EXISTENTIALISME 

Cioran

 

Texte fondateur

1973

De l'inconvénient d'être né

SOMMAIRE

Emil Cioran : 1911-1995

De l'inconvénient d'être né

Emil Cioran : 1911-1995[1]

De l'inconvénient d'être né[2]

p. 10

Nous ne courons pas vers la mort, nous fuyons la catastrophe de la naissance, nous nous démenons, rescapés qui essaient de l'oublier. La peur de la mort n'est que la projection dans l'avenir d'une peur qui remonte à notre premier instant.

Il nous répugne, c'est certain, de traiter la naissance de fléau : ne nous a-t-on pas inculqué qu'elle était le souverain bien, que le pire se situait à la fin et non au début de notre carrière ? Le mal, le vrai mal est pourtant derrière, non devant nous. C'est ce qui a échappé au Christ, c'est ce qu'a saisi le Bouddha : « Si trois choses n'existaient pas dans le monde, ô disciples, le Parfait n'apparaîtrait pas dans le monde... » Et, avant la vieillesse et la mort, il place le fait de naître, source de toutes les infirmités et de tous les désastres.

p. 12

Je sais que ma naissance est un hasard, un accident risible, et cependant, dès que je m'oublie, je me comporte comme si elle était un événement capital, indispensable à la marche et à l'équilibre du monde.

*

Avoir commis tous les crimes, hormis celui d'être père.

p. 13

Ma faculté d'être déçu dépasse l'entendement. C'est elle qui me fait comprendre le Bouddha, mais c'est elle aussi qui m'empêche de le suivre.

p. 14

Ce que je sais à soixante, je le savais aussi bien à vingt. Quarante ans d'un long, d'un superflu travail de vérification...

p. 18

Quand on a usé l'intérêt que l'on prenait à la mort, et qu'on se figure n'avoir plus rien à en tirer, on se replie sur la naissance, on se met à affronter un gouffre autrement inépuisable...

p. 19

Je réagis comme tout le monde et même comme ceux que je méprise le plus ; mais je me rattrape en déplorant tout acte que je commets, bon ou mauvais.

*

La clairvoyance est le seul vice qui rende libre — libre dans un désert.

p. 26

À mesure qu'on accumule les années, on se forme une image de plus en plus sombre de l'avenir. Est-ce seulement pour se consoler d'en être exclu ? Oui en apparence, non en fait, car l'avenir a toujours été atroce, l'homme ne pouvant remédier à ses maux qu'en les aggravant, de sorte qu'à chaque époque l'existence est bien plus tolérable avant que ne soit trouvée la solution aux difficultés du moment.

p. 27

« Méditez seulement une heure sur l'inexistence du moi et vous vous sentirez un autre homme », disait un jour à un visiteur occidental un bonze de la secte japonaise Kousha.

Sans avoir couru les couvents bouddhiques, combien de fois ne me suis-je pas arrêté sur l'irréalité du monde, donc du moi ? Je n'en suis pas devenu un autre homme, non, mais il m'en est resté effectivement ce sentiment que mon moi n'est réel d'aucune façon, et qu'en le perdant je n'ai rien perdu, sauf quelque chose, sauf tout.

p. 29

Thraces et Bogomiles — je ne puis oublier que j'ai hanté les mêmes parages qu'eux, ni que les uns pleuraient sur les nouveau-nés et que les autres, pour innocenter Dieu, rendaient Satan responsable de l'infamie de la Création.

*

Pendant des années, en fait pendant une vie, n'avoir pensé qu'aux derniers moments, pour constater, quand on en approche enfin, que cela aura été inutile, que la pensée de la mort aide à tout, sauf à mourir !

p. 30

Se reporter sans cesse à un monde où rien encore ne s'abaissait à surgir, où l'on pressentait la conscience sans la désirer, où, vautré dans le virtuel, on jouissait de la plénitude nulle d'un moi antérieur au moi...

