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1957, 1970, 1973, 1974, 1984 |
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Langue, mythe et jouissance d'écrire |
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SOMMAIRE |
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Le mythe comme système sémiologique De la science à la littérature La connotation : contre [la dénotation] Roland Barthes par Roland Barthes Leçon inaugurale - Sémiologie littéraire La sémiologie [comme instrument de dé-pouvoir] Le texte de plaisir, c'est Babel heureuse Le plaisir est dicible, la jouissance ne l'est pas |
Mythologies [1]
Qu'est-ce qu'un mythe, aujourd'hui ? Je donnerai tout de suite une première réponse très simple, qui s'accorde parfaitement avec l'étymologie : le mythe est une parole. (On m'objectera mille autres sens du mot mythe. Mais j'ai cherché à définir des choses, non des mots.) Le mythe est une parole [2] Naturellement, ce n'est pas n'importe quelle parole : il faut au langage des conditions particulières pour devenir mythe, on va les voir à l'instant. Mais ce qu'il faut poser fortement dès le début, c'est que le mythe est un système de communication, c'est un message. On voit par là que le mythe ne saurait être un objet, un concept, ou une idée ; c'est un mode de signification, c'est une forme. Il faudra plus tard poser à cette forme des limites historiques, des conditions d'emploi, réinvestir en elle la société : cela n'empêche pas qu'il faut d'abord la décrire comme forme. On voit qu'il serait tout à fait illusoire de prétendre à une discrimination substantielle entre les objets mythiques : puisque le mythe est une parole, tout peut être mythe, qui est justiciable d'un discours. Le mythe ne se définit pas par l'objet de son message, mais par la façon dont il le profère : il y a des limites formelles au mythe, il n'y en a pas de substantielles. Tout peut donc être mythe ? Oui, je le crois, car l'univers est infiniment suggestif. Chaque objet du monde peut passer d'une existence fermée, muette, à un état oral, ouvert à l'appropriation de la société, car aucune loi, naturelle ou non, n'interdit de parler des choses. Un arbre est un arbre. Oui, sans doute. Mais un arbre dit par Minou Drouet, ce n'est déjà plus tout à fait un arbre, c'est un arbre décoré, adapté à une certaine consommation, investi de complaisances littéraires, de révoltes, d'images, bref d'un usage social qui s'ajoute à la pure matière. [...] ... on peut concevoir des mythes très anciens, il n'y en a pas d'éternels ; car c'est l'histoire humaine qui fait passer le réel à l'état de parole, c'est elle et elle seule qui règle la vie et la mort du langage mythique. Lointaine ou non, la mythologie ne peut avoir qu'un fondement historique, car le mythe est une parole choisie par l'histoire : il ne saurait surgir de la « nature » des choses. Cette parole est un message. Elle peut donc être bien autre chose qu'orale ; elle peut être formée d'écritures ou de représentations : le discours écrit, mais aussi la photographie, le cinéma, le reportage, le sport, les spectacles, la publicité, tout cela peut servir de support à la parole mythique. Le mythe ne peut se définir ni par son objet, ni par sa matière, car n'importe quelle matière peut être dotée arbitrairement de signification : la flèche que l'on apporte pour signifier un défi est elle aussi une parole. Sans doute, dans l'ordre de la perception, l'image et l'écriture, par exemple, ne sollicitent pas le même type de conscience ; et dans l'image elle-même, il y a bien des modes de lecture : un schéma se prête à la signification beaucoup plus qu'un dessin, une imitation plus qu'un original, une caricature plus qu'un portrait. Mais précisément, il ne s'agit déjà plus ici d'un mode théorique de représentation : il s'agit de cette image, donnée pour cette signification : la parole mythique est formée d'une matière déjà travaillée en vue d'une communication appropriée : c'est parce que tous les matériaux du mythe, qu'ils soient représentatifs ou graphiques, présupposent une conscience signifiante, que l'on peut raisonner sur eux indépendamment de leur matière. Cette matière n'est pas indifférente : l'image est, certes, plus impérative que l'écriture, elle impose la signification d'un coup, sans l'analyser, sans la disperser. Mais ceci n'est plus une différence constitutive. L'image devient une écriture, dès l'instant qu'elle est significative : comme l'écriture, elle appelle une lexis. On entendra donc ici, désormais, par langage, discours, parole, etc., toute unité ou toute synthèse significative, qu'elle soit verbale ou visuelle : une photographie sera pour nous parole au même titre qu'un article de journal ; les objets eux-mêmes pourront devenir parole, s'ils signifient quelque chose. Cette façon générique de concevoir le langage est d'ailleurs justifiée par l'histoire même des écritures : bien avant l'invention de notre alphabet, des objets comme le kipou inca, ou des dessins comme les pictogrammes ont été des paroles régulières. Ceci ne veut pas dire qu'on doive traiter la parole mythique comme la langue : à vrai dire, le mythe relève d'une science générale extensive à la linguistique, et qui est la sémiologie. Le mythe comme système sémiologique [3] Comme étude d'une parole, la mythologie n'est en effet qu'un fragment de cette vaste science des signes que Saussure a postulée il y a une quarantaine d'années sous le nom de sémiologie. La sémiologie n'est pas encore constituée. Pourtant, depuis Saussure même et parfois indépendamment de lui, toute une partie de la recherche contemporaine revient sans cesse au problème de la signification : la psychanalyse, le structuralisme, la psychologie eidétique, certaines tentatives nouvelles de critique littéraire dont Bachelard a donné l'exemple, ne veulent plus étudier le fait qu'en tant qu'il signifie. Or postuler une signification, c'est recourir à la sémiologie. Je ne veux pas dire que la sémiologie rendrait également compte de toutes ces recherches : elles ont des contenus différents. Mais elles ont un statut commun, elles sont toutes sciences des valeurs ; elles ne se contentent pas de rencontrer le fait : elles le définissent et l'explorent comme un valant-pour. La sémiologie est une science des formes, puisqu'elle étudie des significations indépendamment de leur contenu. [...] La sémiologie, posée dans ses limites, n'est pas un piège métaphysique : elle est une science parmi d'autres, nécessaire, mais non suffisante. L'important, c'est de voir que l'unité d'une explication ne peut tenir à l'amputation de telle ou telle de ses approches, mais, conformément au mot d'Engels, à la coordination dialectique des sciences spéciales qui y sont engagées. Il en va ainsi de la mythologie : elle fait partie à la fois de la sémiologie comme science formelle et de l'idéologie comme science historique : elle étudie des idées-en-forme. (Le développement de la publicité, de la grande presse, de la radio, de l'illustration, sans parler de la survivance d'une infinité de rites communicatifs (rites du paraître social) rend plus urgente que jamais la constitution d'une science sémiologique. Combien, dans une journée, de champs véritablement insignifiants parcourons-nous ? Bien peu, parfois aucun. Je suis là, devant la mer : sans doute, elle ne porte aucun message. Mais sur la plage, quel matériel sémiologique ! Des drapeaux, des slogans, des panonceaux, des vêtements, une bruniture même, qui me sont autant de messages.) Je rappellerai donc que toute sémiologie postule un rapport entre deux termes, un signifiant et un signifié. Ce rapport porte sur des objets d'ordre différent, et c'est pour cela qu'il n'est pas une égalité, mais une équivalence. Il faut ici prendre garde que, contrairement au langage commun qui me dit simplement que le signifiant exprime le signifié, j'ai affaire dans tout système sémiologique non à deux, mais à trois termes différents ; car ce que je saisis, ce n'est nullement un terme, l'un après l'autre, mais la corrélation qui les unit : il y a donc le signifiant, le signifié et le signe, qui est le total associatif des deux premiers termes. Soit un bouquet de roses : je lui fais signifier ma passion. N'y a-t-il donc ici qu'un signifiant et un signifié, les roses et ma passion ? Même pas : à dire vrai, il n'y a ici que des roses « passionnalisées ». Mais sur le plan de l'analyse, il y a bien trois termes ; car ces roses chargées de passion se laissent parfaitement et justement décomposer en roses et en passion : les unes et l'autre existaient avant de se joindre et de former ce troisième objet, qui est le signe. Autant il est vrai, sur le plan vécu, je ne puis dissocier les roses du message qu'elles portent, autant, sur le plan de l'analyse, je ne puis confondre les roses comme signifiant et les roses comme signe : le signifiant est vide, le signe est plein, il est un sens. [...] [...] On retrouve dans le mythe le schéma tridimensionnel dont je viens de parler : signifiant, le signifié et le signe. Mais le mythe est un système particulier en ceci qu'il s'édifie à partir d'une chaîne sémiologique qui existe avant lui : c'est un système sémiologique second. Ce qui est signe (c'est-à-dire total associatif d'un concept [signifié] et d'une image [signifiant]) dans le premier système, devient simple signifiant dans le second. Il faut ici rappeler que les matières de la parole mythique (langue proprement dite, photographie, peinture, affiche, rite, objet, etc.), pour différentes qu'elles soient au départ, et dès lors qu'elles sont saisies par le mythe, se ramènent à une pure fonction signifiante : le mythe ne voit en elles qu'une même matière première ; leur unité, c'est qu'elles sont réduites toutes au simple statut de langage. Qu'il s'agisse de graphie littérale ou de graphie picturale, le mythe ne veut voir là qu'un total de signes, qu'un signe global, le terme final d'une première chaîne sémiologique. Et c'est précisément ce terme final qui va devenir premier terme ou terme partiel du système agrandi qu'il édifie. Tout se passe comme si le mythe décalait d'un cran le système formel des premières significations. Comme cette translation est capitale pour l'analyse du mythe, je la représenterai de la façon suivante, étant bien entendu que la spatialisation du schéma n'est ici qu'une simple métaphore :
