Hylémorphisme : Matière et forme [1]
Théorie aristotélicienne de la génération La méthode que nous comptons suivre sera de traiter d'abord de la génération des choses dans toute son étendue ; car il est conforme à l'ordre naturel d'expliquer en premier lieu les conditions communes, pour arriver ensuite à étudier les propriétés particulières. Quand nous disons qu'une chose vient d'une autre chose, et que telle chose devient différente de ce qu'elle était, nous pouvons employer ou des termes simples ou des termes composés. Or, voici ce que j'entends par là : quand je veux exprimer, par exemple, qu'un homme devient musicien, je puis dire ou que le non-musicien devient musicien, ou qu'un [190a] homme qui n'est pas musicien devient un homme musicien. J'appelle terme simple ce qui devient quelque chose, soit ici l'homme, soit le non-musicien ; et ce qu'il devient est également un terme simple, à savoir musicien. Au contraire, le terme s'appelle composé quand on exprime à la fois et le sujet qui devient quelque chose et ce qu'il devient : par exemple, quand on dit que l'homme non-musicien devient homme musicien.
De ces deux expressions, l'une signifie non seulement qu'une chose devient telle chose, mais encore qu'elle provient de telle situation antérieure ; et, ainsi, un homme devient musicien de non-musicien qu'il était auparavant. Mais l'autre expression ne se prend pas universellement ; car elle ne veut pas dire que d'homme, l'être est devenu musicien ; mais elle dit seulement que l'homme est devenu musicien. Dans les choses qui se produisent ainsi, au sens où nous entendons que des termes simples peuvent devenir quelque chose, il y a une partie qui subsiste en devenant quelque chose, et une autre qui ne subsiste pas. Ainsi, l'homme en devenant musicien subsiste en tant qu'homme, et il est homme ; mais le non-musicien, ou ce qui n'est pas musicien ne subsiste point, que ce terme d'ailleurs soit simple ou complexe.
Ceci une fois établi, on peut, dans tous les cas de génération, observer, pour peu qu'on y regarde, qu'il faut toujours, ainsi que nous venons de le dire, qu'il y ait une certaine partie qui subsiste et demeure pour supporter le reste. Ce qui subsiste, bien qu'il soit toujours un sous le rapport du nombre, ne l'est pas toujours dans la forme ; et, par la forme, j'entends aussi la définition qui remplace le sujet. L'un subsiste, tandis que l'autre ne subsiste pas. Ce qui subsiste, c'est ce qui n'est pas susceptible d'opposition, et l'homme subsiste de cette manière ; mais le musicien et le non-musicien ne subsistent pas ainsi, pas plus que ne subsiste le composé sorti de la combinaison des deux termes : je veux dire l'homme non-musicien. Mais cette expression qu'une chose sortant de tel état, devient ou ne devient pas telle autre, s'applique plus particulièrement aux choses qui, par elles-mêmes, ne subsistent pas : par exemple, on dit que de non-musicien on devient musicien ; mais on ne dit pas que d'homme on devienne musicien. Néanmoins, on emploie parfois une pareille locution même pour les substances ; et l'on dit à ce point de vue que la statue vient de l'airain, et non pas que l'airain devient statue. En parlant de ce qui est opposé et ne subsiste pas, on se sert indifféremment des deux expressions, et l'on dit ou que la chose vient de telle autre chose ou qu'elle devient telle autre chose. Ainsi, de non-musicien on devient musicien, et le non-musicien devient musicien. Voilà comment on s'exprime aussi de même pour le composé, puisque l'on dit également que de l'homme non-musicien vient le musicien, ou bien que l'homme non-musicien devient musicien. Comme le mot Devenir peut avoir plusieurs acceptions, et comme on doit dire de certaines choses non pas qu'elles deviennent et naissent d'une manière absolue, mais qu'elles deviennent quelqu'autre chose, Devenir pris absolument ne pouvant s'appliquer qu'aux seules substances, il est clair que pour tout le reste il faut nécessairement qu'il y ait, au préalable, un sujet qui devient telle ou telle chose. Ainsi, la quantité, la qualité, la relation, le temps, le lieu, ne deviennent et ne se produisent qu'à l'occasion d'un certain sujet, attendu que la substance est la seule qui n'est jamais l'attribut de quoi que ce soit, [190b] tandis que tous les autres termes sont les attributs de la substance. Que les substances proprement dites, et en général tous les êtres qui existent absolument, viennent d'un sujet antérieur, c'est ce qu'on voit clairement, si l'on veut y regarder. Toujours il y a un être subsistant préalablement d'où naît celui qui naît et devient : les plantes et les animaux, par exemple, qui viennent d'une semence. Tout ce qui naît et devient, généralement parlant, naît, soit par une transformation, comme la statue qui vient de l'airain ; soit par une addition, comme tous les êtres qui s'accroissent en se développant ; soit par une réduction, comme un Hermès, qu'on tire d'un bloc de pierre ; soit par un arrangement, comme la maison ; soit enfin par une altération, comme les choses qui souffrent un changement dans leur matière. Or, il est bien clair que, pour tout ce qui naît et se produit ainsi, il faut que tout cela vienne de sujets qui existent antérieurement. Il résulte donc clairement de tout ce qui précède que tout ce qui devient et se produit est toujours complexe [composé], et qu'il y a tout à la fois et une certaine chose qui se produit et une certaine autre chose qui devient celle-là. J'ajoute qu'on peut même distinguer deux nuances dans cette dernière : ou c'est le sujet même, ou c'est l'opposé ; j'entends par l'opposé le non-musicien, et le sujet c'est l'homme, dans l'exemple cité plus haut. L'opposé, c'est ce qui est privé de la forme, ou de la figure, ou de l'ordre ; et le sujet [matière], c'est l'or, l'airain