La volonté de Dieu n'a pas de commencement [1] Confessions, Livre XI, Ch. 10 Ne sont-ils pas tous remplis des ruines de leur vétusté, ceux qui nous disent : « Que faisait Dieu avant de créer le ciel et la terre ? » S'il demeurait dans l'inaction, pourquoi en est-il sorti, pourquoi y est-il rentré ? S'il s'est accompli en Dieu un acte nouveau, une volonté nouvelle, pour donner l'être à une créature qui n'était pas sortie du néant, est-il une éternité vraie là où naît une volonté qui n'était pas ? car la volonté de Dieu n'est pas la créature. Elle est antérieure à la créature. Nulle création sans préexistence de la volonté créatrice. La volonté de Dieu appartient donc à sa substance. Que s'il est survenu dans la substance divine quelque chose de nouveau, on ne peut plus en vérité la dire éternelle. Et si Dieu a voulu de toute éternité l'existence de la créature, pourquoi, elle aussi, n'est-elle pas éternelle ? Le temps ne saurait être la mesure de l'éternité [2] Ch. 11 Ceux qui parlent ainsi ne vous comprennent pas encore, ô Sagesse de Dieu, lumière des esprits ; ils ne comprennent pas encore comment se fait ce qui se fait en vous et par vous. Ils voudraient bien connaître la saveur de l'Éternité, mais « leur pensée flotte encore tout inconsistante », au gré des ondulations du passé et de l'avenir. Qui l'arrêtera cette pensée, qui l'immobilisera pour lui donner un peu de stabilité, pour l'ouvrir à l'intuition de la splendeur de l'éternité toujours immobile ? C'est alors que comparant celle-ci à la perpétuelle mobilité des temps, elle verrait qu'elle y est incomparable ; que la durée, pour longue qu'elle soit, n'est longue que par la succession de quantité de mouvements qui ne peuvent se développer simultanément, tandis que dans l'éternité il n'y a point succession, tout est présent à la fois, ce qui ne saurait être le cas pour le temps ; elle verrait que tout le passé est chassé par l'avenir, que tout l'avenir suit le passé, que tout le passé et l'avenir tiennent leur être et découlent de l'éternel présent. Qui retiendra la pensée de l'homme, afin que, stabilisée, elle observe comment l'éternité toujours stable, et qui n'a en soi ni avenir ni passé, détermine l'avenir et le passé ? Ma main en serait-elle capable ? Ma parole — qui est comme la main de ma bouche — saurait-elle réaliser un tel prodige ? Point de temps avant la création du monde [3] Ch. 13 Si quelque esprit superficiel, errant à travers les images qu'il se forme des temps écoulés, s'étonne que vous, le Dieu tout-puissant, qui avez créé et maintenez l'Univers, vous, l'artisan du ciel et de la terre, vous soyez demeuré oisif pendant d'innombrables siècles, avant d'entreprendre cette tâche immense, qu'il sorte de son rêve, et se rende compte que son étonnement porte à faux. Comment des siècles innombrables auraient-ils pu s'écouler, puisque vous qui êtes l'auteur et le fondateur des siècles, vous ne les aviez pas encore créés ? Comment y eût-il eu un temps, si vous ne l'aviez vous-même établi ? Et comment se fût-il écoulé, s'il n'existait pas encore ? Et donc, du moment que vous êtes celui par qui tous les temps existent, s'il y a eu un temps avant que vous fissiez le ciel et la terre, pourquoi dit-on que vous demeuriez dans l'inaction ? Ce temps même, c'était vous qui l'aviez fait, et nul temps n'a pu courir avant que vous eussiez fait le temps. Si, par contre, avant le ciel et la terre il n'y avait pas de temps, pourquoi demander ce que vous faisiez « alors » ! Là où il n'y avait pas de temps, il n'y avait pas non plus d' « alors ». Non, ce n'est pas dans le temps que vous précédez le temps : autrement vous n'auriez pas précédé tous les temps. Mais vous précédez les temps passés de toute la hauteur de votre éternité toujours présente, et vous dominez tous les temps à venir, parce qu'ils sont à venir, et qu'aussitôt venus, ils seront passés, tandis que vous, « vous restez toujours semblable, et vos années ne s'évanouissent point ». Vos années ne vont ni ne viennent, tandis que les nôtres vont et viennent, afin que toutes viennent. Vos années subsistent toutes simultanément, parce que justement elles subsistent ; elles ne s'en vont pas, chassées par d'autres qui arrivent, parce qu'elles ne passent pas, tandis que les nôtres ne seront toutes que lorsque toutes auront cessé d'être. [...] Qu'est-ce