindre preuve, bien que la Doctrine de la science tout entière se consacre à le démontrer.)
6. Revenons au point dont nous étions partis. a) Par la proposition A = A s'effectue un jugement. Conformément au témoignage de la conscience empirique, tout jugement est un acte de l'esprit humain ; il lui faut supposer toutes les conditions de l'action dans la conscience empirique de soi et celles-ci doivent être, pour la réflexion, présupposées comme connues et établies. b) Cet acte est fondé sur quelque chose, à savoir X = je suis, qui n'est pas lui-même fondé sur quelque chose de plus haut. c) Il s'ensuit que l'absolument posé et fondé sur lui-même — est fondement d'un certain acte de l'esprit humain (la Doctrine de la science montrera qu'il est fondement de tout acte de l'esprit humain), c'est-à-dire de son pur caractère ; le pur caractère de l'activité en soi : abstraction faite de ses conditions empiriques particulières. Ainsi la position du Moi par lui-même est la pure activité de celui-ci. — Le Moi se pose lui-même, et il est en vertu de ce simple poser de soi par soi ; et inversement : le Moi est, et il pose son être, en vertu de son pur être. Il est en même temps le sujet de l'acte et le produit de l'acte ; il est l'action et l'effet de l'activité ; acte et action sont une seule et même chose ; il s'ensuit que le : Je suis exprime un acte, mais le seul qui soit possible, comme le montrera la Doctrine de la science en totalité.
7. [...] Cela rend parfaitement clair le sens en lequel nous usons ici du terme Moi et nous conduit à une définition précise du Moi comme sujet absolu. Ce dont l'être (l'essence) consiste simplement en ce qu'il se pose lui-même comme existant, est le Moi comme sujet absolu. Tout de même qu'il se pose, il est ; et tout de même qu'il est, il se pose ; il s'ensuit que le Moi est nécessairement et absolument pour le Moi. Ce qui n'est pas pour soi, n'est pas un Moi. (Commentaire ! On entend souvent poser la question : qu'étais-je avant de parvenir à la conscience de soi ? La réponse naturelle est la suivante : je n'étais absolument pas ; en effet je n'étais pas Moi. Le Moi n'est que dans la mesure où il est conscient de soi. — La possibilité d'une telle question se fonde sur la confusion du Moi comme sujet et du Moi comme objet de la réflexion du sujet absolu, et cette question est en soi entièrement irrecevable. Le Moi se re-présente lui-même, se saisit dans la forme de la représentation et devient seulement alors quelque chose, un objet ; prise dans cette forme la conscience reçoit un substrat qui est, et cela sans conscience effective, et qui est même imaginé comme un corps. On imagine un tel état de choses et l'on pose la question : qu'était donc auparavant le Moi ? ; c'est-à-dire : quel est le substrat de la conscience ? Mais ce faisant et sans y prendre garde, on pense également le sujet absolu comme intuitionnant ce substrat ; on pense donc sans y prendre garde également à ce dont on a prétendu faire abstraction ; et l'on se contredit soi-même. On ne peut rien penser, sans penser également à son Moi, comme conscient de lui-même ; on ne peut jamais faire abstraction de la conscience de soi : il s'ensuit que toutes les questions du type de la précédente ne méritent pas de réponse ; car, si l'on se comprend bien soi-même, elles ne peuvent pas même être posées.)
8. Si le Moi n'est qu'autant qu'il se pose, il n'est aussi que pour le sujet posant, et il ne pose que pour le Moi existant. — Le Moi est pour le Moi — s'il se pose lui-même absolument, de même qu'il est, alors il se pose nécessairement et est nécessairement pour le Moi. Je ne suis que pour Moi : mais je suis nécessairement pour Moi, (tandis que je dis : pour Moi, je pose déjà mon être.)
9. Se poser soi-même et être, si l'on en fait usage comme expressions au sujet du Moi, sont totalement identiques. La proposition : Je suis, parce que je me suis posé moi-même, peut donc être aussi formulée : Je suis absolument parce que je suis. De plus le Moi se posant et le Moi étant sont totalement identiques, une seule et même chose. Le Moi est tel qu'il se pose lui-même et il se pose lui-même comme cela même qu'il est. Ainsi : Je suis absolument, ce que je suis.