ou la pierre [le substrat]. Les trois principes de la génération des étants naturels Une conséquence évidente de ceci, c'est que, puisqu'il y a des principes et des causes de tous les êtres qui sont dans la nature, principes primordiaux qui font de ces êtres ce qu'ils sont et ce qu'ils deviennent, non point par accident, mais tels que chacun d'eux est dénommé dans son essence, tout ce qui devient et se produit vient à la fois et du sujet [matière] et de la forme. Ainsi, l'homme devenu musicien est d'une certaine façon composé de l'homme et du musicien, puisque vous pourriez résoudre les définitions de l'un dans les définitions des deux autres ; et, par conséquent, on peut dire évidemment que tout ce qui devient et se produit vient toujours de ces principes. Le sujet est un numériquement, bien que spécifiquement il soit deux. Aussi, l'homme ou l'or, ou, d'une manière générale, la matière, est numérable ; car elle est davantage telle ou telle chose réelle, et ce qui se produit ne vient pas d'elle seulement par accident, tandis que la privation et l'opposition sont purement accidentelles. Quant à l'espèce, elle est une ; et, par exemple, c'est l'ordre, la musique, ou tel autre attribut de ce genre. Ainsi, on peut dire en un sens que les principes sont au nombre de deux, et l'on peut dire en un autre sens qu'ils sont trois. En un sens aussi ce sont des contraires, quand on dit, par exemple, le musicien et le non-musicien, le chaud et le froid, l'organisé et l'inorganisé ; mais, à un autre point de vue, ce ne sont pas des contraires, puisqu'il est impossible que les contraires agissent jamais l'un sur l'autre. Mais on peut répondre à cette difficulté, en disant que le sujet est différent et qu'il n'est pas du tout un contraire. Par conséquent, en un certain sens, les principes ne sont pas plus nombreux que les contraires, et ils sont pour ainsi dire deux numériquement. Toutefois, ils ne sont pas absolument et purement deux, attendu [191a] que leur essence est différente ; et ils sont plutôt trois, puisque, par exemple, l'essence de l'homme est autre que l'essence du non-musicien, comme celle du non-figuré est autre que celle de l'airain. Nous avons donc exposé quel est le nombre des principes dans la génération des choses naturelles, et nous avons expliqué ce nombre. De plus, il est également clair qu'il faut un sujet aux contraires et que les contraires sont deux. Mais, à un autre point de vue, ceci même n'est pas nécessaire ; et l'un des deux contraires suffit pour produire le changement par sa présence ou par son absence. Pour bien savoir ce qu'est cette nature, cette matière première qui sert de support, on peut recourir à une analogie : ainsi, ce que l'airain est à la statue ou ce que le bois est au lit, ou bien encore ce que sont à toutes les choses qui ont reçu une forme, la matière et le non-figuré avant qu'ils aient pris leur forme propre, cette nature qui sert de support l'est à la substance, à l'objet réel, à ce qui est, à l'être. Elle est donc à elle seule un principe ; mais elle n'est pas une, et elle ne fait pas un être, comme le fait un objet individuel et particulier ; elle est une seulement en tant que sa notion est une, bien qu'elle ait en outre son contraire, qui est la privation. En résumé, on a expliqué dans ce qui précède comment, les principes sont deux et comment ils sont aussi davantage ; car, d'abord on avait montré que les principes ne peuvent être que les contraires, et ensuite on a dû ajouter qu'il fallait nécessairement un sujet à ces contraires, et que par conséquent il y a trois principes. Maintenant ce qu'on vient de dire ici montre bien quelle est la différence des contraires, comment les principes sont les uns à l'égard des autres, et ce que c'est que le sujet qui sert de support. Ce qui n'est pas encore, éclairci, c'est de savoir si l'essence des choses est ou la forme ou le sujet. Mais ce qu'on sait à cette heure, c'est qu'il y a trois principes ; c'est en quel sens ils sont trois, et de quelle façon ils le sont. Telle est notre théorie sur le nombre et sur la nature des principes. |
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Les 4 causes [2] En un sens, la cause, c'est ce dont une chose est faite et qui y demeure immanent. Par exemple, l'airain est cause de la statue et l'argent de la coupe, ainsi que les genres de l'airain et de l'argent. En un autre sens, c'est la forme et le modèle, c'est-à-dire la définition de la quiddité et ses genres : ainsi le rapport de deux à un pour l'octave, et, généralement, le nombre et les parties de la définition. En un autre sens, c'est ce dont vient le premier commencement du changement et du repos. Par exemple, l'auteur d'une décision est cause, le père est cause de l'enfant, et, en général, l'agent est cause de ce qui est fait, ce qui produit le changement de ce qui est changé. En dernier lieu, c'est la fin ; c'est-à-dire la cause finale : par exemple la santé est cause de la promenade ; en effet, pourquoi se promène-t-il ? C'est, dirons-nous, pour sa santé, et, par cette réponse, nous pensons avoir donné la cause. Bien entendu appartient aussi à la même causalité tout ce qui, mû par autre chose que soi, est intermédiaire entre ce moteur et la fin, par exemple pour la santé, l'amaigrissement, la purgation, les remèdes, les instruments ; car toutes ces choses sont en vue de la fin, et ne diffèrent entre elles que comme actions et instruments. Voilà, sans doute, toutes les acceptions où il faut entendre les causes. Mais il arrive, par suite de cette pluralité de sens, qu'une même chose ait une pluralité de causes, et cela non par accident ; par exemple, pour la statue, la statuaire et l'airain, et cela non pas sous un autre rapport, mais en tant que statue, mais non au même sens ; l'une comme matière, l'autre