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1584 |
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Le Banquet des Cendres [1] |
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SOMMAIRE |
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[Comment reconnaître le savant ?] Argument du troisième dialogue [Une infinité de mondes dans un univers infini] [Les astres sont des animaux intelligents] |
Teofilo |
— Que dire à présent du Nolain ? Sous prétexte qu'il est aussi proche de moi que je peux l'être de moi-même, va-t-on juger inconvenant que j'entreprenne son éloge ? [...] Va-t-on réprimander Apelle, parce qu'en exposant son oeuvre, il précise au public intéressé qu'elle est de sa propre composition ? Va-t-on juger Phidias blâmable, si à quelqu'un qui s'en enquiert, il se désigne comme l'auteur de telle sculpture magnifique ? [...] Voici alors apparaître l'homme qui a franchi les airs, traversé le ciel, parcouru les étoiles, outrepassé les limites du monde, dissipé les murailles imaginaires des sphères du premier, du huitième, du neuvième, du dixième rang ou davantage [...]. Le Soleil, la Lune, les autres astres recensés, il les rend aussi familiers aux hommes que s'ils y avaient élu domicile ; entre les corps que nous voyons au loin et, celui dont nous sommes proches et solidaires, il expose les ressemblances, il établit les différences, il montre en quoi ils sont plus grands ou plus redoutables ; nous forçant enfin à ouvrir les yeux sur la divine mère nourricière qui nous porte sur son dos, après nous avoir tirés de son sein où nous finissons toujours par retourner, il nous interdit de voir en elle un corps inanimé et mort qui ne serait que la lie des substances corporelles. Ainsi avons-nous appris que sur la Lune, ou sur d'autres étoiles, nous n'aurions pas un habitat fort différent de celui-ci, ni même peut-être plus mauvais ; il est également possible qu'existent d'autres corps célestes offrant les mêmes qualités que le nôtre, voire des qualités supérieures, et plus heureusement adaptés aux animaux qu'ils abriteraient. Nous connaissons donc une multitude d'étoiles, d'astres, de divinités, qui par centaines de milliers participent au mystère et à la contemplation de la cause première, universelle, infinie et éternelle. Nous voilà libérés des huit mobiles et moteurs imaginaires, comme du neuvième et du dixième, qui entravaient notre raison. Nous le savons : il n'y a qu'un ciel, une immense région éthérée où les magnifiques foyers lumineux conservent les distances qui les séparent au profit de la vie perpétuelle et de sa répartition. Ces corps enflammés sont les ambassadeurs de l'excellence de Dieu, les hérauts de sa gloire et de sa majesté. Ainsi sommes-nous conduits à découvrir l'effet infini de la cause infinie, la trace vivante et véritable de la vigueur infinie et à professer que ce n'est pas hors de nous qu'il faut chercher la divinité, puisqu'elle est à nos côtés, ou plutôt en notre for intérieur, plus intimement en nous que nous ne sommes en nous-mêmes ; pareillement, les occupants des autres mondes ne doivent pas la chercher chez nous, puisqu'ils l'ont chez eux et en eux-mêmes (la Lune n'étant pas plus pour nous un ciel que nous ne sommes un ciel pour la Lune). |
Teofilo |
— Bref, malgré sa solitude, ce solitaire peut et pourra remporter la victoire, triomphant en fin de compte de l'ignorance générale ; ce ne sont pas les témoignages de la multitude aveugle et sourde, non plus que les injures ou les vaines paroles, qui permettront de trancher l'affaire, mais la force d'une pensée bien dirigée, qui finira par s'imposer. Car la foule des aveugles ne vaut pas un seul voyant, non plus que la foule des sots ne peut égaler un sage. |
Prudenzio |
— Si tes affaires et ta fortune ne sont plus ce qu'elles étaient, fais en sorte de te contenter de ce que t'offre le temps présent. Garde-toi d'être seul à faire fi de l'opinion populaire, sous peine de ne plaire à personne en voulant mépriser la foule. (Disticha Catonis III, 11 et II, 29.) |
Teofilo |
— Remarques fort judicieuses, quand il s'agit de propos de table, de savoir-vivre, ou de conversation entre honnêtes gens : mais elles sont hors de propos quand il s'agit de connaître la vérité et de régler la réflexion, ce qui a fait dire au même sage : « C'est des savants qu'il faut apprendre ; les ignorants, instruis-les. » (Disticha Catonis IV, 23.) Ce que tu dis n'est pas non plus sans pertinence, quand il s'agit de doctrine à l'usage du plus grand nombre ; mais ton conseil ne vaut que pour la foule. Ce n'est pas le premier venu qui peut se charger les épaules d'un tel fardeau : il faut pouvoir le porter, comme le Nolain ; ou du moins, comme Copernic, le déplacer vers le but sans rencontrer trop de difficultés. De plus, les détenteurs de cette vérité doivent se garder de la communiquer à n'importe qui, s'ils ne veulent, comme on dit, laver la tête à l'âne, apprendre à leurs dépens ce que les cochons font des perles et récolter pour fruit de leur travail et de leur peine ce que produit d'ordinaire la sotte et téméraire ignorance, alliée à la présomptueuse grossièreté qui lui tient toujours fidèlement compagnie. Les ignorants que nous pouvons instruire, les aveugles que nous pouvons éclairer, sont ceux dont la cécité n'est pas imputable à une incapacité naturelle ou à un manque d'intelligence et de discipline, mais à une perception et à une réflexion insuffisantes : en pareil cas, l'acte seul leur fait défaut et non la faculté. Poussés par une sorte de paresseuse envie, certains ont assez de malignité et de scélératesse pour se dresser avec orgueil et colère contre quiconque fait mine de les instruire : doctes et docteurs aux yeux des autres et, qui pis est, à leurs propres yeux, ils ne peuvent souffrir qu'un audacieux fasse preuve d'un savoir dont eux-mêmes sont dépourvus. Vous allez les voir s'enflammer de rage et de fureur. |
