QUERELLE DES UNIVERSAUX 

Abélard

 

Texte fondateur

~1102~1139

Les Universaux et la foi

SOMMAIRE

Éloge de la dialectique (~1116)

Première critique du réalisme (~1117)

Dernière théorie des universaux : les sermones (~1125)

La connaissance : Sensation - Imagination - Intellection (~1121)

Usage de l'argumentation en matière de foi (Raison vs autorité) (~1127)

La raison est soumise à la foi (~1124 ?)

Histoire de mes malheurs (~1132)

1. Lettre de consolation adressée à un ami

2. Lieu de ma naissance

3. Persécuté par mon maître Guillaume de Champeaux

4. Auprès du maître Anselme de Laon

5. Persécuté par Anselme

6. Retour à Paris et périls de la renommée

7. Amoureux d'Héloïse et naissance d'Astrolabe

8. Mariage secret, vengeance de l'oncle et profession religieuse

9. Publication du traité sur la Divine Trinité

10. Forcé à jeter de ma propre main le livre au feu

11. Persécuté par mon abbé et de mes frères

12. Persécuté par de nouveaux apôtres

13. Nommé à la tête de l'abbaye de Saint-Gildas de Rhuys

14. Diffamation et honte

15. Complot pour m'assassiner

16. Conclusion

Éthique (~1125 ou ~1139)

Ce qu'est le vice de l'esprit ; et ce qu'on appelle, au sens propre, péché

Il n'y a de péché que contre la conscience

Combien le mot « péché » a-t-il de sens ?

Éloge de la dialectique (~1116) [1]

Mes rivaux ont inventé une nouvelle calomnie pour dénoncer mon habitude d'écrire sur l'art dialectique : ils affirment qu'il n'est pas licite à un chrétien de traiter des matières qui ne concernent pas la foi. Non seulement, à ce qu'ils disent, cette science ne nous disposerait pas à la foi, mais ses argumentations enchevêtrées la détruiraient. C'est là une chose étrange : pourquoi n'ai-je pas le droit d'exposer ce qu'il leur est permis de lire, pourquoi est-il mal d'exposer ce dont on permet la lecture ? Et certes, cette « vue de la foi » dont ils parlent ne se produirait pas, si l'on supprimait l'usage de la lecture : ôtez la lecture, la connaissance des sciences périra. S'ils admettent d'autre part que l'art (dialectique) combat la foi, alors sans doute ils avouent que celle-ci n'est pas une science. Car la science est la compréhension de la vérité des choses, elle a pour espèce la sagesse, en laquelle consiste la foi. Or la sagesse est la connaissance de l'honnête ou de l'utile ; et la vérité n'est pas ennemie de la vérité. On peut bien trouver une erreur contraire à une erreur, un mal contraire à un mal, mais non une vérité qui s'oppose à une vérité, ni un bien à un bien : tous les biens s'accordent et conviennent entre eux. Or toute science est bonne, même la science du mal, dont le juste ne peut se passer. Car pour pouvoir se garder du mal il lui faut le connaître d'avance : sinon il ne pourrait l'éviter. Donc il peut être bon de connaître ce qu'il est mal de faire ; par exemple le péché est un mal, mais c'est un bien de connaître le péché, que nous ne pouvons autrement éviter. Même cette science dont l'exercice est abominable, et qu'on appelle mathématique [l'astrologie ; ou la magie, si l'on accepte une correction proposée par B. Geyer], on ne doit pas la juger mauvaise. Si quelqu'un sait par quels hommages et quels sacrifices nous pouvons amener les démons à accomplir nos souhaits, on ne peut le lui reprocher ; s'il le fait, c'est différent. Car s'il est mal même de savoir cela, comment Dieu lui-même échapperait-il au reproche ? Il a en lui les sciences de toutes choses, car il les a créées, seul il scrute tous les souhaits et toutes les pensées, il sait notamment ce que le diable désire et par quels actes nous pouvons rechercher son accord. Si donc il n'est pas mal de savoir, mais de faire, ce n'est pas à la science qu'il faut imputer la malice, c'est à l'action. Nous prouvons donc à partir de cela qu'est bonne toute science, qui vient de Dieu seul et de sa faveur. En conséquence, il faut admettre qu'est bonne l'étude de toute science, car on y gagne ce qui est bon ; et il faut surtout s'attacher à l'étude du savoir dont la vérité a une plus grande valeur.

Or ce savoir est la dialectique, dont dépend la distinction de toute vérité ou fausseté, si bien que dans la totalité du savoir elle vient la première, qu'elle domine et régit toute la philosophie. Elle se montre tellement nécessaire à la foi catholique que seul celui qui en est armé peut résister aux sophismes des schismatiques. Ambroise, évêque de Milan, personnage catholique, fut embarrassé par Augustin, qui était encore un philosophe païen et ennemi du nom chrétien, à propos de l'unité de la déité, dont ce saint évêque affirmait à bon droit qu'elle était en trois personnes : cela ne lui fût pas arrivé s'il eût été armé de la dialectique. En effet, par ignorance, il avait accordé à son adversaire, sans précision, cette règle : si un terme au singulier s'attribue à plusieurs noms pris séparément, il s'énonce au pluriel quand on l'attribue à ces noms pris ensemble. Or cette règle ne s'applique pas quand il s'agit de termes servant à désigner une seule substance et essence : il est parfaitement juste de croire que le Père est Dieu, que le Fils est Dieu, que l'Esprit Saint est Dieu, mais il ne faut pas dire qu'ils soient trois Dieux ; car ces trois noms désignent la même substance divine. Ainsi il est vrai de dire que Tullius est un homme, on peut aussi appeler « homme » Cicéron, et encore Marcus ; pourtant Marcus, Tullius, Cicéron, sont un seul homme, car ces mots désignent la même substance, ils ne sont plusieurs que par la forme et ne signifient pas des substances diverses. Même si la précision qu'on a dite ne convenait pas entièrement au raisonnement parce qu'il n'y a pas une seule personne en Dieu comme en Marcus, toutefois elle pourrait suffire à critiquer la règle (postulée).

Mais bien peu nombreux sont ceux à qui la grâce divine daigne dévoiler le secret de cette science, disons mieux : ce trésor de sagesse. Elle est d'autant plus difficile qu'elle est plus subtile ; d'autant plus rare que plus difficile ; d'autant plus précieuse que plus rare ; et d'autant plus digne d'une grande étude qu'elle est plus précieuse. Mais on se fatigue du long travail de lecture assidue que réclame ce savoir ; son excessive subtilité fait que beaucoup y perdent leurs soins et leurs années ; aussi beaucoup, non sans raison, le redoutent et n'osent s'approcher de sa porte étroite. Un très grand nombre, étourdis par sa subtilité, reculent dès le seuil ; ils rappellent ceux que le seul goût d'une saveur inconnue fait vomir : comme ils ne peuvent en la goûtant discerner la qualité de la saveur, ils blâment cette subtilité au lieu de la louer, excusent par le reproche fictif qu'ils font à la science la bien réelle faiblesse de leur esprit, et, le chagrin attisant leur envie, ils ne rougissent pas de dénigrer ceux qu'ils voient qui ont acquis de l'habileté en cet art. Mais dans son excellence, cette science a le privilège unique de venir non de l'exercice, mais du talent. Suez pour l'apprendre aussi longtemps que vous voudrez, vous perdrez votre peine si une faveur de la grâce divine n'a pas créé dans votre âme la capacité d'un si grand secret. Les autres sciences, n'importe quel esprit peut se les donner au prix d'un long exercice ; mais celle-là, il faut la rapporter à la seule grâce divine : si à l'intérieur elle n'y a pas disposé l'âme, en vain celui qui l'enseigne frappe l'air au-dehors. Ainsi cet art est d'autant plus précieux que celui qui le donne est plus éclatant.

Première critique du réalisme (~1117) [2]

Revenons maintenant, comme nous l'avons promis, aux questions posées plus haut, et tâchons de les examiner et de les résoudre. Puisqu'il est certain que les genres et les espèces sont des universaux et que ce qui concerne la nature de tous les universaux s'y retrouve, nous allons déterminer sur ce cas particulier les propriétés communes à tous les universaux et chercher si elles s'appliquent seulement à des mots (voces) ou aussi à des choses (res).

Dans le Peri Hermeneias, Aristote définit l'universel comme « ce qui par nature peut servir de prédicat à plusieurs sujets » ; Porphyre définit le singulier, c'est-à-dire l'individu, comme « ce qui est prédicat d'un seul sujet ». Les auteurs semblent donc assigner ces définitions aussi bien à des choses qu'à des mots. Aristote lui-même semble l'appliquer à des choses dans le texte qui précède immédiatement sa définition de l'universel et où il dit : « Puisque parmi les choses les unes sont universelles, les autres singulières — et j'appelle universel ce qui par nature peut servir de prédicat à plusieurs sujets, singulier ce qui ne le peut pas, etc. » Porphyre lui aussi, qui veut que l'espèce soit constituée par le genre et la différence, les range dans ce qui a la nature des choses. Cela montre que les choses elles-mêmes sont signifiées par le nom universel.

On appelle aussi « universaux » (universalia) des noms. C'est pourquoi Aristote dit : « Le genre détermine une qualité qui concerne la substance, car il signifie un certain quale. » ; et Boèce, dans son Livre des divisions : « Il est très utile de savoir que le genre est en quelque sorte une ressemblance entre de nombreuses espèces, et que cette ressemblance désigne une conformité substantielle. » Or, signifier, désigner, est propre aux mots ; être signifié, aux choses. Et plus loin, il dit : « Le mot "nom" s'attribue à plusieurs noms, c'est en quelque sorte une espèce qui contient des individus rangés sous elle. » On ne l'appelle pas proprement espèce, car c'est un mot qui désigne non une substance, mais un accident ; mais sans aucun doute c'est un universel, puisque la définition lui convient. Cela prouve que les mots aussi sont universels, car ils sont seuls à être prédicats dans les propositions.

Puisque, semble-t-il, aussi bien des choses que des mots peuvent être dits universels, il faut chercher de quelle façon la définition de l'universel pourrait être appliquée à des choses. Aucune chose en effet, ni aucune collection de choses, ne semble pouvoir être donnée comme prédicat à plusieurs sujets pris un à un, comme l'exige la propriété caractéristique de l'universel. Certes ce peuple, cette maison, Socrate, peuvent se dire de toutes leurs parties prises ensemble : personne pourtant ne dit que ce sont des universaux, puisqu'ils ne peuvent être prédicats de chacun des éléments particuliers. Or une chose unique s'attribue à plusieurs sujets bien moins qu'une collection. Il faut donc examiner comment on appelle universel soit une chose unique, soit une collection, sans oublier une seule opinion.

Certains conçoivent ainsi une chose universelle : dans des choses qui diffèrent entre elles par des formes ils mettent une substance essentiellement la même — essence matérielle des êtres singuliers en qui elle est — une en elle-même, et diverse seulement par les formes des êtres rangés sous elle. Si l'on ôtait ces formes, il n'y aurait plus aucune différence entre les choses qui ne se distinguent les unes des autres que par la diversité de leurs formes, leur matière étant par essence absolument la même. Par exemple, dans chacun des hommes numériquement différents il y a la même substance de l'homme, qui ici devient Platon par ces accidents-ci, et là Socrate par ces accidents-là. Porphyre semble tout particulièrement d'accord avec eux quand il dit : « Par la participation de l'espèce plusieurs hommes sont un, et dans les sujets particuliers ce qui est un et commun est plusieurs » ; et encore : « Ils sont appelés individus parce que chacun est constitué de propriétés dont l'ensemble n'est pas en un autre ». De même, dans chacun des animaux qui diffèrent spécifiquement ils mettent la substance de l'animal, essentiellement une et la même, et la répartissent dans les diverses espèces selon qu'elle reçoit diverses différences : comme si je faisais de ce bloc de cire tantôt la statue d'un homme, tantôt celle d'un boeuf, en ajoutant des formes diverses à une essence qui reste absolument la même. Il faut toutefois noter que la même cire ne constitue pas plusieurs statues au même moment, comme on l'accorde dans le cas de l'universel : Boèce dit qu'il est commun de telle façon qu'au même moment il est tout entier le même dans les divers sujets dont il constitue matériellement la substance, et que, universel en soi, il est aussi singulier à raison des formes qui s'y ajoutent ; sans elles il subsiste naturellement en soi, indépendamment d'elles il n'a aucune permanence en acte ; universel en sa nature, singulier en son acte, on le conçoit comme incorporel et insensible dans la simplicité de son universalité, mais il subsiste en acte, corporel et sensible, par ses accidents ; les mêmes choses, au témoignage de Boèce, subsistent en tant que singulières et sont conçues en tant qu'universelles.

Telle est donc l'une des deux théories. Elle semble tout à fait accordée aux textes des auteurs, mais la physique la contredit absolument. Supposons en effet qu'un être essentiellement le même, bien que revêtu de formes diverses, existe dans des sujets singuliers : il faut alors que la chose qui est affectée par ces formes-ci soit celle qui est revêtue de celles-là ; par exemple, que l'animal informé par la rationalité soit l'animal informé par l'irrationalité, donc que l'animal rationnel soit l'animal irrationnel : voici donc des contraires existant ensemble dans le même sujet. Davantage, ils ne seraient plus du tout contraires, du moment qu'ils coexisteraient dans une essence absolument la même [...]

Mais on dira peut-être, en suivant cette théorie, que la rationalité et l'irrationalité restent des contraires bien qu'on les trouve dans le même sujet, en entendant par là le même genre ou la même espèce — à moins qu'en réalité elles ne résident dans le même individu.

[...] d'autres ont une autre doctrine de l'universalité, et, comprenant mieux ce qu'est une chose, disent que les choses singulières ne se distinguent pas les unes des autres par leurs seules formes, mais qu'elles sont aussi personnellement distinctes dans leurs essences propres ; ce qui, matière ou forme, est dans l'une, n'est aucunement dans l'autre ; [...] Aussi, estimant que toutes les choses sont distinctes les unes des autres en sorte qu'aucune d'elles ne partage avec une autre, ni une matière essentiellement la même, ni une forme essentiellement la même, mais professant encore la réalité de l'universel, ils disent que les êtres distincts sont une même chose, non par essence, mais par non-différence ; par exemple, ils disent que les hommes singuliers, distincts en eux-mêmes, sont un même être dans l'homme, c'est-à-dire qu'ils ne diffèrent pas dans la nature de l'humanité ; ces hommes qu'ils disent singuliers à raison de leur distinction, ils les disent universels à raison de la non-différence et de leur concours en une même ressemblance.

Mais ici les opinions divergent encore. Les uns ne voient de chose universelle que dans la collection constituée par une pluralité d'éléments. Pour eux Socrate et Platon pris en eux-mêmes ne sauraient être appelés une espèce ; mais ils disent que tous les hommes pris ensemble sont l'espèce homme, que tous les animaux pris ensemble sont le genre animal, et ainsi de suite. Ce texte de Boèce semble aller dans leur sens : « Par espèce, il ne faut entendre que l'idée recueillie à partir d'une ressemblance substantielle entre des individus ; le genre, lui, vient d'une ressemblance entre des espèces. » Car en disant « recueillie » et « ressemblance », il sous-entend qu'on réunit une collection. Sans quoi on ne pourrait attribuer un prédicat à plusieurs individus, une chose universelle ne contiendrait pas de sujets multiples, et les universaux ne seraient pas moins nombreux que les singuliers.

D'autres appellent espèce non seulement la collection des hommes, mais aussi chacun d'entre eux en tant qu'il est homme ; quand ils disent que la chose qu'est Socrate est le prédicat de plusieurs sujets, ils prennent cela comme une figure de langage, comme s'ils disaient : plusieurs sujets sont une même chose, c'est-à-dire conviennent avec lui ; ou lui avec plusieurs. Ils comptent autant d'espèces que d'individus quant au nombre des choses, et autant de genres ; mais quant à la ressemblance des natures, ils attribuent un nombre moindre aux universaux qu'aux sujets singuliers. En effet, tous les hommes, multiples selon la distinction personnelle, sont un seul selon l'humanité qui les fait ressemblants ; et on les juge différents d'eux-mêmes en tant qu'ils sont et distincts et ressemblants : Socrate en tant qu'homme est dissocié de lui-même en tant que Socrate. Du reste, il ne pourrait être son propre genre ni sa propre espèce s'il n'était en quelque façon différent de soi-même : car des termes relatifs doivent être opposés, du moins sous un certain rapport.