[...] Et voici maintenant un autre exemple : je suis chez le coiffeur, on me tend un numéro de Paris-Match. Sur la couverture, un jeune nègre vêtu d'un uniforme français fait le salut militaire, les yeux levés, fixés sans doute sur un pli du drapeau tricolore. Cela, c'est le sens de l'image. Mais, naïf ou pas, je vois bien ce qu'elle me signifie : que la France est un grand Empire, que tous ses fils, sans distinction de couleur, servent fidèlement sous son drapeau, et qu'il n'est de meilleure réponse aux détracteurs d'un colonialisme prétendu, que le zèle de ce noir à servir ses prétendus oppresseurs. Je me trouve donc, ici encore, devant un système sémiologique majoré : il y a un signifiant, formé lui-même, déjà, d'un système préalable (un soldat noir fait le salut militaire français) ; il y a un signifié (c'est ici un mélange intentionnel de francité et de militarité) ; il y a enfin une présence du signifié à travers le signifiant. Avant de passer à l'analyse de chaque terme du système mythique, il convient de s'entendre sur une terminologie. On le sait, maintenant, le signifiant peut être envisagé, dans le mythe, de deux points de vue : comme terme final du système linguistique ou comme terme initial du système mythique : il faut donc ici deux noms : sur le plan de la langue, c'est-à-dire comme terme final du premier système, j'appellerai le signifiant : sens ([...] un nègre fait le salut militaire français) ; sur le plan du mythe, je l'appellerai : forme. Pour le signifié, il n'y a pas d'ambiguïté possible : nous lui laisserons le nom de concept. Le troisième terme est la corrélation des deux premiers : dans le système de la langue, c'est le signe ; mais il n'est pas possible de reprendre ce mot sans ambiguïté, puisque, dans le mythe (et c'est là sa particularité principale), le signifiant est déjà formé des signes de la langue. J'appellerai le troisième terme du mythe, la signification : le mot est ici d'autant mieux justifié que le mythe a effectivement une double fonction : il désigne et il notifie, il fait comprendre et il impose. La forme et le concept [4] [...] Un signifié peut avoir plusieurs signifiants : c'est notamment le cas du signifié linguistique et du signifié psychanalytique. C'est aussi le cas du concept mythique : il a à sa disposition une masse illimitée de signifiants : je puis trouver mille phrases latines qui me rendent présent l'accord de l'attribut, je puis trouver mille images qui me signifient l'impérialité française. Ceci veut dire que quantitativement, le concept est bien plus pauvre que le signifiant, il ne fait souvent que se re-présenter. De la forme au concept, pauvreté et richesse sont en proportion inverse : à la pauvreté qualitative de la forme, dépositaire d'un sens raréfié, correspond une richesse du concept ouvert à toute l'Histoire ; et, à l'abondance quantitative des formes, correspond un petit nombre de concepts. Cette répétition du concept à travers des formes différentes est précieuse pour le mythologue, elle permet de déchiffrer le mythe : c'est l'insistance d'une conduite qui livre son intention. Ceci confirme qu'il n'y a pas de rapport régulier entre le volume du signifié et celui du signifiant : dans la langue, ce rapport est proportionné, il n'excède guère le mot, ou tout au moins l'unité concrète. Dans le mythe au contraire, le concept peut s'étendre à travers une étendue très grande de signifiant : par exemple, c'est un livre entier qui sera le signifiant d'un seul concept ; et inversement, une forme minuscule (un mot, un geste, même latéral, pourvu qu'il soit remarqué) pourra servir de signifiant à un concept gonflé d'une très riche histoire. Bien qu'elle ne soit pas habituelle dans la langue, cette disproportion entre le signifiant et le signifié n'est pas spéciale au mythe : chez Freud, par exemple, l'acte manqué est un signifiant d'une minceur sans proportion avec le sens propre qu'il trahit. Je l'ai dit, il n'y a aucune fixité dans les concepts mythiques : ils peuvent se faire, s'altérer, se défaire, disparaître complètement. Et c'est précisément parce qu'ils sont historiques, que l'histoire peut très facilement les supprimer. [...] |
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De la science à la littérature [5] « L'homme ne peut parler sa pensée sans penser sa parole. » Bonald. Les facultés françaises possèdent une liste officielle des sciences, sociales et humaines, qui font l'objet d'un enseignement reconnu, obligeant de la sorte à limiter la spécialité des diplômes qu'elles confèrent : vous pouvez être docteur en esthétique, en psychologie, en sociologie, vous ne pouvez l'être en héraldique, en sémantique ou en victimologie. Ainsi, l'institution détermine directement la nature du savoir humain, en imposant ses modes de division et de classement, exactement comme une langue, par ses « rubriques obligatoires » (et non seulement par ses exclusions), oblige à penser d'une certaine façon. Autrement dit, ce qui définit la science (on entendra désormais par ce mot, ici, l'ensemble des sciences sociales et humaines), ce n'est ni son contenu (il est souvent mal limité et labile), ni sa méthode (elle varie d'une science à l'autre : quoi de commun entre la science historique et la psychologie expérimentale ?), ni sa morale (le sérieux ni la rigueur ne sont la propriété de la science), ni son mode de communication (la science s'imprime dans des livres, comme tout le reste), mais seulement son statut, c'est-à-dire sa détermination sociale : est l'objet de science toute matière que la société juge digne d'être transmise. En un mot, la science, c'est ce qui s'enseigne. [...] [...] ... le langage est l'être de la littérature, son monde même : toute la littérature est contenue dans l'acte d'écrire, et non plus dans celui de « penser », de « peindre », de « raconter », de « sentir ». Techniquement, selon la définition de Roman Jakobson, le « poétique » (c'est-à-dire le littéraire) désigne ce type de message qui prend sa propre forme pour objet, et non ses contenus. Éthiquement, c'est par la seule traversée du langage que la littérature poursuit l'ébranlement des concepts essentiels de notre culture, au premier rang desquels celui de « réel ». Politiquement, c'est en professant et illustrant qu'aucun langage n'est innocent, c'est en pratiquant ce que l'on pourrait appeler le « langage intégral », que la littérature est révolutionnaire. [...] Portant essentiellement sur une certaine façon de prendre le langage, ici escamoté et là assumé, l'opposition de la science et de la littérature importe très particulièrement au structuralisme. Certes, ce mot, imposé le plus souvent de l'extérieur, recouvre actuellement des entreprises très diverses, parfois divergentes, parfois même ennemies, et nul ne peut s'attribuer le droit de parler en son nom ; l'auteur de ces lignes n'y prétend pas ; il retient seulement du « structuralisme » actuel sa version la plus spéciale et par conséquent la plus pertinente, entendant sous ce nom un certain mode d'analyse des oeuvres culturelles, pour autant que ce mode s'inspire des méthodes de la linguistique actuelle. C'est dire que issu lui-même d'un modèle linguistique, le structuralisme trouve dans la littérature, oeuvre du langage, un objet bien plus qu'affinitaire : homogène à lui-même. Cette coïncidence n'exclut pas un certain embarras, voire un certain déchirement, selon que le structuralisme entend garder par rapport à son objet la distance d'une science, ou qu'il accepte, au contraire, de compromettre et de perdre l'analyse dont il est porteur dans cette infinitude du langage dont la littérature est aujourd'hui le passage, en un mot selon qu'il se veut science ou écriture. [...] [...] le structuralisme ne sera jamais qu'une « science » de plus (il en naît quelques-unes par siècle, dont certaines passagères), s'il ne parvient à placer au centre de son entreprise la subversion même du langage scientifique, c'est-à-dire, en un mot, à « s'écrire » : comment ne mettrait-il pas en cause le langage même qui lui sert à connaître le langage ? Le prolongement logique du structuralisme ne peut être que de rejoindre la littérature non plus comme « objet » d'analyse, mais comme activité d'écriture, d'abolir la distinction, issue de la logique, qui fait de l'oeuvre un langage-objet et de la science un méta-langage, et de risquer ainsi le privilège illusoire attaché par la science à la propriété d'un langage esclave. [...] Toute énonciation suppose son propre sujet, que ce sujet s'exprime d'une façon apparemment directe, en disant je, ou indirecte, en se désignant comme il, ou nulle, en ayant recours à des tours impersonnels ; il s'agit là de leurres purement grammaticaux, variant simplement la façon dont le sujet se constitue dans le discours, c'est-à-dire se donne, théâtralement ou fantasmatiquement, aux autres ; ils désignent donc tous des formes de l'imaginaire. De ces formes, la plus captieuse est la forme privative, celle précisément qui est d'ordinaire pratiquée dans le discours scientifique, dont le savant s'exclut par souci d'objectivité ; ce qui est exclu n'est cependant jamais que la « personne » (psychologique, passionnelle, biographique), nullement le sujet ; bien plus, ce sujet se remplit, si l'on peut dire, de toute l'exclusion qu'il impose spectaculairement à sa personne, en sorte que l'objectivité, au niveau du discours — niveau fatal, il ne faut pas l'oublier —, est un imaginaire comme un autre. À vrai dire, seule une formalisation intégrale du discours scientifique (celui des sciences humaines, s'entend, car pour les autres sciences cela est déjà largement acquis) pourrait éviter à la science les risques de l'imaginaire — à moins, bien entendu, qu'elle n'accepte de pratiquer cet imaginaire en toute connaissance de cause, connaissance qui ne peut être atteinte que dans l'écriture : seule l'écriture a chance de lever la mauvaise foi qui s'attache à tout langage qui s'ignore. [...] Le discours scientifique croit être un code supérieur ; l'écriture veut être un code total, comportant ses propres forces de destruction. Il s'ensuit que seule l'écriture peut briser l'image théologique imposée par la science, refuser la terreur paternelle répandue par la « vérité » abusive des contenus et des raisonnements, ouvrir à la recherche l'espace complet du langage, avec ses subversions logiques, le brassage de ses codes, avec ses glissements, ses dialogues, ses parodies ; seule l'écriture peut opposer à l'assurance du savant — pour autant qu'il « exprime » sa science — ce que Lautréamont appelait la « modestie » de l'écrivain. [...] [...] ... le rôle de la littérature est de représenter activement à l'institution scientifique ce qu'elle refuse, à savoir la souveraineté du langage. Et le structuralisme devrait être bien placé pour susciter ce scandale ; car, conscient, à un degré aigu, de la nature linguistique des oeuvres humaines, lui seul aujourd'hui peut rouvrir le problème du statut linguistique de la science ; ayant pour objet le langage — tous les langages —, il en est très vite venu à se définir comme le méta-langage de notre culture. [...] Face à cette vérité entière de l'écriture, les « sciences humaines », constituées tardivement dans le sillage du positivisme bourgeois, apparaissent comme les alibis techniques que notre société se donne pour maintenir en elle la fiction d'une vérité théologique, superbement — abusivement — dégagée du langage. Le langage [6] 1. L'un des enseignements qui nous est donné par la linguistique actuelle, c'est qu'il n'y a pas de langue archaïque, ou que, tout au moins, il n'y a pas de rapport entre la simplicité et l'ancienneté d'une langue : les langues anciennes peuvent être aussi complètes et aussi complexes que les langues récentes ; il n'y a pas d'histoire progressiste du langage. Donc, lorsque nous essayons de retrouver dans l'écriture moderne certaines catégories fondamentales du langage, nous ne prétendons pas mettre à jour un certain archaïsme de la « psyché » ; nous ne disons pas que l'écrivain fait retour à l'origine du langage, mais que le langage est pour lui origine. 