[...] |
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Smitho |
— Vos propos suscitent un doute dans mon esprit. Une foule de gens sont persuadés de détenir le savoir et s'estiment dignes d'être constamment écoutés, comme on le voit bien dans les universités et les académies, pleines de ces Aristarques qui ne feraient pas la moindre concession à Jupiter Tonnant ; à suivre leur enseignement, on ne gagne rien d'autre que d'être promu d'un non-savoir (qui est privation de vérité) à un savoir présumé (qui est folie et fausseté déguisée) ; qu'ont donc gagné ces auditeurs ? Arrachés à l'ignorance simplement négative, les voilà plongés dans celle dont on dit qu'elle donne de mauvaises habitudes. Or donc qui m'assurera qu'en dépensant tant de temps et de peine — susceptibles d'être mieux employés, à d'autres études ou à d'autres occupations — je ne m'exposerai pas au risque que courent d'ordinaire la plupart des gens au lieu d'acquérir la doctrine, n'aurai-je pas l'esprit infecté de pernicieuses folies ? Moi qui ne sais rien, comment pourrai-je connaître la différence de dignité et d'indignité, de pauvreté et de richesse qu'ont entre eux ceux qui se croient et qu'on croit savants ? [...] Moi-même, influencé soit par le choix de ceux qui m'ont éduqué, parents et pédagogues, soit par un caprice de mon imagination, soit par la réputation dont s'entoure un docteur, je tirerai de l'arrogante et heureuse ignorance d'un canasson autant de profit présumé, et avec autant de satisfaction d'esprit, qu'un autre de l'enseignement d'un professeur moins ignorant, voire même savant. Ne le sais-tu pas ? L'habitude de croire, l'inculcation de certaines convictions depuis l'enfance ont assez de force pour nous interdire l'intelligence des choses les plus manifestes ; de même, quand on s'est accoutumé à ingérer du poison, non seulement la complexion n'en ressent en fin de compte aucun dommage, mais elle a si bien fait de ce poison son aliment naturel que désormais le danger de mort vient de l'antidote lui-même. Alors dis-moi comment t'y prendras-tu pour amener un auditeur à te prêter l'oreille, à toi plutôt qu'à un autre, quand il a l'esprit moins enclin peut-être à suivre tes propositions que celles, bien différentes, d'un millier d'autres ? |
Teofilo |
— C'est une faveur céleste que d'être guidé par les dieux, d'avoir la chance de rencontrer un homme qui non seulement passe pour un vrai guide, mais soit tel en vérité, et d'avoir en soi assez de lumière spirituelle pour choisir au mieux. |
Smitho |
— Pourtant on s'en remet communément à l'opinion commune, afin de ne commettre aucune erreur qui n'ait la faveur et la compagnie de la foule. |
Teofilo |
— Pensée bien indigne d'un homme ! Voilà pourquoi les hommes sages et divins sont si rares ; ainsi l'ont voulu les dieux, car ce qui est commun et général n'est ni estimable ni précieux. |
Smitho |
— La vérité, je te crois volontiers, n'est connue que d'un petit nombre ; et seul un très petit nombre possède ce qui a du prix. Mais je demeure perplexe : il n'est pas rare de trouver chez un petit nombre, voire chez un seul homme, des raretés qui ne sont nullement estimables, qui ne valent rien, et qui peuvent même être des vices ou des folies d'une pire espèce. |
Teofilo |
— Soit ; mais en fin de compte il est plus sûr de chercher hors de la foule ce qui est vrai et convenable, car de la multitude n'est jamais rien sorti de précieux ni de digne ; c'est toujours chez un petit nombre qu'on trouve les choses qui ont de la perfection et de la valeur. [...] |
Teofilo |
— Il est invraisemblable, dit ensuite Nundinio, que la Terre soit en mouvement, puisqu'elle est le centre et le milieu de l'univers ; centre qui doit être le fondement fixe et stable de tout mouvement. Le Nolain répondit que le même discours peut être tenu par quiconque considère le Soleil comme le milieu de l'univers et, par conséquent, comme un corps immobile et fixe : telle est l'opinion de Copernic et de beaucoup d'autres qui ont assigné à l'univers la limite d'une circonférence. De sorte que l'argument de Nundinio (si toutefois c'est un argument) ne vaut rien contre eux, et n'est qu'une pétition de principe. L'argument ne vaut rien non plus contre le Nolain, selon qui le monde est infini : aucun corps ne s'y trouve dont on puisse dire dans l'absolu qu'il occupe une position médiane, ou extrême, ou intermédiaire entre ces deux termes ; on ne peut le dire que relativement à d'autres corps et à d'autres termes appréhendés à cet effet. |
Smitho |
— Que vous en semble ? |
Teofilo |