Il faut maintenant réfuter d'abord la première théorie de la collection, et chercher comment toute la collection des hommes pris ensemble, qu'on dit être une seule espèce, pourrait être prédicat de plusieurs sujets, et donc universelle, alors que prise en sa totalité on ne l'attribue pas aux sujets pris un à un. Admettons qu'elle soit prédicat de divers sujets selon ses parties, en ce sens que ses parties prises une à une seraient appliquées à elles-mêmes : cela n'a rien à voir avec la communauté de l'universel, qui, au témoignage de Boèce, doit être tout entier dans chacun des sujets ; c'est cela qui le distingue d'un fonds commun, qui l'est selon ses diverses parties, comme un champ dont les diverses parties appartiennent à divers propriétaires. [...]

[...]

Nous avons donc montré pour quelles raisons des choses, qu'on les prenne une à une ou ensemble, ne peuvent être dites universelles, c'est-à-dire prédicats de plusieurs sujets : il faut donc bien attribuer cette universalité aux mots et à eux seuls. Selon les grammairiens, certains noms sont « appellatifs », certains sont « propres » ; de même pour les dialecticiens certains termes simples sont « universels » et certains « particuliers », ou « singuliers ». Est universel un vocable qui a été institué pour servir de prédicat à plusieurs sujets pris séparément, ainsi le nom homme, qu'on peut joindre à des noms particuliers d'hommes à raison de la nature des sujets réels auxquels il est attribué. Est singulier celui qui ne peut être prédicat que d'un seul sujet, comme Socrate (...).

Notez que la liaison par « construction », dont s'occupent les grammairiens, est différente de la liaison par « prédication », qu'étudient les dialecticiens. Car selon la propriété de la construction, les mots homme et pierre, et n'importe quels mots au nominatif, peuvent être liés par le verbe être aussi bien que animal et homme ; du moins en tant qu'il s'agit d'exprimer une idée, non de désigner un statut réel. Ainsi la liaison par construction est toujours bonne quand elle présente un sens complet, qu'il en soit ainsi (qu'elle le dit) ou non. Mais la liaison par prédication, que nous prenons ici pour objet, concerne la nature des choses et doit présenter la vérité de leur statut. Donc si l'on dit : « l'homme est une pierre », la construction des mots homme ou pierre convient au sens qu'on veut présenter, il n'y a là aucune faute de grammaire ; selon la propriété de renonciation le mot pierre est ici prédiqué de homme, à qui il est joint par construction à titre de prédicat : c'est de cette façon que les propositions catégoriques fausses ont elles aussi un prédicat ; pourtant, si l'on regarde les choses dans leur nature, il n'en est pas prédicable. C'est de la propriété de la prédication que nous nous occupons ici quand nous définissons l'universel.

Le mot universel n'est, semble-t-il, jamais absolument la même chose que le nom appellatif, ni le singulier que le nom propre : ils sont à la fois plus et moins les uns que les autres. Car l'appellatif et le propre ne contiennent pas seulement les nominatifs, mais aussi les cas obliques qui ne peuvent être prédiqués et sont donc mis hors de jeu quand on définit l'universel par le fait qu'il est prédiqué. Les cas obliques, étant moins nécessaires à renonciation qui seule, Aristote l'atteste, fait l'objet de la présente étude, c'est-à-dire de la théorie dialectique, parce que seule renonciation constitue les argumentations — ces cas obliques donc ne sont pas considérés par Aristote comme des noms : il les appelle, non pas des noms, mais les cas des noms. Tous les noms appellatifs ou propres ne sont pas nécessairement dits des universaux ou des singuliers ; et la réciproque est vraie. Car l'universel ne contient pas seulement les noms, mais aussi les verbes et les noms indéfinis ; à ces derniers, la définition donnée par Priscien du nom appellatif ne paraît pas convenir (...).

(...) Le mot homme désigne les hommes particuliers pour une raison qui leur est commune, à savoir, parce qu'ils sont des hommes. (...) Étudions cette raison. Les hommes singuliers, distincts les uns des autres, diffèrent par leurs essences propres et par leurs formes propres, comme nous l'avons montré plus haut en étudiant ce qu'est une chose du point de vue de la physique ; pourtant ils se rencontrent en ce qu'ils sont des hommes. Je ne dis pas qu'ils se rencontrent dans l'homme — car l'homme n'est aucune chose, sinon une chose individuelle — mais dans l'être-homme. L'être-homme n'est pas un homme, ni une chose, si nous y regardons avec assez de soin, de même que « n'être pas dans un sujet » n'est pas une chose, ni « ne pas être susceptible de contrariété », ni « ne pas être susceptible de plus ou de moins » : et pourtant Aristote dit que toutes les substances se rencontrent selon ces caractères. Il ne peut donc y avoir de rencontre dans une chose, comme on l'a montré plus haut : c'est pourquoi s'il y a une rencontre entre des êtres il faut comprendre que ce n'est pas une chose ; c'est ainsi que Socrate et Platon sont semblables dans l'être-homme, comme le cheval et l'âne dans le n'être-pas-homme — c'est pourquoi l'un et l'autre est dit non-homme. Se rencontrer, pour des choses singulières, c'est être ou non, chacune, ceci ou cela : être homme, être blanc, n'être pas homme, n'être pas blanc. — Or il paraît inadmissible que des choses se rencontrent à raison de ce qui n'est pas une chose, comme si l'on unissait dans le néant ce qui existe. C'est bien ce qu'on fait lorsque l'on dit que celui-ci et celui-là se rencontrent dans l'état d'homme, c'est-à-dire en ce qu'ils sont des hommes. Mais ce que nous entendons par là, c'est seulement qu'ils sont des hommes et que de ce fait ils ne diffèrent en rien — du fait, dis-je, qu'ils sont des hommes : pourtant nous ne nous référons à aucune essence. Nous appelons « état d'homme » l'être-homme qui n'est pas une chose, et nous avons dit que c'est la raison commune pour laquelle un nom est donné à des hommes singuliers selon qu'ils se rencontrent l'un avec l'autre. Or souvent on appelle cause ce qui n'est pas une chose ; on dit par exemple : il a été frappé parce qu'il ne veut pas aller sur la place publique. « Il ne veut pas aller sur la place publique », c'est une cause qu'on assigne, et ce n'est pas une essence. Nous pouvons aussi appeler « état d'homme » les choses mêmes placées dans la nature de l'homme et dont celui qui a imposé le nom a conçu la ressemblance commune.

Dernière théorie des universaux : les sermones (~1125) [3]

Il est une autre théorie des universaux qui s'accorde mieux avec la raison ; elle n'attribue la communauté ni aux choses ni aux sons (voces) : selon ses tenants ce sont les termes (sermones) qui sont singuliers ou universels. Cela est clairement suggéré par Aristote, le prince des Péripatéticiens, quand il dit en définissant l'universel : « L'universel est ce qui, par nature, s'attribue à plusieurs sujets. » ; c'est-à-dire qu'il tient cela de son origine, qui est une institution. Qu'est-ce d'autre en effet, l'origine des termes ou noms, sinon une institution humaine ? Car ce qu'est le nom, ou le terme, il le tient de l'institution des hommes. Mais qu'est-ce d'autre, l'origine d'un son ou d'une chose, sinon une création de la nature, puisque le propre d'une chose ou d'un son consiste en la seule opération de la nature ?

Il faut donc distinguer l'origine du son et celle du terme, bien qu'ils soient entièrement identiques quant à l'existence. Un exemple le fera mieux comprendre. Soient telle pierre et telle figure (qu'on y a taillée) : elles sont une seule et même chose ; pourtant cette pierre et cette figure sont l'oeuvre d'auteurs différents. Il est certain, en effet, que le statut de pierre ne peut être conféré que par la substance divine, mais le statut de figure vient d'une élaboration humaine.

Nous disons donc que les termes sont universels parce qu'ils tiennent de leur origine, qui est une institution humaine, le fait qu'ils sont prédicats de plusieurs sujets ; mais les sons ou les choses ne sont nullement universels, bien qu'évidemment tous les termes soient des sons. Car si une chose était prédicat d'une pluralité de sujets elle se retrouverait identique en cette pluralité.

La connaissance : [4]
Sensation - Imagination - Intellection (~1121)

Ces effigies des choses que l'esprit se façonne à la place des choses elles-mêmes pour pouvoir les y regarder, Cicéron, traitant de la mémoire au troisième livre de sa Rhétorique à Herminius (sic), les appelle images des choses, formes, signes, simulacres : « Les images sont des formes, des signes, des simulacres de ce que nous voulons nous rappeler et qui est le genre du cheval, du lion, de l'aigle.» Mais certains les nomment idées, ou formes exemplaires. Platon les appelle encore des choses incorporelles et les attribue à l'intelligence divine, comme le monde archétype et les formes exemplaires des choses [...].

Si quelqu'un demande si les formes imaginaires selon lesquelles on a l'imagination ou l'intellection sont quelque chose, nous répondrons que non. Ce ne sont en effet ni des substances, ni des formes supportées par des substances. Quand après avoir vu une tour je m'en souviens alors qu'elle est loin, ou abattue, ce tableau immense, oblong, quadrangulaire, que mon esprit façonne et qui se constitue pour ainsi dire devant les yeux de mon esprit, n'est ni une substance ni une forme. [...] Donc nous n'admettons nullement que ce tableau soit l'âme, ni une substance, ni une forme.

[...] C'est pourquoi nous admettons que ce n'est absolument rien, ces images ou simulacres des choses que l'esprit se façonne pour pouvoir contempler en elles les choses absentes. Car tant qu'est présente la chose que le sens touche nous n'avons pas besoin d'image : la vérité même de la chose est perçue par le sens et par la pensée sans la médiation d'aucune image. La similitude en effet n'était conçue qu'à la place de la chose, mais quand on tient la chose, l'image est inutile.

Or ces similitudes ou images des choses, qui sont des fictions de l'esprit et non des existences véritables, comme des châteaux fantastiques ou les cités de nos songes, Platon les appelle des natures incorporelles, c'est-à-dire des similitudes insensibles [...] c'est-à-dire que les sens ne peuvent les toucher. Certains affirmaient qu'elles étaient désignées par les mots, et en premier lieu, mais Aristote le nie absolument. Ce n'est pas en effet à cause des similitudes des choses, ni à cause de la similitude de l'intellection, que les mots ont été trouvés, c'est plutôt à cause des choses mêmes et de leurs intellections, pour donner un enseignement sur les natures des choses, non sur leurs images ; pour constituer des intellections qui portent sur les choses, non sur les images, mais seulement par le moyen des images, quand nous les formons pour qu'elles remplacent les choses absentes, comme des marques des choses. Donc les mots, par le moyen de ce dont nous nous servons comme de marques, constituent les intellections des choses, non des images, quand ils fixent la pensée de qui les entend sur la similitude de la chose pour qu'en elle il s'attache, non à elle-même, mais à la chose dont elle tient la place. Ainsi, quand quelqu'un regarde une statue d'Achille, il ne s'en occupe pas pour elle-même, mais pour Achille ; ce n'est pas elle qu'il vise, c'est Achille ; il se comporte envers elle comme envers une similitude, non comme envers une chose ; non pour qu'elle s'offre à l'intellection, mais pour qu'elle figure Achille et que, tandis que le sens la perçoit, elle dirige l'intellection vers l'Achille réel. Mais si je posais cette statue comme une chose, je ne viserais pas autre chose en elle, et le sens et l'intellection auraient alors un même objet. Cela peut se produire dans le cas d'une imagination feinte : je peux la prendre soit en tant qu'image, soit en tant que chose. Quand je la prends en tant qu'image, je vise en elle autre chose, dont il y a intellection. Mais quand je ne vise en elle rien d'autre qu'elle-même, c'est d'elle qu'il y a une intellection, qu'il faut exprimer par le nom de l'image, non par le nom de la chose, comme si je disais : cette statue, ou cette image. Mais si je pose le nom de la chose, il doit y avoir une intellection de ce qui porte ce nom, et elle se produit par l'intermédiaire de l'image de la chose. Or, comme nous l'avons dit dans les Gloses sur Porphyre, certaines de ces images sont propres et constituées pour tenir lieu d'une seule substance déterminée ; d'autres sont communes, c'est-à-dire qu'elles se rapportent également à une pluralité de choses. En effet, ce nom : Socrate, nous fixe sur une image propre, et « homme », sur une image commune à tous les hommes, et pour ainsi dire errante.

Ayant donc vu la différence de l'intellection à la sensation ou aux choses incorporelles, notons sa différence à l'imagination. Elle consiste en ce que l'imagination est une conception confuse de l'esprit, et que, venant de la sensibilité, elle nous est commune avec les animaux. [...]

La sensation, l'imagination, l'intellection perçoivent la même chose, au même moment, de façons différentes. Par la sensation nous touchons légèrement la chose ; nous la voyons sans nous y appliquer, nous ne l'imaginons ni ne la pensons. Aussi il arrive souvent que, lorsque quelque objet nous préoccupe et que nous y réfléchissons avec soin, nous voyons d'autres objets à l'extérieur, nous les sentons en quelque façon, mais le sens saisit une chose au-dehors et l'esprit pense à une autre au-dedans. Si maintenant il applique aussi sa pensée à ce qu'il sent, le premier temps de cette application à la chose sentie est l'imagination, qui nous est commune avec les animaux. Et si après s'être attaché à la chose, en fixant l'esprit sur elle et écartant tout le reste, on examine rationnellement une nature ou propriété qui lui appartient, c'est l'intellection. Ainsi, imaginer, c'est fixer l'esprit sur la chose ; penser, c'est viser non la chose elle-même, mais sa nature ou propriété. Mais s'il n'y a pas là de chose présente que le sens puisse saisir, on peut distinguer plus facilement l'imagination et l'intellection. Alors en effet l'imagination est une perception de l'esprit par laquelle nous percevons l'image de la chose sans discerner en elle sa nature ou propriété. Mais quand nous colorons l'image constituée à la place de la chose, c'est-à-dire quand nous visons une nature ou propriété de la chose, nous avons une intellection. Donc par l'imagination nous saisissons seulement l'image de la chose, c'est pourquoi peut-être on dit imagination, à cause de l'image qu'elle saisit ; mais par l'intellection nous colorons, comme on a dit, de certaines natures ou propriétés, l'image elle-même que par l'imagination nous avons saisie et nous tenons : de sorte que l'imagination se borne à tenir l'image, confusément ; elle est comme stupide, étonnée, ne vise ni ne détermine rien en elle comme fait l'intellection. De même que d'une main nous tenons un morceau de bois et de l'autre nous le sculptons et peignons, de même par l'intellection nous revêtons de formes ce que nous recevons par l'imagination. [...]

Usage de l'argumentation en matière de foi
(Raison vs autorité) (~1127) [5]

LE CHRÉTIEN — Certes personne de sensé n'interdit de scruter et de discuter notre foi au moyen de raisons ; il n'est pas raisonnable non plus d'admettre ce qui est douteux sans avoir d'abord fourni une raison de l'admettre. Quand cette raison fait croire à une chose douteuse, elle devient exactement ce que vous appelez un argument. Ainsi dans toute science la controverse a sa place, que ce soit à propos d'un texte ou à propos d'un point de doctrine, et, chaque fois qu'on s'affronte en une discussion, exposer la vérité d'une raison a plus de force que produire une autorité. Peu importe en effet, pour fonder une croyance, ce qui est en réalité, mais au contraire ce qu'on peut admettre ; d'autre part, les termes mêmes de l'autorité font naître bien des questions, en sorte qu'il faut décider à leur sujet avant de décider par leur moyen. Mais une fois qu'on a exposé une raison, on ne se demande plus si elle n'est qu'apparente, parce qu'aucun doute ne subsiste. Mais surtout, il faut d'autant moins user de l'autorité en disputant avec toi, que tu te fondes davantage sur la raison et que tu reconnais moins l'autorité de l'Écriture. Car nul ne peut être réfuté qu'à partir de ce qu'il concède, ni convaincu que par ce qu'il admet ; contre toi, il faut user d'une autre tactique qu'entre nous (le Juif et le Chrétien). Ce que peuvent affirmer Grégoire et nos autres docteurs, voire le Christ lui-même et Moïse, nous savons que cela ne te touche pas encore, si bien que leurs dires ne peuvent te forcer à croire. C'est entre nous, qui admettons cette méthode, qu'ils ont leur place. Et surtout, il faut parfois soutenir ou défendre la foi par des raisons ; je l'ai rappelé contre ceux qui nient que la foi doive être cherchée par des raisons ; en outre, le deuxième livre de la Théologie chrétienne en traite plus au long et réfute les opposants tant par la force des raisons que par l'autorité des écrits.