2. Un second principe, particulièrement important en ce qui concerne la littérature, c'est que le langage ne peut être considéré comme un simple instrument, utilitaire ou décoratif, de la pensée. L'homme ne préexiste pas au langage, ni phylogénétiquement ni ontogénétiquement. Nous n'atteignons jamais un état où l'homme serait séparé du langage, qu'il élaborerait alors pour « exprimer » ce qui se passe en lui : c'est le langage qui enseigne la définition de l'homme, non le contraire. 3. De plus, d'un point de vue méthodologique, la linguistique nous accoutume à un nouveau type d'objectivité. L'objectivité que l'on a requise jusqu'à présent dans les sciences humaines est une objectivité du donné, qu'il s'agit d'accepter intégralement. La linguistique, d'une part, nous suggère de distinguer des niveaux d'analyse et de décrire les éléments distinctifs de chacun de ces niveaux, bref, de fonder la distinction du fait et non le fait lui-même ; et, d'autre part, elle nous invite à reconnaître que, contrairement aux faits physiques et biologiques, les faits de culture sont doubles, qu'ils renvoient à quelque chose d'autre : c'est, comme l'a remarqué Benveniste, la découverte de la « duplicité » du langage qui fait tout le prix de la réflexion de Saussure. 4. Ces quelques préalables se trouvent contenus dans une dernière proposition qui justifie toute recherche sémio-critique. La culture nous apparaît de plus en plus comme un système général de symboles, régi par les mêmes opérations : il y a une unité du champ symbolique, et la culture, sous tous ses aspects, est une langue. [...] La personne [le Je] [7] [...] dans le procès de communication, le trajet du je n'est pas homogène : lorsque je libère le signe je, je me réfère à moi-même en tant que je parle, et il s'agit alors d'un acte toujours nouveau, même s'il est répété, dont le « sens » est toujours inédit ; mais, en arrivant à destination, ce je est reçu par mon interlocuteur comme un signe stable, issu d'un code plein, dont les contenus sont récurrents. En d'autres termes, le je de celui qui écrit je n'est pas le même que le je qui est lu par tu. [8] Cette dissymétrie fondamentale du langage, éclaircie par Jespersen et Jakobson sous la notion de shifter ou de chevauchement du message et du code, elle commence enfin à inquiéter la littérature en lui représentant que l'intersubjectivité, ou, ce qui serait peut-être mieux dit, l'interlocution, ne peut s'accomplir par le simple effet d'un voeu pieux concernant les mérites du « dialogue », mais par une descente profonde, patiente et souvent détournée, dans le labyrinthe du sens. Écrire la lecture [9] Ne vous est-il jamais arrivé, lisant un livre, de vous arrêter sans cesse dans votre lecture, non par désintérêt, mais au contraire par afflux d'idées, d'excitations, d'associations ? En un mot, ne vous est-il pas arrivé de lire en levant la tête ? C'est cette lecture-là, à la fois irrespectueuse, puisqu'elle coupe le texte, et éprise, puisqu'elle y revient et s'en nourrit, que j'ai essayé d'écrire. Pour l'écrire, pour que ma lecture devienne à son tour l'objet d'une nouvelle lecture (celle des lecteurs de S/Z), il m'a fallu évidemment entreprendre de systématiser tous ces moments où l'on « lève la tête ». Autrement dit, interroger ma propre lecture, c'était essayer de saisir la forme de toutes les lectures (la forme : seul lieu de la science), ou encore : appeler une théorie de la lecture. J'ai donc pris un texte court (cela était nécessaire à la minutie de l'entreprise), le Sarrasine de Balzac, nouvelle peu connue [...], et, ce texte, je me suis sans cesse arrêté de le lire. La critique fonctionne ordinairement (et ce n'est pas un reproche) soit au microscope (en éclaircissant avec patience le détail philologique, autobiographique ou psychologique de l'oeuvre), soit au télescope (en scrutant le grand espace historique qui entoure l'auteur). Je me suis privé de ces deux instruments : je n'ai parlé ni de Balzac ni de son temps, je n'ai fait ni la psychologie de ses personnages, ni la thématique du texte, ni la sociologie de l'anecdote. Me reportant aux premières prouesses de la caméra, capable de décomposer le trot d'un cheval, j'ai en quelque sorte tenté de filmer la lecture de Sarrasine au ralenti : le résultat, je crois, n'est ni tout à fait une analyse (je n'ai pas cherché à saisir le secret de ce texte étrange) ni tout à fait une image (je ne pense pas m'être projeté dans ma lecture ; ou, si cela est, c'est à partir d'un lieu inconscient qui est bien en deçà de « moi-même »). Qu'est-ce donc que S/Z ? Simplement un texte, ce texte que nous écrivons dans notre tête quand nous la levons. Ce texte-là, qu'il faudrait pouvoir appeler d'un seul mot : un texte-lecture, est mal connu parce que depuis des siècles nous nous intéressons démesurément à l'auteur et pas du tout au lecteur, la plupart des théories critiques cherchent à expliquer pourquoi l'auteur a écrit son oeuvre, selon quelles pulsions, quelles contraintes, quelles limites. Ce privilège exorbitant accordé au lieu d'où est partie l'oeuvre (personne ou Histoire), cette censure portée sur le lieu où elle va et se disperse (la lecture) déterminent une économie très particulière (quoique déjà ancienne) : l'auteur est considéré comme le propriétaire éternel de son oeuvre, et nous autres, ses lecteurs, comme de simples usufruitiers ; cette économie implique évidemment un thème d'autorité : l'auteur, pense-t-on, a des droits sur le lecteur, il le contraint à un certain sens de l'oeuvre, et ce sens est naturellement le bon, le vrai sens : d'où une morale critique du sens droit (et de sa faute, le « contre-sens ») : on cherche à établir ce que l'auteur a voulu dire, et nullement ce que le lecteur entend. Bien que certains auteurs nous aient eux-mêmes avertis que nous étions libres de lire leur texte à notre guise et qu'en somme ils se désintéressaient de notre choix (Valéry) [10], nous percevons mal, encore, à quel point la logique de la lecture est différente des règles de la composition [11]. Celles-ci, héritées de la rhétorique, passent toujours pour se rapporter à un modèle déductif, c'est-à-dire rationnel : il s'agit, comme dans le syllogisme, de contraindre le lecteur à un sens ou à une issue : la composition canalise ; la lecture au contraire (ce texte que nous écrivons en nous quand nous lisons) disperse, dissémine ; ou du moins, devant une histoire (comme celle du sculpteur Sarrasine), nous voyons bien qu'une certaine contrainte du cheminement (du « suspense ») lutte sans cesse en nous avec la force explosive du texte, son énergie digressive : à la logique de la raison (qui fait que cette histoire est lisible) s'entremêle une logique du symbole. Cette logique-là n'est pas déductive, mais associative : elle associe au texte matériel (à chacune de ses phrases) d'autres idées, d'autres images, d'autres significations. « Le texte, le texte seul », nous dit-on, mais le texte seul ça n'existe pas : il y a immédiatement dans cette nouvelle, ce roman, ce poème que je lis, un supplément de sens, dont ni le dictionnaire ni la grammaire ne peuvent rendre compte. C'est ce supplément dont j'ai voulu tracer l'espace, en écrivant ma lecture du Sarrasine de Balzac. Je n'ai pas reconstitué un lecteur (fût-ce vous ou moi), mais la lecture. Je veux dire que toute lecture dérive de formes transindividuelles : les associations engendrées par la lettre du texte (mais où est cette lettre ?) ne sont jamais, quoi qu'on fasse, anarchiques ; elles sont toujours prises (prélevées et insérées) dans certains codes, dans certaines langues, dans certaines listes de stéréotypes. La lecture la plus subjective qu'on puisse imaginer n'est jamais qu'un jeu mené à partir de certaines règles. D'où viennent ces règles ? Certainement pas de l'auteur, qui ne fait que les appliquer à sa façon (elle peut être géniale, chez Balzac par exemple) ; visibles bien en deçà de lui, ces règles viennent d'une logique millénaire du récit, d'une forme symbolique qui nous constitue avant même notre naissance, en un mot de cet immense espace culturel dont notre personne (d'auteur, de lecteur) n'est qu'un passage. Ouvrir le texte, poser le système de sa lecture, n'est donc pas seulement demander et montrer qu'on peut l'interpréter librement ; c'est surtout, et bien plus radicalement, amener à reconnaître qu'il n'y a pas de vérité objective ou subjective de la lecture, mais seulement une vérité ludique ; encore le jeu ne doit-il pas être compris ici comme une distraction, mais comme un travail — d'où cependant toute peine serait évaporée : lire, c'est faire travailler notre corps (on sait depuis la psychanalyse que ce corps excède de beaucoup notre mémoire et notre conscience) à l'appel des signes du texte, de tous les langages qui le traversent et qui forment comme la profondeur moirée des phrases. J'imagine assez bien le récit lisible (celui que nous pouvons lire sans le déclarer « illisible » : qui ne comprend Balzac ?) sous les traits de l'une de ces figurines subtilement et élégamment articulées dont les peintres se servent (ou se servaient) pour apprendre à « croquer » les différentes postures du corps humain ; en lisant, nous aussi nous imprimons une certaine posture au texte, et c'est pour cela qu'il est vivant ; mais cette posture, qui est notre invention, elle n'est possible que parce qu'il y a entre les éléments du texte un rapport réglé, bref une proportion : j'ai essayé d'analyser cette proportion, de décrire la disposition topologique qui donne à la lecture du texte classique à la fois son tracé et sa liberté. Pertinence de la lecture [12] 1. Dans le champ de la lecture, il n'y a pas de pertinence d'objets : le verbe lire, apparemment bien plus transitif que le verbe parler, peut être saturé, catalysé, de mille compléments d'objets : je lis des textes, des images, des villes, des visages, des gestes, des scènes, etc. Ces objets sont si variés que je ne puis les unifier sous aucune catégorie substantielle ni même formelle ; je puis seulement leur trouver une unité intentionnelle : l'objet que je lis est seulement fondé par mon intention de lire : il est simplement : à lire, legendum, relevant d'une phénoménologie, non d'une sémiologie. 