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1976 |
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Les Mèmes, nouveaux réplicateurs [1] |
Chapitre XI La transmission culturelle est analogue à la transmission génétique dans la mesure où, bien qu'elle soit fondamentalement conservatrice, elle peut donner lieu à une forme d'évolution. Rabelais ne pourrait tenir une conversation avec un Français contemporain même s'ils étaient unis par une chaîne ininterrompue de quelque vingt générations de Français, dont chacun pourrait parler à son voisin immédiat dans la chaîne comme un fils parle à son père. Le langage semble « évoluer » par des moyens non génétiques et à une vitesse dont l'importance dépasse celle de l'évolution génétique. [...] Seule notre propre espèce montre réellement ce que peut faire l'évolution culturelle. Le langage n'est qu'un exemple parmi d'autres. Les modes en matière de vêtements et de régimes, les cérémonies et les coutumes, l'art et l'architecture, l'électronique et la technologie, évoluent tous dans l'histoire d'une manière qui ressemble à une évolution génétique en accéléré, mais qui n'a réellement rien à voir avec cette évolution génétique. Pourtant, comme dans celle-ci, des changements progressifs peuvent se produire. [...] [...] il nous faut commencer par rejeter le gène comme seul fondement de nos idées sur l'évolution. Je suis un darwinien enthousiaste, mais je pense que le darwinisme est une théorie trop vaste pour être réduite au contexte étroit du gène. Le gène ne constituera qu'une analogie dans mon exposé, et rien de plus. Qu'y a-t-il à présent de si spécial à propos des gènes ? La réponse réside dans le fait que ce sont des réplicateurs. Les lois de la physique sont supposées vraies pour tout l'univers accessible. Certains principes de biologie peuvent-ils avoir une valeur universelle ? Lorsque des astronautes partent en voyage pour de lointaines planètes, ils peuvent espérer découvrir des créatures étranges et surnaturelles, difficilement imaginables. Qu'y a-t-il de vrai dans la vie, où qu'elle se trouve et quelles que soient ses bases chimiques ? S'il existe des vies dont la constitution chimique est basée sur le silicium plutôt que sur le carbone, ou sur l'ammoniac plutôt que sur l'eau, si l'on découvre des créatures qui entrent en ébullition et meurent à -100°C, si l'on trouve une forme de vie fondée non pas sur la chimie, mais sur des circuits électroniques, existera-t-il encore un principe général applicable à toute forme de vie ? Je n'en sais rien, mais s'il fallait parier je miserais sur un seul principe fondamental : la loi selon laquelle toute vie évolue par la survie différentielle d'entités qui se répliquent. [...] [...] Je pense qu'un nouveau type de réplicateur est apparu récemment sur notre planète ; il nous regarde bien en face. C'est encore un enfant, il se déplace maladroitement dans la soupe originelle, mais subit déjà un changement évolutionnaire à une cadence qui laisse les vieux gènes pantelants et loin derrière. La nouvelle soupe est celle de la culture humaine. Nous avons besoin d'un nom pour ce nouveau réplicateur, d'un nom qui évoque l'idée d'une unité de transmission culturelle ou d'une unité d'imitation. « Mimème » vient d'une racine grecque, mais je préfère un mot d'une seule syllabe qui sonne un peu comme « gène », aussi j'espère que mes amis, épris de classicisme, me pardonneront d'abréger mimème en mème. Si cela peut vous consoler, pensons que mème peut venir de « mémoire » ou du mot français « même » qui rime avec « crème » (qui veut dire le meilleur, le dessus du panier). On trouve des exemples de mèmes dans la musique, les idées, les phrases clés, la mode vestimentaire, la manière de faire des pots ou de construire des arches. Tout comme les gènes se propagent dans le pool génique en sautant de corps en corps par le biais des spermatozoïdes et des ovocytes, les mèmes se propagent dans le pool des mèmes, en sautant de cerveau en cerveau par un processus qui, au sens large, pourrait être qualifié d'imitation. Si un scientifique, dans ce qu'il lit ou entend, trouve une bonne idée, il la transmet à ses collègues et à ses étudiants, la mentionnant dans ses articles et dans ses cours. Si l'idée éveille de l'intérêt, on peut dire qu'elle se propage elle-même d'un cerveau à l'autre. Comme mon collègue N. K. Humphrey l'a résumé clairement : « [...] les mèmes devraient être considérés techniquement comme des structures vivantes, et non pas simplement comme des métaphores. Lorsque vous plantez un mème fertile dans mon esprit, vous parasitez littéralement mon cerveau, le transformant ainsi en un véhicule destiné à propager le mème, exactement comme un virus peut parasiter le mécanisme génétique d'une cellule hôte. Ce n'est pas seulement une façon de parler. Le mème pour, par exemple, "la croyance en la vie après la mort" existe physiquement à plusieurs millions d'exemplaires, comme l'est une structure dans le système nerveux humain. » Considérez l'idée même de Dieu. Nous ne savons pas comment elle est arrivée dans le pool mémique. Elle tire probablement son origine de nombreuses « mutations » indépendantes. En tout cas, elle est évidemment très ancienne. Comment se réplique-t-elle ? Par la tradition orale et écrite, avec, en plus, la grande musique et les arts. Pourquoi a-t-elle une valeur de survie si élevée ? Rappelez-vous que « valeur de survie » ne signifie pas ici la valeur d'un gène dans le pool génique, mais la valeur d'un mème dans le pool mémique. La question signifie en réalité : qu'est-ce qui dans l'idée même de Dieu lui donne sa stabilité et un tel pouvoir de pénétration dans l'environnement culturel ? La valeur de