La raison est soumise à la foi (~1124 ?) [6]

Il doit suffire à la raison de savoir que Dieu, dépassant toute grandeur, dépasse aussi les forces de l'intelligence humaine, qu'il est immense et que, par conséquent, notre esprit ne peut le contenir. Quel croyant ne s'indignerait d'avoir pour Dieu un être que sa faible raison comprendrait, que son langage borné expliquerait ? Ceci n'a point échappé aux philosophes païens, et Platon, le plus grand de tous dit dans le Timée : « Il est aussi difficile de trouver le père et l'auteur de toutes choses, qu'il est impossible d'en parler dignement lorsqu'on l'a trouvé. » Que répondront à cela les professeurs de dialectique, eux qui s'efforcent de soumettre à la raison ce que leurs principaux docteurs déclarent inexplicable ? Ces docteurs avouent qu'il y a des mystères insondables et qu'on doit d'autant plus respecter qu'ils dépassent la portée de l'intelligence humaine ; nos professeurs bafouent leurs docteurs de ce qu'ils ont proclamé cette vérité venant de Dieu lui-même. Ces docteurs ne rougissaient pas de dire (et ils disaient vrai) : « Nous ne saurions développer ce que nous avons entendu ni nos propres paroles. » Ils cherchaient même avec plaisir là-dessus une certaine obscurité ; ils enveloppaient de voiles les pensées qu'ils auraient pu énoncer clairement de peur de faire mépriser une vérité trop facilement compréhensible.

Il est donc salutaire de croire ce qui ne peut être expliqué ; d'abord et surtout parce que la faible raison humaine ne peut expliquer que peu de choses, ensuite parce que si la proposition était évidente aux yeux de la raison, il n'y aurait pas lieu à la foi ; parce que, enfin, ne croire qu'en se fondant sur des preuves humaines souvent fautives et qui ne sont pas des preuves, c'est renoncer de croire à Dieu parlant par ses saints. Contre cette maladie d'incrédulité, il ne reste qu'un remède, c'est de prier Dieu de rendre vains les efforts de ceux qui, des coups multipliés de leurs arguments, cherchent à renverser les murs de son véritable temple.

Histoire de mes malheurs (~1132) [7]

1. Lettre de consolation adressée à un ami

Souvent l'exemple a plus d'effet que la parole pour exciter ou pour calmer les passions humaines. Aussi, après les consolations que j'ai pu t'offrir directement dans notre entretien, je veux, de loin, te mettre sous les yeux, dans une lettre animée des mêmes sentiments, le tableau de mes propres infortunes : j'espère qu'en comparant mes malheurs et les tiens, tu reconnaîtras que tes épreuves ne sont rien ou qu'elles sont peu de chose, et que tu auras moins de peine à les supporter.

2. Lieu de ma naissance

Je suis originaire d'un bourg situé à l'entrée de la Bretagne à huit milles environ de Nantes, vers l'est, et appelé le Pallet. Si je dois à la vertu de ma terre et de ma lignée une certaine légèreté d'esprit, j'en reçus en même temps le goût de la culture littéraire. Mon père, avant de ceindre le baudrier du soldat, avait quelque teinture des lettres ; et, plus tard, il se prit pour elles d'une telle passion, qu'il voulut que tous ses fils fussent instruits des lettres avant de l'être du métier des armes. Et ainsi fut-il réalisé. J'étais son premier-né ; plus je lui étais cher à ce titre, plus il s'occupa de mon instruction. Moi, de mon côté, les progrès que je fis dans l'étude m'y attachèrent avec une ardeur croissante, et tel fut bientôt le charme qu'elle exerça sur mon esprit, que, renonçant à l'éclat de la gloire des armes, à ma part d'héritage, à mes privilèges de droit d'aînesse, j'abandonnai définitivement la cour de Mars pour me réfugier dans le sein de Minerve. Préférant à tous les enseignements de la philosophie la dialectique et son arsenal, j'échangeai les armes de la guerre contre celles de la logique et sacrifiai les trophées des batailles aux assauts de la dispute. C'est pourquoi je parcourus les provinces en disputant, me transportant partout où j'entendais dire que l'étude de cet art était en honneur, en véritable émule des péripatéticiens.

3. Persécuté par mon maître Guillaume de Champeaux

J'arrivai enfin à Paris, où depuis longtemps la dialectique était particulièrement florissante, auprès de Guillaume de Champeaux qui devint mon maître, alors considéré, à juste titre, comme le premier dans cet enseignement ; mais, bien reçu d'abord, je ne tardai pas à lui devenir incommode, parce que je m'attachais à réfuter certaines de ses idées, et que, ne craignant pas en mainte occasion d'argumenter contre lui, j'avais parfois l'avantage dans la dispute. Cette hardiesse excitait aussi l'indignation de ceux de mes condisciples qui étaient regardés comme les premiers, indignation d'autant plus grande que j'étais le plus jeune et le dernier venu. Tel fut le commencement de la série de mes malheurs, qui durent encore : ma renommée grandissant chaque jour davantage, l'envie des autres s'alluma contre moi.

Enfin, présumant de mon esprit au-delà des forces de mon âge, j'osai, tout jeune encore, aspirer à devenir chef d'école, et déjà j'avais marqué dans ma pensée le théâtre de mon action : c'était Melun, ville importante alors et résidence royale. Mon maître soupçonna ce dessein et mit sourdement en oeuvre tous les moyens dont il disposait pour reléguer ma chaire plus loin de la sienne, cherchant, avant que je ne quittasse son école, à m'empêcher de former la mienne et à m'enlever le lieu que j'avais choisi. Mais il avait des jaloux parmi les puissants du pays : avec leur concours, j'arrivai à mes fins ; la manifestation de son envie me valut même nombre de sympathies.

Dès mes premières leçons, ma réputation de dialecticien prit une extension telle, que la renommée de mes condisciples, celle de Guillaume lui-même, peu à peu resserrée, en fut comme étouffée. Le succès augmentant ma confiance, je m'empressai de transporter mon école à Corbeil, ville voisine de Paris, afin de pouvoir plus à l'aise multiplier les assauts. Mais peu après, atteint d'une maladie de langueur causée par un excès de travail, je dus retourner dans mon pays natal ; et pendant quelque temps tenu éloigné de France, j'étais ardemment regretté par tous ceux que tourmentait le goût de la dialectique. Quelques années s'étaient écoulées, depuis longtemps déjà j'étais rétabli, quand mon illustre maître, Guillaume, archidiacre de Paris, changea d'état pour entrer dans l'ordre des clercs réguliers, avec la pensée, disait-on, que paraître plus religieux le mènerait dans la voie des dignités ; ce qui ne tarda pas, en effet, à se produire : il fut fait évêque de Châlons. Ce changement d'état toutefois ne lui fit abandonner ni le séjour de Paris ni ses études de philosophie, et dans le monastère même où il était entré en religion, il rouvrit aussitôt un cours public d'enseignement. Je revins alors auprès de lui, pour étudier la rhétorique à son école. Entre autres luttes de controverses, j'arrivai, par l'argument le plus irréfutable, à lui faire changer, bien plus, à ruiner sa doctrine des universaux. Sur la communauté des universaux, sa doctrine consistait à affirmer l'identité parfaite de l'essence dans tous les individus de même genre, en telle sorte que, selon lui, il n'y avait point différence dans l'essence [matière], mais seulement dans l'infinie variété des accidents [forme]. Il en vint alors à amender cette doctrine, c'est-à-dire qu'il affirmait, non plus l'identité de l'essence, mais son indifférence. Et comme cette question des universaux avait toujours été une des questions les plus importantes de la dialectique, si importante que Porphyre, la touchant dans son Isagogè, n'osait prendre sur lui de la trancher et disait : « C'est là un point très profond », Champeaux, qui avait été obligé de modifier sa pensée, puis d'y renoncer, vit son cours tomber dans un tel discrédit, qu'on lui permettait à peine de faire sa leçon de dialectique, comme si la dialectique eût consisté tout entière dans la question des universaux.

Cette situation donna à mon enseignement tant de force et d'autorité, que les partisans les plus passionnés de ce grand maître et mes adversaires les plus violents l'abandonnèrent pour accourir à mes leçons ; le successeur de Champeaux lui-même vint m'offrir sa chaire et se ranger, avec la foule, au nombre de mes auditeurs, dans l'enceinte où avait jadis brillé d'un si vif éclat son maître et le mien.

Au bout de peu de temps, je régnais donc sans partage dans le domaine de la dialectique. Quel sentiment d'envie desséchait Guillaume, quel levain d'amertume fermentait dans son coeur, il ne serait point facile de le dire. Il ne put pas longtemps contenir les bouillonnements de son ressentiment ; il chercha encore une fois à m'écarter par la ruse. N'ayant point de motif pour me faire une guerre ouverte, il fit destituer, sur une accusation infamante, celui qui m'avait cédé sa chaire, et en mit un autre à sa place pour me tenir en échec. Alors, revenant moi même à Melun, je rétablis mon école, et plus les coups dont l'envie me poursuivait étaient ouverts, plus je gagnais en considération, suivant le mot du poète : « La grandeur est en butte à l'envie ; c'est contre les cimes élevées que se déchaînent les vents. »

Peu de temps après, sentant que son entrée en religion était suspecte à la plupart de ses disciples et qu'on murmurait tout haut au sujet de sa conversion qui ne lui avait pas fait quitter Paris, il se transporta, lui, sa petite confrérie et son école, dans une campagne, à quelque distance de la capitale. Aussitôt je revins de Melun à Paris, avec l'espérance qu'il me laisserait la paix. Mais puisqu'il avait fait occuper ma place par un rival, comme je l'ai dit, j'allai établir mon camp hors de la ville, sur la montagne Sainte-Geneviève, comme pour faire le siège de celui qui occupait ma place. À cette nouvelle, Guillaume, perdant toute pudeur, revint incontinent à Paris, ramenant ce qu'il pouvait avoir encore de disciples et sa petite confrérie dans son ancien cloître, comme pour délivrer le lieutenant qu'il y avait laissé. Mais, en voulant le servir, il le perdit. En effet, le malheureux avait encore quelques disciples tels quels, à cause de ses leçons sur Priscien qui lui avaient valu quelque réputation. Notre maître à peine de retour, il les perdit tous, dut renoncer à tenir école, et peu après, désespérant de la gloire de ce monde, il se convertit, lui aussi, à la vie monastique. Quelles furent les disputes que mes élèves soutinrent avec Guillaume et ses disciples après son retour à Paris, quels succès la fortune nous donna dans ces rencontres, quelle part il m'en revint, vous le savez depuis longtemps par les faits mêmes. Ce que je puis dire avec un sentiment plus modeste qu'Ajax, mais avec audace, c'est que, « si vous demandez quelle a été l'issue de ce combat, je n'ai point été vaincu par mon ennemi ». Je voudrais n'en rien dire, que les faits parleraient d'eux-mêmes, et leur issue le manifesterait.

Sur ces entrefaites, Lucie, ma tendre mère, me pressa de revenir en Bretagne. Bérenger, mon père, avait pris l'habit monastique ; elle se préparait à faire de même. La cérémonie accomplie, je revins en France, particulièrement dans l'intention d'étudier la science sacrée. Guillaume, qui l'enseignait depuis quelque temps, avait commencé à s'y faire un nom dans son évêché de Châlons : il avait reçu les leçons d'Anselme de Laon, le maître le plus autorisé de ce temps.

4. Auprès du maître Anselme de Laon

J'allai donc entendre ce vénérable vieillard. C'était à la routine, il est vrai, plutôt qu'à l'intelligence et à la mémoire qu'il devait sa réputation. Allait-on frapper à sa porte et le consulter sur une question douteuse, on en revenait avec plus de doutes. Admirable aux yeux d'un auditoire, dans une entrevue de consultation il était nul. Il avait une merveilleuse facilité de parole, mais le fond était sans valeur et manquait de sens. Lorsqu'il allumait un feu, il remplissait la maison de fumée, mais ne l'éclairait pas. C'était un arbre tout en feuilles qui, de loin, présentait un aspect imposant ; de près, et quand on l'examinait avec attention, on le trouvait stérile. Je m'en étais approché pour recueillir du fruit ; je reconnus que c'était le figuier maudit par le Seigneur, ou le vieux chêne auquel Lucain compare Pompée dans ces vers : « Ce n'est plus que l'ombre d'un grand nom : tel le chêne altier dans une campagne féconde. »

La chose reconnue, je ne demeurai pas longtemps oisif sous son ombre. Je me montrai de moins en moins assidu à ses leçons. Quelques-uns de ses disciples les plus distingués en étaient blessés, comme d'une marque de mépris pour un tel docteur. L'excitant donc sourdement contre moi, ils parvinrent, par leurs suggestions perfides, à l'émouvoir de jalousie. Un jour, après une séance de controverse, nous devisions familièrement entre camarades : l'un d'eux, m'ayant demandé, pour me mettre à l'épreuve, ce que je pensais de la lecture des livres saints, moi qui n'avais encore étudié que la philosophie, je répondis que c'était la plus salutaire des lectures, puisqu'elle nous éclairait sur le salut de notre âme, mais que j'étais extrêmement étonné que des gens instruits ne se contentassent point, pour expliquer la Bible, du texte même et de la glose, et qu'il leur fallût un commentaire. Cette réponse fut accueillie par un rire presque général. On me demanda si je me sentais la force et la hardiesse d'entreprendre une pareille tâche. Je répondis que j'étais prêt à en faire l'épreuve, si l'on voulait. Se récriant alors, et riant de plus belle : « Assurément, dirent-ils, nous y consentons de grand coeur. — Eh bien ! repris je, qu'on cherche et qu'on me donne un texte peu connu avec une seule glose, et je soutiendrai le défi. »

D'un commun accord, ils choisirent une obscure prophétie d'Ézéchiel. Je pris le texte, et je les invitai à venir, dès le lendemain, entendre mon commentaire. Me prodiguant alors des conseils que je ne voulais pas entendre, ils m'engageaient à ne point précipiter une telle épreuve et, vu mon inexpérience, à prendre plus de temps pour trouver et arrêter ma présentation. Piqué au vif, je répondis que j'avais l'habitude de compter non sur le temps, mais sur mon intelligence ; j'ajoutai que je renonçais à l'épreuve, s'ils ne venaient m'entendre sans autre délai. Ma première leçon réunit, il est vrai, peu de monde : il paraissait ridicule à tous de me voir si vite aborder cet exercice, comme si j'étais particulièrement instruit des livres saints. Cependant, tous ceux qui m'entendirent furent tellement ravis de cette séance, qu'ils en firent un éloge éclatant, et m'engagèrent à donner suite à mon commentaire suivant la même méthode. La chose ébruitée, ceux qui n'avaient pas assisté à la première leçon s'empressèrent à la seconde et à la troisième, tous transcrivant les gloses et particulièrement jaloux de retrouver ce que j'avais dit au début de ce cours.