comme ce dont vient le mouvement. Il y a même des choses qui sont causes l'une de l'autre, par exemple la fatigue, du bon état du corps, et celui-ci de la fatigue ; mais non au même sens ; l'un comme fin, l'autre comme principe du mouvement. Enfin, la même chose peut être cause des contraires ; en effet, ce qui, par sa présence, est cause de tel effet, nous en regardons quelquefois l'absence comme cause de l'effet contraire ; ainsi l'absence du pilote est cause du naufrage, et sa présence eût été celle du salut. Quoi qu'il en soit, toutes les causes que nous venons de dire tombent très manifestement sous quatre classes : les lettres par rapport aux syllabes, la matière par rapport aux objets fabriqués, le feu et les autres éléments par rapport aux corps, les parties par rapport au tout, les prémisses par rapport à la conclusion, sont causes comme ce dont les choses sont faites. De ce couple, l'un des termes est cause comme sujet, par exemple les parties, l'autre comme quiddité [essence] : le tout, le composé, la forme. D'autre part, la semence, le médecin, l'auteur d'une décision, et en général l'agent, tout cela est cause comme ce dont vient le commencement du changement, mouvement ou arrêt. D'autre part, à titre de fin et de bien : car la cause finale veut être cause excellente parmi toutes les autres fins : peu importe de dire que c'est le bien en soi ou le bien apparent. |
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Les 10 catégories [3] Les expressions sans aucune liaison signifient la substance, la quantité, la qualité, la relation, le lieu, le temps, la position, la possession, l'action, la passion. Est substance, pour le dire en un mot, par exemple, « homme » ou « cheval » ; quantité, par exemple, « long de deux coudées » ou « long de trois coudées » ; qualité : blanc, grammairien ; relation : double, moitié, plus grand ; lieu : dans le Lycée, au Forum temps : hier, l'an dernier ; position : il est couché, il est assis ; possession : il est chaussé, il est armé ; action : il coupe, il brûle ; passion : il est coupé, il est brûlé. Aucun de ces termes en lui-même et par lui-même n'affirme ni ne nie rien ; c'est seulement par la liaison de ces termes entre eux que se produit l'affirmation ou la négation. De fait, toute affirmation et toute négation est, semble-t-il bien, vraie ou fausse, tandis que pour des expressions sans aucune liaison il n'y a ni vrai ni faux : par exemple, homme, blanc, court, est vainqueur. |
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Qu'est-ce que l'être et la substance [4] C'est la substance qui est absolument première, à la fois logiquement, dans l'ordre de la connaissance et selon le temps. En effet, d'une part, aucune des autres catégories n'existe à l'état séparé, mais seulement la substance. D'autre part, elle est aussi première logiquement, car dans la définition de chaque être est nécessairement contenue celle de sa substance. Enfin, nous croyons connaître le plus parfaitement chaque chose quand nous connaissons ce qu'elle est, par exemple ce qu'est l'homme ou le feu, bien plutôt que lorsque nous connaissons sa qualité ou son lieu, puisque chacun de ces prédicats eux-mêmes, nous les connaissons seulement quand nous connaissons ce qu'ils sont, ce qu'est la quantité ou la qualité. Et en vérité, l'objet éternel de toutes les recherches présentes et passées, le problème toujours en suspens : qu'est-ce que l'être ? revient à se demander : qu'est-ce que la substance ? |
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Définition de la vérité [5] [...] c'est dans la composition et la division que consistent le vrai et le faux. En eux-mêmes les noms et les verbes sont semblables à la notion qui n'a ni composition ni division : tels sont l'homme, le blanc, quand on n'y ajoute rien, car ils ne sont encore ni vrais ni faux. En voici une preuve : bouc-cerf signifie bien quelque chose, mais il n'est encore ni vrai, ni faux, à moins d'ajouter qu'il est ou qu'il n'est pas, absolument parlant ou avec référence au temps. |
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L'impossibilité d'une série infinie de causes
[994a] Il est évident qu'il y a un premier principe, et qu'il n'existe ni une série infinie de causes, ni une infinité d'espèces de causes. Ainsi, sous le point de vue de la matière, il est impossible qu'il y ait production à l'infini ; que la chair, par exemple, vienne de la terre, la terre de l'air, l'air du feu, sans que cela s'arrête. De même pour le principe du mouvement : on ne dira pas que l'homme a été mis en mouvement par l'air, l'air par le soleil, le soleil par la discorde, et ainsi à l'infini. De même encore, on ne peut, pour la cause finale, aller à l'infini et dire que la marche est en vue de la santé, la santé en vue du bonheur, le bonheur en vue d'autre chose, et que toute chose est toujours ainsi en vue d'une autre. De même enfin pour la cause essentielle. Toute chose intermédiaire est précédée et suivie d'autre chose, et ce qui précède est nécessairement cause de ce qui suit. Si l'on nous demandait laquelle d'une série de trois choses est la cause, nous dirions que c'est la première. Car ce n'est point la dernière : ce qui est à la fin n'est cause de rien. Ce n'est point non plus l'intermédiaire : elle n'est cause que d'une seule chose. Peu importe ensuite que ce qui est intermédiaire soit un ou plusieurs, infini ou fini. Car toutes les parties de cette infinité de causes, et, en général, toutes les parties de l'infini, si vous partez du fait actuel pour remonter de cause en cause, ne sont également que des intermédiaires. De sorte que si rien n'est premier, il n'y a absolument pas de cause. Mais s'il faut, en remontant, arriver à un principe, on ne peut pas non plus, en descendant, aller à l'infini, et dire, par