— La remarque est très profonde. Car de même qu'aucun corps naturel ne s'est avéré absolument rond, ni par conséquent doté d'un centre dans l'absolu, de même parmi les mouvements sensibles et physiques que nous observons dans les corps naturels, il n'en est aucun qui ne s'écarte beaucoup du mouvement absolument circulaire et régulier autour d'un centre — en dépit des efforts de ceux dont l'imagination colmate et rebouche les orbites irrégulières ou les différences de diamètre, en inventant assez d'emplâtres et de recettes pour soigner la nature, — jusqu'à ce qu'elle se mette au service du maître Aristote, ou de quelque autre, pour conclure que tout mouvement est continu et régulier autour du centre. Mais nous qui prêtons attention non pas aux ombres de l'imagination, mais aux choses mêmes, nous qui considérons un corps aérien, éthéré, spirituel, liquide, un vaste réservoir de mouvement et de repos, immense même et infini — il nous faut au moins l'affirmer, puisque ni les sens ni la raison ne nous en font voir la fin, nous savons avec certitude qu'étant l'effet et le produit d'une cause infinie et d'un principe infini, il doit être infiniment infini quant à sa capacité physique et quant à son mode d'être. Et je suis certain que Nundinio, non plus que ceux qui exercent le magistère de l'entendement, ne pourra jamais établir (fût-ce avec une demi-probabilité) que notre univers corporel ait une limite, et que par conséquent les astres contenus dans son espace soient en nombre fini. Ni que cet univers connaisse un centre et milieu naturellement déterminé. |
Smitho |
— Nundinio a-t-il alors ajouté quelque chose ? A-t-il présenté quelque argument, ou quelque conjecture vraisemblable, qui permette d'inférer : premièrement que l'univers est fini ; deuxièmement, que la Terre en occupe le centre ; troisièmement, que ce centre est totalement immobile et dépourvu de mouvement local ? |
Teofilo |
— En homme qui, lorsqu'il affirme, affirme par foi et par habitude, et qui lorsqu'il nie, nie par refus de l'inhabituel et du nouveau — comportement ordinaire de ceux qui réfléchissent peu et ne maîtrisent pas plus leurs démarches rationnelles que leurs actes naturels, Nundinio demeura stupide et hébété, comme on peut l'être devant une soudaine et fantastique apparition. Et comme il était un peu plus discret et moins suffisant que son compagnon, il garda le silence, sans remplacer par des mots les arguments qu'il ne pouvait fournir. |
Frulla |
— Tout autre est le docteur Torquato qui, à tort ou à raison, au nom de Dieu ou du diable, veut toujours en découdre ; lors même qu'il n'a plus de bouclier pour se défendre ni d'épée pour attaquer, je veux dire quand il est à court de répliques et d'arguments, il décoche les coups de pied de la rage, aiguise les ongles de la diatribe, fait grincer les dents de l'injure, déploie la gorge des clameurs, pour empêcher l'expression des arguments contraires et leur interdire d'atteindre les oreilles de l'assistance : c'est ce que j'ai entendu dire. |
Smitho |
— Il n'a donc rien ajouté ? |
Teofilo |
— Il n'a rien ajouté à ce propos, mais s'est lancé dans une autre proposition. |
Frulla |
— Il me semble, bien que je ne m'y connaisse pas en logique, que la question était intempestative. |
Teofilo |
— Par courtoisie, le Nolain n'a pas voulu lui en faire grief. Après avoir déclaré qu'il serait heureux de voir Nundinio s'en tenir au sujet principal et poser ses questions en conséquence, il répondit que ceux des autres globes qui sont des terres ne diffèrent en rien du nôtre quant à l'espèce ; seule les différencie une taille plus grande ou plus petite, de même que chez les autres espèces d'animaux l'inégalité est l'effet de différences individuelles. En revanche, il était d'avis — pour le moment — qu'entre les sphères de feu, tel le Soleil, il existe des différences spécifiques, comme le chaud et le froid, la luminosité intrinsèque et la luminosité extrinsèque. |
Smitho |
— Pourquoi avoir dit qu'il le croyait « pour le moment », sans l'affirmer absolument ? |
Teofilo |
— Par crainte de voir Nundinio renoncer derechef à la question qu'il venait de poser, pour ne plus s'agripper et s'attacher qu'à la plus récente. Je laisse de côté l'idée selon laquelle la Terre étant un animal et, par conséquent, un corps dissemblable, on doit la considérer comme un corps froid en certaines parties, surtout dans les parties extérieures que l'air ventile ; alors qu'on doit la tenir pour chaude et même très chaude en d'autres parties, qui sont les plus nombreuses et les plus grandes. Je laisse également de côté le fait que, dans une discussion où l'on fait partiellement siens les principes d'un adversaire qui revendique et professe le péripatétisme, tout en respectant d'autre part ses principes propres (ceux-là fermement établis, et non pas seulement concédés), on en arrive à l'idée que la Terre est comparativement aussi chaude que le Soleil. |
Smitho |
— Comment cela ? |
Teofilo |
— C'est que, d'après nos remarques antérieures, à mesure que s'estompent les parties obscures et opaques du globe, tandis que s'unissent les parties cristallines et lumineuses, il en résulte toujours une diffusion croissante de lumière dans des régions de plus en plus lointaines. Or, si la lumière est la cause de la chaleur (comme beaucoup l'affirment avec Aristote lui-même : selon eux, la Lune et les autres étoiles sont elles aussi plus ou moins chaudes selon qu'est plus ou moins grande leur part de lumière ; et dans leur idée, lorsqu'on dit que certaines planètes sont froides, le terme n'est juste que par comparaison ou à certains égards), il résultera de cette propriété de la lumière qu'en envoyant au loin ses rayons dans la région éthérée, la Terre du même coup lui transmettra une égale quantité de chaleur. Mais il n'est nullement prouvé, à nos yeux, qu'une chose soit chaude dans la mesure où elle est lumineuse car nous voyons autour de nous bien des choses qui émettent de la lumière et pas de chaleur. Or, pour en revenir à Nundinio, le voilà qui se met à montrer les dents, à s'élargir les mâchoires, à plisser les yeux, à froncer les sourcils, à se dilater les narines ; et tirant de son conduit pulmonaire un coquerico de chapon, il veut signifier à l'assistance, par cette espèce de rire, qu'il a tout compris, que la raison est de son côté, que son interlocuteur tient des propos ridicules. |