10. La formule suivante serait l'expression immédiate de l'acte que l'on a explicité jusqu'ici : Je suis absolument, c'est-à-dire : Je suis absolument parce que je suis ; et je suis absolument ce que je suis ; ces deux affirmations étant pour le Moi. * * *
[ Le Moi fonde la réalité ] [...] la simple forme qui est donnée avec ce contenu, la forme de l'inférence nécessaire de l'être-posé à l'être ; on obtient comme principe de la logique la proposition A = A, qui ne peut être démontrée et déterminée que par la Doctrine de la science. Démontrée : A = A, parce que le Moi, qui a posé A, est le même que celui dans lequel il est posé ; déterminée : tout ce qui est, n'est que pour autant qu'il est posé dans le Moi et en dehors du Moi il n'est rien. Dans la proposition précédente il n'y a pas de A possible (pas de chose), qui puisse être autre qu'un A posé dans le Moi. Si l'on fait de plus abstraction de tout jugement comme acte déterminé, et qu'on ne considère que la nature de cette action de l'esprit humain manifestée dans cette forme, on obtient la catégorie de réalité. Tout ce à quoi la proposition A = A est applicable possède, en tant que cette proposition peut lui être appliquée, une réalité. Ce qui est posé, par la simple position d'une chose quelconque (d'un être posé dans le Moi), est en celle-ci réel et constitue son être. p. 24-26 Le second principe ne peut pas plus que le premier, et pour les mêmes raisons, être déduit et prouvé. Nous partirons donc, comme précédemment d'un fait de la conscience empirique et nous lui appliquerons du même droit une méthode identique.
1. La proposition : -A n'est pas = A, sera sans doute reconnue et posée comme absolument certaine par chacun et il n'est pas vraisemblable qu'on en exige une preuve. [...]
6. Si un terme quelconque -A doit être posé, il faut aussi qu'un terme A soit posé. D'un certain point de vue par conséquent l'acte d'opposition est conditionné. En effet la possibilité d'un acte dépend ici d'un autre acte ; l'acte d'opposition est ainsi, comme acte en général, conditionné dans sa matière ; c'est un acte qui est lié à une autre action. Mais en revanche : que l'on agisse ainsi et non pas autrement, est inconditionné ; l'action est inconditionnée selon sa forme (dans son « comment »). (L'acte d'opposition n'est possible que sous la condition de l'unité de la conscience du posant et de l'op-posant. Si la conscience de la première action n'était pas liée avec la conscience de la seconde, cette seconde action ne serait pas un acte d'opposition, mais un pur acte de position. Il n'est d'acte d'opposition que par un rapport à un acte de position.)
7. Jusqu'à présent nous n'avons parlé que de l'action en tant qu'action, que de la modalité d'action qu'elle constitue ; nous en venons à présent au produit de celle-ci = -A. Dans -A nous pouvons distinguer deux choses : sa forme et sa matière. Par la forme l'existence d'un contraire en général (c'est-à-dire du contraire d'un X quelconque) est déterminée. Si d'autre part -A est opposé à un A déterminé, il possède une matière, mais il n'est rien de déterminé. 8. La forme de -A est absolument déterminée par l'action ; c'est un contraire, parce qu'il est le produit d'un acte d'opposition ; sa matière est déterminée par A ; il n'est pas ce qu'est A et toute son essence consiste à ne pas être ce qu'est A. — Je sais de -A qu'il est le contraire d'un A quelconque. Mais ce qu'est ou n'est pas ce terme -A, dont je sais qu'il est un contraire, je ne puis l'apprendre qu'à la condition de connaître A.
9. Originairement rien n'est posé, sinon le Moi ; et celui-ci est seul absolument posé. En conséquence c'est par rapport au Moi seulement qu'une opposition absolue est possible. Dès lors l'opposé au Moi est = Non-Moi.
10. De même qu'il est certain que la reconnaissance de la certitude absolue de la proposition : -A n'est pas = A, compte parmi les faits de la conscience empirique, de même il est certain qu'au Moi un Non-Moi est opposé. Tout ce qui a été dit au sujet de l'acte d'opposition en général est dérivé de cette opposition originaire et par conséquent vaut pour celle-ci originairement : cet exposé est absolu selon la forme, il est conditionné quant à sa matière. Ainsi l'on aurait déterminé le second principe de tout savoir humain. [...] 3. Limitation réciproque du Moi et du Non-Moi p. 28-30, 36 [...]