5. Persécuté par Anselme

Ce succès alluma l'envie du vieil Anselme. Déjà aiguillonné contre moi, comme je l'ai dit, par certaines instigations malveillantes, il commença à me persécuter pour mes leçons théologiques, comme autrefois Guillaume pour la philosophie. Il y avait alors, dans son école, deux disciples qui passaient pour avoir la prééminence sur tous les autres. C'étaient Albéric de Reims et Lotulphe de Lombardie. Ils étaient d'autant plus animés contre moi qu'ils avaient d'eux-mêmes une plus haute idée. L'esprit troublé par leurs insinuations, ainsi que j'en eus plus tard la preuve, le vieillard m'interdit brutalement de continuer dans le lieu de son enseignement le commentaire que j'avais commencé, sous le prétexte que les erreurs que je pourrais commettre, dans mon inexpérience de la matière, seraient mises à sa charge.

La nouvelle de cette interdiction répandue dans 1'école, l'indignation fut grande : jamais l'envie n'avait si ouvertement manifesté ses coups. Mais plus l'attaque était manifeste, plus elle tournait à mon honneur, et les persécutions ne firent qu'accroître ma renommée.

6. Retour à Paris et périls de la renommée

Je revins donc quelques jours après à Paris ; je repris possession des écoles qui m'étaient offertes, auxquelles j'étais appelé depuis si longtemps, et dont j'avais été expulsé : je les occupai tranquillement pendant quelques années. Dès l'ouverture des cours, reprenant les textes d'Ézéchiel dont j'avais commencé l'explication à Laon, je pris à tâche d'en terminer l'étude. Ces leçons furent si bien accueillies, que bientôt le crédit du théologien ne parut pas moins grand que n'avait été autrefois celui du philosophe. L'enthousiasme multipliait le nombre des auditeurs de mes deux cours ; quels bénéfices ils me rapportaient et quelle gloire, tu le sais : la renommée n'a pas pu te le cacher. Mais la prospérité enfle toujours les sots ; la sécurité de ce monde énerve la vigueur de l'âme et en brise facilement les ressorts par les attraits de la chair. Me croyant désormais le seul philosophe sur terre, ne voyant plus aucune attaque à redouter, je commençai, moi qui avais toujours vécu dans la plus grande continence, à lâcher la bride à mes passions ; et plus j'avançais dans la voie de la philosophie et de la théologie, plus je m'éloignais, par l'impureté de mes moeurs, des philosophes et des saints. Car il est certain que les philosophes ne pouvant être encore saints, je veux dire ne pouvant appliquer leur coeur aux préceptes de l'Écriture, ont dû leur grandeur surtout à leur chasteté. J'étais donc dévoré par la fièvre de l'orgueil et de la luxure ; la grâce divine vint me guérir malgré moi de ces deux maladies ; de la luxure d'abord, puis de l'orgueil : de la luxure, en me privant des moyens de la satisfaire ; de l'orgueil de la science des lettres, suivant cette parole de l'apôtre : « la science enfle le coeur », en m'humiliant par la condamnation au feu du livre fameux dont je tirais particulièrement vanité. Je veux t'initier à cette double histoire ; je veux que tu la connaisses non par les rumeurs, mais par l'exposition même des faits ; je suivrai l'ordre des événements.

J'avais de l'aversion pour les commerces impurs des prostituées ; la préparation laborieuse de mes leçons ne me permettait guère de fréquenter la société des femmes de noble naissance ; j'étais aussi presque sans relations avec celles de la bourgeoisie. La fortune me caressant, comme on dit, pour me trahir, trouva un moyen séduisant pour me faire tomber du faîte de ces hauteurs, et ramener, par l'humiliation, au sentiment du devoir envers Dieu le coeur superbe qui avait méconnu les bienfaits de sa grâce.

7. Amoureux d'Héloïse et naissance d'Astrolabe

Il y avait dans la ville même de Paris une jeune fille nommée Héloïse, nièce d'un chanoine appelé Fulbert, lequel, dans sa tendresse, n'avait rien négligé pour la pousser dans l'étude de toute science des lettres. Physiquement, elle n'était pas des plus mal ; par l'étendue du savoir, elle était des plus distinguées. Plus cet avantage de l'instruction est rare chez les femmes, plus il ajoutait d'attrait à cette jeune fille : aussi était-elle déjà en grand renom dans tout le royaume. La voyant donc parée de tous les charmes qui attirent les amants, je pensai qu'il serait agréable de nouer avec elle une liaison amoureuse, et je crus que rien ne serait plus facile. J'avais une telle renommée, une telle grâce de jeunesse et de beauté, que je pensais n'avoir aucun refus à craindre, quelle que fût la femme que j'honorasse de mon amour. Je me persuadai d'ailleurs que la jeune fille répondrait à mes désirs d'autant plus volontiers, qu'elle était instruite et avait le goût de l'instruction ; même séparés, nous pourrions nous rendre présents l'un à l'autre par un échange de lettres et écrire des choses plus hardies que dans nos entretiens ; ainsi se perpétueraient des entretiens délicieux.

Tout enflammé de passion pour cette jeune fille, je cherchai l'occasion de nouer des rapports intimes et journaliers qui la familiariseraient avec moi et l'amèneraient plus aisément à céder. Pour y arriver, j'entrai en relation avec son oncle par l'intermédiaire de quelques-uns de ses amis ; ils l'engagèrent à me prendre dans sa maison, qui était très voisine de mon école, moyennant une pension dont il fixerait le prix. J'alléguai pour motif que les soins d'un ménage nuisaient à mes études et m'étaient trop onéreux. Fulbert aimait l'argent et il était très soucieux de faire toujours progresser sa nièce dans la connaissance des lettres. En flattant ces deux passions, j'obtins sans peine son consentement, et j'arrivai à ce que je souhaitais : il se jeta sur l'argent et crut que sa nièce profiterait de mon savoir. Répondant même à mes voeux sur ce point au-delà de toute espérance, et servant lui-même mon amour, il confia Héloïse à ma direction pleine et entière, m'invita à consacrer à son éducation tous les instants de loisir que me laisserait l'école, la nuit comme le jour, et quand je la trouverais en faute, à ne pas craindre de la châtier. Sur ce point, je fus absolument stupéfait de sa naïveté : confier ainsi une tendre brebis à un loup affamé ! Me la donner non seulement à instruire, mais à châtier sévèrement, était-ce autre chose que d'offrir toute licence à mes désirs et me fournir, fût-ce contre mon gré, l'occasion de triompher par les menaces et par les coups, si les caresses étaient impuissantes ? Mais deux choses écartaient de l'esprit de Fulbert tout soupçon d'infamie : la tendresse filiale de sa nièce et ma réputation de continence.

Que dire de plus ? Nous fûmes d'abord réunis par le même toit, puis par le coeur. Sous prétexte d'étudier, nous étions donc tout entier à l'amour ; ces mystérieux entretiens, que l'amour appelait de ses voeux, les leçons nous en ménageaient l'occasion. Les livres étaient ouverts, mais il se mêlait plus de paroles d'amour que de philosophie, plus de baisers que d'explications ; mes mains revenaient plus souvent à ses seins qu'à nos livres ; nos yeux se cherchaient, réfléchissant l'amour, plus souvent qu'ils ne se portaient sur les textes. Pour mieux éloigner les soupçons, j'allais parfois jusqu'à la frapper, coups donnés par l'amour, non par l'exaspération, par la tendresse, non par la haine, et ces coups dépassaient en douceur tous les baumes. Que vous dirais je ? Dans notre ardeur, nous avons traversé toutes les phases de l'amour ; tout ce que la passion peut imaginer de raffinement insolite, nous l'avons ajouté. Plus ces joies étaient nouvelles pour nous, plus nous les prolongions avec ardeur : nous ne pouvions nous en lasser.

Cependant, à mesure que la passion du plaisir m'envahissait, je pouvais de moins en moins vaquer à la philosophie et prendre soin de mon enseignement. C'était pour moi un violent ennui d'y aller ou d'y rester ; c'était aussi une fatigue, mes nuits étant données à l'amour, mes journées au travail. Je ne faisais plus mes leçons qu'avec indifférence et tiédeur ; je ne parlais plus d'inspiration, je produisais tout de mémoire : je ne faisais guère que répéter mes anciennes leçons, et si j'avais assez de liberté d'esprit pour composer quelques pièces de vers, c'était l'amour, non la philosophie qui me les dictait. De ces vers, vous le savez, la plupart, devenus populaires en maint pays, sont encore chantés fréquemment par ceux qui connaissent le bonheur d'une vie semblable.

Quelles furent la tristesse, la douleur, les plaintes de mes élèves, quand ils s'aperçurent de la préoccupation, que dis-je ? du trouble de mon esprit, on peut à peine s'en faire une idée.

Une chose aussi visible ne pouvait guère échapper qu'à celui à la honte duquel elle tournait, je veux dire surtout à l'oncle de la jeune fille. On avait essayé de lui donner des inquiétudes, il n'avait pu le croire, d'abord, ainsi que je l'ai dit, à cause de l'affection sans bornes qu'il avait pour sa nièce, ensuite à cause de ma réputation de continence. On ne croit pas aisément à l'infamie de ceux qu'on aime, et, dans un coeur rempli d'une tendresse profonde, il n'y a point place pour les souillures du soupçon. De là vient que le bienheureux Jérôme écrit dans sa lettre à Castricien : « Nous sommes toujours les derniers à connaître les plaies de notre maison, et nous ignorons encore les vices de nos enfants et de nos épouses, quand déjà les voisins en ricanent. » Mais ce qu'on apprend après les autres, on finit toujours par l'apprendre, et ce qui est connu de tous ne peut rester caché à un seul. Ce fut ce qui, après quelques mois, nous arriva. Quel déchirement pour l'oncle à cette découverte ! Quelle douleur pour les amants contraints de se séparer ! Quelle honte, quelle confusion pour moi ! De quel coeur brisé fus-je affligé de l'affliction de la jeune fille ! et quels flots de désespoir souleva dans son âme la pensée de mon propre déshonneur ! Nous gémissions chacun, non sur notre propre sort, mais sur le sort de l'autre ; chacun de nous déplorait l'infortune de l'autre, non la sienne. Mais la séparation des corps ne faisait que resserrer nos coeurs ; privé de toute satisfaction, notre amour s'en enflammait davantage ; une fois la honte passée, la passion nous ôta toute pudeur, le sentiment de la honte nous devenait d'autant plus indifférent que la jouissance de la possession était plus douce. Il nous arriva donc ce que les poètes racontent de Mars et de Vénus, quand ils furent surpris. Peu après, la jeune fille sentit qu'elle était mère, et elle me l'écrivit aussitôt avec des transports d'allégresse, me consultant sur ce qu'elle devait faire. Une nuit, pendant l'absence de son oncle, je l'enlevai, ainsi que nous en étions convenus, et je la fis immédiatement passer en Bretagne, où elle resta chez ma soeur jusqu'au jour où elle donna naissance à un fils qu'elle nomma Astrolabe.

Cette fuite rendit Fulbert comme fou ; il faut avoir été témoin de la violence de sa douleur, des abattements de sa honte, pour en concevoir une idée. Que faire contre moi ? Quelles embûches me tendre ? Il ne le savait. Me tuer, me mutiler ? Avant tout, il craignait d'appeler les représailles des miens, en Bretagne, sur sa nièce chérie. Se saisir de moi pour me mettre en prison était chose impossible : je me tenais en garde, convaincu qu'il était homme à oser tout ce qu'il pourrait, tout ce qu'il croirait pouvoir faire.

Enfin, touché de compassion pour l'excès de sa douleur et m'accusant moi-même de la tromperie que lui avait faite mon amour, comme de la dernière des trahisons, j'allai le trouver ; je le suppliai, je lui promis toutes les réparations qu'il lui plairait d'exiger ; je protestai que ce que j'avais fait ne surprendrait aucun de ceux qui avaient éprouvé la violence de l'amour et qui savaient dans quels abîmes, depuis la naissance du monde, les femmes avaient précipité les plus grands hommes. Pour mieux l'apaiser encore, je lui offris une satisfaction qui dépassait tout ce qu'il avait pu espérer : je lui proposai d'épouser celle que j'avais séduite, à la seule condition que le mariage fût tenu secret, afin de ne pas nuire à ma réputation. Il accepta, il m'engagea sa foi et celle des siens, et scella de ses baisers la réconciliation que je sollicitais. C'était pour me mieux trahir.

8. Mariage secret, vengeance de l'oncle et profession religieuse

J'allai aussitôt en Bretagne, afin d'en ramener mon amie et d'en faire ma femme. Mais elle n'approuva pas le parti que j'avais pris ; bien plus, elle me détourna de le suivre pour deux raisons : le danger d'abord, puis le déshonneur auxquels j'allais m'exposer. Elle jurait qu'aucune satisfaction n'apaiserait son oncle ; et la suite le prouva. Elle demandait quelle gloire on pouvait tirer d'un mariage qui ruinerait ma gloire et l'humilierait, elle comme moi. Et puis quelle expiation le monde ne serait-il pas en droit d'exiger d'elle, si elle lui enlevait une si grande lumière ! Quelles malédictions elle appellerait sur sa tête ! Quel préjudice ce mariage porterait à l'Église ! Quelles larmes il coûterait à la philosophie ! Quel acte indécent et lamentable, moi que la nature avait créé pour tous, de m'asservir à une seule femme et de me soumettre à une si grande honte ! Elle repoussait donc énergiquement cette union comme un déshonneur et comme une charge pour moi. Elle me représentait à la fois l'infamie et les difficultés du mariage, difficultés que l'apôtre nous exhorte à éviter quand il dit : « Es-tu libre d'épouse ? Ne cherche point d'épouse ; se marier, pour l'homme, n'est point pécher ; ce n'est point pécher non plus pour une vierge. Cependant, ils seront soumis aux tribulations de la chair, et je veux vous épargner. » Et encore : « Je veux que vous soyez sans inquiétude. » Si je ne me rendais ni au conseil de l'apôtre, ni aux exhortations des saints sur le poids du joug conjugal, je devais au moins, disait-elle, écouter les philosophes et prendre en considération ce qui avait été écrit à ce sujet, soit par eux soit pour eux. C'est ce que font souvent les saints pour nous avertir avec zèle. Ainsi Jérôme, Contre Jovinien, livre 14, rappelle que Théophraste, après avoir retracé en détail les intolérables ennuis du mariage et ses perpétuelles inquiétudes, prouve, par les arguments les plus convaincants, que le sage ne doit pas se marier, et couronne lui-même ces conseils de la philosophie par cette observation : « Quel est le chrétien qui ne serait pas confondu par l'argumentation de Théophraste ? » Dans le même livre, continuait-elle, Cicéron, sollicité par Hircius d'épouser sa soeur après la répudiation de Terentia, s'y refusa formellement, disant qu'il ne pouvait donner à égalité ses soins à une femme et à la philosophie. Il ne dit pas « donner ses soins », mais il ajoute « à égalité », ne voulant rien faire qui pût l'occuper autant que l'étude de la philosophie.