N'être pas né, rien que d'y songer, quel bonheur, quelle liberté, quel espace !

p. 36

J'ai décidé de ne plus m'en prendre à personne depuis que j'ai observé que je finis toujours par ressembler à mon dernier ennemi.

p. 37

Les violents sont en général des chétifs, des « crevés ». Ils vivent en perpétuelle combustion, aux dépens de leur corps, exactement comme les ascètes, qui, eux, s'exerçant à la quiétude, à la paix, s'y usent et s'y épuisent, autant que des furieux.

p. 39

Je ne m'entends tout à fait bien avec quelqu'un que lorsqu'il est au plus bas de lui-même et qu'il n'a ni le désir ni la force de réintégrer ses illusions habituelles.

p. 41

Il est des nuits que le plus ingénieux des tortionnaires n'aurait pu inventer. On en sort en miettes, stupide, égaré, sans souvenirs ni pressentiments, et sans même savoir qui on est. Et c'est alors que le jour paraît inutile, la lumière pernicieuse, et plus oppressante encore que les ténèbres.

p. 42

Il vaut mieux être animal qu'homme, insecte qu'animal, plante qu'insecte, et ainsi de suite. Tout ce qui amoindrit le règne de la conscience et en compromet la suprématie.

p. 43

Ce n'est pas la peine de se tuer, puisqu'on se tue toujours trop tard.

*

Quand on sait de façon absolue que tout est irréel, on ne voit vraiment pas pourquoi on se fatiguerait à le prouver.

p. 44

Chaque opinion, chaque vue est nécessairement partielle, tronquée, insuffisante. En philosophie et en n'importe quoi, l'originalité se ramène à des définitions incomplètes.

*

La force explosive de la moindre mortification. Tout désir vaincu rend puissant. On a d'autant plus de prise sur ce monde qu'on s'en éloigne, qu'on n'y adhère pas. Le renoncement confère un pouvoir infini.

p. 45

Il répugnait aux vérités objectives, à la corvée de l'argumentation, aux raisonnements soutenus. Il n'aimait pas démontrer, il ne tenait à convaincre personne. Autrui est une invention de dialecticien.

p. 46

Dès qu'on fait appel au plus intime de soi, et qu'on se met à oeuvrer et à se manifester, on s'attribue des dons, on devient insensible à ses propres lacunes. Nul n'est à même d'admettre que ce qui surgit de ses profondeurs pourrait ne rien valoir. La « connaissance de soi » ? Une contradiction dans les termes.

p. 47

— Que faites-vous du matin au soir ?
— Je me subis.

*

Mot de mon frère à propos des troubles et des maux qu'endura notre mère :
« La vieillesse est l'autocritique de la nature. »

p. 48

Ayant toujours vécu avec la crainte d'être surpris par le pire, j'ai, en toute circonstance, essayé de prendre les devants, en me jetant dans le malheur bien avant qu'il ne survînt.

p. 50

Sans la faculté d'oublier, notre passé pèserait d'un poids si lourd sur notre présent que nous n'aurions pas la force d'aborder un seul instant de plus, et encore moins d'y entrer. La vie ne paraît supportable qu'aux natures légères, à celles précisément qui ne se souviennent pas.

p. 51

La connaissance de soi, la plus amère de toutes, est aussi celle que l'on cultive le moins : à quoi bon se surprendre du matin au soir en flagrant délit d'illusion, remonter sans pitié à la racine de chaque acte, et perdre cause après cause devant son propre tribunal ?

p. 55

Plus je vais, moins je réagis au délire. Je n'aime plus, parmi les penseurs, que les volcans refroidis.

p. 57

Quand il m'arrive d'être occupé, je ne pense pas un instant au « sens » de quoi que ce soit, et encore moins, il va sans dire, de ce que je suis en train de faire. Preuve que le secret de tout réside dans l'acte et non dans l'abstention, cause funeste de la conscience.