exemple, que le feu produit l'eau, l'eau la terre, et que la chaîne de la production des êtres se continue ainsi sans cesse et sans fin. En effet, ceci succède à cela, signifie deux choses ; ou bien une succession simple : Après les jeux Isthmiques, les jeux Olympiens ; ou bien un rapport d'un autre genre : L'homme, par l'effet d'un changement, vient de l'enfant, l'air de l'eau. Et voici dans quel sens nous entendons que l'homme vient de l'enfant ; c'est dans le sens où nous disons que ce qui est devenu a été produit par ce qui devenait, ou bien que ce qui est parfait a été produit par l'être qui se perfectionnait ; car, de même que entre l'être et le non-être il y a toujours le devenir, de même aussi entre ce qui n'était pas et ce qui est, il y a ce qui devient. Ainsi, celui qui étudie devient savant, et c'est ce qu'on entend en disant que d'apprenant qu'on était on devient instruit. Quant à cet autre exemple : L'air vient de l'eau ; là, il y a l'un des deux éléments qui périt dans la production de l'autre. Aussi, dans le premier cas n'y a-t-il point de retour de ce qui est produit à ce qui a produit : [994b] d'homme on ne devient pas enfant ; car ce qui est produit ne l'est pas par la production même, mais vient après la production. De même pour la succession simple : le jour vient de l'aurore, uniquement parce qu'il lui succède ; mais par cela même l'aurore ne vient pas du jour. Dans l'autre espèce de production, au contraire, il y a retour de l'un des éléments à l'autre. Mais dans les deux cas il est impossible d'aller à l'infini. Dans le premier, il faut que les intermédiaires aient une fin ; dans le dernier il y a retour perpétuel d'un élément à l'autre, car la destruction de l'un est la production de l'autre. Et puis, il est impossible que l'élément premier, s'il est éternel, périsse comme il le faudrait alors. Car, puisque, en remontant de cause en cause, la chaîne de la production n'est pas infinie, il faut nécessairement que l'élément premier qui, en périssant, a produit quelque chose, ne soit pas éternel. Or, cela est impossible. Ce n'est pas tout : la cause finale est une fin. Par cause finale on entend ce qui ne se fait pas en vue d'autre chose, mais au contraire ce en vue de quoi autre chose se fait. De sorte que s'il y a ainsi quelque chose qui soit le dernier terme, il n'y aura pas de production infinie : s'il n'y a rien de tel, il n'y a point de cause finale. Ceux qui admettent ainsi la production à l'infini, ne voient pas qu'ils suppriment par là même le bien. Or, y a-t-il quelqu'un qui voudrait entreprendre une chose, s'il ne devait pas arriver à l'achever ? Ce serait l'acte d'un insensé. L'homme raisonnable agit toujours en vue de quelque chose ; et c'est là une fin, car le but qu'on se propose est une fin. On ne peut pas non plus ramener indéfiniment l'essence à une autre essence. Il faut s'arrêter. Toujours l'essence qui précède est plus essence que celle qui suit ; mais si ce qui précède ne l'est pas encore, à plus forte raison ce qui suit. Bien plus, ce genre de système rend toute connaissance impossible. On ne peut savoir, il est impossible de rien connaître, avant d'arriver à ce qui est simple et indivisible. Or, comment penser à cette infinité d'êtres dont on nous parle ? Il n'en est pas ici comme de la ligne, qui ne s'arrête pas dans ses divisions : la pensée a besoin de points d'arrêt. Aussi, si vous parcourez cette ligne qui se divise à l'infini, vous n'en pouvez compter toutes les divisions. Ajoutons que nous ne concevons la matière que dans un objet en mouvement. Or, aucun de ces objets n'est marqué du caractère de l'infini. Si ces objets sont réellement infinis, le caractère propre de l'infini n'est pas l'infini. Et quand bien même on dirait seulement qu'il y a un nombre infini d'espèces de causes, la connaissance serait encore impossible. Car nous croyons savoir quand nous connaissons les causes ; et il n'est point possible que dans un temps fini, nous puissions parcourir une série infinie. |
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Le premier moteur immobile [7] [1073a] [...] Le principe des choses, l'être premier, est immobile ; il l'est en soi, et il l'est aussi par accident. Le mouvement qu'il produit, c'est le mouvement premier, c'est le mouvement éternel ; et ce mouvement est unique. Or, nécessairement, le mobile est mû par quelque chose, et le moteur premier doit nécessairement être immobile en soi. De plus, le mouvement éternel ne peut être produit que par un éternel moteur ; et le mouvement unique, par un moteur qui est unique aussi. [...] [1074a] [...] Que si, en effet, un mouvement avait lieu en vue d'un mouvement, celui-ci devrait aussi avoir lieu en vue de quelques autres mouvements ; mais, comme il ne se peut pas qu'on aille ainsi à l'infini, il faut que la fin et le but de tout mouvement soit un de ces corps divins qui se meuvent dans le ciel. Or, il est de toute évidence qu'il n'y a qu'un seul ciel de possible ; car s'il y avait plusieurs cieux, tout comme il y a plusieurs hommes, il pourrait bien y avoir un seul principe spécifiquement applicable à chacun d'eux, mais, numériquement, les principes seraient multiples. Or, tout ce qui est multiple en nombre a nécessairement une matière. La définition est unique et la même pour des êtres multiples, comme est la définition de l'homme ; et, par exemple, Socrate est bien Un ; mais le primitif, l'essence, qui fait qu'une chose est ce qu'elle est, ne comporte pas de matière, puisque c'est l'acte même, l'Entéléchie, ce qui a en soi sa propre fin. Ainsi donc, rationnellement et numériquement, le premier moteur est unique et immobile ; et ce qu'il meut éternellement et continuellement est unique aussi. Donc, il n'y a qu'un seul et unique ciel. [1074b] Une tradition qui nous est venue