2. Dans le champ de la lecture — et c'est plus grave —, il n'y a pas non plus de pertinence de niveaux, il n'y a pas la possibilité de décrire des niveaux de lecture, parce qu'il n'y a pas la possibilité de clore la liste de ces niveaux. Certes, il y a une origine de la lecture graphique : c'est l'apprentissage des lettres, des mots écrits ; mais, d'une part, il y a des lectures sans apprentissage (les images) — du moins sans apprentissage technique, sinon culturel —, et, d'autre part, cette technè acquise, on ne sait où arrêter la profondeur et la dispersion de la lecture : à la saisie d'un sens ? Quel sens ? Dénoté ? Connoté ? Ce sont des artefacts, je dirai éthiques, puisque le sens dénoté tend à passer pour le sens simple, vrai, et à fonder une loi (combien d'hommes sont morts pour un sens ?), tandis que la connotation permet (c'est son avantage moral) de poser un droit au sens multiple et de libérer la lecture : mais jusqu'où ? À l'infini : il n'y a pas de contrainte structurale à clore la lecture : je puis aussi bien reculer à l'infini les limites du lisible, décider que tout est finalement lisible (si illisible que cela paraisse), mais aussi, à l'inverse, décider qu'au fond de tout texte, si lisible qu'il ait été conçu, il y a, il reste de l'illisible. Le savoir-lire peut être cerné, vérifié à son stade inaugural, mais il devient très vite sans fond, sans règles, sans degrés et sans terme. Cette difficulté à trouver une pertinence, d'où fonder une Analyse cohérente de la lecture, nous pouvons penser que nous en sommes responsables, par manque de génie. Mais nous pouvons aussi supposer que l'im-pertinence est en quelque sorte congénitale à la lecture : quelque chose, statutairement, viendrait brouiller l'analyse des objets et des niveaux de lecture, et mettrait de la sorte en échec non seulement toute recherche d'une pertinence dans l'Analyse de la lecture, mais encore, peut-être, le concept même de pertinence (car la même aventure semble en passe d'arriver à la linguistique et à la narratologie). Ce quelque chose, je crois pouvoir le nommer (d'une façon au reste banale) : c'est le Désir. C'est parce que toute lecture est pénétrée du Désir (ou du Dégoût) que l'Anagnosologie est difficile, peut-être impossible — en tout cas qu'elle a chance de s'accomplir là où nous ne l'attendons pas, ou du moins pas exactement là où nous l'attendons : par tradition — récente — nous l'attendons du côté de la structure ; et nous avons sans doute en partie raison : toute lecture se passe à l'intérieur d'une structure (fût-elle multiple, ouverte) et non dans l'espace prétendument libre d'une prétendue spontanéité : il n'y a pas de lecture « naturelle », « sauvage » : la lecture ne déborde pas la structure ; elle lui est soumise : elle en a besoin, elle la respecte ; mais elle la pervertit. La lecture, ce serait le geste du corps (car bien entendu on lit avec son corps) qui d'un même mouvement pose et pervertit son ordre : un supplément intérieur de perversion. Paradoxe du lecteur [13] [...] une lecture « vraie », une lecture qui assumerait son affirmation, serait une lecture folle, non en ce qu'elle inventerait des sens improbables (des « contresens »), non en ce qu'elle « délirerait », mais en ce qu'elle percevrait la multiplicité simultanée des sens, des points de vue, des structures, comme un espace étendu hors des lois qui proscrivent la contradiction (le « Texte » est la postulation même de cet espace). Cette imagination d'un lecteur total — c'est-à-dire totalement multiple, paragrammatique — a peut-être ceci d'utile, qu'elle permet d'entrevoir ce qu'on pourrait appeler le Paradoxe du lecteur : il est communément admis que lire, c'est décoder : des lettres, des mots, des sens, des structures, et cela est incontestable ; mais en accumulant les décodages, puisque la lecture est de droit infinie, en ôtant le cran d'arrêt du sens, en mettant la lecture en roue libre (ce qui est sa vocation structurelle), le lecteur est pris dans un renversement dialectique : finalement, il ne décode pas, il surcode ; il ne déchiffre pas, il produit, il entasse des langages, il se laisse infiniment et inlassablement traverser par eux : il est cette traversée. Or, c'est la situation même du sujet humain, tel du moins que l'épistémologie psychanalytique essaie de le comprendre : un sujet qui n'est plus le sujet pensant de la philosophie idéaliste, mais bien plutôt dépris de toute unité, perdu dans la double méconnaissance de son inconscient et de son idéologie, et ne se soutenant que d'un carrousel de langages. Je veux dire par là que le lecteur, c'est le sujet tout entier, que le champ de la lecture, c'est celui de la subjectivité absolue (au sens matérialiste que ce vieux mot idéaliste peut avoir désormais) : toute lecture procède d'un sujet, et elle n'est séparée de ce sujet que par des médiations rares et ténues, l'apprentissage des lettres, quelques protocoles rhétoriques, au-delà desquels très vite c'est le sujet qui se retrouve dans sa structure propre, individuelle : ou désirante, ou perverse, ou paranoïaque, ou imaginaire, ou névrotique — et bien entendu aussi dans sa structure historique : aliéné par l'idéologie, par des routines de codes. Ceci est pour indiquer qu'on ne peut raisonnablement espérer une Science de la lecture, une Sémiologie de la lecture, à moins de concevoir qu'un jour soit possible — contradiction dans les termes — une Science de l'Inépuisement, du Déplacement infini : la lecture, c'est précisément cette énergie, cette action qui va saisir dans ce texte, dans ce livre, cela même « qui ne se laisse pas épuiser par les catégories de la Poétique [14] » ; la lecture, ce serait en somme l'hémorragie permanente, par où la structure — patiemment et utilement décrite par l'Analyse structurale — s'écroulerait, s'ouvrirait, se perdrait, conforme en cela à tout système logique qu'en définitive rien ne peut fermer — laissant intact ce qu'il faut bien appeler le mouvement du sujet et de l'histoire : la lecture, ce serait là où la structure s'affole. La mort de l'auteur [15] Dans sa nouvelle Sarrasine, Balzac), parlant d'un castrat déguisé en femme, écrit cette phrase : « C'était la femme, avec ses peurs soudaines, ses caprices sans raison, ses troubles instinctifs, ses audaces sans cause, ses bravades et sa délicieuse finesse de sentiments. » Qui parle ainsi ? Est-ce le héros de la nouvelle, intéressé à ignorer le castrat qui se cache sous la femme ? Est-ce l'individu Balzac, pourvu par son expérience personnelle d'une philosophie de la femme ? Est-ce l'auteur Balzac, professant des idées « littéraires » sur la féminité ? Est-ce la sagesse universelle ? La psychologie romantique ? Il sera à tout jamais impossible de le savoir, pour la bonne raison que l'écriture est destruction de toute voix, de toute origine. L'écriture, c'est ce neutre, ce composite, cet oblique où fuit notre sujet, le noir-et-blanc où vient se perdre toute identité, à commencer par celle-là même du corps qui écrit. * Sans doute en a-t-il toujours été ainsi : dès qu'un fait est raconté, à des fins intransitives, et non plus pour agir directement sur le réel, c'est-à-dire finalement hors de toute fonction autre que l'exercice même du symbole, ce décrochage se produit, la voix perd son origine, l'auteur entre dans sa propre mort, l'écriture commence. [...] [...] Nous savons maintenant qu'un texte n'est pas fait d'une ligne de mots, dégageant un sens unique, en quelque sorte théologique (qui serait le « message » de l'Auteur-Dieu), mais un espace à dimensions multiples, où se marient et se contestent des écritures variées, dont aucune n'est originelle : le texte est un tissu de citations, issues des mille foyers de la culture. Pareil à Bouvard et Pécuchet, ces éternels copistes, à la fois sublimes et comiques, et dont le profond ridicule désigne précisément la vérité de l'écriture, l'écrivain ne peut qu'imiter un geste toujours antérieur, jamais originel ; son seul pouvoir est de mêler les écritures, de les contrarier les unes par les autres, de façon à ne jamais prendre appui sur l'une d'elles ; voudrait-il s'exprimer, du moins devrait-il savoir que la « chose » intérieure qu'il a la prétention de « traduire », n'est elle-même qu'un dictionnaire tout composé, dont les mots ne peuvent s'expliquer qu'à travers d'autres mots, et ceci indéfiniment [...] succédant à l'Auteur, le scripteur n'a plus en lui passions, humeurs, sentiments, impressions, mais cet immense dictionnaire où il puise une écriture qui ne peut connaître aucun arrêt : la vie ne fait jamais qu'imiter le livre, et ce livre lui-même n'est qu'un tissu de signes, imitation perdue, infiniment reculée. * L'Auteur une fois éloigné, la prétention de « déchiffrer » un texte devient tout à fait inutile. Donner un Auteur à un texte, c'est imposer à ce texte un cran d'arrêt, c'est le pourvoir d'un signifié dernier, c'est fermer l'écriture. Cette conception convient très bien à la critique, qui veut alors se donner pour tâche importante de découvrir l'Auteur (ou ses hypostases : la société, l'histoire, la psyché, la liberté) sous l'oeuvre : l'Auteur trouvé, le texte est « expliqué », le critique a vaincu ; il n'y a donc rien d'étonnant à ce que, historiquement, le règne de l'Auteur ait été aussi celui du Critique, mais aussi à ce que la critique (fût-elle nouvelle) soit aujourd'hui ébranlée en même temps que l'Auteur. Dans l'écriture multiple, en effet, tout est à démêler, mais rien n'est à déchiffrer ; la structure peut être suivie, « filée » (comme on dit d'une maille de bas qui part) en toutes ses reprises et à tous ses étages, mais il n'y a pas de fond ; l'espace de l'écriture est à parcourir, il n'est pas à percer ; l'écriture pose sans cesse du sens, mais c'est toujours pour l'évaporer : elle procède à une exemption systématique du sens. Par là même, la littérature (il vaudrait mieux dire désormais l'écriture), en refusant d'assigner au texte (et au monde comme texte) un « secret », c'est-à-dire un sens ultime, libère une activité que l'on pourrait appeler contre-théologique, proprement révolutionnaire, car refuser d'arrêter le sens, c'est finalement refuser Dieu et ses hypostases, la raison, la science, la loi. * Revenons à la phrase de Balzac. Personne (c'est-à-dire aucune « personne») ne la dit : sa source, sa voix, n'est pas le vrai lieu de l'écriture, c'est la lecture. Un autre exemple fort précis peut le faire comprendre : des recherches récentes ( J.-P. Vernant) ont mis en lumière la nature constitutivement ambiguë de la tragédie grecque ; le texte y est tissé de mots à sens double, que chaque personnage comprend unilatéralement (ce malentendu perpétuel est précisément le « tragique ») ; il y a cependant quelqu'un qui entend chaque mot dans sa duplicité, et entend de plus, si l'on peut dire, la surdité même des personnages qui parlent devant lui : ce quelqu'un est précisément le lecteur (ou ici l'auditeur). Ainsi se dévoile l'être total de l'écriture : un texte est fait d'écritures multiples, issues de plusieurs cultures et qui entrent les unes avec les autres en dialogue, en parodie, en contestation ; mais il y a un lieu où cette multiplicité se rassemble, et ce lieu, ce n'est pas l'auteur, comme on l'a dit jusqu'à présent, c'est le lecteur : le lecteur est l'espace même où s'inscrivent, sans qu'aucune ne se perde, toutes les citations dont est faite une écriture ; l'unité d'un texte n'est pas dans son origine, mais dans sa destination, mais cette destination ne peut plus être personnelle : le lecteur est un homme sans histoire, sans biographie, sans psychologie ; il est seulement ce quelqu'un qui tient rassemblées dans un même champ toutes les traces dont est constitué l'écrit. C'est pourquoi il est dérisoire d'entendre condamner la nouvelle écriture au nom d'un humanisme qui se fait hypocritement le champion des droits du lecteur. Le lecteur, la critique classique ne s'en est jamais occupée ; pour elle, il n'y a pas d'autre homme dans la littérature que celui qui écrit. Nous commençons maintenant à ne plus être dupes de ces sortes d'antiphrases, par lesquelles la bonne société récrimine superbement en faveur de ce que précisément elle écarte, ignore, étouffe ou détruit ; nous savons que, pour rendre à l'écriture son avenir, il faut en renverser le mythe : la naissance du lecteur doit se payer de la mort de l'Auteur. La valeur d'un texte [16] Comment donc poser la valeur d'un texte ? Comment fonder une première typologie des textes ? L'évaluation fondatrice de tous les textes ne peut venir ni de la science, car la science n'évalue pas, ni de l'idéologie, car la valeur idéologique d'un texte (morale, esthétique, politique, aléthique.) est une valeur de représentation, non de production (l'idéologie « reflète », elle ne travaille pas). Notre évaluation ne peut être liée qu'à une pratique et cette pratique est celle de l'écriture. Il y a d'un côté ce qu'il est possible d'écrire et de l'autre ce qu'il n'est plus possible d'écrire : ce qui est dans la pratique de !'