que le temps ? [4] Ch. 14 Il n'y a donc pas eu de temps où vous n'ayez rien fait, puisque vous avez fait le temps lui-même. Et il n'y a pas de temps qui vous soit coéternel, parce que vous subsistez constamment ; si le temps subsistait ainsi, il ne serait pas le temps. Qu'est-ce en effet que le temps ? Qui saurait l'expliquer avec aisance et brièveté ? Qui peut en former, même en pensée, une notion suffisamment distincte, pour la traduire ensuite par des mots ? Est-il, pourtant, dans nos conversations, une idée qui revienne plus familière et mieux connue que l'idée de temps ? Quand nous en parlons, nous comprenons, cela va de soi, ce que nous disons, et pareillement lorsque c'est un autre qui en parle. Qu'est-ce donc que le temps ? Quand personne ne me le demande, je le sais ; dès qu'il s'agit de l'expliquer, je ne le sais plus. Cependant j'ose l'affirmer hardiment — je sais que, si rien ne passait, il n'y aurait point de temps passé ; que si rien n'arrivait, il n'y aurait point de temps à venir ; que si rien n'était, il n'y aurait point de temps présent. Mais ces deux temps, le passé et l'avenir, comment sont-ils, puisque le passé n'est plus et que l'avenir n'est pas encore ? Le présent même, s'il était toujours présent, sans se perdre dans le passé, ne serait plus temps ; il serait éternité. Donc, si le présent pour être temps doit se perdre dans le passé, comment pouvons-nous affirmer qu'il est lui aussi, puisque l'unique raison de son être, c'est de n'être plus ? De sorte qu'en fait, si nous avons le droit de dire que le temps est, c'est parce qu'il s'achemine au non-être. Qu'est-ce que la mesure du temps ? [5] Ch. 15 Et pourtant nous parlons d'un temps long, d'un temps court, et nous ne le disons que du passé ou de l'avenir. Un long passé, un long avenir, c'est pour nous cent ans, par exemple, soit dans le passé, soit dans l'avenir ; un court passé, un court avenir, c'est, je suppose, dix jours écoulés, dix jours à attendre. Mais comment peut être long ou court ce qui n'est pas ? Car le passé n'est plus, le futur n'est pas encore. [...] Voilà le temps présent — le seul que nous trouvions digne d'être appelé long — qui se resserre dans les limites d'un seul jour à peine. Encore, à examiner de près cette unique journée, elle n'est pas toute entière présente. Les heures du jour et de la nuit forment un total de vingt-quatre : par rapport à la première heure, toutes les autres sont à venir ; par rapport à la dernière, toutes les autres sont passées ; chaque heure intermédiaire est précédée et suivie d'un certain nombre d'autres. Et cette heure unique elle-même se compose de parcelles fugitives ; tout ce qui s'est envolé d'elle est passé, tout ce qui lui reste est avenir. Si l'on conçoit un point dans le temps qui ne puisse être divisé en parcelles de temps, si menues soient-elles, c'est ce point seul qu'on peut appeler « présent » et ce point est emporté si rapidement de l'avenir au passé, qu'il n'a aucune extension de durée. Car s'il avait quelque extension, il se diviserait en passé et en avenir ; mais le présent est sans étendue. Où est dès lors le temps que nous puissions qualifier de long ? Est-ce l'avenir ? Mais de l'avenir, nous ne disons pas qu'il est long, puisque de lui rien n'existe encore qui puisse être long. Nous disons : « Il sera long. » Alors quand le sera-t-il ? Si, pour l'instant, il est encore l'avenir, il ne peut être long, rien en lui n'étant encore susceptible d'être long. S'il ne doit être long qu'au moment où, de l'avenir qui n'est pas encore, il aura passé à l'être et sera devenu le présent, afin de devenir susceptible d'être long, — voici que le présent même nous crie, nous l'avons entendu tout à l'heure, qu'il ne peut être long. Où sont le passé et l'avenir ? [6] Ch. 17 Je cherche, ô Père, je n'affirme pas ; assistez-moi, mon Dieu, et dirigez-moi. Qui oserait me dire qu'il n'y a pas trois temps, ainsi qu'enfants nous l'avons appris, et ainsi que nous l'avons enseigné aux enfants, — le passé, le présent, le futur ; et que le présent seul existe, puisque les deux autres ne sont pas ? Ou bien faut-il dire qu'ils existent aussi, mais que le présent sort de je ne sais quelle mystérieuse retraite, quand de futur il devient présent, et que le passé se retire dans une retraite également mystérieuse, quand, de présent il devient passé ? [...] |