Frulla |
— Et si la vérité était bien là, à en juger par sa façon de rire ? |
Teofilo |
— Voilà à quoi s'expose celui qui donne de la confiture à des cochons. Interrogé sur les raisons de son rire, Nundinio répondit que l'existence d'autres terres dotées des mêmes propriétés et accidents, telle que l'affirmait et l'imaginait le Nolain, était une idée empruntée à l'Histoire véritable de Lucien. Le Nolain répondit que si Lucien, en présentant la Lune comme une terre habitée et cultivée au même titre que la nôtre, entendait se moquer de ces philosophes qui affirment l'existence de nombreuses terres (à commencer par la Lune, dont la ressemblance avec notre globe est d'autant plus sensible qu'elle est plus proche de nous), eh bien, loin d'avoir raison, il s'est montré aussi ignorant et aveugle que les autres. Car à bien examiner la question, on constatera que la Terre et nombre d'autres corps, appelés astres, forment les principaux membres de l'univers ; comme ils dispensent vie et nourriture aux choses en restituant toute la matière qu'ils empruntent, ils sont eux-mêmes doués de vie, dans une mesure bien plus grande encore ; et vivants, c'est de manière volontaire, ordonnée et naturelle, suivant un principe intrinsèque, qu'ils se meuvent vers les choses et à travers les espaces qui leur conviennent. Il n'existe pas d'autres moteurs, de moteurs extrinsèques susceptibles de mettre en mouvement des sphères imaginaires et de déplacer ces corps comme s'ils étaient cloués aux sphères ; s'il en était vraiment ainsi, la violence du mouvement excéderait la nature du mobile, le moteur serait plus imparfait, le mouvement et le moteur seraient agités et laborieux ; sans compter bien d'autres inconvénients. Que l'on considère donc ceci : de même que le mâle est porté vers la femelle et la femelle vers le mâle, tout végétal et tout animal se trouvent portés, de façon plus ou moins expresse, vers leur principe vital comme vers le Soleil et les autres astres ; l'aimant est porté vers le fer, la paille vers l'ambre, et chaque chose enfin se dirige vers la chose semblable, en fuyant la chose contraire. Tout procède du principe interne et suffisant qui provoque une activité naturelle, et non d'un principe externe — comme c'est toujours le cas des choses que nous voyons animées d'un mouvement extérieur ou contraire à leur propre nature. La Terre et les autres astres se meuvent donc chacun dans un espace différent, en vertu du principe intrinsèque qui constitue leur âme propre. — « Pensez-vous, dit Nundinio, que cette âme-là soit sensitive ? » — « Pas seulement sensitive, répondit le Nolain, mais aussi intellective ; pas seulement intellective comme la nôtre, mais peut-être plus encore. » Nundinio se tut alors, et s'abstint de rire. |
Prudenzio |
— Il me semble que la Terre, étant animée, ne doit guère apprécier qu'on lui creuse des grottes et des cavernes dans le dos ; de même éprouvons-nous douleur et déplaisir quand on nous y plante une dent, ou quand on nous perfore la chair. |
Teofilo |
— Nundinio n'imita pas Prudenzio au point d'estimer que cet argument méritât d'être présenté, bien qu'il lui fût venu à l'esprit. Car il n'est pas assez ignorant en philosophie pour ne pas savoir que si la Terre a des sens, ils ne sont pas semblables aux nôtres ; que si elle a des membres, ils ne sont pas semblables aux nôtres ; que si elle a de la chair, du sang, des nerfs, des os et des veines, ce n'est pas comme nous ; que si elle a un coeur, il n'est pas semblable au nôtre ; de même pour toutes les autres parties du corps, qui sont en rapport avec les membres de tous ces autres êtres que nous appelons animaux, et que l'on considère communément comme de simples animaux. Nundinio n'est pas un assez bon Prudenzio, ni un assez mauvais médecin, pour ignorer que la grande masse de la Terre demeure parfaitement insensible aux accidents dont vous parliez, et auxquels est tellement sensible notre imbécillité. Je crois aussi qu'il peut comprendre cette comparaison : chez les animaux que nous reconnaissons pour tels, les parties du corps s'altèrent et se meuvent continuellement ; elles connaissent un certain flux et reflux, qui leur fait toujours absorber quelque chose d'extrinsèque et expulser quelque chose d'intrinsèque (d'où l'allongement des ongles, l'alimentation des poils, des toisons et des cheveux, la cicatrisation des peaux, le durcissement des cuirs) ; de même, la Terre reçoit l'effluence et l'influence des parties pour lesquelles nombre d'animaux, manifestement tels à nos yeux, nous font expressément voir qu'ils sont vivants. Il est plus que vraisemblable, dès lors que toute chose participe de la vie, que de nombreux et même d'innombrables individus vivent non