Mais ne parlons pas, poursuivait-elle, des entraves qu'une femme apporterait à tes études de philosophie, et songe à la situation que te donnerait une alliance légitime. Quel rapport peut il y avoir entre les travaux de l'école et le train d'une maison, entre un pupitre et un berceau, un livre ou une tablette et une quenouille, un style ou une plume et un fuseau ? Est-il un homme qui, livré aux méditations de l'Écriture ou de la philosophie, puisse supporter les vagissements d'un nouveau-né, les chants de la nourrice qui l'endort, le va-et-vient du service, hommes et femmes de la maison, les odeurs incessantes et la malpropreté de l'enfance ? Les riches le font bien, diras-tu : oui, sans doute, parce qu'ils ont dans leurs palais ou dans leurs vastes demeures des appartements réservés, parce que leur opulence ne regarde pas à la dépense et n'est pas tourmentée par les soucis de chaque jour. Mais la condition des philosophes n'est pas la même que celle des riches, et ceux qui cherchent la fortune ou dont la vie appartient aux choses de ce monde ne se livrent guère à l'étude de l'Écriture ou de la philosophie. Aussi voyons-nous les philosophes célèbres du temps passé, plein de mépris pour le monde, quittant, voire fuyant le siècle, s'interdire toute espèce de plaisir et ne se reposer que dans les bras de la philosophie. C'est ainsi que l'un d'eux, le grand Sénèque, dit dans ses Lettres à Lucilius : « Ce n'est pas dans ses moments perdus qu'il convient de se livrer à la philosophie : il faut tout négliger pour s'y livrer sans partage ; on ne lui donnera jamais assez de temps. La laisser de côté pour un moment, c'est presque même chose que d'y renoncer. Toute interruption en fait perdre le fruit. Il faut donc résister aux occupations, et, loin de les mener à bien, les écarter loin de soi. » Ce que les moines véritablement dignes de ce nom acceptent chez nous en vue de l'amour de Dieu, tous les philosophes distingués l'ont pratiqué par amour de la philosophie. Chez tous les peuples, en effet, gentils, juifs ou chrétiens, il s'est de tout temps rencontré des hommes s'élevant au-dessus des autres par la foi ou par la sévérité des moeurs, et se séparant de la foule par une continence ou par une austérité singulière. Tels furent, dans l'antiquité, chez les juifs, les Nazaréens qui se consacraient au service du Seigneur suivant la loi, et les fils des prophètes, sectateurs d'Élie et d'Élisée que l'Ancien Testament, d'accord avec le témoignage du bienheureux Jérôme, nous représente comme des moines. Telles, plus tard, ces trois sectes de philosophie que Josèphe, dans son dix-huitième livre des Antiquités, distingue sous le nom de Pharisiens, de Saducéens et d'Esséens. Tels, chez nous, les moines qui vivent en commun, suivant l'exemple des apôtres, ou qui prennent pour modèle la vie solitaire et primitive de Jean. Tels enfin, chez les Gentils, les philosophes ; car c'est moins à l'intelligence de la science qu'à l'austérité de la conduite que ce nom de sagesse ou de philosophie était attribué, ainsi que nous l'apprennent l'étymologie du mot et le témoignage des saints, comme le dit le bienheureux Augustin dans ce passage du huitième livre de la Cité de Dieu où il établit la distinction des philosophes : « L'école italique eut pour fondateur Pythagore de Samos qui passe pour avoir donné son nom à la philosophie elle-même : avant lui, on appelait sages les hommes qui semblaient l'emporter sur les autres par un genre de vie digne d'éloges ; mais interrogé un jour sur sa profession, il répondit qu'il était philosophe, c'est-à-dire désireux d'étudier et d'aimer la sagesse, trouvant qu'on ne pouvait sans orgueil faire profession d'être sage. » Cette expression : « ceux qui semblaient l'emporter sur les autres par un genre de vie digne d'éloges » indique clairement que les sages chez les Gentils, c'est-à-dire les philosophes, devaient ce nom à leur conduite plutôt qu'à leur savoir. Quant à la sagesse de leur conduite, je ne chercherai pas à en rassembler les preuves je ne veux pas avoir l'air de faire la leçon à Minerve. Mais si les laïques et les Gentils ont ainsi vécu, sans être astreints à aucune espèce de voeux religieux, toi qui es clerc et revêtu du canonicat, iras-tu préférer des voluptés honteuses à ton ministère sacré, te précipiter dans ce gouffre de Charybde, te plonger, bravant toute honte, dans ces obscénités ? Si tu ne tiens compte des devoirs du clerc, songe au moins à sauvegarder la dignité du philosophe. Si tu foules aux pieds le respect de Dieu, que le sentiment de l'honneur du moins mette un frein à ton impudeur. Rappelle-toi que Socrate a été marié et par quelle triste peine il expia cette tache imprimée à la philosophie, comme pour que son exemple servît à rendre les hommes plus prudents. Ce trait n'a pas échappé à Jérôme qui, dans son premier livre Contre Jovinien, écrit au sujet même de Socrate : « Un jour ayant voulu tenir tête à l'orage d'injures que Xantippe faisait tomber sur lui, d'un étage supérieur il fut arrosé d'eau sale : "je savais bien", dit-il pour toute réponse, en s'essuyant la tête, "que ce tonnerre amènerait de la pluie". » Enfin, parlant en son nom, elle me représentait combien il serait dangereux pour moi de la ramener à Paris, combien le titre d'amie, plus honorable pour moi, lui serait, à elle, plus cher que celui d'épouse, à elle qui voulait me conserver par le charme de la tendresse, non m'enchaîner par les liens du mariage ; et elle ajoutait que nos séparations momentanées rendraient les instants de réunion d'autant plus doux qu'ils seraient plus rares. Puis, voyant que ces efforts pour me convaincre et me dissuader venaient échouer contre ma folie, et n'osant me heurter de front, elle termina ainsi à travers les sanglots et les larmes : « C'est la seule chose qui nous reste à faire si nous voulons nous perdre tous deux et nous préparer un chagrin égal à notre amour. » Et en cela, le monde entier l'a reconnu, elle eut les lumières de l'esprit de prophétie.

Nous confions donc à ma soeur notre jeune enfant, et nous revenons secrètement à Paris. Quelques jours plus tard, après avoir passé une nuit à célébrer vigiles dans une église, à l'aube du matin, en présence de l'oncle d'Héloïse et de plusieurs de nos amis et des siens, nous fûmes unis par la bénédiction nuptiale. Puis nous nous retirâmes secrètement chacun de notre côté, et dès lors nous ne nous vîmes plus qu'à de rares intervalles et furtivement, afin de tenir le plus possible notre union cachée.

Mais son oncle et sa famille, pour se venger de l'affront qu'ils avaient reçu, se mirent à divulguer le mariage et à violer envers moi la foi jurée. Héloïse protestait hautement du contraire, et jurait que rien n'était plus faux. Fulbert, exaspéré, l'accablait de mauvais traitements.

Informé de cette situation, je l'envoyai à une abbaye de moniales voisine de Paris et appelée Argenteuil, où elle avait été élevée et instruite dans sa première jeunesse, et je lui fis faire et prendre, à l'exception du voile, les habits de religion en harmonie avec la vie monastique. À cette nouvelle, son oncle et ses parents ou alliés pensèrent que je m'étais joué d'eux et que j'avais mis Héloïse au couvent pour m'en débarrasser. Outrés d'indignation, ils s'entendirent, et une nuit, pendant que je reposais chez moi, dans une chambre retirée, un de mes serviteurs, corrompu par eux, les ayant introduits, ils me firent subir la plus barbare et la plus honteuse des vengeances, vengeance que le monde entier apprit avec stupéfaction : ils me tranchèrent les parties du corps avec lesquelles j'avais commis ce dont is se plaignaient, puis ils prirent la fuite. Deux d'entre eux qu'on put arrêter furent énucléés et châtrés. L'un d'eux était le serviteur particulièrement attaché à ma personne, que la cupidité avait poussé à la trahison.

Le matin venu, la ville entière était rassemblée autour de moi. Dire l'étonnement et la stupeur générale, les lamentations auxquelles on se livrait, les cris, les gémissements dont on me fatiguait, dont on me torturait, serait chose difficile, impossible. Les clercs surtout, et plus particulièrement mes élèves, me martyrisaient par leurs lamentations et leurs gémissements intolérables. Je souffrais de leur compassion plus que de ma blessure ; je sentais ma honte plus que ma mutilation ; j'étais plus accablé par la confusion que par la douleur. Mille pensées se présentaient à mon esprit : de quelle gloire je jouissais encore naguère ; avec quelle facilité elle avait été, en un moment, abaissée, détruite ! Combien était juste le jugement de Dieu qui me frappait dans la partie de mon corps qui avait péché ! Combien étaient légitimes les représailles de Fulbert qui m'avait rendu trahison pour trahison ! Quelle exaltation, chez mes ennemis, à la vue de cette si manifeste équité ! Quelle peine inconsolable ma plaie porterait dans l'âme de mes parents et de mes amis ! Avec quel essor l'histoire de ce déshonneur sans précédent allait se répandre dans le monde entier ! Où passer maintenant ? Avec quelle contenance me produire en public ? J'allais être montré au doigt par tout le monde, déchiré par toutes les langues, devenir pour tous un monstrueux spectacle. Ce qui contribuait encore à m'atterrer, c'était la pensée que, selon la lettre meurtrière de la loi, les eunuques sont en telle abomination devant Dieu, que les hommes réduits à cet état par amputation ou l'écrasement des testicules sont repoussés du seuil de l'Église comme fétides et immondes, et que les animaux eux-mêmes, lorsqu'ils sont ainsi mutilés, sont rejetés du sacrifice. [...] « Tout animal dont les testicules ont été froissés, écrasés, coupés ou enlevés, ne sera pas offert au Seigneur », dit le Lévitique [ch. 22:24] ; et dans le Deutéronome, chapitre 23:1 : « L'eunuque, dont les testicules auront été écrasés ou amputés, n'entrera point dans l'assemblée de Dieu. » Dans cet état d'abattement et de confusion, ce fut, je l'avoue, un sentiment de honte plutôt que le voeu de changer de vie qui me poussa vers l'ombre d'un cloître, Héloïse suivant mes ordres avec abnégation, avait déjà pris le voile et était entrée dans un monastère.

Nous revêtîmes donc tous deux en même temps l'habit religieux, moi dans l'abbaye de Saint-Denis, elle, dans le couvent d'Argenteuil dont j'ai parlé plus haut. On voulait, je m'en souviens, soustraire sa jeunesse au joug de la règle monastique, comme à un insupportable supplice, on s'apitoyait sur son sort ; elle ne répondit qu'en laissant échapper à travers les pleurs et les sanglots la plainte de Cornélie :

Ô le sublime époux !
Si peu digne d'être contraint à ma couche
Mon destin avait-il ce droit sur pareille tête ?
Pourquoi, impie que je suis, t'ai-je épousé,
Si c'est pour ton malheur ?
Reçois mon châtiment en expiation :
Je veux m'en acquitter avec abnégation.

C'est en prononçant ces mots qu'elle s'avança vers l'autel, reçut des mains de l'évêque le voile béni et prononça publiquement le serment de la profession monastique.

9. Publication du traité sur la Divine Trinité

À peine étais-je convalescent de ma blessure, qu'accourant en foule, les clercs commencèrent à fatiguer notre abbé, à me fatiguer moi même de leurs prières : ils voulaient que ce que j'avais fait jusque-là par amour de l'argent ou de la gloire, je le fisse maintenant pour l'amour de Dieu ; ils disaient que le talent dont le Seigneur m'avait doté, il m'en demanderait compte avec usure, que je ne m'étais guère encore occupé que des riches, que je devais me consacrer maintenant à l'éducation des pauvres ; que je ne pouvais méconnaître, que si la main de Dieu m'avait touché, c'était afin qu'affranchi des séductions de la chair et de la vie tumultueuse du siècle, je pusse me livrer à l'étude des lettres, et de philosophe du monde devenir le vrai philosophe de Dieu. Or l'abbaye où je m'étais retiré était livrée à tous les désordres de la vie mondaine. L'abbé lui-même tenait le premier rang entre tous, moins par son titre que par la dissolution et l'infamie notoire de ses moeurs. Je m'étais plus d'une fois élevé contre ces scandaleuses obscénités tantôt en particulier, tantôt en public, et je m'étais ainsi rendu odieux et insupportable à tous ; si bien que, heureux des instances journellement répétées de mes disciples, ils profitèrent de l'occasion pour m'écarter. Pressé par les sollicitations incessantes des écoliers, et cédant à l'intervention de l'abbé et des frères, je me retirai dans un prieuré, pour reprendre mes habitudes d'enseignement ; et telle fut l'affluence des auditeurs, que le lieu ne suffisait pas à les loger, ni la terre à les nourrir. Là, conformément à ma profession religieuse, je me livrai particulièrement à l'enseignement de la théologie ; toutefois, je ne répudiai pas entièrement l'étude des arts séculiers dont j'avais plus particulièrement l'habitude et qu'on attendait spécialement de moi ; j'en fis comme un hameçon pour attirer ceux que la saveur de la philosophie avait appâtés à l'étude de la vraie philosophie, selon la méthode attribuée par l'Histoire ecclésiastique au plus grand des philosophes chrétiens, Origène. Et comme le Seigneur semblait ne m'avoir pas moins favorisé pour l'intelligence des Saintes Écritures que pour celle des lettres profanes, le nombre de mes auditeurs, attirés par les deux cours, ne tarda pas à s'accroître, tandis que l'auditoire des autres se dépeuplait : ce qui excita contre moi l'envie et l'inimitié des maîtres. Tous travaillaient à me dénigrer ; mais deux surtout profitaient de mon éloignement pour m'opposer que rien n'était plus contraire au but de la profession monastique que de s'arrêter à l'étude des livres profanes, et qu'il y avait présomption, de ma part, à monter dans une chaire de théologie sans avoir eu de maître. Ce qu'ils voulaient, c'était me faire interdire l'exercice de tout enseignement, et ils y poussaient sans relâche les évêques, les archevêques, les abbés, en un mot, toutes les personnes ayant nom dans la hiérarchie ecclésiastique.

Or il arriva que je m'attachai d'abord à discuter le principe fondamental de notre foi par des analogies, et que je composai un traité sur l'unité et la trinité divine à l'usage de mes élèves, qui demandaient sur ce sujet des raisonnements humains et philosophiques, et auxquels il fallait des démonstrations plutôt que des discours. Ils disaient, en effet, qu'ils n'avaient pas besoin de vaines paroles, qu'on ne peut croire que ce que l'on a compris, et qu'il est ridicule de prêcher aux autres ce qu'on ne comprend pas soi-même plus que ceux auxquels on s'adresse ; que le Seigneur lui-même condamne les aveugles qui conduisent les aveugles.

On vit ce traité, on le lut, et généralement on en fut content, parce qu'il semblait répondre à tous les points du sujet. Et ces points paraissant d'une difficulté transcendante ; plus on en reconnaissait la gravité, plus on en admirait la subtilité de la solution. Mes rivaux furieux assemblèrent contre moi un concile. À leur tête étaient particulièrement deux meneurs d'autrefois, Albéric et Lotulphe qui, depuis la mort de nos maîtres communs, Guillaume et Anselme, avaient la prétention de régner seuls et de se porter leurs héritiers.

Ils tenaient tous deux école à Reims ; par leurs suggestions réitérées, ils déterminèrent leur archevêque Raoul à appeler Conon, évêque de Préneste qui remplissait alors en France la mission de légat, à réunir une sorte d'assemblée, sous le nom de concile, dans la Ville de Soissons et à m'inviter à leur apporter ce fameux ouvrage que j'avais composé sur la Trinité. Ainsi fut-il fait. Et mes deux rivaux m'avaient tellement calomnié dans le clergé et dans le peuple, qu'il s'en fallut de peu qu'à mon arrivée à Soissons, la foule ne me lapidât, moi et les quelques disciples qui m'accompagnaient, sous le prétexte que j'enseignais et que j'avais écrit qu'il y avait trois Dieux. C'était ce qu'on leur avait persuadé. Dès mon arrivée dans la ville, j'allai trouver le légat, je lui remis mon livre, l'abandonnant à son examen et à son jugement, et me déclarant prêt, soit à amender ma doctrine, soit à faire réparation, si j'avais rien écrit ou dit qui s'écartât des principes de la foi catholique. Le légat m'enjoignit aussitôt de porter le livre à l'archevêque et à mes deux rivaux, me renvoyant au jugement de ceux qui m'accusaient ; en sorte que la parole divine fut ainsi accomplie envers moi : « et nos ennemis sont nos juges ».

Ceux-ci, après avoir feuilleté et scruté le livre en tous sens, n'y trouvant rien qu'ils osassent produire contre moi à l'audience, ajournèrent à la fin du concile cette condamnation à laquelle ils aspiraient. Pour moi, j'avais employé tous les jours qui avaient précédé le concile à établir publiquement les bases de la foi catholique dans le sens de mes écrits, et tous mes auditeurs exaltaient avec une admiration sans réserve mes commentaires et leur esprit. Le peuple et le clergé, témoins de ce spectacle commencèrent à se dire : « Voici maintenant qu'il parle ouvertement, et que personne ne le contredit, et le concile qu'on nous disait réuni principalement contre lui touche à sa fin : est-ce que les juges auraient reconnu que l'erreur est plutôt de leur côté que du sien ? » Et ce langage excitait chaque jour davantage la fureur de mes rivaux.