Quel nom donner aux différences du temps ? [7] Ch. 20 Ce qui devient évident et clair, c'est que le futur et le passé ne sont point ; et, rigoureusement, on ne saurait admettre ces trois temps : passé, présent et futur ; mais peut-être dira-t-on avec vérité : « Il y a trois temps, le présent du passé, le présent du présent et le présent de l'avenir. » Car ce triple mode de présence existe dans l'esprit ; je ne le vois pas ailleurs. Le présent du passé, c'est la mémoire ; le présent du présent, c'est l'attention actuelle ; le présent de l'avenir, c'est son attente. Si l'on m'accorde de l'entendre ainsi, je vois et je confesse trois temps ; et que l'on dise encore, par un abus de l'usage : « Il y a trois temps, le passé, le présent et l'avenir » ; qu'on le dise, peu m'importe ; je ne m'y oppose pas : j'y consens, pourvu qu'on entende ce qu'on dit, et que l'on ne pense point que l'avenir soit déjà, que le passé soit encore. Nous avons bien peu de locutions justes, beaucoup d'inexactes ; mais on ne laisse pas d'en comprendre l'intention. |
Comment nous mesurons le temps [8] Ch. 27 [...] Une voix corporelle se fait entendre ; le son continue ; et puis il cesse. Et voilà le silence ; et la voix est passée ; et il n'y a plus rien : avant le son elle était à venir, et ne pouvait se mesurer, n'étant pas encore ; elle ne le peut plus, n'étant plus. Elle le pouvait donc, quand elle vibrait, puisqu'elle était ; sans stabilité, toutefois ; car elle venait et passait. Et n'est-ce point cette instabilité même qui la rendait mesurable ? Son passage ne lui donnait-il pas une étendue dans certain espace de temps, qui formait sa mesure, le présent étant sans espace ? [...] C'est en toi, mon esprit, que je mesure le temps. Ne laisse pas bourdonner à ton oreille : Comment ? comment ? et ne laisse pas bourdonner autour de toi l'essaim de tes impressions ; oui, c'est en toi que je mesure l'impression qu'y laissent les réalités qui passent ; impression survivante à leur passage. Elle seule demeure présente ; je la mesure, et non les objets qui l'ont fait naître par leur passage. C'est elle que je mesure quand je mesure le temps : donc, le temps n'est autre chose que cette impression, où il échappe à ma mesure. Mais quoi ! ne mesurons-nous pas le silence ? Ne disons-nous pas : « Ce silence a autant de durée que cette parole » ? Et notre pensée ne se représente-t-elle pas alors la durée du son, comme s'il régnait encore ; et cet espace ne lui sert-il pas de mesure pour calculer l'étendue silencieuse ? Ainsi, la voix et les lèvres muettes, nous récitons intérieurement des poèmes, des vers, des discours, quels qu'en soient le mouvement et les proportions ; et nous apprécions la durée, le rapport successif des mots, des syllabes, comme si notre bouche en articulait le son. Je veux soutenir le ton de ma voix, la durée préméditée de mes paroles est un espace déjà franchi en silence, et confié à la garde de ma mémoire. Je commence, ma voix résonne jusqu'à ce qu'elle arrive au but déterminé. Que dis-je ? elle a résonné, et résonnera. Ce qui s'est écoulé d'elle, son évanoui ; le reste, son futur. Et la durée s'accomplit par l'action présente de l'esprit, poussant l'avenir au passé, qui grossit du déchet de l'avenir, jusqu'au moment où, l'avenir étant épuisé, tout n'est plus que passé. |
L'esprit est la mesure du temps [9] Ch. 28 Mais qu'est-ce donc que la diminution ou l'épuisement de l'avenir qui n'est pas encore ? Qu'est-ce que l'accroissement du passé qui n'est plus, si ce n'est que dans l'esprit, où cet effet s'opère, il se rencontre trois termes : l'attente, l'attention et le souvenir ? L'objet de l'attente passe par l'attention, pour tourner en souvenir. L'avenir n'est pas encore ; qui le nie ? et pourtant son attente est déjà dans notre esprit. Le passé n'est plus, qui en doute ? et pourtant son souvenir est encore dans notre esprit. Le présent est sans étendue, il n'est qu'un point fugitif ; qui l'ignore ? et pourtant l'attention est durable ; elle par qui doit passer ce qui court à l'absence. [...] Je veux réciter un cantique ; je l'ai retenu. Avant de commencer, c'est une attente intérieure qui s'étend à l'ensemble. Ai-je commencé ? tout ce qui accroît successivement au pécule du passé entre au domaine de ma mémoire : alors, toute la vie de ma pensée n'est