B. [...] 4. [...] le Moi et le Non-Moi en tant qu'opposés doivent pouvoir être posés ensemble, sans se nier l'un l'autre. Les contraires indiqués doivent pouvoir être compris dans l'identité de la conscience une.
5. Comment ceci doit-il se faire et de quelle façon est-ce possible, cela n'est en rien déterminé ; la réponse ne se trouve pas dans la question et ne saurait en être dégagée. Nous devons donc, comme précédemment, faire une expérience et nous demander : comment A et -A, être et non-être, réalité et négation peuvent-ils être pensés ensemble, sans se nier et se supprimer ?
6. On ne doit pas s'attendre à ce que quelqu'un réponde à cette question autrement que de la façon suivante : ils doivent se limiter réciproquement. Par conséquent, si cette réponse est juste, l'action Y serait une limitation des deux termes opposés l'un par l'autre ; et X désignerait les limites. [...]
8. Limiter quelque chose signifie : en supprimer la réalité par négation non pas en totalité, mais en partie. Par conséquent, outre les concepts de réalité et de négation, le concept de limite contient celui de la divisibilité (c'est-à-dire : la possibilité d'être quantité, et non pas le concept d'une quantité déterminée). Ce concept est le X cherché, et par l'action Y, par conséquent, Moi et Non-Moi sont posés absolument comme divisibles. [...]
C. Il nous faut à présent simplement nous demander si la tâche indiquée est réellement résolue par l'action que nous avons déterminée et si tous les contraires sont conciliés. 1. La première conclusion prend le sens suivant : le Moi n'est pas posé dans le Moi, si l'on considère les parties de la réalité par lesquelles est posé le Non-Moi. Une partie de la réalité, c'est-à-dire celle qui est attribuée au Non-Moi, est niée dans le Moi. Cette proposition ne contredit pas la seconde conclusion. Dans la mesure où le Non-Moi est posé, le Moi doit être aussi posé : en effet, l'un et l'autre, sont posés comme divisibles en général, selon la réalité qui leur appartient. Ce n'est que maintenant qu'il est possible de dire du Moi et du Non-Moi, grâce au concept qui a été établi, que tous les deux sont quelque chose. Le Moi absolu du premier principe n'est pas quelque chose : il n'a pas de prédicat et n'en peut avoir aucun ; il est absolument ce qu'il est et ceci ne peut être expliqué. À présent, grâce à notre concept, toute la réalité est dans la conscience ; et la part de celle-ci qui n'appartient pas au Moi revient au Non-Moi et inversement. Le Non-Moi en tant qu'opposé au Moi absolu (il ne peut être opposé en soi au Moi absolu, mais simplement en tant qu'on se le représente, comme nous aurons l'occasion de le montrer) n'est absolument rien ; opposé au Moi limitable, le Non-Moi est grandeur négative. 2. Le Moi doit être égal à lui-même et cependant opposé aussi à lui-même. Mais c'est par rapport à la conscience qu'il est égal à lui-même, la conscience étant une : dans cette conscience le Moi absolu est posé comme indivisible ; le Moi, au contraire, auquel est opposé le Non-Moi, est posé comme divisible. Il s'ensuit que le Moi, dans la mesure où un Non-Moi lui est opposé, est lui-même opposé au Moi absolu. Dès lors tous les contraires sont conciliés, sans que soit niée l'unité de la conscience ; ceci fournit en même temps la preuve que le concept qui a été établi est bien fondé.