écrivain et ce qui en est sorti : quels textes accepterais-je d'écrire (de ré-écrire), de désirer, d'avancer comme une force dans ce monde qui est le mien ? Ce que l'évaluation trouve, c'est cette valeur-ci : ce qui peut être aujourd'hui écrit (ré-écrit) : le scriptible. Pourquoi le scriptible est-il notre valeur ? Parce que l'enjeu du travail littéraire (de la littérature comme travail), c'est de faire du lecteur, non plus un consommateur, mais un producteur du texte. Notre littérature est marquée par le divorce impitoyable que l'institution littéraire maintient entre le fabricant et l'usager du texte, son propriétaire et son client, son auteur et son lecteur. Ce lecteur est alors plongé dans une sorte d'oisiveté, d'intransitivité, et, pour tout dire, de sérieux : au lieu de jouer lui-même, d'accéder pleinement à l'enchantement du signifiant, à la volupté de l'écriture, il ne lui reste plus en partage que la pauvre liberté de recevoir ou de rejeter le texte : la lecture n'est plus qu'un referendum. En face du texte scriptible s'établit donc sa contrevaleur, sa valeur négative, réactive : ce qui peut être lu, mais non écrit : le lisible. Nous appelons classique tout texte lisible. [...] Le texte scriptible est un présent perpétuel, sur lequel ne peut se poser aucune parole conséquente (qui le transformerait, fatalement, en passé) ; le texte scriptible, c'est nous en train d'écrire, avant que le jeu infini du monde (le monde comme jeu) ne soit traversé, coupé, arrêté, plastifié par quelque système singulier (Idéologie, Genre, Critique) qui en rabatte sur la pluralité des entrées, l'ouverture des réseaux, l'infini des langages. Le scriptible, c'est le romanesque sans le roman, la poésie sans le poème, l'essai sans la dissertation, l'écriture sans le style, la production sans le produit, la structuration sans la structure. Mais les textes lisibles ? Ce sont des produits (et non des productions), ils forment la masse énorme de notre littérature. [...] Interpréter un texte, ce n'est pas lui donner un sens (plus ou moins fondé, plus ou moins libre), c'est au contraire apprécier de quel pluriel il est fait. Posons d'abord l'image d'un pluriel triomphant, que ne vient appauvrir aucune contrainte de représentation (d'imitation). Dans ce texte idéal, les réseaux sont multiples et jouent entre eux, sans qu'aucun puisse coiffer les autres ; ce texte est une galaxie de signifiants, non une structure de signifiés ; il n'a pas de commencement ; il est réversible ; on y accède par plusieurs entrées dont aucune ne peut être à coup sûr déclarée principale ; les codes qu'il mobilise se profilent à perte de vue, ils sont indécidables (le sens n'y est jamais soumis à un principe de décision, sinon par coup de dés) ; de ce texte absolument pluriel, les systèmes de sens peuvent s'emparer, mais leur nombre n'est jamais clos, ayant pour mesure l'infini du langage. La connotation : contre [la dénotation] Pour ces textes modérément pluriels (c'est-à-dire : simplement polysémiques), il existe un appréciateur moyen [...]. Cet instrument modeste est la connotation. [...] Sans doute parce qu'on ne l'a pas limitée, soumise à une typologie des textes, la connotation n'a pas bonne presse. Les uns (disons : les philologues), décrétant que tout texte est univoque, détenteur d'un sens vrai, canonique, renvoient les sens simultanés, seconds, au néant des élucubrations critiques. En face, les autres (disons: les sémiologues) contestent la hiérarchie du dénoté et du connoté ; la langue, disent-ils, matière de la dénotation, avec son dictionnaire et sa syntaxe, est un système comme un autre ; il n'y a aucune raison de privilégier ce système, d'en faire l'espace et la norme d'un sens premier, origine et barème de tous les sens associés [...]. [...] La connotation est la voie d'accès à la polysémie du texte classique, à ce pluriel limité qui fonde le texte classique (il n'est pas sûr qu'il y ait des connotations dans le texte moderne). Je lis le texte. Cette énonciation, conforme au « génie » de la langue française (sujet, verbe, complément) n'est pas toujours vraie. Plus le texte est pluriel et moins il est écrit avant que je le lise ; je ne lui fais pas subir une opération prédicative, conséquente à son être, appelée lecture, et je n'est pas un sujet innocent, antérieur au texte et qui en userait ensuite comme d'un objet à démonter ou d'un lieu à investir. Ce « moi » qui s'approche du texte est déjà lui-même une pluralité d'autres textes, de codes infinis, ou plus exactement : perdus (dont l'origine se perd). [...] Lire, c'est trouver des sens, et trouver des sens, c'est les nommer ; mais ces sens nommés sont emportés vers d'autres noms ; les noms s'appellent, se rassemblent et leur groupement veut de nouveau se faire nommer : je nomme, je dénomme, je renomme : ainsi passe le texte : c'est une nomination en devenir, une approximation inlassable, un travail métonymique. — En regard du texte pluriel, l'oubli d'un sens ne peut donc être reçu comme une faute. Oublier par rapport à quoi ? Quelle est la somme du texte ? Des sens peuvent bien être oubliés, mais seulement si l'on a choisi de porter sur le texte un regard singulier. La lecture cependant ne consiste pas à arrêter la chaîne des systèmes, à fonder une vérité, une légalité du texte et par conséquent à provoquer les « fautes » de son lecteur ; elle consiste à embrayer ces systèmes, non selon leur quantité finie, mais selon leur pluralité (qui est un être, non un décompte) : je passe, je traverse, j'articule, je déclenche, je ne compte pas. L'oubli des sens n'est pas matière à excuses, défaut malheureux de performance ; c'est une valeur affirmative, une façon d'affirmer l'irresponsabilité du texte, le pluralisme des systèmes (si j'en fermais la liste, je reconstituerais fatalement un sens singulier, théologique) : c'est précisément parce que j'oublie que je lis. Si l'on veut rester attentif au pluriel d'un texte (pour limité qu'il soit), il faut bien renoncer à structurer ce texte par grandes masses, comme le faisaient la rhétorique classique et l'explication scolaire : point de construction du texte : tout signifie sans cesse et plusieurs fois [...] le texte unique n'est pas accès (inductif) à un Modèle, mais entrée d'un réseau à mille entrées ; suivre cette entrée, c'est viser au loin, non une structure légale de normes et d'écarts, une Loi narrative ou poétique, mais une perspective (de bribes, de voix venues d'autres textes, d'autres codes), dont cependant le point de fuite est sans cesse reporté [...]. Le commentaire, fondé sur l'affirmation du pluriel, ne peut donc travailler dans le « respect » du texte : le texte tuteur sera sans cesse brisé, interrompu sans aucun égard pour ses divisions naturelles (syntaxiques, rhétoriques, anecdotiques) ; l'inventaire, l'explication et la digression pourront s'installer au coeur du suspense, séparer même le verbe et son complément, le nom et son attribut ; le travail du commentaire, dès lors qu'il se soustrait à toute idéologie de la totalité, consiste précisément à malmener le texte, à lui couper la parole. Cependant, ce qui est nié, ce n'est pas la qualité du texte (ici incomparable), c'est son « naturel ». Il faut encore accepter une dernière liberté : celle de lire le texte comme s'il avait été déjà lu. [...] La relecture, opération contraire aux habitudes commerciales et idéologiques de notre société qui recommande de « jeter » l'histoire une fois qu'elle a été consommée (« dévorée »), pour que l'on puisse alors passer à une autre histoire, acheter un autre livre, et qui n'est tolérée que chez certaines catégories marginales de lecteurs (les enfants, les vieillards et les professeurs), la relecture est ici proposée d'emblée, car elle seule sauve le texte de la répétition (ceux qui négligent de relire s'obligent à lire partout la même histoire), le multiplie dans son divers et son pluriel : elle le tire hors de la chronologie interne (« ceci se passe avant ou après cela ») et retrouve un temps mythique (sans avant ni après) ; elle conteste la prétention qui voudrait nous faire croire que la première lecture est une lecture première, naïve, phénoménale, qu'on aurait seulement, ensuite, à « expliquer », à intellectualiser (comme s'il y avait un commencement de la lecture, comme si tout n'était déjà lu : il n'y a pas de première lecture, même si le texte s'emploie à nous en donner l'illusion par quelques opérateurs de suspense, artifices spectaculaires plus que persuasifs) ; elle n'est plus consommation, mais jeu (ce jeu qui est le retour du différent). Si donc, contradiction volontaire dans les termes, on relit tout de suite le texte, c'est pour obtenir, comme sous l'effet d'une drogue (celle du recommencement, de la différence), non le « vrai » texte, mais le texte pluriel : même et nouveau.
[1.
Herméneutique (Énigme)]
[2.
Sémantique (Sens)]
[3.
Symbolique (Abstraction)]
[4.
Proaïrétique (Action)]
[5.
Culturel (Savoir (morale))]
Ce qu'on appelle Code, ici, n'est donc pas une liste, un paradigme qu'il faille à tout prix reconstituer. Le code est une perspective
de citations, un mirage de structures ; on ne connaît de lui que des départs et des retours ;
les unités qui en sont issues
(celles que l'on inventorie) sont elles-mêmes, toujours, des sorties du texte, la marque, le jalon d'une digression virtuelle vers le reste
d'un catalogue (l'Enlèvement renvoie à tous les enlèvements déjà écrits) ; elles
sont autant d'éclats de ce quelque chose qui a toujours été déjà lu, vu, fait, vécu : le code est le sillon de ce déjà.
Renvoyant à ce qui a été écrit, c'est-à-dire au Livre (de la culture, de la vie, de la vie comme culture), il fait du texte le prospectus de ce Livre.
Ou encore : chaque code est l'une des forces qui peuvent s'emparer du texte (dont le texte est le réseau), l'une des
Voix dont est tissé le texte.