que mémoire par rapport à ce que j'ai dit ; qu'attente par rapport à ce qui me reste à dire. Et pourtant mon attention reste présente, elle qui précipite ce qui n'est pas encore à n'être déjà plus. Et, à mesure que je continue ce récit, l'attente s'abrège, le souvenir s'étend jusqu'au moment où l'attente étant toute consommée, mon attention sera tout entière passée dans ma mémoire. Et il en est ainsi, non seulement du cantique lui-même, mais de chacune de ses parties, de chacune de ses syllabes : ainsi d'une hymne plus longue, dont ce cantique n'est peut-être qu'un verset ; ainsi de la vie entière de l'homme, dont les actions sont autant de parties ; ainsi de cette mer des générations humaines, dont chaque vie est un flot. |
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Croire pour comprendre [10] Confessions, Livre VI, Ch. 4 [...] J'aimais à entendre Ambroise recommander souvent, au peuple, dans ses sermons, cette règle suprême : « La lettre tue et l'esprit vivifie. (II Cor. 3:6) » Et, lorsqu'en soulevant le voile mystique, il découvrait l'esprit là où la lettre semblait enseigner une erreur, il ne disait rien qui me déplût, quoique je ne susse pas encore s'il disait la vérité. Je retenais mon coeur sur le penchant de l'adhésion, de peur du précipice ; et cette suspension même m'étouffait. Je voulais être aussi sûr de ce qui échappait à ma vue que de sept et trois sont dix. Je n'étais pas, il est vrai, assez insensé pour croire que je pusse ici me tromper ; mais je voulais avoir la même compréhension de toute vérité, soit corporelle et éloignée de mes sens, soit spirituelle, quoique ma pensée ne sût rien se représenter sans corps. Or, je devais croire pour guérir, pour que les yeux de mon esprit, dégagés de leur voile, pussent s'arrêter en quelque sorte sur votre vérité éternelle, sans révolution et sans éclipse. Mais trop souvent celui qui a passé par le mauvais médecin n'ose plus se fier même au bon. Ainsi mon âme souffrante, que la foi seule pouvait guérir, de peur d'être trompée par la foi, se refusait à sa guérison. Elle résistait à ce puissant remède préparé par vos mains, et que vous prodiguez à l'univers avec souveraine efficace. [...] Ch. 5 Et votre main miséricordieuse et douce, ô Seigneur ! prenant et façonnant mon coeur peu à peu, je remarquais quelle infinité de faits je croyais, dont je n'avais été ni témoin, ni contemporain ; tant d'événements dans l'histoire des nations, tant de récits de lieux, de villes, d'actions, contés par des amis, des médecins, par tous les hommes, qu'il faut admettre sous peine de rompre toutes les relations de la vie. Une foi inébranlable ne m'assurait-elle pas des auteurs de ma naissance ? Et que pouvais-je en savoir, si je ne croyais au témoignage ? Ainsi vous m'avez persuadé que, loin de blâmer ceux qui ajoutent foi à vos Écritures, dont vous avez si puissamment établi l'autorité chez presque tous les peuples du monde, les incrédules seuls sont répréhensibles, et ne doivent point être écoutés quand ils nous disent : « D'où savez-vous si ces livres ont été communiqués au genre humain par l'Esprit du vrai Dieu, qui est la vérité même ? » Et c'est précisément là ce qu'il me fallait croire, puisque, dans ces luttes sophistiques de questions captieuses, dans ces conflits de philosophes dont j'avais lu les livres, rien n'avait pu déraciner en moi la croyance que vous êtes, tout en ignorant ce que vous êtes, ni me faire douter que la conduite des choses humaines appartînt à votre Providence. Ma foi, à cet égard, était, il est vrai, tantôt plus forte, tantôt plus faible ; mais toujours ai-je cru que vous êtes, et que vous prenez souci de nous, quoique je ne susse que penser de votre substance, ou de la voie qui conduit, qui ramène à vous. Ainsi donc, impuissante à trouver la vérité par raison pure, notre faiblesse a besoin de l'appui des saints Livres, et je commençai dès lors à croire que vous n'auriez point investi cette Écriture d'une autorité si haute et si universelle, s'il ne vous avait plu d'être cru, d'être cherché par elle. Quant aux absurdités où je me choquais d'ordinaire, quelques explications plausibles données devant moi m'en faisaient déjà rapporter l'inconnu étrange à la profondeur des mystères. Et son autorité m'apparaissait d'autant plus vénérable et plus digne de foi, que, s'offrant à