Un jour, Albéric, dans l'intention de me tendre un piège, vint me trouver avec quelques-uns de ses disciples. Après quelques mots aimables, il me dit qu'il avait remarqué dans mon livre un passage qui l'avait étonné : « Dieu ayant engendré Dieu, et Dieu n'étant qu'un, comment pouvais je nier que Dieu se fût engendré lui-même ? — Si tu veux, répondis-je aussitôt, c'est une thèse que je vais démontrer rationnellement. — En telle matière, répondit-il, nous ne tenons point compte de la raison humaine et de notre sentiment : nous ne reconnaissons que les paroles de l'autorité. — Eh bien, lui dis-je, tourne le feuillet et tu trouveras l'autorité. » Nous avions justement sous la main le livre, qu'il avait pris avec lui, je me reportai au passage que je connaissais et qui lui avait échappé ou qu'il n'avait pas voulu voir, parce qu'il ne cherchait dans mon livre que ce qui pouvait me nuire. Et la volonté de Dieu fit que je trouvai aussitôt ce que je voulais. C'était la citation d'Augustin sur la Trinité, livre 1er : « Celui qui suppose à Dieu la puissance de s'être engendré lui-même se trompe d'autant plus que ce n'est pas à l'égard de Dieu seulement qu'il n'en est pas ainsi, mais à égard de toute créature spirituelle ou corporelle : il n'y a absolument rien, en effet, qui s'engendre soi-même. »

À la lecture de cette citation, les disciples d'Albéric, qui étaient là, rougirent de stupéfaction. Quant à lui, cherchant à se retrancher de son mieux : « Le tout, dit-il, est de bien comprendre. — Mais, répliquai-je, cela n'est point une opinion nouvelle, et pour le moment, au surplus, il importe peu, puisque ce sont des paroles que tu demandes, et non un sens. » J'ajoutai que, s'il voulait établir un sens et en appeler à la raison, j'étais prêt à raisonner et à lui démontrer par ses propres paroles qu'il était tombé dans l'hérésie de ceux qui prétendent que le père est à lui-même son propre fils. À ces mots, comme fou de fureur, il s'emporta en menaces, s'écriant que ni mes raisonnements ni mes autorités ne me sauveraient. Et là-dessus il se retira. Le dernier jour du concile, avant l'ouverture de la séance, le légat et l'archevêque eurent avec mes rivaux et quelques autres personnes un long entretien, pour savoir ce qu'on déciderait de moi et de mon livre, qui avait été l'objet principal de la convocation. Et comme ni mes paroles ni l'écrit qu'ils avaient sous les yeux ne leur fournissaient matière à incrimination, il y eut un moment de silence, et mes détracteurs étaient déjà moins hardis, lorsque Geoffroy, évêque de Chartres, qui, par sa réputation de sainteté comme par l'importance de son siège, avait la prééminence sur les autres évêques, prit la parole en ces termes : « Vous savez tous, messeigneurs ici présents, que le savoir universel de cet homme et sa supériorité dans toutes les études auxquelles il s'est attaché lui ont fait de nombreux et fidèles partisans ; qu'il a, plus que qui que ce soit, étouffé la renommée de ses maîtres et des nôtres, et que sa vigne, si je puis m'exprimer ainsi, a étendu ses rameaux d'une mer à l'autre. Si vous faites peser sur lui le poids d'une condamnation sans l'avoir entendu, ce que je ne pense pas, sa condamnation, fût-elle juste blessera bien des gens, et il s'en trouvera plus d'un qui voudra prendre sa défense, surtout quand nous ne voyons, dans l'écrit incriminé, rien qui ressemble à une attaque ouverte. On dira, selon le mot de Jérôme : "La force qui se montre attire les jaloux, de même que les hautes cimes appellent la foudre." Craignez donc que des procédés violents contre cet homme n'aient d'autre résultat que d'accroître sa renommée, et que, par suite de la malveillance publique, l'accusation ne fasse plus de tort aux juges que la sentence à l'accusé. "Car un faux bruit est vite étouffé, dit le même docteur, et la seconde période de la vie prononce sur la première." Mais si vous voulez procéder canoniquement contre lui, que son enseignement ou que son livre soient produits en pleine assemblée, qu'on l'interroge et qu'il lui soit permis de répondre librement, en sorte que confondu, il en vienne à confesser sa faute, ou bien qu'il soit réduit au silence, suivant le mot du bienheureux Nicodème qui, voulant sauver le Seigneur, disait : "Depuis quand notre loi juge-t-elle un homme sans l'avoir entendu, et sans qu'on ait vérifié ce qu'il a fait ?" » À ces mots, mes rivaux murmurent et s'écrient : « Ô le sage conseil de vouloir nous faire engager la lutte contre le verbiage d'un homme dont les arguments et les sophismes triompheraient du monde entier. » Certes il était plus difficile d'engager la lutte avec Jésus lui-même, et cependant Nicodème invitait les juges à l'entendre, suivant les règles de la loi. Geoffroy, ne pouvant les amener à sa proposition, essaie d'un autre moyen pour mettre un frein à leur haine ; il déclare que, dans une matière d'une telle gravité, le petit nombre des personnes présentes ne peut suffire, et que la question réclame un examen plus étendu : son avis est donc que mon abbé, qui siégeait, me ramène dans mon abbaye, c'est-à-dire au monastère de Saint-Denis ; là, on convoquerait un plus grand nombre de docteurs éclairés qui, après mûr examen, statueraient sur le parti à prendre. Le légat approuva cette dernière motion, et après lui tout le monde. Quelques instants après, il se leva pour aller célébrer la messe avant d'entrer au concile, et il me fit transmettre par l'évêque Geoffroy l'autorisation qui m'était accordée de revenir au monastère pour y attendre le résultat de la mesure arrêtée. Alors mes ennemis, réfléchissant que tout était perdu, si l'affaire se passait hors de leur diocèse, c'est-à-dire en un lieu où ils n'auraient plus droit de siéger et peu confiants dans la justice, persuadèrent à l'archevêque que ce serait pour lui une grande honte que la cause fût déférée à un autre tribunal, et qu'il y aurait péril à me laisser échapper ainsi. Et aussitôt, courant trouver le légat, ils le firent changer d'avis et l'amenèrent malgré lui à condamner, sans examen, mon livre, à le brûler immédiatement sous les yeux du public et à prononcer contre moi-même la réclusion perpétuelle dans un monastère étranger. Ils disaient que, pour justifier la condamnation de mon livre, ce devait être assez que j'eusse osé le lire publiquement et le donner à copier à plusieurs personnes sans avoir obtenu la permission du Pape ni celle de l'Église, et qu'il serait éminemment utile à la foi qu'un exemple prévint pour l'avenir une telle présomption. Le légat n'était pas aussi instruit qu'il aurait dû l'être ; en toute chose, il se laissait guider par l'archevêque, comme l'archevêque par eux. Pressentant le résultat de ces intrigues, l'évêque de Châlons m'en avertit, m'engageant vivement à ne répondre à une violence évidente que par un redoublement de douceur. Cette violence si manifeste, disait-il, ne pouvait que tourner contre eux et revenir à mon avantage ; quant à la réclusion dans un monastère, il n'y avait pas à s'en effrayer, sachant que le légat, qui n'agissait que par contrainte ne manquerait pas, aussitôt après son départ, de me rendre ma pleine liberté. C'est ainsi que, mêlant ses larmes aux miennes, il me consola de son mieux.

10. Forcé à jeter de ma propre main le livre au feu

Appelé au concile. Je m'y rendis sur-le-champ ; et là, sans discussion, sans examen, on me força à jeter de ma propre main le livre au feu. Il fut brûlé au milieu d'un silence qui ne paraissait pas devoir être rompu, quand un de mes adversaires murmura timidement qu'il y avait trouvé écrite cette proposition que Dieu le Père est seul tout-puissant. Le prélat se récria vivement et répondit que la chose n'était pas possible, qu'un enfant ne tomberait pas dans une telle erreur, puisque la foi commune tient et professe qu'il y a trois tout-puissants. À quoi le maître d'une école, un certain Thierry, répliqua ironiquement par ce mot d'Athanase : « Et cependant il n'y a pas trois tout-puissants, mais un seul Tout-Puissant. » Comme son évêque commençait à le blâmer et voulait l'arrêter comme coupable de manque de respect, Thierry lui tint tête hardiment, et s'écria, empruntant les paroles de Daniel : « Ainsi, fils insensés d'Israël, sans avoir vérifié la vérité, vous avez condamné le fils d'Israël. Revenez sur votre jugement et jugez le juge lui-même, vous qui l'avez établi juge pour l'enseignement de la foi et le redressement de l'erreur ; lorsqu'il devait juger, il s'est condamné par sa propre bouche. L'innocence de l'accusé a été dévoilée aujourd'hui par la miséricorde divine le libérant, comme autrefois Suzanne, de ses faux accusateurs. » Alors l'archevêque se levant, et changeant un peu la formule, selon l'exigence du moment, confirma, en ces termes, l'opinion du légat : « À coup sûr, monseigneur, le Père est tout-puissant, le Fils tout-puissant, le Saint-Esprit tout-puissant. Quiconque s'écarte de ce dogme est évidemment hors des voies et ne mérite pas d'être entendu. Toutefois, si vous le voulez bien, il serait bon que notre frère exposât sa foi publiquement, afin qu'on pût, selon qu'il conviendra, ou l'approuver, ou la désapprouver, ou la redresser. » Et comme je me levais pour confesser et exposer ma foi avec l'intention d'en développer l'expression à ma manière, mes adversaires dirent que je n'avais pas besoin d'autre chose que de réciter le symbole d'Athanase : ce que le premier enfant venu aurait pu faire aussi bien que moi. Et afin qu'il me fût impossible de prétexter l'ignorance, ils firent apporter le texte écrit pour me le faire lire, comme si la teneur ne m'en était pas familière. Je lus au milieu des sanglots, des soupirs et des larmes, comme je pus. Livré ensuite comme coupable et convaincu à l'abbé de Saint-Médard, qui était présent, je suis traîné à son cloître comme à une prison, et aussitôt le concile est dissous.

L'abbé et les moines de ce monastère, persuadés que j'allais leur rester, me reçurent avec des transports de joie et me prodiguèrent toutes sortes d'attentions, essayant vainement de me consoler. Dieu, qui jugez les coeurs droits, tu le sais, tel était le fiel de mon âme, telle était l'amertume de mon coeur, que dans mon aveuglement, dans mon délire, j'osai me révolter et vous accuser, répétant sans cesse la plainte du bienheureux Antoine : « Jésus, mon Sauveur, où étiez vous ? » Fièvre de la douleur, confusion de la honte, trouble du désespoir, tout ce que j'éprouvai alors, je ne saurais l'exprimer aujourd'hui. Je rapprochais le supplice infligé à mon corps des tortures de mon âme, et je m'estimais le plus malheureux des hommes. Comparée à l'outrage présent, la trahison d'autrefois me paraissait peu de chose, et je déplorais moins la mutilation de mon corps que la flétrissure de mon nom : j'avais provoqué la première par ma faute ; la persécution qui m'accablait aujourd'hui n'avait d'autre cause que l'intention droite et l'attachement à la foi qui m'avaient poussé à écrire.

Cet acte de cruauté et d'injustice avait soulevé la réprobation de tous ceux qui en avaient eu connaissance, si bien que les membres du concile s'en rejetaient les uns aux autres la responsabilité ; mes rivaux eux-mêmes se défendaient de l'avoir provoqué, et le légat déplorait publiquement, à ce sujet, les emportements de haine des Francs. Bientôt même, cédant au repentir, ce prélat, qui n'avait, un moment, donné satisfaction à leur malveillance que malgré lui, me tira de cette abbaye étrangère pour me renvoyer dans la mienne. J'y retrouvai dans presque tous les frères d'anciens ennemis. Le dérèglement de leur vie, leurs habitudes de licencieux commerce, dont j'ai parlé plus haut, rendaient suspect à leurs yeux un homme dont ils avaient à supporter les vives censures.

11. Persécuté par mon abbé et de mes frères

Quelques mois à peine s'étaient écoulés, que la fortune leur offrit l'occasion de me perdre. Un jour, dans une lecture, je tombai sur un passage de l'exposition des Actes des Apôtres de Bède, où cet auteur prétend que Denis l'Aréopagite était évêque de Corinthe, non d'Athènes. Cette opinion contrariait vivement les moines de Saint-Denis, qui se vantent que leur Denis est précisément l'Aréopagite et que ce dernier, sa Vie l'atteste, est évêque d'Athènes. Je communiquai à quelques frères qui m'entouraient le passage de Bède qui nous faisait objection. Aussitôt, transportés d'indignation, ils s'écrièrent que Bède était un imposteur, qu'ils tenaient pour plus digne de foi le témoignage d'Hilduin, leur abbé, qui avait longtemps parcouru la Grèce pour vérifier le fait, et qui, après en avoir reconnu l'exactitude, avait péremptoirement levé tous les doutes dans son Histoire de Denis l'Aréopagite. L'un d'eux me priant alors avec instance de faire connaître mon avis sur le litige de Bède et d'Hilduin, je répondis que l'autorité de Bède, dont les écrits sont suivis par toute l'Église latine, me paraissait plus considérable.

Enflammés de fureur, ils commencèrent à crier que je venais de prouver manifestement que j'avais toujours été le fléau du monastère, et que j'étais traître au royaume tout entier auquel je voulais enlever une gloire qui lui était particulièrement chère, en niant que l'Aréopagite fût leur patron. Je répondis que je n'avais rien nié, et qu'au surplus il importait peu que leur patron fût Aréopagite ou d'un autre pays, puisqu'il avait obtenu de Dieu une si belle couronne. Mais ils coururent aussitôt trouver l'abbé et lui répétèrent ce qu'ils m'avaient fait dire. Celui-ci s'en réjouit, heureux de trouver une occasion de me perdre ; car il me craignait d'autant plus qu'il était encore plus débauché que ses moines. Il réunit donc son conseil, et devant tous les frères assemblés il me fit de sévères menaces, déclarant qu'il allait immédiatement m'envoyer au roi pour qu'il me punisse comme un homme qui avait attenté à la gloire du royaume et porté la main sur sa couronne. Et il recommanda de me surveiller de près, jusqu'à ce qu'il m'eût remis entre les mains du roi. Pour moi, j'offris de me soumettre à la règle disciplinaire de l'ordre, si j'avais été coupable : ce fut en vain. Alors, ne pouvant plus résister au sentiment d'horreur que m'inspirait leur méchanceté, exaspéré par les coups de la fortune et profondément désespéré comme si l'univers entier conspirait contre moi, je profitai de l'aide de quelques frères émus de pitié pour mon sort et de l'appui d'un petit nombre de disciples, pour m'évader secrètement, la nuit, et me réfugier sur une terre du comte Thibaud, située dans le voisinage, et dans laquelle j'avais précédemment occupé un prieuré. Le comte lui-même m'était un peu connu ; il n'ignorait pas mes malheurs et il y compatissait pleinement. Je séjournai d'abord au château de Provins, dans la dépendance d'un monastère de Troyes ; j'avais été autrefois en relation avec le prieur, et il m'aimait beaucoup : il me reçut avec joie et m'entoura de toutes sortes d'attentions.