p. 58

En Orient, les penseurs occidentaux les plus curieux, les plus étranges, n'auraient jamais été pris au sérieux, à cause de leurs contradictions. Pour nous, c'est là précisément que réside la raison de l'intérêt que nous leur portons. Nous n'aimons pas une pensée, mais les péripéties, la biographie d'une pensée, les incompatibilités et les aberrations qui s'y trouvent, en somme les esprits qui, ne sachant comment se mettre en règle avec les autres et encore moins avec eux-mêmes, trichent autant par caprice que par fatalité. Leur marque distinctive ? Un soupçon de feinte dans le tragique, un rien de jeu jusque dans l'incurable...

p. 59

L'unique confession sincère est celle que nous faisons indirectement — en parlant des autres.

p. 64

À mesure que l'art s'enfonce dans l'impasse, les artistes se multiplient. Cette anomalie cesse d'en être une, si l'on songe que l'art, en voie d'épuisement, est devenu à la fois impossible et facile.

p. 65

Nul n'est responsable de ce qu'il est ni même de ce qu'il fait. Cela est évident et tout le monde en convient plus ou moins. Pourquoi alors célébrer ou dénigrer ? Parce qu'exister équivaut à évaluer, à émettre des jugements, et que l'abstention, quand elle n'est pas l'effet de l'apathie ou de la lâcheté, exige un effort que personne n'entend fournir.

p. 66

Il n'y a pas de chagrin limite.

p. 67

Si détrompé qu'on soit, il est impossible de vivre sans aucun espoir. On en garde toujours un, à son insu, et cet espoir inconscient compense tous les autres, explicites, qu'on a rejetés ou épuisés.

p. 68

Après une nuit blanche, les passants paraissent des automates. Aucun n'a l'air de respirer, de marcher. Chacun semble mû par un ressort : rien de spontané ; sourires mécaniques, gesticulations de spectres. Spectre toi-même, comment dans les autres verrais-tu des vivants ?

p. 70

Tant que l'homme était à la remorque de Dieu, il avançait lentement, si lentement qu'il ne s'en apercevait même pas. Depuis qu'il ne vit plus dans l'ombre de personne, il se dépêche, et s'en désole, et donnerait n'importe quoi pour retrouver l'ancienne cadence.

*

Nous avons perdu en naissant autant que nous perdrons en mourant. Tout.

p. 73

Distribuer des coups dont aucun ne porte, attaquer tout le monde sans que personne s'en aperçoive, lancer des flèches dont on est seul à recevoir le poison !

p. 74

Vers minuit une femme en pleurs m'aborde dans la rue : « Ils ont zigouillé mon mari, la France est dégueulasse, heureusement que je suis bretonne, ils m'ont enlevé mes enfants, ils m'ont droguée pendant six mois... »

Ne m'étant pas aperçu tout de suite qu'elle était folle, tant son chagrin paraissait réel (et, en un sens, il l'était), je l'ai laissée monologuer pendant une bonne demi-heure : parler lui faisait du bien. Puis, je l'ai abandonnée, en me disant que la différence entre elle et moi serait bien mince si, à mon tour, je me mettais à débiter mes récriminations devant le premier venu.

p. 75

Le bistrot est fréquenté par les vieillards qui habitent l'asile au bout du village. Ils sont là, un verre à la main, se regardant sans se parler. Un d'eux se met à raconter je ne sais quoi qui se voudrait drôle. Personne ne l'écoute, en tout cas personne ne rit. Tous ont trimé pendant de longues années pour en arriver là. Autrefois, dans les campagnes, on les aurait étouffés sous un oreiller. Formule sage, perfectionnée par chaque famille, et incomparablement plus humaine que celle de les rassembler, de les parquer, pour les guérir de l'ennui par la stupeur.

p. 78

Les tarés... Il me semble que leur aventure, mieux que n'importe quelle autre, jette une lumière sur l'avenir, qu'eux seuls permettent de l'entrevoir et de le déchiffrer, et que, faire abstraction de leurs exploits, c'est se rendre à jamais impropre à décrire les jours qui s'annoncent.