seulement en nous, mais dans toutes les choses composées. Et quand nous voyons une chose « mourir » comme on dit, il nous faut moins croire à sa mort qu'à sa transformation : son assemblage accidentel se décompose et se désaccorde, mais ses éléments constituants demeurent toujours immortels (cela est vrai de ceux que l'on appelle spirituels plus encore que de ceux que l'on appelle corporels et matériels, comme nous le montrerons en d'autres occasions). Mais revenons-en au Nolain : voyant que Nundinio s'était tu, et se sentant en fin de compte un peu fâché que la dérision nundinique eût comparé ses positions à l'Histoire véritable de Lucien, il épancha un peu sa bile ; et il déclara au docteur que dans un débat entre honnêtes gens, il devait éviter de rire et de se gausser de ce qui passait son entendement. — « Si je ne ris pas de vos lubies — dit le Nolain — vous ne devez pas rire de mes déclarations ; si je vous témoigne dans notre discussion de la politesse et du respect, vous devez m'en témoigner au moins autant, à moi qui — connaissant vos moyens intellectuels — pourrais défendre l'idée que ladite Histoire de Lucien est vraie, sans que vous soyez en mesure de détruire mes arguments ». — Voilà comment il donna au rire une réponse assez coléreuse, après avoir apporté à la question une réponse fort argumentée. |
Smitho |
— Vous m'avez donné ample satisfaction, en me faisant profondément pénétrer bien des secrets de la nature dissimulés sous cette clef. En répondant à l'argument tiré des vents et des nuages, vous fournissez du même coup la réponse à l'objection présentée par Aristote, dans le second livre de son traité Du ciel et du monde : selon lui, il serait impossible qu'une pierre jetée en l'air retombât suivant la même droite perpendiculaire ; le très rapide mouvement de la Terre devrait nécessairement la laisser loin derrière, du côté de l'occident. [8] Mais comme cette projection s'effectue à l'intérieur de la Terre, le mouvement qui affecte cette dernière doit nécessairement changer toutes les relations entre les lignes droites et obliques : car il y a une différence entre le mouvement d'un navire et le mouvement de ce que le navire contient. S'il n'en était pas ainsi, on ne pourrait jamais traîner un objet en ligne droite d'un bord à l'autre du navire, quand celui-ci court au large ; ni retomber, après un saut, à l'endroit même d'où l'on s'est élancé. |
Teofilo |
— Ainsi se meut avec la Terre tout ce qui se trouve sur la terre. Si donc, d'un point extérieur à la Terre, on y jetait quelque objet, le mouvement terrestre l'empêcherait d'avoir une trajectoire droite. On peut voir de même [fig. 6] qu'un homme placé sur la berge C, et jetant une pierre droit sur le navire AB tandis qu'il suit la rivière, manquera d'autant plus son coup que la course sera plus rapide. Mais un homme placé sur le mât du navire, quelle que soit la vitesse de celui-ci, ne manquera pas le but : rien n'empêchera la pierre, ou tout autre objet pesant jeté du point E, situé au sommet du mât ou dans la hune, d'atteindre en droite ligne le point D, à la base du mât ou ailleurs dans le ventre et le corps du navire. De même, lancée tout droit du point D au point E par quelqu'un qui se trouve à bord, une pierre retombera en suivant la même ligne, quelle que soit la vitesse du navire, et à condition qu'il ne donne pas de la gîte. [...] Or, pour en revenir à notre propos, supposons que deux hommes placés l'un à bord du navire en course, l'autre à l'extérieur, lèvent la main à peu près à la même hauteur et de ce même point laissent tomber en même temps chacun une pierre, sans lui donner aucune poussée. La pierre du premier, sans s'écarter ni dévier de sa ligne, atteindra le point préétabli, alors que celle du second sera laissée en arrière. À cela, une seule raison : la pierre lâchée par celui qui prend appui sur le navire et qui, par conséquent, est entraîné dans son mouvement, se voit imprimer une vertu dont est démunie la pierre lâchée par celui qui se tient à l'extérieur : et ce, bien que les pierres aient le même poids, traversent le même air, partent du même point (à supposer que ce soit possible) et subissent la même poussée. À cette différence, nous ne pouvons apporter d'autre explication que celle-ci : les choses qui sont fixées au navire, ou qui lui appartiennent en quelque semblable façon, se déplacent avec lui ; et la première pierre est dotée de la vertu du moteur qui se meut avec le navire, l'autre de la vertu du moteur qui ne partage pas ce mouvement. D'où il ressort clairement que ce n'est pas du point de départ du mouvement, ni du point d'arrivée, ni de l'intermédiaire parcouru que naît la vertu d'un déplacement en ligne droite ; mais de l'efficace de la vertu imprimée originellement, dont dépend toute la différence. Et nos réflexions sur ce point me paraissent répondre suffisamment aux propositions de Nundinio. |
Teofilo |