survie du mème Dieu dans le pool mémique provient de son énorme attrait psychologique. Il fournit une réponse superficiellement plausible à des questions profondes et troublantes sur l'existence. Il suggère que les injustices de ce monde peuvent être rectifiées dans l'autre. Les « bras éternels » forment un écran protecteur face à nos incapacités qui, comme le placebo d'un médecin, n'en sont pas moins efficaces, même s'ils sont imaginaires. Ce sont quelques-unes des raisons pour lesquelles l'idée de Dieu a été si expressément copiée par des générations de cerveaux individuels. Dieu existe même s'il n'a que la forme d'un mème ayant une valeur de survie élevée ou... un pouvoir infectieux très virulent dans l'environnement fourni par la culture humaine. [...] [...] Dès que la soupe originelle a rassemblé les conditions nécessaires pour faire des copies d'eux-mêmes, les réplicateurs ont pris le relais. Pendant plus de trois milliards d'années, l'ADN a été le seul réplicateur qu'il valait la peine de mentionner dans le monde. Mais il ne gardera pas nécessairement indéfiniment ce monopole. À chaque fois que les conditions seront rassemblées pour qu'un nouveau réplicateur puisse faire des copies de lui-même, ces nouveaux réplicateurs prendront le relais et commenceront à leur tour une nouvelle évolution. Une fois que cette évolution aura commencé, elle ne sera en aucune façon l'esclave de la première. L'ancienne évolution due à la sélection par les gènes, et grâce à la fabrication de cerveaux, fournit une « soupe » dans laquelle les premiers mèmes ont fait leur apparition. Une fois répliqués, les mèmes se sont répandus, et leur propre type d'évolution, plus rapide, a pris son essor. Nous, biologistes, avons si profondément assimilé l'idée d'évolution génétique que nous avons tendance à oublier qu'il ne s'agit que de l'un des nombreux types possibles d'évolution. L'imitation au sens large est la façon dont les mèmes peuvent se répliquer. Mais, de même qu'il existe des gènes qui n'arrivent pas à se répliquer correctement, certains mèmes réussissent mieux dans le pool mémique que d'autres. C'est analogue à la sélection naturelle. J'ai parlé d'exemples particuliers de qualités qui rendent la valeur de survie élevée parmi les mèmes. Mais en général ce doivent être les mêmes que celles discutées à propos des réplicateurs du chapitre 2 : longévité, fécondité et fidélité de copie. [...] [...] Un « mème-idée » pourrait être défini comme une entité capable d'être transmise d'un cerveau à un autre. [...] [...] En aucun cas nous ne nous en faisons une image mystique. [...] [...] Les ordinateurs dans lesquels les mèmes vivent sont les cerveaux humains. Le temps y est certainement un facteur plus limitatif que la mémoire, et il est l'enjeu d'une compétition importante. Le cerveau humain, et le corps qui le contrôle, ne peut pas faire plus que une ou un petit nombre de choses à la fois. Si un mème veut dominer l'attention du cerveau humain, il doit le faire aux dépens de ses concurrents « rivaux ». Il y a d'autres valeurs pour lesquelles les mêmes entrent en compétition ; ce sont, par exemple, le temps de radio et de télévision, l'espace de mouillage, les centimètres de colonnes dans les journaux et les espaces sur les étagères de bibliothèques. [...] [...] Quand nous mourons, nous laissons derrière nous les gènes et les mèmes. Nous avons été construits comme des machines à gènes, créés pour les transmettre. Dans trois générations, personne ne se souviendra plus de l'air que nous avions. Votre fils et votre petit-fils peuvent vous ressembler par les traits du visage, leurs dons musicaux ou la couleur de leurs cheveux, mais à chaque génération la contribution de vos gènes est réduite de moitié. Avant longtemps, elle atteindra une proportion négligeable. Nos gènes sont immortels, mais la collection des gènes qui forme chacun de nous est vouée à la disparition. Elizabeth II est la descendante directe de Guillaume le Conquérant, mais il est probable qu'elle n'a pas un seul des gènes de l'ancien roi. Il est inutile de rechercher l'immortalité dans la reproduction. Mais si vous contribuez à la culture du monde, si vous avez une bonne idée, si vous composez un chant, inventez une bougie pour un moteur, écrivez un poème, ils resteront intacts bien longtemps après que vos gènes se seront dissous dans le pool commun. Un ou deux gènes de Socrate peuvent ou non être vivants aujourd'hui, mais, comme G. C. Williams l'a fait remarquer, cela n'intéresse personne. Par contre, les complexes des mèmes de Socrate, Léonard de Vinci, Copernic et Marconi sont toujours bien présents. [...] Nous n'avons pas à rechercher des valeurs biologiques conventionnelles de survie pour des caractéristiques telles que la religion, la musique ou la danse rituelle, bien que celles-ci puissent y être également présentes. Une fois que les gènes auront pourvu leurs machines à survie d'un cerveau capable d'imiter rapidement, les mèmes prendront immédiatement le contrôle. Nous n'avons même pas à énoncer un avantage génétique de l'imitation bien que cela aiderait sûrement. Tout ce qui est nécessaire, c'est que le cerveau soit capable d'imitation : les mèmes évolueront ensuite pour exploiter à plein cette capacité. [...] [...] Nous sommes construits pour être des machines à gènes et élevés pour être des machines à mèmes, mais nous avons le pouvoir de nous retourner contre nos créateurs. Nous sommes les seuls sur terre à pouvoir nous rebeller contre la tyrannie des réplicateurs égoïstes. |
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Richard Dawkins, Le Gène égoïste, Odile Jacob © 1996-2003,
pp. 257-272. |
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