*

On tourne, on recommence la même scène nombre de fois. Un passant, un provincial visiblement, n'en revient pas : « Après ça, je n'irai plus jamais au cinéma. »

On pourrait réagir de la même manière à l'égard de n'importe quoi dont on a entrevu les dessous et saisi le secret. Cependant, par une obnubilation qui tient du prodige, des gynécologues s'entichent de leurs clientes, des fossoyeurs font des enfants, des incurables abondent en projets, des sceptiques écrivent...

p. 80

D. C., qui, dans son village, en Roumanie, écrivait ses souvenirs d'enfance, ayant raconté à son voisin, un paysan nommé Coman, qu'il n'y serait pas oublié, celui-ci vint le voir le lendemain de bonne heure et lui dit : « Je sais que je ne vaux rien, mais tout de même je ne croyais pas être tombé si bas pour qu'on parle de moi dans un livre. »

Le monde oral, combien il était supérieur au nôtre ! Les êtres (je devrais dire, les peuples) ne demeurent dans le vrai qu'aussi longtemps qu'ils ont horreur de l'écrit. Dès qu'ils en attrapent le préjugé, ils entrent dans le faux, ils perdent leurs anciennes superstitions pour en acquérir une nouvelle, pire que toutes les autres ensemble.

p. 84

Une amie, après je ne sais combien d'années de silence, m'écrit qu'elle n'en a plus pour longtemps, qu'elle s'apprête à « entrer dans l'Inconnu »... Ce cliché m'a fait tiquer. Par la mort, je discerne mal dans quoi on peut entrer. Toute affirmation, ici, me paraît abusive. La mort n'est pas un état, elle n'est peut-être même pas un passage. Qu'est-elle donc ? Et par quel cliché, à mon tour, vais-je répondre à cette amie ?

p. 90

Pour un écrivain, le progrès vers le détachement et la délivrance est un désastre sans précédent. Lui, plus que personne, a besoin de ses défauts : s'il en triomphe, il est perdu. Qu'il se garde donc bien de devenir meilleur, car s'il y arrive, il le regrettera amèrement.

p. 93

On ne redoute l'avenir que lorsqu'on n'est pas sûr de pouvoir se tuer au moment voulu.

p. 94

Il fut un temps où, chaque fois que j'essuyais quelque affront, pour éloigner de moi toute velléité de vengeance, je m'imaginais bien calme dans ma tombe. Et je me radoucissais aussitôt. Ne méprisons pas trop notre cadavre : il peut servir à l'occasion.

p. 96

« Un ennemi est aussi utile qu'un Bouddha. » C'est bien cela. Car notre ennemi veille sur nous, il nous empêche de nous laisser aller. En signalant, en divulguant la moindre de nos défaillances, il nous conduit en ligne droite à notre salut, il met tout en oeuvre pour que nous ne soyons pas indigne de l'idée qu'il s'est faite de nous. Aussi notre gratitude à son égard devrait-elle être sans bornes.

p. 97

Le plus grand service qu'on puisse rendre à un auteur est de lui interdire de travailler pendant un certain temps. Des tyrannies de courte durée seraient nécessaires, qui s'emploieraient à suspendre toute activité intellectuelle. La liberté d'expression sans interruption aucune expose les talents à un péril mortel, elle les oblige à se dépenser au-delà de leurs ressources et les empêche de stocker des sensations et des expériences. La liberté sans limites est un attentat contre l'esprit.

p. 99

De l'extérieur, dans tout clan, toute secte, tout parti, règne l'harmonie ; de l'intérieur, la discorde. Les conflits dans un monastère sont aussi fréquents et aussi envenimés que dans n'importe quelle société. Même lorsqu'ils désertent l'enfer, les hommes ne le font que pour le reconstituer ailleurs.