D. Puisque, selon notre hypothèse, qui ne sera démontrée que par l'achèvement d'une Doctrine de la science, il ne peut y avoir que [trois principes] : l'un absolument inconditionné, le second conditionné dans son contenu, et le troisième conditionné dans sa forme, il est impossible qu'il y ait un autre principe que ceux qui ont été établis. Ainsi se trouve épuisé l'ensemble de ce qui est certain inconditionnellement et absolument ; je l'exprimerai dans la formule suivante : J'oppose dans le Moi un Non-Moi divisible au Moi divisible. Aucune philosophie ne dépasse cette connaissance ; mais toute philosophie sérieuse doit remonter jusqu'à cette connaissance ; le fait-elle — elle devient une Doctrine de la science. À partir de maintenant tout ce qui doit constituer le système de l'esprit humain doit pouvoir être dérivé de ce qui a été établi. [...] 8. [...] le Moi et le Non-Moi sont identifiés et opposés par le concept de limitation réciproque, de même ils sont tous deux quelque chose dans le Moi (accidents), en tant que substance divisible ; ils sont posés par le Moi, comme sujet absolu, non limitable, et auquel rien ne peut être identifié ni opposé. — Aussi bien pour cette raison tous les jugements, dont le sujet logique est le Moi limitable, déterminable, ou quelque chose qui détermine le Moi, doivent être limités et déterminés par quelque chose de plus élevé ; mais tous les jugements, dont le sujet logique est le Moi absolu et indéterminable, ne peuvent être déterminé par rien de plus élevé, parce que le Moi absolu ne peut être déterminé par rien de plus élevé ; ils doivent donc être absolument fondés et déterminés par eux-mêmes. L'essence de la philosophie critique consiste dans la position d'un Moi absolu, inconditionné et non déterminable par quelque chose de plus élevé et si cette philosophie procède de façon conséquente à partir de ce principe, elle devient Doctrine de la science. [...] Fondation du savoir pratique [Choc ontologique] p. 124 Nous prendrons pour examiner cette antithèse la voie la plus brève et suivant laquelle également, d'un point de vue supérieur, la proposition fondamentale de toute Doctrine de la science pratique : Le Moi se pose comme déterminant le Non-Moi, peut être prouvée comme admissible et recevoir dès l'abord une valeur plus haute qu'une valeur simplement problématique. Le Moi en général est Moi ; en vertu de son auto-position il est un Moi un et identique (§ 1). Dans la mesure particulièrement où le Moi est représentant ou est une Intelligence, il est aussi, en tant que tel, parfaitement un : un pouvoir de représentation soumis à des lois nécessaires ; mais il n'est pas un et identique avec le Moi absolu, inconditionnellement posé par soi-même. En effet le Moi comme Intelligence, dans la mesure même où il est déjà tel, est à l'intérieur de cette sphère déterminé par lui-même selon ses déterminations particulières ; d'autre part il n'y a rien en lui que ce qu'il pose en lui-même et dans notre théorie nous avons énergiquement réfuté l'opinion d'après laquelle quelque chose pourrait survenir dans le Moi, tandis que celui-ci demeurerait purement passif. Toutefois cette sphère elle-même en général, et considérée en elle-même, n'est pas par rapport au Moi posée par elle-même, mais par quelque chose d'extérieur au Moi ; nous avons vu que si la nature et le mode de la représentation sont bien déterminés par le Moi, le fait qu'en général le Moi soit représentant n'est pas déterminé par le Moi, mais par quelque chose qui lui est extérieur. En effet nous ne pouvions concevoir d'aucune manière la représentation en général comme possible, si ce n'était en présupposant qu'un choc s'effectuait sur l'activité du Moi allant à l'infini et se portant dans l'indéterminé. Il s'ensuit que le Moi, comme Intelligence en général, est dépendant d'un Non-Moi indéterminé et jusqu'à maintenant entièrement indéterminable ; et ce n'est que par la médiation d'un tel Non-Moi qu'il est Intelligence. (Celui qui pressentira le sens profond et les larges conséquences de cette expression sera pour moi un lecteur bien agréable et je voudrais qu'il poursuive sa réflexion posément selon la manière qui lui est propre. — Un être fini n'est fini que comme Intelligence ; la législation pratique qui doit lui être commune avec l'être infini ne peut pas dépendre de quelque chose qui lui soit extérieur. Quant à ceux qui ont acquis l'art de flairer l'athéisme, quand ce n'est rien de plus, dans quelques grandes lignes d'un système entièrement nouveau et qu'ils sont incapables de dominer, ils sont invités à s'arrêter à cette explication et à voir ce qu'ils pourraient bien en