de l'antiquité la plus haute, et qui a été transmise à la postérité sous le voile de la fable, nous apprend que les astres sont des Dieux, et que le divin enveloppe la nature tout entière. Tout ce qu'on a pu ajouter de fabuleux à cette tradition n'a eu pour but que de persuader la multitude, afin de rendre plus facile l'application des lois et de servir l'intérêt commun. C'est ainsi qu'on a prêté aux Dieux des formes humaines, et même parfois aussi des figures d'animaux, et qu'on a imaginé tant d'autres inventions, qui étaient la suite et la reproduction de celles-là. Mais si l'on dégage de tout cela ce seul principe, que les hommes ont cru que les substances premières sont des Dieux, on peut trouver que ce sont là réellement des croyances vraiment divines, et qu'au milieu des alternatives où, tour à tour, et selon qu'il a été possible, les arts et les sciences philosophiques ont été, suivant toute apparence, découverts et perdus plus d'une fois, ces doctrines de nos ancêtres ont été conservées jusqu'à nos jours, comme de vénérables débris. C'est là du moins dans quelle mesure restreinte nous apparaissent, avec quelque clarté, la croyance de nos pères et les traditions des premiers humains. |
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Science et syllogisme [8] Il faut d'abord établir quel est le sujet de notre enquête et de quelle discipline elle relève : son sujet, c'est la démonstration et c'est la science démonstrative dont elle dépend. Ensuite nous devons définir ce qu'on entend par prémisse par terme, par syllogisme [...] Après cela, il faudra définir en quoi consiste pour un terme, d'être ou non contenu dans la totalité d'un autre terme, et ce que nous entendons par être affirmé universellement et être nié universellement. La prémisse est le discours qui affirme ou qui nie quelque chose de quelque chose et ce discours est soit universel, soit particulier, soit indéfini. J'appelle universelle, l'attribution ou la non-attribution à un sujet pris universellement, particulière, l'attribution ou la non-attribution à un sujet pris particulièrement ou non universellement ; indéfinie, l'attribution ou la non-attribution faite sans indication d'universalité ou de particularité [...] J'appelle terme ce en quoi se résout la prémisse, savoir le prédicat et le sujet dont il est affirmé [...] [Exemple: Dans Quelques chevaux sont noirs., le sujet chevaux et le prédicat noirs sont les deux termes unis par la copule sont.] Le syllogisme est un discours dans lequel, certaines choses étant posées, quelque chose d'autre que ces données en résulte nécessairement par le seul fait de ces données : je veux dire que c'est par elles que la conséquence est obtenue [...] Aucun terme étranger n'est en sus requis pour produire la conséquence nécessaire. [9] Disons maintenant par quel moyen tout syllogisme s'engendre [...] Quand trois termes sont entre eux dans des rapports tels que le mineur soit contenu dans la totalité du moyen et le moyen contenu, ou non contenu dans la totalité du majeur, alors il y a nécessairement entre les extrêmes, syllogisme parfait. J'appelle moyen le terme qui est lui-même contenu dans un autre terme et contient un autre terme en lui, et qui occupe aussi une position intermédiaire ; j'appelle extrêmes à la fois le terme qui est lui-même contenu dans un autre et le terme dans lequel un autre est contenu. Si tout A est affirmé de tout B, et B de tout C, nécessairement A est affirmé de tout C [*] [...] De même, si A n'est affirmé de nul B et si B est affirmé de tout C, il en résulte que A n'appartient à nul C [**]. |
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L'Habitude [10] La vertu est de deux sortes, la vertu intellectuelle et la vertu morale. La vertu intellectuelle dépend dans une large mesure de l'enseignement reçu, aussi bien pour sa production que pour son accroissement ; aussi a-t-elle besoin d'expérience et de temps. La vertu morale, au contraire, est le produit de l'habitude, d'où lui est venu aussi son nom, par une légère modification de ethos — Et par suite il est également évident qu'aucune des vertus morales n'est engendrée en nous naturellement, car rien de ce qui existe par nature ne peut être rendu autre par l'habitude : ainsi la pierre, qui se porte naturellement vers le bas, ne saurait être habituée à se porter vers le haut, pas même si des milliers de fois on tentait de l'y accoutumer en la lançant en l'air ; pas davantage ne pourrait-on habituer le feu à se porter vers le bas, et, d'une manière générale, rien de ce qui a une nature donnée ne saurait être accoutumé à se comporter autrement. Ainsi donc, ce n'est ni par nature, ni contrairement à la nature que naissent en nous les vertus, mais la nature nous a donné la capacité de les recevoir, et cette capacité est amenée à maturité par l'habitude. En outre, pour tout ce qui survient en nous par nature, nous le recevons d'abord à l'état de puissance, et c'est plus tard que nous le faisons passer à l'acte comme cela est manifeste dans le cas des facultés sensibles (car ce n'est pas à la suite d'une multitude d'actes de vision ou d'une multitude d'actes d'audition que nous avons acquis les sens correspondants, mais c'est l'inverse : nous avions déjà les sens quand nous en avons fait usage, et ce n'est pas après en avoir fait usage que nous les avons eus). Pour les vertus, au contraire leur possession suppose un exercice antérieur, comme c'est aussi le cas pour les autres arts. En effet, les choses qu'il faut avoir apprises pour les faire, c'est en les faisant que nous les apprenons : par exemple, c'est en construisant qu'on devient constructeur, et en jouant de la cithare qu'on devient cithariste ; ainsi, c'est encore [1103b] en pratiquant les actions justes que nous devenons justes, les actions