— Toutefois, pour compliquer les choses, ils prièrent le Nolain d'expliquer la position qu'il voulait défendre, afin d'inciter ledit docteur Torquato à développer ses propres arguments. Le Nolain répondit qu'il ne s'était que trop expliqué et que si les arguments de ses adversaires étaient bien pauvres, ce n'était pas faute de matière, même des aveugles pouvaient le constater. Il maintenait néanmoins que l'univers est infini ; qu'il consiste en une immense région éthérée ; qu'en vérité il n'est qu'un ciel appelé « espace » au sein duquel se trouve fixée, tout comme la Terre, une foule d'astres ; qu'ainsi la Lune, le Soleil et d'innombrables autres corps se situent dans cette région éthérée au même titre que nous y voyons située la Terre ; qu'il n'y a pas lieu de croire à l'existence d'un autre firmament, d'une autre base, d'un autre fondement, sur quoi prendraient appui ces grands animaux qui concourent à la constitution du monde, vrai sujet et infinie matière de l'infinie puissance divine en acte ; c'est ce que nous ont bien fait comprendre tant la raison et le discours réglés que les révélations divines, selon lesquelles on ne saurait dénombrer les ministres du Très-Haut, qui l'assistent par milliers de milliers et le servent par centaines de myriades. Ce sont là les grands animaux dont un grand nombre nous est entièrement visible, grâce à la claire lumière que diffuse leur corps. Certains sont effectivement chauds, comme le Soleil et d'innombrables astres en feu d'autres sont froids, comme la Terre, la Lune, Vénus et d'autres innombrables terres. Pour se communiquer l'un à l'autre et recevoir l'un de l'autre le principe vital, ils tournent les uns autour des autres en gardant certains espacements et certaines distances, comme c'est clairement le cas des sept qui sont en rotation autour du Soleil : l'un d'eux est la Terre qui, tournant du côté appelé occident vers le côté appelé orient, en l'espace de vingt-quatre heures, donne l'impression que l'univers tourne autour d'elle, suivant ce mouvement qu'on appelle universel et diurne. Représentation imaginaire tout à fait fausse, contre nature et impossible, dès lors qu'il est possible, convenable, vrai et nécessaire que la Terre soit en mouvement autour de son propre centre pour recevoir en partage la lumière et les ténèbres, le jour et la nuit, le chaud et le froid ; autour du Soleil, pour le partage du printemps, de l'été, de l'automne, de l'hiver ; du côté de ce qu'on appelle les pôles et les points opposés de l'hémisphère, pour que s'effectue le renouveau des siècles et la transformation de l'aspect du globe, de telle sorte que l'aridité se substitue à la mer, le froid au torride, la zone équinoxiale à la zone tropicale, et que, pour finir, toutes choses changent sur notre astre comme sur les autres, qu'à bon droit les vraies philosophes de l'Antiquité avaient appelés des mondes. Or, tandis que le Nolain s'exprimait ainsi, le docteur Torquato ne cessait de crier : « Au fait, au fait, au fait ! » Le Nolain finit par déclarer en riant qu'il ne formulait pas des arguments, ni des réponses, mais des propositions ; que, par conséquent, « Voilà les faits, voilà les faits » ; et qu'il appartenait à Torquato d'apporter quelque chose au fait. |
Smitho |
— Se croyant entouré de benêts et de lourdauds, cet âne s'imaginait qu'on prendrait son au fait pour un argument déterminant. Et qu'il lui suffisait, pour satisfaire la foule, de crier en agitant sa chaîne d'or. |
Teofilo |
— Écoutez la suite. Tandis que tout le monde attendait cette argumentation si désirée, voici que le docteur Torquato, se tournant vers ses commensaux, extrait des tréfonds de sa suffisance un adage érasmien qui vient agiter ses moustaches : « Il a mis le cap sur Anticyre. [10] » |
Smitho |
— Un âne n'eût pas mieux dit, et qui fréquente les ânes ne saurait rien entendre d'autre. |
Teofilo |
— C'était, à mon avis, une prophétie, bien qu'il n'en comprît pas lui-même le sens : c'était prédire que le Nolain allait s'approvisionner en ellébore pour réparer le cerveau fêlé de ces barbares. |
Smitho |
— Si les assistants avaient eu une éducation supérieure, ils lui auraient passé une corde au cou, à la place du collier, et fait compter quarante coups de bâton pour commémorer le premier jour de carême. |
Teofilo |
— Le Nolain déclara que le fou, c'était le docteur Torquato, comme l'indiquait son collier. Sans cet ornement, il ne vaudrait pas plus cher que ses vêtements ; lesquels ne valent pourtant pas grand-chose si on ne les lui époussette à coups de trique. Sur ce, il se leva de table, en déplorant que messire Folco n'eût pas fait provision de meilleurs partenaires. |
Frulla |
— Tels sont les fruits que produit l'Angleterre ; vous aurez beau chercher, vous n'y trouverez plus, de nos jours, que des docteurs en grammaire. Heureuse patrie, actuellement placée sous le signe du pédantisme obstiné et de l'ignorance prétentieuse, mêlés à une grossièreté rustaude qui ferait franchir à Job les limites de sa patience ! Si vous en doutez, allez à Oxford et faites-vous raconter ce qui arriva au Nolain lors de son débat public avec certains docteurs en théologie, devant le prince polonais Alasco [Laski] et divers nobles anglais. Faites-vous dire l'ignorance qu'on opposait à ses arguments, et la faiblesse de poulet dont fît preuve, à quinze reprises, devant quinze syllogismes, ce pauvre docteur que sa qualité de choryphée de l'Académie nous avait fait donner pour adversaire en cette grave occasion. Faites-vous raconter la grossièreté et le manque de courtoisie de ce porc, face à la patience et à l'affabilité d'un homme qui montrait bien sa qualité de Napolitain, né et élevé sous un ciel plus aimable. Demandez comment on lui fit mettre un terme à ses lectures publiques, aussi bien de l'immortalité de l'âme que de la quintuple sphère [11]. |
Smitho |