faire.) [...] p. 129-130 Dans la mesure où le Moi se pose comme infini, son activité (de position) s'applique au Moi lui-même et non pas à quelque chose d'autre qu'au Moi. Toute son activité s'applique au Moi et cette activité est le fondement et la sphère de l'être en totalité. Il s'ensuit que le Moi est infini pour autant que son activité se réfléchit en elle-même et en ce sens que son activité est elle aussi infinie, étant donné que son produit, le Moi, est infini. (Produit infini, activité infinie ; activité infinie, produit infini ; c'est là un cercle, mais qui n'a rien de vicieux, puisque c'est celui-là même dont la raison ne peut sortir et que ce qui est absolument certain par soi et pour soi est exprimé par ce cercle. Le produit, l'activité et le sujet de l'activité sont ici identiques (§ 1) et nous ne les distinguons que pour pouvoir nous exprimer.) Seule la pure activité du Moi, seul le Moi pur sont infinis. L'activité pure est celle qui n'a pas d'objet, mais qui se réfléchit en elle-même. Dans la mesure où le Moi a des bornes, et d'après ce qui précède, se pose à l'intérieur de celles-ci, son activité (de position) ne s'applique pas immédiatement à lui-même, mais à un Non-Moi qui doit être opposé. Elle n'est donc plus une activité pure, mais objective (activité qui pose pour soi un ob-jet. Le mot objet désigne parfaitement ce qu'il doit indiquer. Tout objet d'une activité, en tant que tel, est nécessairement quelque chose d'opposé à cette activité, qui se dresse devant et contre elle. S'il n'y a pas de résistance, il n'existe alors en général aucun objet de l'activité et il n'y a pas non plus d'activité objective, et s'il doit y avoir une activité, il s'agit d'une activité pure, retournant en elle-même. Le simple concept de l'activité objective indique donc qu'elle doit rencontrer une résistance et qu'elle est par conséquent limitée.) Ainsi, dans la mesure où son activité est objective, le Moi est fini. |
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Destination de l'homme [ la liberté ] [3] Que je sois destiné à être un homme sage et bon ou un homme fou et vicieux, que je ne puisse rien changer à cette destination, que je ne doive avoir aucun mérite dans le premier cas ni m'imputer aucune faute dans le second, voilà ce qui me remplissait de dégoût et d'effroi. Cette raison de mon être et des déterminations de mon être, située hors de moi-même, dont la manifestation était à son tour déterminée par d'autres raisons hors d'elle, voilà ce qui m'a si violemment rebuté. Cette liberté, qui n'était pas du tout ma propre liberté, mais celle d'une force étrangère hors de moi, et même, en cette force, seulement une liberté conditionnée, seulement une demi-liberté, voilà ce qui ne me suffisait pas. Moi-même, celui dont j'ai conscience comme étant moi-même, comme étant ma personne, et qui apparaît dans ce système comme simple manifestation de quelque chose de supérieur, moi-même, je veux être autonome, non pas être quelque chose en un autre et par un autre, mais pour moi-même ; et je veux, comme tel, être même la raison dernière de mes déterminations. Le rang qu'occupe dans ce système toute force naturelle originaire, je veux moi-même l'occuper, avec cette seule différence que la modalité de mes manifestations ne doit pas être déterminée par des forces étrangères. Tout comme ces forces naturelles, et afin de me manifester d'une manière infiniment diversifiée, je veux posséder une force interne propre ; une force interne qui se manifeste précisément telle qu'elle se manifeste, uniquement parce que c'est ainsi qu'elle se manifeste ; et non, comme ces forces naturelles, parce qu'elles se manifestent précisément sous ces conditions extérieures. Quel peut donc être, conformément au voeu que je formule, le centre de cette force particulière du moi, le siège qui lui revient en propre ? Ce n'est manifestement pas mon corps, que je considère volontiers, du moins quant à son être et même si je m'y refuse quant à ses autres déterminations, comme une manifestation des forces naturelles ; ce ne sont pas non plus mes penchants sensibles, que je tiens pour un rapport de ces forces à ma conscience. C'est par conséquent mon penser et mon vouloir. Je veux vouloir avec liberté d'après un concept de fin librement esquissé, et cette volonté, comme raison dernière qui n'est déterminée par aucune raison spirituelle possible, doit tout d'abord mouvoir et former mon corps et, par l'intermédiaire de celui-ci, le monde qui m'entoure. Ma force naturelle active doit seulement se soumettre à ma volonté et n'être mise en mouvement par absolument rien d'autre que par elle. C'est ainsi que les