Or il advint un jour que notre abbé vint, au château même, trouver le comte pour quelques affaires personnelles. Instruit de cette visite, j'allai trouver le comte avec le prieur, le suppliant d'intercéder en ma faveur, et d'obtenir pour moi le pardon et la permission de vivre monastiquement dans la retraite qui me conviendrait le mieux. L'abbé et ceux qui l'accompagnaient mirent la chose en délibération ; car ils devaient rendre réponse au comte, le jour même, avant de repartir. La délibération commencée, ils se dirent que mon intention était de passer dans une autre abbaye, ce qui serait pour eux une grande honte. En effet, ils considéraient comme un titre de gloire pour eux que j'eusse choisi pour me retirer leur couvent de préférence à tous, et maintenant ils disaient que ce serait pour eux un déshonneur très grand que je les abandonnasse pour passer chez d'autres. Ils ne voulurent donc rien entendre là-dessus, ni de ma part ni de celle du comte. Ils me menacèrent même de m'excommunier si je ne me hâtais de revenir, et ils firent défense absolue au prieur chez qui je m'étais réfugié de me retenir plus longtemps, sous peine d'être inclus dans la même excommunication. Cette décision nous plongea, le prieur et moi, dans la plus grande anxiété. Mais l'abbé, qui s'était retiré en persistant dans sa décision, mourut quelques jours après. Je vins trouver son successeur avec l'évêque de Meaux pour le prier de m'accorder ce que j'avais demandé à son prédécesseur. Et comme il ne semblait pas disposé à y acquiescer tout de suite, j'employai l'intermédiaire de quelques amis pour présenter ma requête au roi en son conseil ; j'arrivai ainsi à ce que je voulais. Étienne, alors officier de bouche du roi, fit venir l'abbé et ses amis, leur demanda pourquoi ils voulaient me retenir malgré moi et s'exposer, sans aucun avantage possible, à un scandale inévitable, aucun accord ne pouvant s'établir entre leur genre de vie et le mien. Je savais que l'avis du conseil était que l'abbaye devait racheter l'irrégularité de ses moeurs par une soumission plus grande au roi, et que son utilité allait jusqu'aux contributions temporelles : c'était ce qui m'avait fait espérer que j'obtiendrais facilement l'assentiment du roi et de ses conseillers. Ainsi arriva-t-il. Toutefois, pour que notre monastère ne perdît pas l'honneur qu'il prétendait tirer de mon nom, on ne m'accorda la permission de me retirer dans la retraite de mon choix, qu'à la condition que je ne me mettrais sous la dépendance d'aucune abbaye. Cette convention fut réglée, de part et d'autre, en présence du roi et de ses ministres. Je me retirai donc sur le territoire de Troyes, en un lieu désert qui m'était connu, et quelques personnes m'ayant fait don d'une terre, j'élevai, avec le consentement de l'évêque du diocèse, une sorte d'oratoire de roseaux et de chaume, que je plaçai sous l'invocation de la Sainte Trinité. Là, caché avec un de mes clercs, je pouvais véritablement chanter au Seigneur : « Voilà que je me suis éloigné par la fuite, et je me suis arrêté dans la solitude. »

Ma retraite ne fut pas plus tôt connue, que les disciples arrivèrent de toutes parts, abandonnant villes et châteaux pour habiter un désert, quittant de vastes demeures pour de petites cabanes qu'ils se construisaient de leurs mains, des mets délicats pour des herbes sauvages et un pain grossier, des lits moelleux pour le chaume et la paille, leurs tables pour des mottes de terre. On aurait cru vraiment qu'ils avaient à coeur de suivre l'exemple des premiers philosophes, au sujet desquels saint Jérôme, dans son IIe livre contre Jovinien, dit : « Les sens sont comme des fenêtres par où les vices s'introduisent dans l'âme. La métropole et la citadelle de l'esprit ne peuvent être prises, tant que l'armée ennemie n'a pas passé les portes. Si quelqu'un prend plaisir à regarder les jeux du cirque, les combats des athlètes, le jeu des histrions, la beauté des femmes, l'éclat des pierreries et des étoffes, et tout le reste, la liberté de son âme se trouve prise par les fenêtres de ses yeux, et alors s'accomplit cette parole du prophète : "La mort est entrée par nos fenêtres." Lors donc que l'armée des troubles, faisant irruption, aura pénétré dans la citadelle de notre âme, où sera la liberté ? où sera la force ? où sera la pensée de Dieu ? Surtout que le sens du toucher retrace les images mêmes des plaisirs passés, réveille le souvenir des passions, force l'âme à en subir de nouveau les effets et à accomplir, en quelque sorte, des actes imaginaires. » Telles sont les raisons qui déterminèrent nombre de philosophes à s'éloigner des villes peuplées et des jardins de plaisance où se trouvaient réunis la fraîcheur des campagnes, le feuillage des arbres, le ramage des oiseaux, le cristal des sources, le murmure des ruisseaux, tout ce qui peut charmer les oreilles et les yeux : ils craignaient qu'au milieu de la profusion du luxe et de l'abondance, la vigueur de leur âme ne fût énervée, sa pureté souillée. Et, en effet, il est inutile de voir souvent les choses qui peuvent séduire et de s'exposer à la tentation de celles dont on ne pourrait plus se passer sans peine : voilà pourquoi les Pythagoriciens, évitant tout ce qui pouvait flatter les sens, vivaient dans la solitude et les déserts. Platon lui-même, qui était riche et dont Diogène foulait un jour le lit sous ses pieds souillés de boue, Platon, afin de pouvoir se livrer tout entier à la philosophie, choisit, pour siège de son académie, une campagne déserte et même pestilentielle loin de la ville, afin que la perpétuelle préoccupation des soins nécessités par la maladie brisât la fougue des passions, et que ses disciples ne connussent d'autres jouissances que celles qu'ils tireraient de l'étude. Tel fut aussi, dit-on, le genre de vie des fils des prophètes, adeptes d'Élisée. Jérôme, qui parle d'eux comme des moines de ce temps, dit entre autres choses : « Les fils des prophètes, que l'Ancien Testament nous représente comme des moines, se bâtissaient de petites cabanes vers le cours du Jourdain, et abandonnaient la foule des villes, pour aller vivre de bouillie et d'herbes sauvages. » De même, mes disciples, élevant de petites cellules sur les bords de l'Ardusson, ressemblaient plutôt à des ermites qu'à des étudiants. Mais plus leur affluence était considérable, plus les privations qu'ils s'imposaient, suivant mes principes, étaient rigoureuses, plus mes rivaux voyaient de gloire pour moi et de honte pour eux. Après avoir tout fait pour me nuire, ils souffraient de voir tout tourner à mon avantage ; et, selon le mot de Jérôme, loin des villes, loin des affaires publiques, des procès, de la foule, l'envie, comme dit aussi Quintilien, vint me relancer dans ma retraite. Se plaignant en leur coeur et gémissant tout bas, ils disaient : « Voici que tout le monde s'en est allé après lui : nos persécutions n'ont rien fait ; nous n'avons réussi qu'à augmenter sa gloire. Nous voulions éteindre l'éclat de son nom, nous l'avons fait resplendir. Voici que les étudiants, qui ont sous la main, dans les villes, tout ce qui leur est nécessaire, dédaignent les jouissances des villes, courent chercher les privations de la solitude et se réduisent volontairement à la misère. »

À ce moment, ce fut l'excès de la pauvreté qui me détermina à ouvrir une école : « je n'avais pas la force de labourer la terre et je rougissais de mendier. » Ayant donc recours à l'art que je connaissais, pour remplacer le travail des mains, je dus faire office de ma langue. De leur côté, mes disciples pourvoyaient d'eux-mêmes à tout ce qui m'était nécessaire : nourriture, vêtements, culture des champs, constructions, si bien qu'aucun soin domestique ne me distrayait de l'étude. Mais, comme notre oratoire ne pouvait contenir qu'un petit nombre d'entre eux, ils se trouvèrent dans la nécessité de l'agrandir, et ils le rebâtirent d'une manière plus solide, en pierres et en bois.

Fondé d'abord au nom de la Sainte Trinité, placé ensuite sous son invocation, il fut appelé Paraclet [Consolateur] en mémoire de ce que j'y étais venu en fugitif, et qu'au milieu de mon désespoir j'y avais trouvé quelque repos dans les consolations de la grâce divine. Cette dénomination fut accueillie par plusieurs avec un grand étonnement, et quelques-uns l'attaquèrent avec violence, sous prétexte qu'il n'était pas permis de consacrer spécialement une église au Saint-Esprit, pas plus qu'à Dieu le Père, mais qu'il fallait, suivant l'usage ancien, la dédier soit au Fils seul, soit à la Trinité. Leur erreur, dans cette attaque, provenait de ce qu'ils ne voyaient pas la distinction qui existe entre l'Esprit-Paraclet et le Paraclet. En effet, la Trinité elle-même et toutes les personnes de la Trinité, de même qu'elle est appelée Dieu et Protecteur, peut être parfaitement invoquée sous le nom de Paraclet, c'est-à-dire consolateur, selon la parole de l'apôtre : « Béni soit Dieu et le Père de Notre Seigneur Jésus-Christ, le père des miséricordes, le Dieu de toutes les consolations, qui nous console de toutes les tribulations » ; et aussi selon ce que dit la Vérité : « Il vous donnera un autre consolateur. » Qui est-ce qui empêche, en effet, puisque toute église est également consacrée au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et qu'elle est la possession indivise des trois, qui est-ce qui empêche de dédier la maison du Seigneur au Père ou au Saint-Esprit, aussi bien qu'au Fils ? Qui oserait effacer du front du vestibule le nom de celui à qui appartient la demeure ? Ou bien encore, puisque le Fils s'est offert en sacrifice au Père, et qu'en conséquence, dans la célébration des messes, c'est spécialement au Père que s'adressent les prières et pour lui que se fait l'immolation de l'hostie, pourquoi l'autel n'appartiendrait-il pas plus particulièrement à celui auquel se rapportent plus particulièrement la supplication et le sacrifice ? N'est-il pas plus juste de dire que l'autel appartient à celui auquel on immole, qu'à celui qui est immolé ? Quelqu'un oserait-il dire que c'est plutôt l'autel de la croix de Jésus, ou de son sépulcre, ou du bienheureux Michel, Jean ou Pierre, ou de quelque autre saint, qui ne sont ni les victimes, ni les objets des sacrifices et des prières ? Chez les idolâtres eux-mêmes, les autels et les temples n'étaient placés que sous l'invocation de ceux qui étaient l'objet des sacrifices et des hommages.

Peut-être dira-t-on qu'il ne faut dédier au Père ni les églises ni les autels, parce qu'il n'existe aucun fait qui puisse justifier une solennité spéciale en son honneur. Mais ce raisonnement, qui ne va à rien moins qu'à enlever le même privilège à la Trinité, n'enlève rien au Saint-Esprit, dont la venue constitue comme une fête qui lui est spéciale, la solennité de la Pentecôte, de même que la venue du Fils lui assure en propre la fête de la Nativité. En effet, l'Esprit Saint, qui a été envoyé aux disciples de Jésus-Christ, comme le Fils a été envoyé au monde, peut revendiquer sa fête à lui.

Il semble même qu'il y aurait plus de raisons de lui vouer un temple qu'à aucune autre personne de la Sainte Trinité, pour peu que l'on regarde à l'autorité apostolique et à l'oeuvre du Saint-Esprit lui-même. Effectivement, l'apôtre n'assigne de temple particulier à aucune autre personne qu'au Saint-Esprit. Il ne dit pas, en effet, le temple du Père, le temple du Fils, comme il dit le temple du Saint-Esprit, dans la première lettre aux Corinthiens : « Celui qui s'attache au Seigneur n'est qu'un seul esprit avec lui » ; et plus loin : « Ne savez-vous pas que vos corps sont le temple de l'Esprit Saint qui est en vous, que vous avez reçu de Dieu, et que vous ne vous appartenez pas ? » De plus, qui pourrait méconnaître que les bienfaits des sacrements divins conférés par l'Église sont spécialement dus à l'opération de la grâce divine, c'est-à-dire du Saint-Esprit ? C'est par l'eau et le Saint-Esprit, en effet, que nous renaissons dans le baptême, et que nous devenons un temple spécial pour le Seigneur. Et pour achever ce temple, l'Esprit Saint nous est communiqué sous la forme de sept dons, et les effets de la grâce en sont les ornements et la dédicace. Qu'y a-t-il donc d'étonnant que nous attribuions un temple corporel à celui auquel l'apôtre attribue spécialement un temple spirituel ? À quelle personne une église sera-t-elle plus justement dédiée qu'à celle à l'oeuvre de laquelle sont rapportés tous les bienfaits des grâces de l'Église ? Ce n'est pas qu'en appelant mon oratoire Paraclet, j'aie eu l'intention de le dédier à une seule personne ; je lui ai donné cette appellation pour le motif dont j'ai parlé plus haut, c'est-à-dire en mémoire de la consolation que j'y trouvai : je veux dire seulement que, si j'avais agi dans les intentions qu'on me suppose, je n'aurais rien fait de contraire à la raison, bien que la chose fût étrangère à l'usage.

12. Persécuté par de nouveaux apôtres

J'étais, de corps, caché en ce lieu ; mais ma renommée parcourait le monde entier et le remplissait de ma parole, comme ce personnage de la fable appelé Écho, qui a plusieurs voix, mais aucune substance. Mes anciens rivaux, ne se sentant plus par eux-mêmes assez de crédit, suscitèrent contre moi de nouveaux apôtres en qui le monde avait foi. L'un d'eux se vantait d'avoir ressuscité les principes des chanoines réguliers ; l'autre, ceux des moines. Ces hommes, dans leurs prédications à travers le monde, me déchirant sans pudeur de toutes leurs forces, parvinrent à exciter momentanément contre moi le mépris de certaines puissances ecclésiastiques et séculières, et réussirent, à force de débiter, tant sur ma foi que sur ma vie, des choses monstrueuses, à détacher de moi quelques-uns de mes principaux amis ; ceux mêmes qui me conservaient quelque affection n'osaient plus, par peur, me la témoigner. Dieu m'est témoin que je n'apprenais pas la réunion d'une assemblée d'ecclésiastiques, sans penser qu'elle avait ma condamnation pour objet. Frappé d'effroi, et comme sous la menace d'un coup de foudre, je m'attendais à être, d'un moment à l'autre, traîné comme un hérétique ou un impur dans les conciles ou dans les assemblées. Et s'il est permis de comparer la puce au lion, la fourmi à l'éléphant, mes rivaux me poursuivaient avec la même hargne que jadis les hérétiques avaient déployée contre le bienheureux Athanase. Souvent, Dieu le sait, je tombai dans un tel désespoir, que je songeais à quitter les pays chrétiens pour passer chez les infidèles et acheter, au prix d'un tribut quelconque, le droit d'y vivre chrétiennement parmi les ennemis du Christ. Je me disais que les païens me feraient d'autant meilleur accueil, que l'accusation dont j'étais l'objet les mettrait en doute sur mes sentiments de chrétien, et qu'ils en concevraient l'espérance de me convertir plus aisément à leur idolâtrie.