modérées que nous devenons modérés, et les actions courageuses que nous devenons courageux. Cette vérité est encore attestée par ce qui se passe dans les cités, où les législateurs rendent, bons les citoyens en leur faisant contracter certaines habitudes : c'est même là le souhait de tout législateur, et s'il s'en acquitte mal, son oeuvre est manquée et c'est en quoi une bonne constitution se distingue d'une mauvaise. De plus, les actions qui, comme causes ou comme moyens sont à l'origine de la production d'une vertu quelconque, sont les mêmes que celles qui amènent sa destruction, tout comme dans le cas d'un art en effet, jouer de la cithare forme indifféremment les bons et les mauvais citharistes. On peut faire une remarque analogue pour les constructeurs de maisons et tous les autres corps de métiers : le fait de bien construire donnera de bons constructeurs, et le fait de mal construire, de mauvais. En effet, s'il n'en était pas ainsi, on n'aurait aucun besoin du maître, mais on serait toujours de naissance bon ou mauvais dans son art. Il en est dès lors de même pour les vertus : c'est en accomplissant tels ou tels actes dans notre commerce avec les autres hommes que nous devenons, les uns justes, les autres injustes ; c'est en accomplissant de même telles ou telles actions dans les dangers, et en prenant des habitudes de crainte ou de hardiesse que nous devenons, les uns courageux, les autres poltrons. Les choses se passent de la même façon en ce qui concerne les appétits et les impulsions : certains hommes deviennent modérés et doux, d'autres déréglés et emportés, pour s'être conduits, dans des circonstances identiques, soit d'une manière soit de l'autre. En un mot, les dispositions morales proviennent d'actes qui leur sont semblables. C'est pourquoi nous devons orienter nos activités dans un certain sens, car la diversité qui les caractérise entraîne les différences correspondantes dans nos dispositions. Ce n'est donc pas une oeuvre négligeable de contracter dès la plus tendre enfance telle ou telle habitude ; au contraire, c'est d'une importance majeure, disons mieux totale. |
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Art, imitation, tragédie et catharsis (purgation) [11] [...] la tragédie est l'imitation d'une action de caractère élevé et complète, d'une certaine étendue, dans un langage relevé d'assaisonnements d'une espèce particulière suivant les diverses parties, imitation qui est faite par des personnages en action et non au moyen d'un récit, et qui, suscitant pitié et crainte, opère la purgation propre à pareilles émotions. J'appelle « langage relevé d'assaisonnements » celui qui a rythme, mélodie et chant ; et j'entends par « assaisonnements d'une espèce particulière » que certaines parties sont exécutées simplement à l'aide du mètre [Nature du vers], tandis que d'autres, par contre, le sont à l'aide du chant. Puisque ce sont des personnages en action qui font l'imitation, nécessairement on peut d'abord considérer comme partie de la tragédie l'ordonnance du spectacle ; puis il y a le chant et l'élocution ; car tels sont bien les moyens employés pour faire l'imitation. J'appelle « élocution » le seul assemblage des vers ; quant à « chant », le mot a un sens parfaitement clair. Comme d'autre part, il s'agit de l'imitation d'une action et que celle-ci suppose des personnages agissants, lesquels sont nécessairement tels ou tels de caractère ou de pensée (car c'est en tenant compte de ces différences que nous qualifions les actions humaines), il y a deux causes naturelles qui déterminent les actions, à savoir la pensée et le caractère, et ce sont les actions qui toujours nous font réussir ou échouer. C'est la fable qui est l'imitation de l'action, car j'appelle ici « fable » l'assemblage des actions accomplies ; j'appelle « caractère » ce qui nous fait dire des personnages que nous voyons agir qu'ils ont telles ou telles qualités ; j'entends par « pensée » tout ce que les personnages disent pour démontrer quelque chose ou déclarer ce qu'ils décident. Donc nécessairement il y a dans toute tragédie six parties constitutives qui font qu'elle est telle ou telle ; ce sont la fable, les caractères, l'élocution, la pensée, le spectacle et le chant. Car les moyens d'imiter constituent deux parties, la façon d'imiter en constitue une et l'objet de l'imitation trois, et il n'y en a pas d'autres. Ces parties constitutives, tous les poètes pour ainsi dire les ont employées, car toutes les tragédies comportent également appareil scénique, caractère, fable, élocution, chant et pensée. La plus importante de ces parties est l'assemblage des actions accomplies, car la tragédie imite non pas les hommes, mais une action et la vie, le bonheur < et l'infortune ; or, le bonheur > et l'infortune sont dans l'action [12] et la fin de la vie est une certaine manière d'agir, non une manière d'être ; et c'est en raison de leur caractère que les hommes sont tels ou tels, mais c'est en raison de leurs actions qu'ils sont heureux ou le contraire. Donc les personnages n'agissent pas pour imiter les caractères, mais ils reçoivent leurs caractères par surcroît et en raison de leurs actions ; de sorte que les actes et la fable sont la fin de la tragédie ; et c'est la fin qui en toutes choses est le principal. De plus, sans action il ne peut y avoir de tragédie, mais il peut y en avoir sans caractères. En effet les tragédies de la plupart des auteurs modernes sont dépourvues de caractères, et, de façon générale, c'est le cas pour beaucoup de poètes ; comme c'est le cas aussi, parmi les peintres, de Zeuxis par rapport à Polygnote : car Polygnote est un bon peintre de caractères tandis que la peinture de Zeuxis n'a aucun trait moral. En outre, si on met à la file des tirades qui reflètent un caractère, si bien réussies qu'elles soient sous le rapport de l'élocution et de la pensée, on n'effectuera pas ce qui est l'oeuvre propre de la tragédie, mais on l'effectuera bien davantage avec une tragédie inférieure sous ces rapports, mais ayant fable, assemblage d'actions. Ajoutons que dans une tragédie, la principale source de plaisir pour l'âme du spectateur est dans des parties de la fable, je veux dire les péripéties et les reconnaissances. Un autre indice c'est que ceux qui débutent en poésie arrivent à l'exacte vérité dans l'élocution et les caractères avant de savoir combiner les actions, comme c'est le cas aussi chez presque tous les anciens poètes. 