— Quand on donne des perles aux cochons, il ne faut pas se plaindre qu'ils les piétinent. Mais dites-nous la suite du discours de Torquato. |
Teofilo |
— Tous s'étant levés de table, il s'en trouva quelques-uns pour accuser en leur langage le Nolain d'être impatient. Ils auraient mieux fait de songer à la barbare et sauvage grossièreté dont Torquato et eux-mêmes avaient fait preuve. Cependant le Nolain, qui fait profession de surpasser en courtoisie ceux qui peuvent sans peine l'emporter sur lui à d'autres égards, sut reprendre ses esprits ; et comme s'il avait tout oublié, il dit amicalement à Torquato : « N'allez pas croire, mon frère, que votre opinion puisse vous valoir mon inimitié ; tout au contraire, j'ai autant d'amitié pour vous que pour moi-même. Je veux donc que vous le sachiez : avant de considérer ma thèse comme tout à fait certaine, je la considérais voici quelques années comme simplement vraie ; quand j'étais plus jeune et d'un moindre savoir, je l'estimais vraisemblable ; quand je faisais mes tout premiers pas dans les études spéculatives, je la tenais en fait pour fausse, au point de m'étonner qu'Aristote non seulement daignât la prendre en considération, mais consacrât plus de la moitié de son second livre Du ciel et du monde à s'efforcer de démontrer que la Terre est immobile. Quand j'étais enfant et totalement dénué d'esprit spéculatif, je me disais que c'était folie de croire à une thèse pareille ; on l'avait avancée, pensai-je, comme un argument sophistique et captieux, pour exercer ces esprits oisifs qui ne débattent que par jeu, et qui font profession de démonter ou de soutenir que le blanc est noir. Je ne peux donc vous détester, à cet égard, que dans la mesure où je me déteste moi-même d'avoir été plus jeune, plus enfant, moins avisé et moins capable de discernement. Aussi, loin d'éprouver le besoin de m'irriter contre vous, je vous plains ; et je prie Dieu, dont je tiens mon savoir actuel, de vous rendre également capable (s'il ne lui plaît de vous ouvrir les yeux) de comprendre au moins votre aveuglement. Ce qui ne contribuera pas peu à vous rendre plus poli et plus courtois, moins ignorant et moins téméraire. J'ajoute que vous devriez m'aimer aussi sinon tel que je suis à présent, plus avisé et plus vieux, du moins tel que je fus, plus ignorant et plus jeune, quand mon âge était encore aussi tendre que le vôtre est avancé. Bien que je n'aie jamais été aussi sauvage, grossier et mal élevé que vous dans les conversations et les débats, sachez qu'il m'est arrivé, jadis, d'être tout aussi ignorant. Si donc je considère que vous êtes tel que je fus, et si vous voulez bien considérer que je fus tel que vous êtes, j'aurai pour vous de l'affection sans que vous ayez pour moi de la haine. » |
Smitho |
— Le débat ayant changé de cours, que trouvèrent-ils à dire ? |
Teofilo |
— En bref qu'ils se rangeaient du côté d'Aristote, de Ptolémée et de nombreux autres philosophes de grand savoir. Le Nolain fit observer qu'on ne compte plus les sots, les insensés, les imbéciles, les hommes de l'ignorance la plus crasse qui se rangent à cet égard du côté, non seulement d'Aristote et de Ptolémée, mais aussi de ceux qui sont incapables de comprendre ce que le Nolain a en tête ; son point de vue n'est, ni ne peut être partagé par beaucoup, mais seulement par des hommes divins et supérieurement savants, comme Pythagore, Platon et d'autres. « En ce qui concerne la multitude, qui se glorifie de compter dans ses rangs des philosophes, elle devrait considérer qu'en pensant comme le vulgaire, ils ont philosophé vulgairement. Quant à vous, qui vous rangez sous la bannière d'Aristote, je vous déconseille de faire les glorieux, comme si vous aviez compris ce qu'a compris Aristote et pénétré ce qu'a pénétré Aristote. Il y a en effet une très grande différence entre le fait de ne pas savoir ce qu'il ne savait pas et le fait de savoir ce qu'il savait : car lorsque ce philosophe se montre ignorant, outre vous-mêmes il a pour compagnons d'ignorance tous vos semblables, ainsi que les bateliers et portefaix de Londres ; lorsque cet honnête homme se montre savant et judicieux, je crois et suis convaincu qu'il vous laisse tous loin derrière lui. Mais voici qui me surprend fort : alors qu'on vous a invités à un débat et que vous êtes venus pour débattre, vous n'avez à aucun moment posé les bases d'une discussion, ni avancé d'arguments susceptibles de me réfuter ou de réfuter Copernic ; il y a pourtant force arguments et de solides raisons à objecter. » Torquato, comme s'il s'était décidé à dégainer la plus superbe des démonstrations, demanda avec une auguste majesté : « Où se trouve l'apogée du Soleil ? ». Le Nolain lui dit en réponse d'imaginer cet apogée où il voulait, et d'en venir à une conclusion, parce que l'apogée est variable, et ne se situe pas toujours au même degré de l'écliptique ; quant à lui, il ne voyait pas l'objet de la question. Torquato la pose alors derechef, comme si le Nolain n'avait pas su y répondre. Et le Nolain : « Combien l'Église compte-t-elle de sacrements ? L'apogée se trouve vers le vingtième degré du Cancer, et à l'opposé vers le dixième ou centième du Capricorne ou bien au-dessus du clocher de Saint-Paul ? » |
Smitho |
— Pourquoi Torquato, à votre avis, posait-il une pareille question ? |
Teofilo |