choses doivent se passer : il doit y avoir, selon des lois spirituelles, un bien suprême ; je dois être capable de chercher librement ce bien jusqu'à ce que je le trouve, être capable de le reconnaître comme tel lorsque je l'aurai trouvé ; et ce doit être ma faute si je ne l'ai pas trouvé. Je dois pouvoir vouloir ce bien suprême, simplement parce que je le veux ; et si, à la place de ce bien, je veux autre chose, je dois en être tenu pour responsable. C'est à partir de cette volonté que mes actions doivent se produire, et sans elle absolument aucune action ne doit se produire par moi, puisqu'il ne doit y avoir au principe de mes actions nulle autre force possible que ma volonté. C'est alors seulement que ma force, déterminée par la volonté et soumise à elle, interviendra dans la nature. Je veux être le maître de la nature, et celle-ci doit me servir ; je veux avoir sur elle une influence conforme à ma force, mais elle, elle ne doit en avoir aucune sur moi. * * * Voilà le contenu de mes voeux et de mes exigences. Ceux-ci ont été complètement contredits par une recherche qui satisfait mon entendement. Si, d'après les premiers, je dois être indépendant de la nature et, en général, d'une quelconque loi que je ne me donnerais pas moi-même, je suis, d'après la seconde, un maillon de part en part déterminé dans la chaîne de la nature. La question est de savoir si une liberté comme celle que je souhaite est seulement pensable, et, si elle devait l'être, s'il ne se trouve pas, dans une réflexion complètement achevée, des raisons qui me contraignent à l'admettre comme effective, et à me l'attribuer — par quoi l'issue de la précédente recherche serait réfutée. Que je veuille être libre de la manière que je viens d'indiquer, cela signifie la chose suivante : je veux me faire moi-même ce que je serai. Il me faudrait en conséquence — c'est là ce qu'il y a de plus surprenant et à première vue de tout à fait absurde dans ce concept —, il me faudrait en conséquence être déjà d'un certain point de vue ce que je dois devenir, avant même de l'être, afin de pouvoir seulement me faire être ce que je serai ; il me faudrait avoir un double mode d'être, tel que le premier contienne la raison d'une détermination du second. Or, si j'examine à ce propos la conscience immédiate que j'ai de moi-même dans le vouloir, je découvre ceci : j'ai connaissance de multiples possibilités d'agir, entre lesquelles je puis, me semble-t-il, choisir celle que je veux. Je parcours le cercle de ces possibilités, je l'élargis, je m'en explique le détail, je compare les possibilités entre elles et les pèse attentivement. J'en choisis enfin une entre toutes, je détermine d'après elle ma volonté, et de cette résolution de la volonté s'ensuit une action conforme à elle. Il est donc vrai que, dans le simple acte de penser ma fin, je suis par avance ce que, par la suite et conformément à cet acte de penser, je serai effectivement par le vouloir et l'agir. Je suis par avance, comme être pensant, ce que, en vertu de l'acte de penser, je serai plus tard comme être agissant. Je me fais moi-même : mon être par mon penser ; mon penser absolument par le penser. On peut également présupposer pour un état déterminé d'une manifestation de la simple force naturelle, par exemple une plante, un état d'indéterminité, en lequel est donnée une multiplicité de déterminations que cette force, abandonnée à elle-même, pourrait recevoir. Or, si cette multiplicité de possibles est bien en cette manifestation, s'il ne fait pas de doute qu'elle est fondée en sa force particulière, elle n'est cependant pas pour elle, car elle est incapable d'avoir des concepts et ne peut choisir, c'est-à-dire mettre par elle-même un terme à l'indéterminité. Il faut que ce soient des raisons de détermination extérieures qui la limitent à l'une de ces possibilités, à laquelle elle ne saurait elle-même se limiter. En elle, sa détermination ne peut avoir lieu avant sa détermination, car elle n'a qu'une manière d'être déterminée — celle qui est conforme à son être effectif. C'est certainement pour cette raison que je me suis, ci-dessus, trouvé contraint d'affirmer que la manifestation de toute force devait nécessairement recevoir sa complète détermination de l'extérieur. Je pensais, sans aucun doute, uniquement aux forces qui se manifestent exclusivement par un être, mais sont incapables de conscience. C'est donc également à elles que l'affirmation ci-dessus s'applique sans la moindre réserve. S'agissant des intelligences, cette affirmation est sans fondement, et il me semble donc inconsidéré de l'étendre également à celles-ci. [...] de même qu'est limitée