p. 109

Tout tourne autour de la douleur ; le reste est accessoire, voire inexistant, puisqu'on ne se souvient que de ce qui fait mal. Les sensations douloureuses étant seules réelles, il est à peu près inutile d'en éprouver d'autres.

p. 112

Des années et des années pour se réveiller de ce sommeil où se prélassent les autres ; et puis des années et des années, pour fuir ce réveil...

p. 114

Pourquoi craindre le néant qui nous attend alors qu'il ne diffère pas de celui qui nous précède, cet argument des Anciens contre la peur de la mort est irrecevable en tant que consolation. Avant, on avait la chance de ne pas exister ; maintenant on existe, et c'est cette parcelle d'existence, donc d'infortune, qui redoute de disparaître. Parcelle n'est pas le mot, puisque chacun se préfère ou, tout au moins, s'égale, à l'univers.

p. 115

Vivre, c'est perdre du terrain.

*

Dire que tant et tant ont réussi à mourir !

p. 116

Le problème de la responsabilité n'aurait de sens que si on nous avait consulté avant notre naissance et que nous eussions consenti à être précisément celui que nous sommes.

*

L'énergie et la virulence de mon taedium vitae [dégoût, fatigue de la vie] ne laissent pas de me confondre. Tant de vigueur dans un mal si défaillant ! Je dois à ce paradoxe l'incapacité où je suis de choisir enfin ma dernière heure.

p. 117

Les enfants se retournent, doivent se retourner contre leurs parents, et les parents n'y peuvent rien, car ils sont soumis à une loi qui régit les rapports des vivants en général, à savoir que chacun engendre son propre ennemi.

*

Dans un livre gnostique du deuxième siècle de notre ère, il est dit : « La prière de l'homme triste n'a jamais la force de monter jusqu'à Dieu. » ... Comme on ne prie que dans l'abattement, on en déduira qu'aucune prière jamais n'est parvenue à destination.

p. 118

Dans l'ancienne Chine, les femmes, lorsqu'elles étaient en proie à la colère ou au chagrin, montaient sur de petites estrades, dressées spécialement pour elles dans la rue, et y donnaient libre cours à leur fureur ou à leurs lamentations. Ce genre de confessionnal devrait être ressuscité et adopté un peu partout, ne fût-ce que pour remplacer celui, désuet, de l'Église, ou celui, inopérant, de telle ou telle thérapeutique.

*

Avoir toujours tout raté, par amour du découragement !

p. 119

L'unique moyen de sauvegarder sa solitude est de blesser tout le monde, en commençant par ceux qu'on aime.

*

Un livre est un suicide différé.

*

On a beau dire, la mort est ce que la nature a trouvé de mieux pour contenter tout le monde. Avec chacun de nous, tout s'évanouit, tout cesse pour toujours. Quel avantage, quel abus ! Sans le moindre effort de notre part nous disposons de l'univers, nous l'entraînons dans notre disparition. Décidément, mourir est immoral...

p. 124

Plus on vit, moins il semble utile d'avoir vécu.

*

Dans l'Antiquité, les « livres » étaient si coûteux, qu'on ne pouvait en amasser, à moins d'être roi, tyran ou ... Aristote, le premier à posséder une bibliothèque digne de ce nom.

Une pièce à charge de plus au dossier de ce philosophe, si funeste déjà à tant d'égards.

p. 126

La force dissolvante de la conversation. On comprend pourquoi et la méditation et l'action exigent le silence.

*

La certitude de n'être qu'un accident m'a escorté dans toutes les circonstances, propices ou contraires, et si elle m'a préservé de la tentation de me croire nécessaire, elle ne m'a pas en revanche tout à fait guéri d'une certaine infatuation inhérente à la perte des illusions.

p. 128

Pas le moindre soupçon de réalité nulle part, sinon dans mes sensations de non-réalité.

p. 131

L'amour le plus passionné ne rapproche pas deux êtres autant que le fait la calomnie. Inséparables, le calomniateur et le calomnié constituent une unité « transcendante », ils sont pour toujours soudés l'un à l'autre. Rien ne pourra les disjoindre. L'un fait le mal, l'autre le subit, mais s'il le subit, c'est qu'il s'y est accoutumé, qu'il ne peut plus s'en passer, qu'il le réclame même. Il sait que ses voeux seront comblés, qu'on ne l'oubliera jamais, qu'il sera, quoi qu'il arrive, éternellement présent dans l'esprit de son infatigable bienfaiteur.