Latéralement à chaque énoncé, on dirait en effet que des voix off se font entendre : ce sont les codes :
en se tressant, eux dont l'origine « se perd » dans la masse perspective du déjà-écrit, ils désoriginent
l'énonciation :
le concours des voix (des codes) devient l'écriture, espace stéréographique où se croisent les cinq codes,
les cinq voix : |
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Roland Barthes par Roland Barthes [17] pp. 40-41 Condamné à l'imaginaire Mais je n'ai jamais ressemblé à cela ! — Comment le savez-vous ? Qu'est-ce que ce « vous » auquel vous ressembleriez ou ne ressembleriez pas ? Où le prendre ? À quel étalon morphologique ou expressif ? Où est votre corps de vérité ? Vous êtes le seul à ne pouvoir jamais vous voir qu'en image, vous ne voyez jamais vos yeux, sinon abêtis par le regard qu'ils posent sur le miroir ou sur l'objectif (il m'intéresserait seulement de voir mes yeux quand ils te regardent) : même et surtout pour votre corps, vous êtes condamné à l'imaginaire. pp. 48-49 Le démon de l'analogie La bête noire de Saussure, c'était l'arbitraire (du signe). La sienne, c'est l'analogie. Les arts « analogiques » (cinéma, photographie), les méthodes « analogiques » (la critique universitaire, par exemple) sont discrédités. Pourquoi ? Parce que l'analogie implique un effet de Nature : elle constitue le « naturel » en source de vérité ; et ce qui ajoute à la malédiction de l'analogie, c'est qu'elle est irrépressible (Ré, 23) : dès qu'une forme est vue, il faut qu'elle ressemble à quelque chose : l'humanité semble condamnée à l'Analogie, c'est-à-dire en fin de compte à la Nature. D'où l'effort des peintres, des écrivains, pour y échapper. Comment ? Par deux excès contraires, ou, si l'on préfère, deux ironies, qui mettent l'Analogie en dérision, soit en feignant un respect spectaculairement plat (c'est la Copie, qui, elle, est sauvée), soit en déformant régulièrement — selon des règles — l'objet mimé (c'est l'Anamorphose, (CV, 64)). En dehors de ces transgressions, ce qui s'oppose bénéfiquement à la perfide Analogie, c'est la simple correspondance structurale : l'Homologie, qui réduit le rappel du premier objet à une allusion proportionnelle (étymologiquement, c'est-à-dire en des temps heureux du langage, analogie voulait dire proportion). ([...] Lorsque je résiste à l'analogie, c'est en fait à l'imaginaire que je résiste : à savoir : la coalescence du signe, la similitude du signifiant et du signifié, l'homéomorphisme des images, le Miroir, le leurre captivant. Toutes les explications scientifiques qui ont recours à l'analogie — et elles sont légion — participent du leurre, elles forment l'imaginaire de la Science.) p. 84 Une société d'émetteurs Je vis dans une société d'émetteurs (en étant un moi-même) : chaque personne que je rencontre ou qui m'écrit, m'adresse un livre, un texte, un bilan, un prospectus, une protestation, une invitation à un spectacle, à une exposition, etc. La jouissance d'écrire, de produire, presse de toutes parts ; mais le circuit étant commercial, la production libre reste engorgée, affolée et comme éperdue ; la plupart du temps, les textes, les spectacles vont là où on ne les demande pas ; ils rencontrent, pour leur malheur, des « relations », non des amis, encore moins des partenaires ; ce qui fait que cette sorte d'éjaculation collective de l'écriture, dans laquelle on pourrait voir la scène utopique d'une société libre (où la jouissance circulerait sans passer par l'argent), tourne aujourd'hui à l'apocalypse. p. 89 Céline et Flora [L'écriture est une jouissance ascétique] L'écriture me soumet à une exclusion sévère, non seulement parce qu'elle me sépare du langage courant (« populaire »), mais plus essentiellement parce qu'elle m'interdit de « m'exprimer » : qui pourrait-elle exprimer ? Mettant à vif l'inconsistance du sujet, son atopie, dispersant les leurres de l'imaginaire, elle rend intenable tout lyrisme (comme diction d'un « émoi » central). L'écriture est une jouissance sèche, ascétique, nullement effusive. p. 131 Mot-mode Il ne sait pas bien approfondir. Un mot, une figure de pensée, une métaphore, bref une forme s'empare de lui pendant des années, il la répète, s'en sert partout (par exemple, « corps », « différence », « Orphée », « Argo », etc.), mais il n'essaye guère de réfléchir plus avant sur ce qu'il entend par ces mots ou ces figures (et le ferait-il, ce serait pour trouver de nouvelles métaphores en guise d'explications) : on ne peut approfondir une rengaine ; on peut seulement lui en substituer une autre. C'est en somme ce que fait la Mode. Il a de la sorte ses modes intérieures, personnelles. p. 132 Histoire de la sémiologie
p. 137 L'accommodation Quand je lis, j'accommode : non seulement le cristallin de mes yeux, mais aussi celui de mon intellect, pour capter le bon niveau de signification (celui qui me convient). Une linguistique fine ne devrait plus s'occuper des « messages » (au diable les « messages » !), mais de ces accommodations, qui procèdent sans doute par niveaux et par seuils : chacun courbe son esprit, tel un oeil, pour saisir dans la masse du texte cette intelligibilité-là, dont il a besoin pour connaître, pour jouir, etc. En cela la lecture est un travail : il y a un muscle qui la courbe. C'est seulement lorsqu'il voit à l'infini, que l'oeil normal n'a pas besoin d'accommoder. De même, si je pouvais lire un texte à l'infini, je n'aurais plus besoin de rien courber en moi. C'est ce qui se passe postulativement devant le texte dit d'avant-garde (n'essayez pas alors d'accommoder : vous ne percevrez rien). p. 138 Passage des objets dans le discours Différent du « concept » et de la « notion », qui sont, eux, purement idéels, l'objet intellectuel se crée par une sorte de pesée sur le signifiant : il me suffit de prendre au sérieux une forme (étymologie, dérivation, métaphore) pour me créer à moi-même une sorte de pensée-mot qui va courir, tel l'anneau du furet, dans mon langage. Ce mot-objet est à la fois investi (désiré) et superficiel (on en use, on ne l'approfondit pas) ; il a une existence rituelle ; on dirait qu'à un certain moment, je l'ai baptisé de mon signe. [...] pp. 139-140 De l'écriture à l'oeuvre Piège de l'infatuation : donner à croire qu'il accepte de considérer ce qu'il a écrit comme une « oeuvre », passer d'une contingence d'écrits à la transcendance d'un produit unitaire, sacré. Le mot « oeuvre » est déjà imaginaire. La contradiction est bien entre l'écriture et l'oeuvre (le Texte, lui, est un mot magnanime : il ne fait pas acception de cette différence). Je jouis continûment, sans fin, sans terme, de l'écriture comme d'une production perpétuelle, d'une dispersion inconditionnelle, d'une énergie de séduction qu'aucune défense légale du sujet que je jette sur la page ne peut plus arrêter. Mais dans notre société mercantile, il faut bien arriver à une « oeuvre » : il faut construire, c'est-à-dire terminer une marchandise. Pendant que j'écris, l'écriture est de la sorte à tout instant aplatie, banalisée, culpabilisée par l'oeuvre à laquelle il lui faut bien concourir. Comment écrire, à travers tous les pièges que me tend l'image collective de l'oeuvre ? — Eh bien, aveuglément. À chaque instant du travail, perdu, affolé et poussé, je ne puis que me dire le mot qui termine le Huis-clos de Sartre : continuons. L'écriture est ce jeu par lequel je me retourne tant bien que mal dans un espace étroit : je suis coincé, je me démène entre l'hystérie nécessaire pour écrire et l'imaginaire, qui surveille, guinde, purifie, banalise, codifie, corrige, impose la visée (et la vision) d'une communication sociale. D'un côté je veux qu'on me désire et de l'autre qu'on ne me désire pas : hystérique et obsessionnel tout à la fois. Et pourtant : plus je me dirige vers l'oeuvre, et plus je descends dans l'écriture ; j'en approche le fond insoutenable ; un désert se découvre ; il se produit, fatale, déchirante, une sorte de perte de sympathie : je ne me sens plus sympathique (aux autres, à moi-même). C'est à ce point de contact entre l'écriture et l'oeuvre que la dure vérité m'apparaît : je ne suis plus un enfant. Ou bien, est-ce l'ascèse de la jouissance que je découvre ? |
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Leçon inaugurale - Sémiologie littéraire [18] [...] le pouvoir est présent dans les mécanismes les plus fins de l'échange social, non seulement dans l'État, les classes, les groupes, mais encore dans les modes, les opinions courantes, les spectacles, les jeux, les sports, les informations, les relations familiales et privées, et jusque dans les poussées libératrices qui essayent de le contester. J'appelle discours de pouvoir tout discours qui engendre la faute, et partant, la culpabilité de qui le reçoit. Certains attendent de nous, intellectuels, que nous nous agitions à toutes occasions contre le pouvoir, mais notre vraie guerre est ailleurs, elle est contre les pouvoirs, et ce n'est pas un combat facile, car, pluriel dans l'espace social, le pouvoir est symétriquement perpétuel dans le temps historique. Chassé, exténué ici, il reparaît là ; il ne dépérit jamais. Faites une révolution pour le détruire il va aussitôt revivre, rebourgeonner dans le nouvel état des choses. La raison de cette endurance et de cette ambiguïté, c'est que le pouvoir est le parasite d'un organisme transsocial lié à l'histoire entière de l'homme, et non pas seulement à son histoire politique et historique. Cet objet, en quoi s'inscrit le pouvoir de toute éternité humaine, c'est le langage, ou pour être plus précis, son expression obligée, la langue. Le langage est une législation, la langue en est le code. Nous ne voyons pas le pouvoir qui est dans la langue parce que nous oublions que toute langue est un classement, et que tout classement est oppressif. Ordo, en latin, veut dire à la fois répartition et commination. Jacobson l'a montré, un idiome se définit moins par ce qu'il permet de dire, que parce qu'il oblige à dire. Dans notre langue française — et ce seront là des exemples extrêmement grossiers — dans notre langue française, je suis astreint par exemple à me poser d'abord en sujet avant d'énoncer l'action qui ne sera plus dès lors que mon attribut. Ce que je fais n'est que la conséquence et la consécution de ce que je suis. De la même manière, je suis obligé de toujours choisir, en français, entre le masculin et le féminin ; le neutre ou le complexe me sont interdits. De même encore, je suis obligé de marquer mon rapport à l'autre en recourant, soit au tu, soit au vous, c'est-à-dire que le suspense affectif ou social m'est refusé. Ainsi, par sa structure même, la langue implique une relation fatale d'aliénation. Parler, et à plus forte raison discourir, ce n'est pas communiquer, comme on le répète trop souvent, c'est assujettir. Toute la langue est une rection généralisée. [...] la langue, comme performance de tout langage, n'est ni réactionnaire ni progressiste, elle est tout simplement fasciste. Car le fascisme ce n'est pas d'empêcher de dire c'est d'obliger à dire. Dès qu'elle est proférée, fusse dans l'intimité la plus profonde du sujet, la langue entre au service d'un pouvoir. En elle, immanquablement, deux rubriques se dessinent : l'autorité de l'assertion, la grégarité de la répétition. D'une part la langue est immédiatement assertive ; la négation le doute, la possibilité, la suspension de jugement requièrent des opérateurs particuliers qui sont eux-mêmes repris dans un jeu de masques langagiers. Ce que les linguistes appellent la modalité n'est jamais en quelque sorte que le supplément de la langue, ce par quoi, telle une supplique, j'essaye de fléchir son pouvoir, implacable constatation. D'autre part les signes dont la langue est faite, les signes n'existent que pour autant qu'ils sont reconnus, c'est-à-dire pour autant qu'ils se répètent. Le signe est suiviste, grégaire. En chaque signe dort ce monstre : un stéréotype. Je ne puis jamais parler qu'en ramassant, en quelque sorte, ce qui traîne dans la langue. Dès lors que j'énonce, ces deux rubriques se rejoignent en moi ; je suis à la fois maître et esclave. Je ne me contente pas de répéter ce qui a été dit, de me loger confortablement dans la servitude des signes, je dis, j'affirme, j'assène ce que je répète. Dans la langue donc, servilité et pouvoir se confondent inéluctablement. Et si l'on appelle liberté, non seulement la puissance de se soustraire au pouvoir, mais aussi, et surtout celle de ne soumettre personne, il ne peut donc y avoir de liberté que hors du langage. Malheureusement le langage humain est sans extérieur ; c'est un huis clos. On ne peut en sortir qu'au prix de l'impossible. Par exemple, par la singularité mystique telle que l'a écrit Kierkegaard lorsqu'il définit le sacrifice d'Abraham comme un acte inouï, vide de toute parole, même intérieure dressée contre la généralité, la grégarité, la moralité du langage. Ou encore par l'amen nietzschéen qui est comme une secousse jubilatoire donnée à la servilité de la langue, à ce que Deleuze appelle son manteau réactif. Mais à nous qui ne sommes ni des chevaliers de la foi ni des surhommes il ne reste si je puis dire qu'à tricher avec la langue, qu'à tricher la langue. Cette tricherie salutaire, cette esquive, ce leurre magnifique qui permet d'entendre la langue hors pouvoir dans la splendeur d'une révolution permanente du langage, je l'appelle pour ma part littérature. J'entends en effet par littérature non un corps ou une suite d'oeuvres ni même un secteur de commerce ou d'enseignement, mais le graphe complexe des traces d'une pratique, la pratique d'écrire. Je vise donc en elle essentiellement le texte, c'est-à-dire le tissu des signifiants qui constitue l'oeuvre parce que le texte est l'affleurement même de la langue, et que c'est à l'intérieur de la langue que la langue doit être combattue, dévoyée, non par le message dont elle est l'instrument, mais par le jeu des mots dont elle est le théâtre. [...] [...] le pouvoir s'empare de la jouissance d'écrire comme il s'empare de toute jouissance pour la manipuler et en faire un produit grégaire, non pervers, de la même façon qu'il s'empare du produit génétique de la jouissance d'amour pour en faire à son profit des soldats et des militants. |
La seconde force de la littérature c'est sa force de représentation. Depuis les temps anciens jusqu'aux tentatives de l'Avant-Garde, la littérature s'affaire à représenter quelque chose. Quoi ? Je dirai brutalement le réel. Le réel n'est pas représentable. Et c'est parce que les hommes veulent sans cesse le représenter par des mots, qu'il y a une histoire de la littérature. Que le réel ne soit pas représentable — mais seulement démontrable — peut être dit de plusieurs façons : soit qu'avec Lacan on le définisse comme l'impossible, — ce qui ne peut s'atteindre et échappe au discours — soit qu'en termes topologiques, on constate qu'on ne peut faire coïncider un ordre pluridimensionnel (le réel) et un ordre unidimensionnel (le langage). Or, c'est précisément cette impossibilité topologique à quoi la littérature ne veut pas, ne peut jamais se rendre. De ce qu'il n'y a point de parallélisme entre le réel et le langage, les hommes ne prennent pas leur parti et c'est ce refus, peut-être aussi vieux que le langage lui-même, qui produit, dans un affairement incessant, la littérature. On pourrait imaginer une histoire de la littérature, ou, pour mieux dire : des productions de langage, qui serait l'histoire des expédients verbaux, souvent très fous, dont les hommes ont usé pour réduire, apprivoiser, nier, ou au contraire assumer ce qui est toujours un délire, à savoir l'inadéquation fondamentale du langage et du réel. Je disais à l'instant, à propos du savoir, que la littérature est catégoriquement réaliste, en ce quelle n'a jamais que le réel pour objet de désir ; et je dirai maintenant, sans me contredire, parce que j'emploie le mot ici dans son acception familière, qu'elle est tout aussi obstinément : irréaliste ; elle croit sensé le désir de l'impossible. Cette fonction, peut-être perverse, donc heureuse, a un nom, c'est la fonction utopique. Et nous retrouvons ici l'histoire, car c'est dans la seconde moitié du 19e siècle, à l'une des périodes les plus désolées du malheur capitaliste que la littérature a trouvé, du moins pour nous, français, avec Mallarmé, sa figure exacte. La modernité — notre modernité — qui commence alors, peut se définir par ce fait nouveau qu'on y conçoit des utopies de langage. Nulle histoire de la littérature, s'il doit s'en écrire encore, ne saurait être juste qui se contenterait comme par le passé d'enchaîner des écoles sans marquer la coupure qui met alors à nu un nouveau prophétisme, celui de l'écriture. Changer la langue, mot mallarméen, est concomitant de changer le monde, mot marxien. Il y a une écoute politique de Mallarmé, de ceux qui l'ont suivi et le suivent encore. |
La sémiologie [comme instrument de dé-pouvoir] Par ses concepts opératoires, vous le savez, la sémiologie — que l'on peut définir canoniquement, disons, comme la science des signes, de tous les signes — la sémiologie est issue de la linguistique. Mais la linguistique elle-même, un peu comme l'économie — et la comparaison n'est peut-être pas insignifiante — est en train me semble-t-il d'éclater, d'éclater par déchirement. D'une part elle est attirée vers un pôle formel, et suivant cette pente, comme l'économétrie d'ailleurs, elle se formalise de plus en plus. D'autre part elle se saisit de contenus de plus en plus nombreux et de plus en plus éloignés de son champ originel. De même que l'objet de l'économie est aujourd'hui partout — dans le politique, le social, le culturel — eh bien ! de même, l'objet de la linguistique est d'une certaine façon sans limites. La langue, selon une intuition de Benveniste, c'est le social même. Bref, soit excès d'ascèse, soit excès de fin, fluette ou replète, la linguistique se déconstruit. Et c'est cette déconstruction de la linguistique que j'appelle pour ma part sémiologie. [...] Or la sémiologie, en ce qui me concerne, fait partie d'un mouvement proprement passionnel. Il m'a semblé alentours 1954 qu'une science des signes pouvait activer la critique sociale, et que Sartre, Brecht et Saussure pouvaient se rejoindre dans ce projet. Il s'agissait en somme de comprendre ou de décrire comment une société — la nôtre — produit des stéréotypes, c'est-à-dire des combles d'artifice qu'elle consomme ensuite comme des sens innés, c'est-à-dire comme des combles de nature. La sémiologie — ma sémiologie du moins — est née donc d'une intolérance à ce mélange de mauvaise foi et de bonne conscience qui caractérise la moralité générale, et que Brecht a appelée en s'y attaquant le grand usage. La langue travaillée par le pouvoir, tel a été l'objet de cette première sémiologie. La sémiologie ensuite, bien entendu, s'est déplacée ; elle s'est colorée différemment tout en gardant le même objet politique, car il n'y en a pas d'autres. Ce déplacement s'est fait parce que la société intellectuelle a changé — ne serait-ce qu'à travers la rupture de Mai 68. D'une part, des travaux contemporains ont modifié et modifient encore l'image critique du sujet social et du sujet parlant ; et d'autre part, il est apparu que dans la mesure où les appareils de contestation se multipliaient, le pouvoir lui-même comme catégorie discursive, se divisait, s'étendait comme une eau qui court partout, chaque groupe oppositionnel devenant, à son tour et à sa manière, un groupe de pression, et en tenant en son propre nom le discours même du pouvoir, le discours universel. Une sorte d'excitation morale a saisi les corps politiques, et lors même que l'on revendiquait en faveur de la jouissance, c'était sur un ton comminatoire. On a vu ainsi la plupart des libérations postulées — celles de la société, de la culture, de l'art, de la sexualité — s'énoncer sous les espèces d'un discours de pouvoir. On se glorifiait de faire apparaître ce qui avait été écrasé sans voir ce que, par-là, on écrasait ailleurs. Si la sémiologie dont je parle est alors revenue au texte, c'est que dans ce concert de petites dominations, le texte lui est apparu comme l'index même du dé-pouvoir. Le texte contient en lui la force de fuir infiniment la parole grégaire — celle qui s'agrège — quand bien même elle cherche à se reconstituer en lui. Il repousse toujours plus loin — et c'est ce mouvement de mirage en quelque sorte que j'ai essayé de décrire et de justifier tout à l'heure en parlant de la littérature — le texte repousse ailleurs vers un lieu inclassé, atopique si l'on peut dire, c'est-à-dire loin des topoï de la culture politisée, je cite : « cette contrainte à former des concepts, des espèces, des formes, des fins, des lois, ce monde des cas identiques » dont parle Nietzsche. Il soulève faiblement, transitoirement, cette chape de généralité, de moralité, d'in-différence — séparons bien le préfixe du radical — qui pèse sur notre discours collectif. La littérature et la sémiologie en viennent ainsi à se conjuguer en cette chaire pour se corriger l'une l'autre. D'un côté, le retour incessant aux textes, anciens ou modernes, la plongée régulière dans la plus complexe des pratiques signifiantes — à savoir l'écriture, puisqu'elle s'opère à partir de signes tout faits — oblige la sémiologie à travailler sur des différences et la retient de dogmatiser, de se prendre pour le discours universel qu'elle n'est pas, et de son côté le regard sémiotique posé sur le texte oblige à refuser le mythe auquel on recourt ordinairement pour sauver la littérature de la parole grégaire dont elle est entourée et pressée, et qui est le mythe de la créativité pure. Le signe doit être pensé ou repensé pour être mieux déçu. [...] [...] Tournée vers le signe, [la sémiologie] en est captivée et le reçoit, le traite et au besoin l'imite, comme un spectacle imaginaire. Le sémiologue serait en somme un artiste. Et ce mot n'est ici, vous vous en doutez, ni glorieux ni dédaigneux ; il se réfère seulement à une typologie. Le sémiologue joue des signes comme d'un leurre conscient, dont il savoure, veux faire savourer et comprendre la fascination. Le signe, du moins le signe qu'il voit, est toujours immédiat, réglé par une sorte d'évidence qui lui saute au visage comme un déclic de l'imaginaire. Et c'est pour cela que la sémiologie — devrais-je préciser de nouveau, la sémiologie de celui qui parle ici — c'est pour cela que la sémiologie n'est pas une herméneutique. Elle peint plutôt qu'elle ne fouille ; via di porre plutôt que via di levare. Et ses objets de prédilection, ce sont les textes de l'imaginaire : les récits, les images, les portraits, les expressions, les idiolectes, les passions, les structures, qui jouent à la fois d'une apparence de vraisemblable et d'une incertitude de vérité. [...] |