l'efficacité, par elle-même indéterminée, de la plante. Ici, je suis moi-même, indépendant et libre des influences de toutes les forces extérieures ; je suis celui qui met un terme à son indécision et qui se détermine par la connaissance du bien librement produite en soi. * * * [...] Le système de la liberté contente mon coeur, le système opposé le tue et l'anéantit. Rester là, froid et mort, et seulement assister en spectateur au cours des événements, comme un miroir terne des formes fuyantes — cette existence m'est insupportable ; je la refuse et la maudis. Je veux aimer, je veux me perdre en sympathie, me réjouir et m'attrister. L'objet suprême de cette sympathie, je le suis moi-même pour moi-même. Et la seule chose en moi par quoi je puis durablement satisfaire ce besoin de sympathie, c'est mon agir. Je veux tout faire pour le mieux ; je veux me réjouir de moi-même quand j'aurai bien agi ; je veux m'attrister de moi-même, si j'ai mal agi ; et même cette affliction doit m'être douce ; car c'est de la sympathie pour moi-même et le gage d'un amendement futur. C'est dans l'amour seul qu'est la vie ; sans lui, c'est la mort et l'anéantissement. Mais le système opposé se présente, froid et insolent, et tourne cet amour en dérision. À l'entendre, je ne suis pas et je n'agis pas. L'objet de mon inclination la plus intime est une chimère, une grossière illusion qu'il est aisé de faire apparaître comme telle. En lieu et place de moi-même, existe une force étrangère qui m'est entièrement inconnue ; et il m'est complètement indifférent de savoir comment elle se développe. Je reste là, humilié, avec mon penchant sincère et avec ma bonne volonté ; et je rougis, comme d'une folie ridicule, de ce que je reconnais comme le meilleur en moi, de la seule chose pour laquelle je veux être. Ce que j'ai de plus sacré est tourné en dérision. C'est sans aucun doute l'amour de cet amour, l'intérêt pour cet intérêt, qui inconsciemment me poussait autrefois à me tenir d'emblée pour libre et autonome, avant que j'eusse commencé la recherche qui à présent me trouble et me désespère : c'est sans aucun doute à cause de cet intérêt que je développais, au point de la rendre convaincante, une opinion qui n'a pour elle que sa propre concevabilité et le fait que l'opinion contraire est indémontrable ; ce fut cet intérêt qui m'a jusqu'à présent préservé de cette entreprise de vouloir expliquer plus amplement ce que je suis moi-même et ce qu'est ma faculté . Le système opposé, sec et sans coeur, mais intarissable en matière d'explication, explique cet intérêt que je porte à la liberté, cette aversion que j'ai pour l'opinion contraire. Il explique tout ce que je tire de ma conscience contre lui et, chaque fois que je dis qu'il en va de telle et telle manière, il me répond toujours aussi sèchement et impartialement : « Je dis également la même chose, et je te dis en outre les raisons pour lesquelles il en va nécessairement ainsi. » À toutes mes plaintes, il répondra : « En parlant de ton coeur, de ton amour, de ton intérêt, tu te tiens au point de vue de la conscience immédiate de ton Soi ; et tu l'avoues en disant que tu es toi-même l'objet suprême de ton intérêt. Comme chacun sait, et comme nous l'avons déjà exposé ci-dessus, ce Toi, auquel tu t'intéresses si vivement dans la mesure où il n'est pas une activité efficace, est du moins une tendance de ta nature interne particulière ; or, chacun sait également que toute tendance, aussi certainement qu'elle est une tendance, retourne en elle-même et s'efforce d'agir efficacement ; et l'on peut en conséquence concevoir que cette tendance doive nécessairement se manifester dans la conscience comme un amour et un intérêt pour un agir efficace libre et propre. Si tu quittes le point de vue étroit de la conscience de soi pour te transporter au point de vue supérieur où l'on embrasse l'univers du regard, et où tu t'es promis de prendre place, alors il sera clair pour toi que ce que tu appelais ton amour n'est pas ton amour, mais un amour étranger : savoir l'intérêt de la force naturelle originaire en toi pour se conserver elle-même comme telle. Et cesse donc d'invoquer ton amour ; car, même si, par ailleurs, cet amour pouvait prouver quoi que ce soit, ici, tu as tort de le présupposer. Tu ne t'aimes pas, car tu n'es absolument pas ; c'est la nature en toi qui s'intéresse à sa propre conservation. « Tu admets sans discussion que, bien qu'il y ait dans la plante une tendance propre à croître et à se former, l'efficacité déterminée de cette tendance dépend pourtant de forces situées hors de la plante. Prête un instant de la conscience à cette plante, c'est alors avec