la main de tout lecteur, elle n'en conservait pas moins dans la profondeur du sens la majesté de ses secrets ; accessible par la nudité de l'expression, par l'abaissement du langage, et toutefois exerçant les coeurs les plus méditatifs ; recevant tous les hommes en son vaste sein, n'en faisant passer qu'un petit nombre jusqu'à vous à travers le fin tissu de son voile, mais beaucoup plus néanmoins que si, au faîte d'autorité où elle est élevée, elle ne rassemblait le genre humain dans le giron de son humilité sainte. Ainsi je méditais, et vous veniez à moi. Je soupirais, et vous me prêtiez l'oreille. Je flottais, et vous me gouverniez. J'allais par la voie large du siècle, et vous ne m'abandonniez pas. |
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Croire pour raisonner [11] Tu m'écris qu'il faut saisir la Vérité par la foi plutôt que par la raison. D'après ce que tu dis, tu devrais préférer, et surtout à propos de la Trinité, question de foi par excellence, te contenter de suivre l'autorité des saints au lieu de m'en demander, à moi, de t'en donner, à force de raisons, l'intelligence. Quand je m'efforcerais de t'introduire dans l'intelligence de ce grand mystère — ce que je ne pourrai réussir qu'avec l'aide de Dieu — que ferais-je sinon t'en rendre raison, dans la mesure du possible ? Si donc tu te crois bien fondé de recourir à moi, ou à tout autre maître, pour comprendre ce que tu crois, corrige ta formule : il ne s'agit pas de rejeter la foi, mais de chercher à saisir par la lumière de la raison ce que tu possèdes déjà fermement par la foi. Que Dieu nous garde de penser qu'il haïsse en nous ce en quoi il nous a créés supérieurs aux autres animaux ! À Dieu ne plaise que la foi nous empêche de recevoir ou de demander la raison de ce que nous croyons ! Nous ne pourrions pas même croire si nous n'avions pas des âmes raisonnables. Dans les choses qui appartiennent à la doctrine du salut et que nous ne pouvons pas comprendre encore, mais que nous comprendrons un jour, il faut que la foi précède la raison : elle purifie ainsi le coeur et le rend capable de recevoir et de supporter la lumière de la grande raison. Aussi est-ce la raison même qui parle par la bouche du Prophète quand il dit : « Si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez pas. (Isaïe, 7, 9) » Par où il distingue les deux choses, nous conseillant de commencer par croire, afin de pouvoir comprendre ce que nous croirons. Ainsi c'est la raison qui veut que la foi la précède (si ce que dit le Prophète n'était pas selon la raison, il serait contre, ce que Dieu nous garde de penser !). Si donc il est raisonnable que la foi précède la raison pour accéder à certaines grandes vérités, il n'est pas douteux que la raison même qui nous le persuade précède elle-même la foi : ainsi il y a toujours quelque raison qui marche devant. |
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Je doute, donc j'existe (cogito) [12] Car nous sommes, et nous connaissons que nous sommes, et nous aimons notre être et notre connaissance. Et nous sommes assurés de la vérité de ces trois choses. Car ce n'est pas comme les objets de nos sens qui nous peuvent tromper par un faux rapport. Je suis très certain par moi-même que je suis, que je connais et que j'aime mon être. Je n'appréhende point ici les arguments des Académiciens, ni qu'ils me disent : « Mais vous vous trompez ! » Car si je me trompe, je suis, puisque l'on ne peut se tromper si l'on n'est. Puisque donc je suis, moi qui me trompe, comment me puis-je tromper à croire que je suis, vu qu'il est certain que je suis si je me trompe ? Ainsi puisque je serais toujours moi qui serais trompé, quand il serait vrai que je me tromperais, il est indubitable que je ne me puis tromper lorsque je crois que je suis. |
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[1]
Saint Augustin, Confessions, Livre XI, Ch. 10.
[2]
Ibid., Ch. 11., (Traduction. P. de Labriolle, éd. Budé, t. II, pp. 304-306, 308-311.)
[3]
Ibid., Ch. 13.
[4]
Ibid., Ch. 14.
[5]
Ibid., Ch. 15.
[6]
Ibid., Ch. 17.
[7]
Ibid., Ch. 20.
[8]
Ibid., Ch. 27.
[9]
Ibid., Ch. 28.
[10]
Ibid., Livre VI, Ch. 4 et 5.
[11]
Saint Augustin, Lettre 120
[12]
Saint Augustin, La cité de Dieu, XI. (Traduction P. de Labriolle, © éditions des Belles Lettres.)
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