— Pour faire croire à ces ignorants qu'il savait débattre et qu'il disait quelque chose ; et aussi, en multipliant les comment, pourquoi, où, pour tenter de trouver une question à laquelle le Nolain répondît par un aveu d'ignorance. Il alla jusqu'à demander combien on compte d'étoiles de quatrième grandeur. Mais le Nolain déclara ne rien connaître en dehors du sujet. De la question sur l'apogée du Soleil, on pouvait conclure, en tout et pour tout, que Torquato était supérieurement ignorant des débats. Demander où est l'apogée du Soleil à quelqu'un qui explique que c'est la Terre qui se meut autour du Soleil, que le Soleil reste fixe au milieu de ces planètes lumineuses, c'est comme demander où est l'apogée de la Terre à un tenant de l'opinion commune. La première chose qu'on enseigne à quelqu'un qui veut apprendre l'art de l'argumentation, n'est-ce pas ce qu'il faut chercher et questionner en suivant non pas ses propres principes, mais ceux qu'admet l'adversaire ? Pour ce benêt, cela revenait au même : la confusion devait lui permettre de tirer argument aussi bien des prémisses pertinentes que des prémisses hors sujet. Au terme de ce discours, les deux docteurs se mirent à discuter entre eux en anglais ; et lorsqu'ils se furent consultés un moment, voici que surgit sur la table du papier et un encrier. Le docteur Torquato étend une feuille dans toute sa longueur et sa largeur ; prenant une plume, il trace une ligne droite au milieu de la feuille, d'un bord à l'autre ; au milieu, il dessine un cercle dont cette ligne, passant par le centre, forme le diamètre ; dans l'un des demi-cercles, il écrit le mot Terra, et Sol dans l'autre. Du côté de la Terre, il dessine huit demi-cercles, avec dans l'ordre les symboles des sept planètes [fig. 7] ; autour du dernier, il écrit Huitième Sphère Mobile, et dans la marge Ptolemaeus [Ptolémée]. Comme le Nolain lui demandait ce qu'il voulait faire d'une chose connue même des enfants, Torquato répondit : « Regarde, tais-toi et apprends : je vais t'enseigner Ptolénée et Copernic ». |
Smitho |
— Le porc, parfois, en remontre à Minerve. [12] |
Teofilo |
— Le Nolain répliqua que lorsqu'on en est à l'alphabet, il est de mauvaise méthode de prétendre enseigner la grammaire à quelqu'un de plus savant. — Complétant son schéma, Torquato dessine alors autour du Soleil, placé au milieu de la feuille, sept demi-cercles avec des symboles du même genre ; autour du dernier il écrit Sphère immobile des étoiles fixes, et dans la marge Copernicus [Copernic]. Passant ensuite au troisième cercle, il choisit un point de sa circonférence comme centre d'un épicycle, en trace la circonférence, peint en ce centre le globe terrestre ; et pour qu'on n'aille pas croire qu'il puisse s'agir d'autre chose que de la Terre, il inscrit en beaux caractères le mot Terre. Enfin, en un point de la circonférence de l'épicycle, le plus éloigné du milieu de la feuille, il trace le symbole de la Lune. Ce que voyant, le Nolain s'exclama : « En voilà un qui veut m'apprendre une pensée copernicienne que Copernic lui-même n'a pas eue : plutôt que de dire ou d'écrire une chose pareille, il se serait fait couper le cou. Car même le plus bâté des ânes doit savoir que, de cette position-là, on verrait toujours le diamètre du Soleil égal à lui-même et il en résulterait bien d'autres conséquences dont la vérification est impossible ». « Tais-toi, tais-toi — dit Torquato, prétends-tu m'enseigner Copernic ? » — « Je ne me soucie pas de Copernic, dit le Nolain, et peu me chaut que vous-même ou d'autres le compreniez. Je me borne à vous avertir qu'une autre fois, avant de venir m'enseigner quelque chose, il faudra mieux vous préparer. » Les gentilshommes présents montrèrent tant d'empressement qu'on apporta le livre de Copernic ; et en examinant la figure, on constata que la Terre n'était pas inscrite, comme la Lune, sur la circonférence de l'épicycle. C'est pourquoi Torquato voulait que le point situé au milieu de l'épicycle, sur la circonférence de la troisième sphère, désignât la Terre. |
Smitho |
— Si Torquato s'est trompé, c'est qu'il avait examiné les figures du livre sans en lire les chapitres ; ou peut-être les avait-il lus, mais sans les comprendre. |
Teofilo |
— Le Nolain se mit à rire et déclara que ce point « n'était rien d'autre que la trace laissée par le compas, quand on a dessiné l'épicycle de la Terre et de la Lune, qui est exactement le même pour l'une et l'autre. Si vous voulez savoir vraiment où est la Terre selon la conception de Copernic, lisez ce qu'il a écrit. » Ils lurent et trouvèrent que la Terre et la Lune étaient contenues, selon ses propres termes, « comme dans un même épicycle », etc. Ils restèrent ainsi quelque temps à ruminer dans leur langue, jusqu'au moment où Nundinio et Torquato s'en allèrent, après avoir salué tout le monde sauf le Nolain ; lequel leur dépêcha quelqu'un pour les saluer de sa part. Les chevaliers prièrent le Nolain de ne pas s'émouvoir de l'insolente grossièreté ni de la téméraire ignorance de leurs docteurs, mais de plaindre leur pauvre patrie, qui porte le deuil de la culture dans le domaine de la philosophie et du calcul astronomique (devenu domaine des ânes, qui se font passer pour voyants alors qu'ils sont tous atteints de cécité, et qui nous font prendre des vessies pour des lanternes) puis ils le laissèrent, après de très courtoises salutations, et allèrent leur chemin. Le Nolain et nous reprîmes le nôtre et rentrâmes tard à la maison [...]. |