intérêt et amour qu'elle sentira en elle sa tendance à croître. Convaincs-la par des arguments rationnels que cette tendance n'arrive à rien pour soi, mais que la mesure de sa manifestation lui est toujours déterminée par quelque chose d'extérieur ; elle parlera peut-être comme tu viens de parler ; elle se conduira d'une manière qui est excusable chez une plante, mais qui ne convient nullement à un produit supérieur de la nature comme toi, à un produit de la nature qui pense le Tout de la nature. » Que puis-je objecter à cette représentation ? Si je prends appui sur cette représentation, si je me place à ce fameux point de vue d'où j'embrasse l'univers, alors il me faut sans aucun doute rougir et me taire. La question est donc de savoir si je dois en général me placer à ce point de vue ou me tenir à l'intérieur du domaine de la conscience de soi immédiate ; si la connaissance doit être subordonnée à l'amour ou l'amour à la connaissance. La première hypothèse a mauvaise réputation chez les gens sensés ; en me ravissant à moi-même, la seconde me rend indescriptiblement malheureux. Je ne puis faire la première hypothèse sans m'apparaître à moi-même comme irréfléchi et déraisonnable ; je ne puis faire la seconde sans m'anéantir moi-même. Je ne puis rester indécis : de la réponse à cette question dépendent toute ma tranquillité et toute ma dignité. Il m'est tout aussi impossible de me décider ; je n'ai absolument aucune raison de me décider en faveur de l'une ou l'autre hypothèse. Insupportable état d'indécision et d'irrésolution ! Il a fallu que je sois jeté en toi par la meilleure et la plus courageuse résolution de ma vie ! Quelle puissance peut me sauver de toi, quelle puissance peut me sauver de moi-même ? |
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Nos représentations [4] Portez votre attention sur vous-mêmes ; détachez votre regard de tout ce qui vous entoure et reportez-le sur votre intériorité ; telle est la première exigence que la philosophie impose à ses apprentis. Il n'est jamais parlé de ce qui est hors de vous, mais uniquement de vous-mêmes. Aussi l'introspection la plus fugitive permettra à chacun de saisir une différence fondamentale dans la diversité des déterminations immédiates de sa conscience, ce que nous pouvons aussi nommer nos représentations. Les unes nous apparaissent comme pleinement dépendantes de notre liberté, mais il nous est impossible de croire que leur corresponde quelque chose d'extérieur à nous, d'indépendant de nous. Notre imagination, notre volonté nous apparaît comme libre. Quant aux autres, nous les rapportons à une vérité qui doit être établie, indépendamment de nous, comme à leur modèle ; et sous la condition qu'elles doivent s'accorder avec cette vérité, nous nous trouvons liés à la détermination de ces représentations. Dans la connaissance, nous ne nous considérons pas comme libres en ce qui concerne leur contenu. Bref, nous pouvons dire que nos premières représentations sont dérivées du sentiment de la liberté, les secondes du sentiment de la nécessité. Rationnellement, on ne peut pas se demander pourquoi les représentations qui dépendent de notre liberté sont ainsi déterminées et non autrement ; car en posant qu'elles dépendent de la liberté, on dérive le principe de tout usage du concept ; elles sont telles parce que je les ai déterminées ainsi, et j'aurais pu les déterminer autrement si j'avais voulu qu'elles fussent autres. Mais il est une question qui mérite réflexion : quel est le fondement du système des représentations dérivées du sentiment de nécessité, et celui de ce sentiment de nécessité lui-même ? Répondre à cette question est le problème de la philosophie ; et il n'y a, à mon avis, que la philosophie comme science qui puisse résoudre ce problème. Le système des représentations dérivées du sentiment de la nécessité, c'est ce que l'on nomme aussi l'expérience interne aussi bien qu'externe. La philosophie doit donc indiquer — pour le dire autrement — le fondement de toute expérience. |
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[1] Fichte, La Destination de l'homme, GF © 1995, p. 84-87. [2] Fichte, Doctrine de la science 1794-1797 - Oeuvres choisies de philosophie première, Vrin © 1999. [3] Fichte, La Destination de l'homme, GF © 1995, p. 73-81. [4] Fichte, La Théorie de la science, 1804, Première introduction à la Théorie de la science, PUF (tr. A. Philonenko). Extrait de Denis Huisman et Marie-Agnès Malfray, Les pages les plus célèbres de la philosophie occidentale de Socrate à nos jours, Librairie Académique Perrin © 2000, p. 284-285. |
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