*

Le moine errant, c'est ce qu'on a fait de mieux jusqu'ici. En arriver à n'avoir plus à quoi renoncer ! Tel devrait être le rêve de tout esprit détrompé.

p. 134

Ma mission est de souffrir pour tous ceux qui souffrent sans le savoir. Je dois payer pour eux, expier leur inconscience, la chance qu'ils ont d'ignorer à quel point ils sont malheureux.

p. 135

Un malheur prédit, lorsqu'il survient enfin, est dix, est cent fois plus dur à supporter qu'un malheur que nous n'attendions pas. Tout au long de nos appréhensions, nous l'avons vécu d'avance, et, quand il surgit, ces tourments passés s'ajoutent aux présents, et forment ensemble une masse d'un poids intolérable.

*

Il tombe sous le sens que Dieu était une solution, et qu'on n'en trouvera jamais une aussi satisfaisante.

p. 138

Plutôt dans un égout que sur un piédestal.

p. 140

Dieu est ce qui survit à l'évidence que rien ne mérite d'être pensé.

*

Jeune, aucun plaisir ne valait celui de me créer des ennemis. Maintenant, dès que je m'en fais un, ma première pensée est de me réconcilier avec lui, pour que je n'aie plus à m'en occuper. Avoir des ennemis est une grande responsabilité. Mon fardeau me suffit, je ne peux plus porter celui des autres.

p. 144

Une seule chose importe : apprendre à être perdant.

p. 148

Que la Trappe soit née en France plutôt qu'en Italie ou en Espagne, ce n'est pas là un hasard. Les Espagnols et les Italiens parlent sans arrêt, c'est entendu, mais ils ne s'écoutent pas parler, alors que le Français savoure son éloquence, n'oublie jamais qu'il parle, en est on ne peut plus conscient. Lui seul pouvait considérer le silence comme une épreuve et une ascèse.

p. 150

Le droit de supprimer tous ceux qui nous agacent devrait figurer en première place dans la constitution de la Cité idéale.

*

Le Progrès est l'injustice que chaque génération commet à l'égard de celle qui l'a précédée.

p. 152

L'Occident : une pourriture qui sent bon, un cadavre parfumé.

*

Tous ces peuples étaient grands, parce qu'ils avaient de grands préjugés. Ils n'en ont plus. Sont-ils encore des nations ? Tout au plus des foules désagrégées.

p. 153

Ma vision de l'avenir est si précise que, si j'avais des enfants, je les étranglerais sur l'heure.

*

Hésiode est le premier à avoir élaboré une philosophie de l'histoire. C'est lui aussi qui a lancé l'idée de déclin. Par là, quelle lumière n'a-t-il pas jetée sur le devenir historique ! Si, au coeur des origines, en plein monde posthomérique, il estimait que l'humanité en était à l'âge de fer, qu'aurait-il dit quelques siècles plus tard ? que dirait-il aujourd'hui ?

Sauf à des époques obnubilées par la frivolité ou l'utopie, l'homme a toujours pensé qu'il était parvenu au seuil du pire. Sachant ce qu'il savait, par quel miracle a-t-il pu varier sans cesse ses désirs et ses terreurs ?

p. 157

N'a de Convictions que celui qui n'a rien approfondi.

p. 160

Hitler est sans aucun doute le personnage le plus sinistre de l'histoire. Et le plus pathétique. Il a réussi à réaliser le contraire, exactement, de ce qu'il voulait, il a détruit point par point son idéal. C'est pour cela qu'il est un monstre à part, c'est-à-dire deux fois monstre, car son pathétique même est monstrueux.