1. La fable est donc le principe et comme l'âme de la tragédie ; en second lieu seulement viennent 2. les caractères. En effet c'est à peu près comme en peinture où quelqu'un qui appliquerait les plus belles couleurs pêle-mêle charmerait moins qu'en esquissant une image. La tragédie est l'imitation d'une action et c'est avant tout en raison de l'action qu'elle imite les hommes agissant. En troisième lieu vient 3. la pensée. Elle consiste dans la faculté de trouver le langage qu'implique la situation, le langage approprié, ce qui dans les discours est l'oeuvre de la politique et de la rhétorique ; en effet les anciens poètes prêtaient à leurs personnages le langage de la vie civile et ceux d'aujourd'hui les font parler en rhéteurs. Le caractère est ce qui montre la ligne de conduite, le parti que, le cas étant douteux, on adopte de préférence ou évite (aussi n'y a-t-il pas de caractère dans les paroles où il n'y a absolument aucun parti adopté ou évité par celui qui parle) ; et il y a pensée là où on démontre que telle chose est ou n'est pas, ou énonce quelque idée générale. La quatrième des parties inhérentes au langage est 4. l'élocution, j'entends par là, comme je l'ai dit antérieurement, la traduction de la pensée par les mots ; elle a les mêmes propriétés dans les écrits en vers et dans les écrits en prose. Parmi les autres parties constitutives 5. le chant est le principal des assaisonnements. 6. Le spectacle, bien que de nature à séduire le public, est tout ce qu'il y a d'étranger à l'art et de moins propre à la poétique ; car le pouvoir de la tragédie subsiste même sans concours ni acteurs, et en outre, pour la mise en scène, l'art de l'homme préposé aux accessoires est plus important que celui du poète. |
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Usage cathartique de la musique [13] [...] la musique doit être pratiquée non pas en vue d'un seul avantage, mais de plusieurs (car elle a en vue l'éducation et la purgation — Qu'entendons-nous par la purgation ? Pour le moment nous prenons ce terme en son sens général [14], mais nous en reparlerons plus clairement dans notre Poétique, — en troisième lieu elle sert à la vie de loisir noblement menée, et enfin elle est utile à la détente et au délassement après un effort soutenu) : dans ces conditions, on voit que nous devons nous servir de tous les modes, mais que nous ne devons pas les employer tous de la même manière : dans l'éducation nous utiliserons les modes aux tendances morales les plus prononcées, et quand il s'agira d'écouter la musique exécutée par d'autres nous pourrons admettre les modes actifs et les modes exaltés (car l'émotion qui se présente dans certaines âmes avec énergie, se rencontre en toutes, mais avec des degrés différents d'intensité : ainsi, la pitié et la crainte, en y ajoutant l'exaltation divine, car certaines gens sont possédés par cette forme d'agitation ; cependant, sous l'influence des mélodies sacrées, nous voyons ces mêmes personnes, quand elles ont eu recours aux mélodies qui transportent l'âme hors d'elle-même, remises d'aplomb comme si elles avaient pris un remède et une purgation. C'est à ce même traitement dès lors que doivent être nécessairement soumis à la fois ceux qui sont enclins à la pitié et ceux qui sont enclins à la terreur, et tous les autres qui, d'une façon générale, sont sous l'empire d'une émotion quelconque pour autant qu'il y a en chacun d'eux tendance à de telles émotions, et pour tous il se produit une certaine purgation et un allégement accompagné de plaisir. Or c'est de la même façon aussi que les mélodies purgatrices procurent à l'homme une joie inoffensive). Aussi est-ce par le maniement de tels modes et de telles mélodies qu'on doit caractériser ceux qui exécutent de la musique théâtrale dans les compétitions. (Et puisqu'il y a deux classes de spectateurs, l'une comprenant les hommes libres et de bonne éducation, et l'autre, la classe des gens grossiers, composée d'artisans, d'ouvriers et autres individus de ce genre, il faut aussi mettre à portée de pareilles gens des compétitions et des spectacles en vue de leur délassement ; et, de même que leurs âmes sont faussées et détournées de leur état naturel, ainsi ces modes et ces mélodies aux sons aigus et aux colorations irrégulières [15] sont aussi des déviations ; mais chaque catégorie de gens trouve son plaisir dans ce qui est approprié à sa nature, et par suite on accordera aux musiciens professionnels, en présence d'un auditoire aussi vulgaire, la liberté de faire usage d'un genre de musique d'une égale vulgarité.) |
