PREMIÈRE SCOLASTIQUE  

Anselme de Canterbury

 

Texte fondateur

1078

Preuve ontologique
de l'existence de Dieu [1]

Proslogion

Ainsi donc, Seigneur, toi qui donnes l'intelligence à la foi, accorde-moi de comprendre, autant que tu le trouves bon, que tu es, comme nous le croyons, et que tu es tel que nous le croyons. Or, nous croyons que tu es quelque chose dont on ne peut rien concevoir de plus grand. Est-ce qu'une nature pareille n'existe pas, parce que l'insensé a dit dans son coeur : Dieu n'est pas (Ps., XIII, 1) ? Mais certainement ce même insensé, lorsqu'il entend ce que je dis « quelque chose dont on ne peut concevoir de plus grand », comprend ce qu'il entend, et ce qu'il comprend est dans son intelligence, même s'il ne comprend pas que cela existe. En effet, avoir une chose dans la pensée n'est pas la même chose que comprendre que cette chose existe. Ainsi, lorsque le peintre réfléchit au tableau qu'il va faire, il l'a dans sa pensée ; mais ne pense pas encore qu'il existe, parce qu'il ne l'a pas encore fait. Mais lorsqu'il l'a déjà peint, il l'a dans l'intelligence et comprend aussi que ce qu'il a fait existe. Or donc, l'insensé lui-même doit convenir qu'il y a dans l'intelligence quelque chose dont on ne peut rien concevoir de plus grand, parce que lorsqu'il entend cette expression, il la comprend, et tout ce que l'on comprend est dans l'intelligence. Et certainement ce dont on ne peut rien concevoir de plus grand ne peut être dans l'intellect seul. En effet, s'il n'était que dans l'intelligence, on aurait pu penser qu'il soit aussi en réalité : ce qui est plus. Or donc, si l'être dont on ne peut concevoir de plus grand est dans l'intelligence seule, cette même entité, dont on ne peut rien concevoir de plus grand, est quelque chose dont on peut concevoir quelque chose de plus grand : mais certainement, ceci est impossible. Par conséquent, il n'y a aucun doute que quelque chose dont on ne peut rien concevoir de plus grand existe et dans l'intelligence et dans la réalité.

Et il est si véritablement que l'on ne peut même pas penser qu'il n'est pas. En effet, on peut concevoir quelque chose qu'on ne saurait concevoir comme non existant, ce qui est plus grand que ce que l'on peut concevoir comme non existant. Ainsi donc, si ce dont on ne peut rien concevoir de plus grand peut être conçu comme n'existant pas, ce même être dont on ne peut rien concevoir de plus grand n'est pas cet être dont on ne peut pas concevoir de plus grand : ce qui est contradictoire. Ainsi donc, cet être dont on ne peut pas concevoir de plus grand est d'une manière tellement véritable que l'on ne peut pas penser qu'il n'est pas. Et cet être, c'est toi, Seigneur notre Dieu, tu es donc d'une manière tellement vraie, ô Seigneur mon Dieu, que tu ne peux pas être pensé ne pas être, et pour cause. En effet, si un esprit quelconque pouvait concevoir quelque chose de meilleur que toi, la créature s'élèverait au-dessus du Créateur et jugerait son Créateur : ce qui est parfaitement absurde. D'ailleurs, tout ce qui est autre que toi seul peut être pensé ne pas être. Toi seul, par conséquent, possèdes l'être de la manière la plus vraie et par là même la plus haute de tout ; car tout ce qui n'est pas toi n'est pas d'une manière aussi vraie, et par là même à un être moindre. Pourquoi donc l'insensé a-t-il dit dans son coeur : « Dieu n'est pas », lorsqu'il est si clair pour un esprit rationnel que tu existes plus que tous les autres ? Pourquoi, sinon parce qu'il est stupide et insensé ?

Mais comment l'insensé a-t-il dit dans son coeur ce qu'il n'a pu penser ? ou comment n'a-t-il pas pu penser ce qu'il a dit dans son coeur ? puisque c'est la même chose, dire dans son coeur et penser. Or, si véritablement, et même, puisque véritablement, il l'a pensé, car il l'a dit dans son coeur et, en même temps, ne l'a pas dit dans son coeur, parce qu'il n'a pas pu le penser ; ce n'est donc pas d'une seule manière que quelque chose est dit dans le coeur, ou est pensé. En effet, ce n'est pas de la même manière que l'on pense une chose, lorsque l'on pense le mot qui la signifie, et lorsque l'on comprend l'essence même de la chose. Or, de la première manière on peut penser que Dieu n'est pas, mais nullement de la seconde. Ainsi, personne, comprenant ce qu'est Dieu, ne peut penser que Dieu n'est pas, bien qu'il puisse dire ces mots dans son coeur, soit sans aucune signification, soit en leur donnant quelque signification étrangère. En effet, Dieu est celui dont on ne peut rien concevoir de plus grand. Celui qui comprend bien ceci comprend parfaitement qu'il est d'une manière telle que l'on ne peut même pas penser qu'il ne soit pas. Par conséquent, celui qui comprend que Dieu est d'une telle manière ne peut pas penser qu'il n'est pas. Grâces te soient rendues, Seigneur ! Car ce que j'ai cru jusqu'ici par ton don, maintenant je le comprends par ta lumière de telle façon que, même si je ne voulais pas croire que tu existes, je n'aurais pas pu ne pas le comprendre.

[1] Saint Anselme, Sur l'existence de Dieu (Proslogion), 1078,
Librairie Philosophique J. Vrin © 1930-1992
, Ch. II-IV, pp. 13-17, Traduction Alexandre Koyré.
(Texte en ligne - Bibliothèque Ecclésiastique 1838)

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