*

Tous les grands événements ont été déclenchés par des fous, par des fous... médiocres. Il en sera ainsi, soyons-en certains, de la « fin du monde » elle-même.

p. 164

X soutient que nous sommes au bout d'un « cycle cosmique » et que tout va bientôt craquer. De cela, il ne doute pas un instant.

En même temps, il est père de famille, et d'une famille nombreuse. Avec des certitudes comme les siennes, par quelle aberration s'est-il appliqué à jeter dans un monde fichu enfant après enfant ? Si on prévoit la Fin, si on est sûr qu'elle ne tardera pas, si on l'escompte même, autant l'attendre seul. On ne procrée pas à Patmos [lieu où Jean écrivit l'Apocalypse].

p. 165

En 1441, au concile de Florence, il est décrété que les païens, les juifs, les hérétiques et les schismatiques n'auront aucune part à la « vie éternelle » et que tous, à moins de se tourner, avant de mourir, vers la véritable religion, iront droit en enfer.

C'est du temps que l'Église professait de pareilles énormités qu'elle était vraiment l'Église. Une institution n'est vivante et forte que si elle rejette tout ce qui n'est pas elle. Par malheur, il en est de même d'une nation ou d'un régime.

p. 174

L'avantage non négligeable d'avoir beaucoup haï les hommes est d'en arriver à les supporter par épuisement de cette haine même.

p. 175

J'étais seul dans ce cimetière dominant le village, quand une femme enceinte y entra. J'en sortis aussitôt, pour n'avoir pas à regarder de près cette porteuse de cadavre, ni à ruminer sur le contraste entre un ventre agressif et des tombes effacées, entre une fausse promesse et la fin de toute promesse.

p. 177

Pourquoi broder sur ce qui exclut le commentaire. Un texte expliqué n'est plus un texte. On vit avec une idée, on ne la désarticule pas ; on lutte avec elle, on n'en décrit pas les étapes. L'histoire de la philosophie est la négation de la philosophie.

p. 178

Contre l'acédie, je ne me rappelle plus quel Père recommande le travail manuel. Admirable conseil, que j'ai toujours pratiqué spontanément : il n'y a pas de cafard, cette acédie séculière, qui résiste au bricolage.

p. 180

C'est une grande force, et une grande chance, que de pouvoir vivre sans ambition aucune. Je m'y astreins. Mais le fait de m'y astreindre participe encore de l'ambition.

p. 196

En art et en tout, le commentateur est d'ordinaire plus averti et plus lucide que le commenté. C'est l'avantage de l'assassin sur la victime.

p. 199

L'idée de progrès, on ne peut s'en passer, et pourtant elle ne mérite pas qu'on s'y arrête. C'est comme le « sens » de la vie. Il faut que la vie en ait un. Mais en existe-t-il un seul qui, à l'examen, ne se révèle pas dérisoire ?

*

Des arbres massacrés. Des maisons surgissent. Des gueules, des gueules partout. L'homme s'étend. L'homme est le cancer de la terre.

p. 201

L'appétit de tourment est pour certains ce qu'est l'appât du gain pour d'autres.

p. 202

On a beau se dire qu'on ne devrait pas dépasser en longévité un mort-né, au lieu de décamper à la première occasion, on s'accroche, avec l'énergie d'un aliéné, à une journée de plus.

p. 205

Tout succès est infamant : on ne s'en remet jamais, à ses propres yeux s'entend.

p. 206

Si je suivais ma pente naturelle, je ferais tout sauter. Et c'est parce que je n'ai pas le courage de la suivre que par pénitence, j'essaie de m'abrutir au contact de ceux qui ont trouvé la paix.

p. 208

Si nous voulons voir diminuer le nombre de nos déceptions ou de nos fureurs, il importe, en toute circonstance, de nous rappeler que nous sommes là pour nous rendre malheureux les uns les autres, et que s'insurger contre cet état de choses c'est saper le fondement même de la vie en commun.