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La vertu [16] 6.4 Vanité de la philosophie sans habitudes vertueuses La plupart [...] cherchent refuge dans l'argumentation, croyant se consacrer à la philosophie et ainsi pouvoir être vertueux. Ils font un peu comme les [1105 b 15] personnes souffrantes qui écoutent attentivement parler leurs médecins, mais ne font rien de ce qu'ils prescrivent. Pas plus donc que ceux-là n'auront la santé du corps en se soignant de la sorte, ils n'auront, eux non plus, celle de l'âme en se consacrant à la philosophie de cette façon. 7.2.2.1 Le milieu jugé relativement à nous Ainsi, dans tout ce qui est continu et divisible, on peut trouver le plus, le moins et l'égal. Et cela se détermine, soit dans la chose même, soit relativement à nous. — Or l'égal est une sorte de milieu entre l'excès et le défaut. D'autre part, j'appelle milieu de la chose [1106 a 30] ce qui se trouve à égale distance de chacun des deux extrêmes, milieu qui est un et le même aux yeux de tous. En revanche, le milieu déterminé relativement à nous, c'est ce qui n'est, pour nous, ni trop ni trop peu ; or ce milieu n'est pas une chose unique, ni la même pour tous. Par exemple, si dix est beaucoup et deux peu, on prend six comme le milieu dans la série, puisqu'il dépasse et est dépassé par une quantité égale. Et ce milieu est conforme au rapport arithmétique. En revanche, le milieu relatif à nous-mêmes ne doit pas être pris de cette façon. En effet, [1106 b 1] si pour un homme, dix mines à manger c'est beaucoup et que deux, c'est peu, le diététicien ne va pas pour autant prescrire invariablement six mines, car c'est peut-être encore beaucoup pour celui qui doit les prendre, ou bien trop peu. Pour Milon, en effet, c'est peu, mais pour qui débute en gymnastique, c'est beaucoup. Il en va de même pour la course ou la lutte. 7.2.2.2 La vertu fait viser le milieu Ainsi, quiconque s'y connaît fuit alors l'excès et le défaut. Il cherche au contraire le milieu et c'est lui qu'il prend pour objectif. Et ce milieu n'est pas celui de la chose, mais celui qui se détermine relativement à nous. Dès lors, si c'est ainsi que toute connaissance réussit à remplir son office en gardant en vue le milieu et en oeuvrant dans sa direction — d'où l'habitude de [1106 b 10] déclarer, à propos des oeuvres réussies, qu'on n'y peut ni retrancher, ni ajouter quoi que ce soit, dans l'idée que l'excès et le défaut ruinent la perfection, tandis que la moyenne la préserve —, et si de leur côté, les bons artisans, comme nous le disons, l'ont en point de mire lorsqu'ils travaillent, mais que la vertu, comme la nature, surclasse toute forme d'art en rigueur et en valeur, alors la vertu est propre à faire viser le milieu. 7.3 Définition de la vertu Par conséquent, la vertu est un état décisionnel qui consiste en une moyenne [1107 a 1] fixée relativement à nous. C'est sa définition formelle et c'est ainsi que la définirait l'homme sagace. D'autre part, elle est une moyenne entre deux vices, l'un par excès, l'autre par défaut ; et cela tient encore au fait que les vices, ou bien restent en deçà, ou bien vont au-delà de ce qui est demandé dans les affections et les actions, alors que la vertu découvre le milieu et le choisit. 7.4.2 Le mal [n'est ni] excès ni défaut [ni moyenne] D'autre part, il n'y a pas dans tout genre d'action ou d'affection une moyenne à trouver. Quelques-unes, en effet, ont un nom qui, [1107 a 10] d'emblée, les associe à la perversité : par exemple, la jubilation maligne, l'impudence, l'envie et, parmi les actions, l'adultère, le vol, le meurtre. Toutes ces choses, en effet, et celles du même genre sont blâmées parce qu'elles sont elles-mêmes vilaines, et ce n'est pas l'excès ou le défaut, dans leurs cas, qui les rend blâmables. Il n'y a donc jamais, quand on s'y livre, possibilité d'une attitude correcte ; au contraire, il y a toujours faute. Et l'on ne peut trouver bien ou mal, dans ces conditions, de commettre par exemple l'adultère avec celle qu'il faut, quand il faut et de la manière qu'il faut ; au contraire, le simple fait de commettre l'un quelconque de ces forfaits constitue une faute. |
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[1]
Aristote, Physique, IVe s. av. J.-C.
« Hylémorphisme » est composé de deux mots grecs : hulê, matière, et morphê, forme. C'est le nom donné à cette doctrine d'Aristote qui enseigne que les deux composantes fondamentales de chaque chose sont la matière et de forme.
[2]
Aristote, Physique, IVe s. av. J.-C.
[3]
Aristote, Organon - Catégories 4, IVe s. av. J.-C.
[4]
Aristote, Métaphysique, Z, I, IVe s. av. J.-C., Vrin © 1966.
[5]
Aristote, De l'interprétation, I (16 a 10), IVe s. av. J.-C., Vrin © 1969.
[6]
Aristote, Métaphysique, Livre II, Ch. 2, [994a-994b], IVe s. av. J.-C.
[7]
Ibid., Livre XII, Ch. 8, [1073a-1074b], IVe s. av. J.-C.
[8]
Aristote, Premiers Analytiques I, I (24 a), IVe s. av. J.-C., Vrin © 1966.
[9]
Ibid., I, 4.
[*]
Exemple :
(prémisse 1) Si tous les oiseaux volent
[**]
Exemple :
Si nul oiseau n'est mammifère
[10]
Aristote, Éthique à Nicomaque, Livre II, Chapitre 1.
[11] Aristote, Poétique, Chapitre 6, Gallimard © 1996, traduction J. Hardy, pp. 86-90. [12] [Pour Aristote, le bonheur est activité.] [13] Aristote, La politique, Livre VIII, Ch. 7, Vrin © 1995, traduction J. Tricot, pp. 582-585.
[14]
Aristote renvoie, pour l'explication de la catharsis, à sa Poétique, mais on admet généralement que le bref passage
(6, 1449 b 27 et 28) où la tragédie est caractérisée comme
« opérant la purgation de pareilles émotions »
(la pitié et la crainte) n'est pas celui qui est visé par notre texte.
Diogène Laërce (V, 1, 24)
attribue, en effet, deux livres à la Poétique,
et l'ouvrage que nous possédons sous ce titre n'est que le premier livre d'un traité plus complet dont la seconde partie ne nous est pas
parvenue : c'est dans ce second livre qu'Aristote exposait, sans doute assez longuement, la
nature de la catharsis.
[15] En musique, selon l'esthétique aristotélicienne, les sons graves sont supérieurs en qualité aux sons aigus. D'autre part, [les] colorations irrégulières, [consistent] dans l'emploi des demi-tons qui troublent l'harmonie d'une phrase. [...]
[16]
Aristote, Éthique à Nicomaque, Livre II, 7, GF Flammarion © 2004, traduction Richard Bodéüs,
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