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Écrire c'est jouir [19] Le texte de plaisir, c'est Babel heureuse pp. 9-10 Le plaisir du texte : tel le simulateur de Bacon, il peut dire : ne jamais s'excuser, ne jamais s'expliquer. Il ne nie jamais rien : « Je détournerai mon regard, ce sera désormais ma seule négation. » Fiction d'un individu (quelque M. Teste à l'envers) qui abolirait en lui les barrières, les classes, les exclusions, non par syncrétisme, mais par simple débarras de ce vieux spectre : la contradiction logique ; qui mélangerait tous les langages, fussent-ils réputés incompatibles ; qui supporterait, muet, toutes les accusations d'illogisme, d'infidélité ; qui resterait impassible devant l'ironie socratique (amener l'autre au suprême opprobre : se contredire) et la terreur légale (combien de preuves pénales fondées sur une psychologie de l'unité !). Cet homme serait l'abjection de notre société : les tribunaux, l'école, l'asile, la conversation, en feraient un étranger : qui supporte sans honte la contradiction ? Or ce contre-héros existe : c'est le lecteur de texte, dans le moment où il prend son plaisir. Alors le vieux mythe biblique se retourne, la confusion des langues n'est plus une punition, le sujet accède à la jouissance par la cohabitation des langages, qui travaillent côte à côte : le texte de plaisir, c'est Babel heureuse. pp. 13-14 Le texte que vous écrivez doit me donner la preuve qu'il me désire. Cette preuve existe : c'est l'écriture. L'écriture est ceci : la science des jouissances du langage, son kamasutra (de cette science, il n'y a qu'un traité : l'écriture elle-même). * * * p. 25 Le brio du texte (sans quoi, en somme, il n'y a pas de texte), ce serait sa volonté de jouissance : là même où il excède la demande, dépasse le babil et par quoi il essaye de déborder, de forcer la main mise des adjectifs — qui sont ces portes du langage par où l'idéologique et l'imaginaire pénètrent à grands flots. * * * pp. 25-26 Texte de plaisir : celui qui contente, emplit, donne de l'euphorie ; celui qui vient de la culture, ne rompt pas avec elle, est lié à une pratique confortable de la lecture. Texte de jouissance : celui qui met en état de perte, celui qui déconforte (peut-être jusqu'à un certain ennui), fait vaciller les assises historiques, culturelles, psychologiques, du lecteur, la consistance de ses goûts, de ses valeurs et de ses souvenirs, met en crise son rapport au langage. Or c'est un sujet anachronique, celui qui tient les deux textes dans son champ et dans sa main les rênes du plaisir et de la jouissance, car il participe en même temps et contradictoirement à l'hédonisme profond de toute culture (qui entre en lui paisiblement sous le couvert d'un art de vivre dont font partie les livres anciens) et à la destruction de cette culture : il jouit de la consistance de son moi (c'est son plaisir) et recherche sa perte (c'est sa jouissance). C'est un sujet deux fois clivé, deux fois pervers. * * * p. 29 Sur la scène du texte, pas de rampe : il n'y a pas derrière le texte quelqu'un d'actif (l'écrivain) et devant lui quelqu'un de passif (le lecteur) ; il n'y a pas un sujet et un objet. Le texte périme les attitudes grammaticales : il est l'oeil indifférencié dont parle un auteur excessif (Angélus Silesius) : « L'oeil par où je vois Dieu est le même oeil par où il me voit. » Le plaisir est dicible, la jouissance ne l'est pas pp. 36-38 Voici d'ailleurs, venu de la psychanalyse, un moyen indirect de fonder l'opposition du texte de plaisir et du texte de jouissance : le plaisir est dicible, la jouissance ne l'est pas. La jouissance est in-dicible, inter-dite. Je renvoie à Lacan (« Ce à quoi il faut se tenir, c'est que la jouissance est interdite à qui parle, comme tel, ou encore qu'elle ne puisse être dite qu'entre les lignes... ») et à Leclaire (« ... celui qui dit, par son dit, s'interdit la jouissance, ou corrélativement, celui qui jouit fait toute lettre et tout dit possible s'évanouir dans l'absolu de l'annulation qu'il célèbre. »). L'écrivain de plaisir (et son lecteur) accepte la lettre ; renonçant à la jouissance, il a le droit et le pouvoir de la dire : la lettre est son plaisir ; il en est obsédé, comme le sont tous ceux qui aiment le langage (non la parole), tous les logophiles, écrivains, épistoliers, linguistes ; des textes de plaisir, il est donc possible de parler (nul débat avec l'annulation de la jouissance) : la critique porte toujours sur des textes de plaisir, jamais sur des textes de jouissance : Flaubert, Proust, Stendhal sont commentés inépuisablement ; la critique dit alors du texte tuteur la jouissance vaine, la jouissance passée ou future : vous allez lire, j'ai lu : la critique est toujours historique ou prospective : le présent constatif, la présentation de la jouissance lui est interdite ; sa matière de prédilection est donc la culture, qui est tout en nous sauf notre présent. Avec l'écrivain de jouissance (et son lecteur) commence le texte intenable, le texte impossible. Ce texte est hors-plaisir, hors-critique, sauf à être atteint par un autre texte de jouissance : vous ne pouvez parler « sur » un tel texte, vous pouvez seulement parler « en » lui, à sa manière, entrer dans un plagiat éperdu, affirmer hystériquement le vide de jouissance (et non plus répéter obsessionnellement la lettre du plaisir). pp. 45-46 Le texte est un objet fétiche et ce fétiche me désire. Le texte me choisit, par toute une disposition d'écrans invisibles, de chicanes sélectives : le vocabulaire, les références, la lisibilité, etc. ; et, perdu au milieu du texte (non pas derrière lui à la façon d'un dieu de machinerie), il y a toujours l'autre, l'auteur. Comme institution, l'auteur est mort : sa personne civile, passionnelle, biographique, a disparu ; dépossédée, elle n'exerce plus sur son oeuvre la formidable paternité dont l'histoire littéraire, l'enseignement, l'opinion avaient à charge d'établir et de renouveler le récit : mais dans le texte, d'une certaine façon, je désire l'auteur : j'ai besoin de sa figure (qui n'est ni sa représentation, ni sa projection), comme il a besoin de la mienne (sauf à « babiller »). Langage et fictions idéologiques pp. 46-50 Les systèmes idéologiques sont des fictions (des fantômes de théâtre, aurait dit Bacon), des romans — mais des romans classiques, bien pourvus d'intrigues, de crises, de personnages bons et mauvais (le romanesque est tout autre chose : un simple découpage instructuré, une dissémination de formes : le maya.) Chaque fiction est soutenue par un parler social, un sociolecte, auquel elle s'identifie : la fiction, c'est ce degré de consistance où atteint un langage lorsqu'il a exceptionnellement pris et trouve une classe sacerdotale (prêtres, intellectuels, artistes) pour le parler communément et le diffuser. « ... Chaque peuple a au-dessus de lui un tel ciel de concepts mathématiquement répartis, et, sous l'exigence de la vérité, il entend désormais que tout dieu conceptuel ne soit cherché nulle part ailleurs que dans sa sphère » (Nietzsche) : nous sommes tous pris dans la vérité des langages, c'est-à-dire dans leur régionalité, entraînés dans la formidable rivalité qui règle leur voisinage. Car chaque parler (chaque fiction) combat pour l'hégémonie ; s'il a le pouvoir pour lui, il s'étend partout dans le courant et le quotidien de la vie sociale, il devient doxa, nature : c'est le parler prétendument apolitique des hommes politiques, des agents de l'État, c'est celui de la presse, de la radio, de la télévision, c'est celui de la conversation ; mais même hors du pouvoir, contre lui, la rivalité renaît, les parlers se fractionnent, luttent entre eux. Une impitoyable topique règle la vie du langage ; le langage vient toujours de quelque lieu, il est topos guerrier. Il se représentait le monde du langage (la logosphère) comme un immense et perpétuel conflit de paranoïas. Seuls survivent les systèmes (les fictions, les parlers) assez inventifs pour produire une dernière figure, celle qui marque l'adversaire sous un vocable mi-scientifique, mi-éthique, sorte de tourniquet qui permet à la fois de constater, d'expliquer, de condamner, de vomir, de récupérer l'ennemi, en un mot : de le faire payer. Ainsi, entre autres, de certaines vulgates : du parler marxiste, pour qui toute opposition est de classe ; du psychanalytique, pour qui toute dénégation est aveu ; du chrétien, pour qui tout refus est quête, etc. Il s'étonnait de ce que le langage du pouvoir capitaliste ne comportât pas, à première vue, une telle figure de système (sinon de la plus basse espèce, les opposants n'y étant jamais dits que « intoxiqués », « téléguidés », etc.) ; il comprenait alors que la pression du langage capitaliste (d'autant plus forte) n'est pas d'ordre paranoïaque, systématique, argumentatif, articulé : c'est un empoissement implacable, une doxa, une manière d'inconscient : bref l'idéologie dans son essence. Le texte, lui, est atopique, sinon dans sa consommation, du moins dans sa production. Ce n'est pas un parler, une fiction, le système est en lui débordé, défait (ce débordement, cette défection, c'est la signifiance). De cette atopie il prend et communique à son lecteur un état bizarre : à la fois exclu et paisible. [...] Beaucoup trop d'héroïsme encore dans nos langages ; dans les meilleurs — je pense à celui de Bataille —, éréthisme de certaines expressions et finalement une sorte d'héroïsme insidieux. Le plaisir du texte (la jouissance du texte) est au contraire comme un effacement brusque de la valeur guerrière, une desquamation passagère des ergots de l'écrivain, un arrêt du « coeur » (du courage). Texte de plaisir, texte de jouissance et perversion pp. 82-84 Plaisir du texte. Classiques. Culture (plus il y aura de culture, plus le plaisir sera grand, divers). Intelligence. Ironie. Délicatesse. Euphorie. Maîtrise. Sécurité : art de vivre. Le plaisir du texte peut se définir par une pratique (sans aucun risque de répression) : lieu et temps de lecture : maison, province, repas proche, lampe, famille là où il faut, c'est-à-dire au loin et non loin (Proust dans le cabinet aux senteurs d'iris), etc. Extraordinaire renforcement du moi (par le fantasme); inconscient ouaté. Ce plaisir peut être dit : de là vient la critique. Textes de jouissance. Le plaisir en pièces ; la langue en pièces ; la culture en pièces. Ils sont pervers en ceci qu'ils sont hors de toute finalité imaginable — même celle du plaisir (la jouissance n'oblige pas au plaisir ; elle peut même apparemment ennuyer). Aucun alibi ne tient, rien ne se reconstitue, rien ne se récupère. Le texte de jouissance est absolument intransitif. Cependant, la perversion ne suffit pas à définir la jouissance ; c'est l'extrême de la perversion qui la définit : extrême toujours déplacé, extrême vide, mobile, imprévisible. Cet extrême garantit la jouissance : une perversion moyenne s'encombre très vite d'un jeu de finalités subalternes : prestige, affiche, rivalité, discours, parade, etc. Tout le monde peut témoigner que le plaisir du texte n'est pas sûr : rien ne dit que ce même texte nous plaira une seconde fois ; c'est un plaisir friable, délité par l'humeur, l'habitude, la circonstance, c'est un plaisir précaire (obtenu par une prière silencieuse adressée à l'Envie de se sentir bien, et que cette Envie peut révoquer) ; d'où l'impossibilité de parler de ce texte du point de vue de la science positive (sa juridiction est celle de la science critique : le plaisir comme principe critique). La jouissance du texte n'est pas précaire, elle est pire : précoce ; elle ne vient pas en son temps, elle ne dépend d'aucun mûrissement. Tout s'emporte en une fois. Cet emportement est évident dans la peinture, celle qui se fait aujourd'hui : dès qu'il est compris, le principe de la perte devient inefficace, il faut passer à autre chose. Tout se joue, tout se jouit dans la première vue. |
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[1]
Interview de Roland Barthes lors de la publication de
Mythologies, 1957. [2] Roland Barthes, Mythologies, Points essais © 1957-2014, pp. 214-213. [3] Ibid., pp. 214-216, 218-221. [5] Roland Barthes, Le bruissement de la langue, Points essais © 1984-2015, pp. 11, 13-19.
[6]
Ibid.,
pp. 22-23.
[8]
[11] [9] Ibid., pp. 33-36. (1970, Le Figaro littéraire.)
[10]
[Dont Marcel Proust : [12] Ibid., pp. 38-40. (Écrit pour la Writing Conference de Luchon, 1975. Publié dans le Français aujourd'hui, 1976.) [13] Ibid., pp. 46-48. (Ibid.) [14] Oswald Ducrot et Tzvetan Todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Points Essais », 1972, p. 107.
[15]
Ibid.,
pp. 63, 67-69. [16] Roland Barthes, S/Z, Points essais © 1970, pp. 9-13, 15-17, 19, 20, 23-25. [17] Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, Seuil © 1975 [18] Roland Barthes, Leçon inaugurale - Sémiologie littéraire, Collège de France, 7 janv. 1977. |
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