*

Toutes mes pensées sont tournées vers la résignation, et cependant il ne se passe pas de jour que je ne concocte quelque ultimatum à l'adresse de Dieu ou de n'importe qui.

p. 210

Les pauvres, à force de penser à l'argent, et d'y penser sans arrêt, en arrivent à perdre les avantages spirituels de la non-possession et à descendre aussi bas que les riches.

p. 215

Ce qui ressemble de près ou de loin à une victoire me paraît à tel point un déshonneur, que je ne peux combattre, en toute circonstance, qu'avec le ferme propos d'avoir le dessous. J'ai dépassé le stade où les êtres importent, et ne vois plus aucune raison de lutter dans les mondes connus.

p. 216

On n'enseigne la philosophie que dans l'agora, dans un jardin ou chez soi. La chaire est le tombeau du philosophe, la mort de toute pensée vivante, la chaire est l'esprit en deuil.

p. 229

Quand on considère froidement cette portion de durée impartie à chacun, elle paraît également satisfaisante et également dérisoire, qu'elle s'étende sur un jour ou sur un siècle.

« J'ai fait mon temps. » — Il n'est pas d'expression qu'on puisse proférer avec plus d'à-propos à n'importe quel instant d'une vie, au premier y compris.

p. 232

J'ai toujours vécu avec la conscience de l'impossibilité de vivre. Et ce qui m'a rendu l'existence supportable, c'est la curiosité de voir comment j'allais passer d'une minute, d'une journée, d'une année à l'autre.

*

Secouer les gens, les tirer de leur sommeil, tout en sachant que l'on commet là un crime, et qu'il vaudrait mille fois mieux les y laisser persévérer, puisque aussi bien lorsqu'ils s'éveillent on n'a rien à leur proposer...

*

Port-Royal. Au milieu de cette verdure, tant de combats et de déchirements à cause de quelques vétilles ! Toute croyance, au bout d'un certain temps, paraît gratuite et incompréhensible, comme du reste la contre-croyance qui l'a ruinée. Seul subsiste l'abasourdissement que l'une et l'autre provoquent.

p. 237

Je n'ai approfondi qu'une seule idée, à savoir que tout ce que l'homme accomplit se retourne nécessairement contre lui. L'idée n'est pas neuve, mais je l'ai vécue avec une force de conviction, un acharnement dont jamais fanatisme ni délire n'a approché. Il n'est martyre, il n'est déshonneur que je ne souffrirais pour elle, et je ne l'échangerais contre aucune autre vérité, contre aucune autre révélation.

p. 243

Dire : « Tout est illusoire », c'est sacrifier à l'illusion, c'est lui reconnaître un haut degré de réalité, le plus haut même, alors qu'au contraire on voulait la discréditer. Que faire ? Le mieux est de cesser de la proclamer ou de la dénoncer, de s'y asservir en y pensant. Est entrave même l'idée qui disqualifie toutes les idées.

*

Ne pas naître est sans contredit la meilleure formule qui soit. Elle n'est malheureusement à la portée de personne.

[1] Extrait du film documentaire Emil Cioran : 1911-1995 de Bernard Jourdain
(auteurs : Bernard Jourdain et Patrice Bollon), Coproduction France 3/SIIS-Interimage/Sunset Presse © 1999, pour la collection « Un siècle d'écrivains ».
Disponible en version intégrale sur ce lien : https://www.youtube.com/watch?v=re54VNTOMpI
(page consultée le 1er janv. 2018)
Extraits de :
De l'inconvénient d'être né,
Histoire et Utopie,
Les Cahiers, 1957-1972,
Exercices d'admiration,
Mon pays, et de Interview d'Emil Cioran par Hans-Jürgen Heinrichs (traduction Fabrice Zimmer).

[2] Emil Cioran, De l'inconvénient d'être né, Gallimard © 1973, (Folio 1987).

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