13. Nommé à la tête de l'abbaye de Saint-Gildas de Rhuys

Tandis que, sous le coup de ces attaques incessantes, je ne voyais plus d'autre parti que de me réfugier dans le Christ, chez les ennemis du Christ, saisissant une occasion à la faveur de laquelle j'avais espéré me soustraire un peu aux embûches, je tombai entre les mains de chrétiens et de moines mille fois plus cruels et pires que les Gentils. Il y avait en Bretagne, dans l'évêché de Vannes, une abbaye de Saint-Gildas de Rhuys, que la mort du pasteur laissait désorganisée. Le choix unanime des moines, d'accord avec le seigneur du pays, m'appela à ce siège ; le consentement de l'abbé et des frères de Saint-Denis ne fut pas difficile à obtenir ; et c'est ainsi que la jalousie des Francs me poussa vers l'Occident, comme celle des Romains l'avait fait jadis pour Jérôme vers l'Orient. Jamais, en effet, j'en prends Dieu à témoin, jamais je n'aurais acquiescé à une telle offre, si ce n'eût été pour échapper, n'importe comment, aux vexations dont j'étais incessamment accablé. C'était une terre barbare, une langue inconnue de moi, chez les moines des habitudes de vie d'un emportement notoirement rebelle à tout frein et une population grossière et sauvage. Ainsi, tel un homme qui, pour éviter un glaive suspendu sur sa tête, se lance de terreur dans un précipice, et, pour retarder d'une seconde la mort qui le menace, se jette dans un autre, tel je m'élançai sciemment d'un péril dans un autre. Et là, sur le rivage de l'Océan aux voix effrayantes, aux extrémités d'une terre qui m'interdisaient la possibilité de fuir plus loin, je répétais souvent dans mes prières : « Des extrémités de la terre j'ai crié vers vous, Seigneur, tandis que mon coeur était dans les angoisses. » Quelles angoisses, en effet, me torturaient, nuit et jour, corps et âme, quand je me représentais l'indiscipline des moines que j'avais entrepris de gouverner, je pense que personne ne l'ignore. Tenter de les ramener à la vie régulière dont ils avaient fait profession, c'était jouer ma vie ; d'autre part, ne pas faire, en vue d'une réforme, tout ce que je pouvais, c'était damner mon âme. Ajoutez que le seigneur du pays, qui avait un pouvoir sans limites, profitant du désordre qui régnait dans le monastère, avait depuis longtemps réduit l'abbaye sous son joug : il s'était approprié toutes les terres domaniales et faisait peser sur les moines des exactions plus lourdes que celles mêmes dont les Juifs étaient accablés. Les moines m'obsédaient pour leurs besoins journaliers, car la communauté ne possédait rien que je pusse distribuer, et chacun prenait sur sa bourse pour se soutenir lui et sa concubine, et ses fils et ses filles. Non seulement ils se faisaient un plaisir de me tourmenter ainsi, mais ils volaient et emportaient tout ce qu'ils pouvaient prendre, pour me créer des embarras dans mon administration, et me forcer ainsi, soit à relâcher les règles de la discipline, soit à me retirer tout à fait. Et toute la horde de la contrée étant également sans loi ni frein, il n'était personne dont je pusse réclamer l'aide : aucun rapport entre leur vie et la mienne. Au-dehors, le seigneur et ses gardes ne cessaient de m'accabler ; au-dedans, les frères me tendaient perpétuellement des pièges. Il semblait que la parole de l'apôtre eût été écrite spécialement pour moi : « Au-dehors les combats, au-dedans les craintes. »

Je considérais en gémissant combien ma vie était stérile et malheureuse : stérile pour moi comme pour les autres, tandis qu'elle était jadis si utile à mes disciples ; je me disais qu'aujourd'hui que je les avais abandonnés pour les moines, je ne pouvais, ni dans les moines, ni dans les clercs, produire aucun fruit : j'étais frappé d'impuissance dans toutes mes entreprises, dans tous mes efforts, et l'on pouvait justement m'appliquer ce mot : « Cet homme a commencé à bâtir, et il n'a pu achever. » J'étais profondément désespéré, quand je me rappelais les périls auxquels j'avais échappé, quand j'envisageais ceux auxquels j'étais exposé ; mes épreuves passées ne me paraissaient plus rien, et je répétais en gémissant sur moi : « Ce châtiment est juste : j'ai abandonné le Paraclet, c'est-à-dire le Consolateur, et je me suis précipité moi-même dans la désolation ; pour éviter des menaces, j'ai été chercher le danger. » Ce qui surtout me torturait, c'était la pensée qu'après avoir abandonné mon oratoire, je ne pouvais pas prendre les mesures nécessaires pour y faire célébrer l'office divin : l'extrême pauvreté de l'endroit pouvait à peine suffire à l'entretien d'un seul desservant. Mais le véritable Paraclet apporta lui-même une consolation à cette douleur, et il pourvut à son oratoire, comme il convenait.

Il advint, en effet, que mon abbé ayant réclamé, comme une annexe autrefois soumise à sa juridiction, l'abbaye d'Argenteuil, dans laquelle ma soeur en Jésus-Christ, plutôt que mon épouse, avait pris l'habit, et, l'ayant obtenue, en expulsa violemment la congrégation des moniales dont notre compagne était prieure. Les voyant dispersées de tous côtés par l'exil, je compris que c'était une occasion qui m'était offerte par le Seigneur pour assurer le service de mon oratoire. J'y retournai donc, j'invitai Héloïse à y venir avec les religieuses de sa communauté ; et, lorsqu'elles furent arrivées, je leur fis donation entière de l'oratoire et de ses dépendances, donation dont, avec l'assentiment et par l'intervention de l'évêque du diocèse, le pape Innocent II leur confirma le privilège à perpétuité pour elles et pour celles qui leur succéderaient. Pendant quelque temps, elles y vécurent dans la misère et la désolation ; mais un regard de la divine Providence, qu'elles servaient pieusement, leur apporta bientôt la consolation : pour elles aussi, le Seigneur se montrant le véritable Paraclet, toucha de pitié et de bienveillance les populations environnantes. En une seule année, j'en atteste Dieu, les biens de la terre se multiplièrent autour d'elles plus que je n'aurais pu faire moi-même en cent ans, si je fusse resté. C'est que, si le sexe des femmes est plus faible, leur détresse émeut d'autant plus aisément les coeurs, et, comme aux hommes, leur vertu est aussi plus agréable à Dieu. Le Seigneur accorda à notre chère soeur qui dirigeait la communauté, de trouver grâce devant les yeux de tout le monde : les évêques la chérissaient comme leur fille, les abbés comme leur soeur, les laïques comme leur mère ; tous également admiraient sa piété, sa sagesse et son incomparable douceur de patience. Moins elle se laissait voir, plus elle se renfermait dans son oratoire pour se livrer entièrement à ses méditations saintes et à ses prières, et plus ceux du dehors sollicitaient avec ardeur sa présence et les instructions de ses entretiens.

14. Diffamation et honte

Tous leurs voisins me blâmaient vivement de ne pas faire tout ce que je pouvais, tout ce que je devais, pour venir en aide à leur misère, quand, par la prédication, la chose m'était si facile. Je leur fis donc des visites plus fréquentes, afin de travailler à leur être utile. La malveillance et les insinuations ne manquèrent pas de s'attacher à ces visites : ce qu'une sincère charité me poussait à faire, mes ennemis, avec leur méchanceté accoutumée, le tournaient à mal ignominieusement. « On voyait bien, disaient-ils, que j'étais encore dominé par l'attrait des plaisirs charnels, puisque je ne pouvais supporter ni peu ni beaucoup l'absence de la femme que j'avais aimée. » Je me rappelais alors la plainte du bienheureux Jérôme dans sa lettre à Asella sur les faux amis : « La seule chose qu'on me reproche, disait-il c'est mon sexe, et l'on n'y songerait pas, si Paule n'était allée avec moi à Jérusalem. » Et ailleurs : « Avant que je connusse la maison de Paule, c'était sur moi, dans la ville, un concert de louanges de l'avis de tous, j'étais digne du souverain pontificat, mais je sais qu'on arrive au royaume des cieux à travers la bonne et la mauvaise renommée. » Et, reportant mon esprit sur les outrages que la calomnie avait fait souffrir à un si grand homme, j'en tirais de grands sujets de consolation. Oh ! me disais je, si mes ennemis trouvaient en moi pareille matière à leurs soupçons, combien leur malveillance m'accablerait ! Mais aujourd'hui que la divine miséricorde m'a mis à l'abri des soupçons, comment se fait-il que le soupçon persiste, quand pour moi le moyen d'accomplir ces turpitudes n'est plus ? Que veut dire la scandaleuse accusation qu'on élève contre moi ? L'état où je suis repousse tellement l'idée des turpitudes de ce genre, que c'est l'usage de tous ceux qui font garder des femmes d'en laisser approcher des eunuques. Ainsi le rapporte l'histoire sacrée au sujet d'Esther et des autres femmes d'Assuérus. Nous lisons que le tout-puissant eunuque de la reine Candace veillait sur tout le trésor ; c'est lui que l'apôtre Philippe alla convertir et baptiser, conduit par l'ange. Si de tels hommes ont toujours occupé auprès des femmes honnêtes et modestes des postes si élevés et si intimes, c'est qu'ils étaient hors de la portée de tous les soupçons. C'est pour les écarter complètement que le plus grand des philosophes chrétiens, Origène, voulant se consacrer à l'éducation des femmes, attenta sur lui-même, au rapport de l'Histoire ecclésiastique (livre VI).

Je me disais qu'en cela la miséricorde divine s'était montrée plus bienveillante pour lui que pour moi ; ce qu'il avait fait lui-même avait encouru le blâme, comme un acte peu sage, tandis que, pour moi, c'était une main étrangère qui avait été coupable et qui m'avait affranchi. Mes douleurs mêmes avaient été moindres, par cela seul qu'elles avaient été soudaines et plus courtes : surpris dans mon sommeil, j'avais à peine senti lorsqu'ils avaient porté la main sur moi. Mais ce que j'avais peut-être subi de moins en souffrance matérielle était compensé par ce que j'éprouvais des coups prolongés de la calomnie ; les atteintes portées à ma renommée étaient pour moi une torture plus grande que la mutilation de mon corps. Car, ainsi qu'il est écrit, « bonne renommée vaut mieux que grande richesse ». « Celui qui se fie à sa conscience et néglige sa réputation, dit aussi le bienheureux Augustin dans un sermon sur la vie et les moeurs du clergé, est cruel à lui-même. » Et plus haut : « Cherchons à faire le bien, dit l'apôtre, non seulement devant Dieu, mais devant les hommes. » Pour nous, c'est assez du témoignage de notre conscience ; pour les autres, il importe que notre réputation ne soit pas souillée et qu'elle brille sans tache. La conscience et la réputation sont deux choses : la conscience est pour toi, la réputation pour ton prochain.

Mais qu'aurait objecté leur jalousie au Christ lui-même ou à ses membres, c'est-à-dire les prophètes, les apôtres, les saints Pères, s'ils eussent vécu du même temps, quand ils les auraient vus, le corps intact, vivre dans une intime familiarité avec des femmes ? Le bienheureux Augustin, dans son livre sur l'oeuvre des moines, prouve que les femmes étaient des compagnes si inséparables du Christ et des apôtres, qu'elles les accompagnaient même dans leurs prédications. « C'est ainsi, dit-il, qu'on voyait avec eux des femmes pourvues des biens de ce monde, qui entretenaient autour d'eux l'abondance, en sorte qu'ils ne manquaient d'aucune des choses nécessaires à la vie. » Et ceux qui seraient tentés de croire que ce n'étaient point les apôtres qui permettaient à ces saintes femmes de les suivre partout où ils portaient l'Évangile, n'ont qu'à écouter l'Évangile pour reconnaître qu'ils ne faisaient qu'imiter l'exemple du Seigneur. En effet, il est écrit dans l'Évangile : « Dès lors, il allait par les cités et les villes, évangélisant le royaume de Dieu ; et avec lui ses douze apôtres et quelques femmes, qui avaient été guéries d'esprits immondes et d'infirmités : Marie, surnommée Madeleine, Jeanne, épouse de Cuza, l'intendant d'Hérode, et Suzanne, et plusieurs autres, qui employaient leurs richesses à pourvoir à ses besoins. » D'autre part, Léon IX, réfutant la lettre de Parménien sur le goût de la vie monastique, dit : « Nous professons absolument qu'il n'est pas permis à un évêque, prêtre, diacre, sous-diacre, de se dispenser, pour cause de religion, des soins auxquels il est tenu envers son épouse, non qu'il lui soit permis de la posséder selon la chair, mais il lui doit la nourriture et le vêtement. » Et ainsi vécurent les saints apôtres. « N'avons-nous pas le droit de mener partout avec nous une femme qui serait notre soeur, de même que les frères du Seigneur et Céphas ? » lisons-nous dans saint Paul. Remarquez bien qu'il ne dit pas : « N'avons-nous pas le droit de posséder une femme qui serait notre soeur », mais, « de mener » ; ils pouvaient, en effet, subvenir aux besoins de leurs femmes avec le produit des prédications, sans qu'il existât entre eux de liens charnels. Certes le Pharisien qui dit en lui-même, à propos du Seigneur : « Si celui-ci était prophète, il saurait bien qui est celle qui le touche et que c'est une pécheresse. » Le Pharisien pouvait, sans doute, dans l'ordre des jugements humains, former sur le Seigneur des conjectures honteuses plus naturellement qu'on ne l'a fait sur moi ; et tous ceux qui voyaient la Mère du Christ recommandée à un jeune homme, et les prophètes vivant sous le même toit dans l'intimité de femmes veuves, pouvaient en concevoir des soupçons beaucoup plus vraisemblables.

Qu'auraient dit encore mes détracteurs, s'ils avaient vu Malchus, ce moine captif dont parle le bienheureux Jérôme, vivant avec son épouse dans une commune retraite ? Comme ils auraient condamné ce que le saint docteur exalte en ces termes : « Il y avait là un vieillard, nommé Malchus, né dans l'endroit même ; une vieille femme partageait sa demeure : tous deux pleins de zèle pour la religion, et si assidus sur les marches de l'église, qu'on les aurait pris pour le Zacharie et l'Élisabeth de l'Évangile, si ce n'est que Jean n'était pas au milieu d'eux ! » Pourquoi enfin la calomnie ne s'attaque-t-elle pas aux saints Pères qui, ainsi que nous le lisons souvent, ainsi que nous l'avons vu, ont établi et entretenu tant de monastères de femmes, à l'exemple des sept diacres par lesquels les apôtres se firent remplacer auprès des religieuses dans tous les soins de l'approvisionnement et du service ? En effet, le sexe faible ne peut se passer de l'aide du sexe fort : aussi l'apôtre déclare-t-il que l'homme est la tête de la femme, et c'est en signe de cette vérité qu'il ordonne à la femme d'avoir toujours la tête voilée.

De là vient que je ne suis pas médiocrement étonné de voir invétérée dans les couvents l'habitude de mettre des abbesses à la tête des femmes, comme on fait les abbés pour les hommes, et la même règle imposée par les voeux aux femmes qu'aux hommes, bien que cette règle contienne plus d'un point qui ne puisse être observé par des femmes, qu'elles soient supérieures ou subordonnées. Presque partout, même l'ordre naturel est renversé, et nous voyons les abbesses et les moniales dominer les prêtres eux-mêmes auxquels le peuple est soumis, avec une facilité pour les induire en mauvais désirs d'autant plus grande que plus grand est leur pouvoir, plus importante leur autorité. C'est ce qu'avait en vue l'auteur des Satires, quand il disait : « Rien n'est plus intolérable qu'une femme puissante. »

D'après ces réflexions, j'étais résolu à faire de mon mieux pour prendre soin de mes soeurs du Paraclet, administrer leurs affaires, augmenter leurs sentiments de respect en les tenant en éveil même par ma présence corporelle, de façon à étendre de plus près ma prévoyance à tous leurs besoins. Poursuivi avec plus de persistance et de fureur par mes fils que jadis par mes frères, je voulais me réfugier auprès d'elles, loin des bourrasques de la tempête, comme dans un port tranquille pour y trouver enfin un peu de repos : ne pouvant plus faire de bien parmi les moines, peut-être pourrais-je en accomplir un peu pour elles ; ainsi du moins je travaillerais à mon salut avec d'autant plus d'efficacité, que mon soutien était plus nécessaire a leur faiblesse.

15. Complot pour m'assassiner

Mais tels sont les obstacles que la haine de Satan a multipliés autour de moi, que je ne puis trouver un abri pour me reposer, ni même pour vivre. Errant, fugitif, il semble que je traîne partout la malédiction de Caïn. Je le répète, « au-dehors les combats, au-dedans les craintes », me tiennent incessamment en proie ; bien plus, au-dehors comme au-dedans ce sont autant de combats que de craintes. Les persécutions de mes fils sont cent fois plus hargneuses et plus redoutables que celles de mes ennemis ; car mes fils sont toujours là, je suis perpétuellement exposé à leurs embûches : pour mes ennemis, s'ils me préparent quelque violence, je les vois venir, quand je sors du cloître, tandis que c'est dans le cloître que j'ai à soutenir contre mes fils, c'est-à-dire avec les moines qui me sont confiés comme à un abbé, c'est-à-dire comme à un père, une lutte sans relâche de violence et de ruse. Combien de fois n'ont ils pas tenté de m'empoisonner, comme on l'a fait pour le bienheureux Benoît ! La même cause qui décida un si grand pasteur à abandonner ses pervers enfants aurait pu me déterminer à suivre son exemple : car s'exposer à un péril certain, c'est tenter Dieu et non l'aimer, c'est courir le risque d'être considéré comme le meurtrier de soi-même. Et comme je me tenais en garde contre leurs tentatives de tous les jours en surveillant autant que je le pouvais ce qu'on me donnait à manger et à boire, ils essayèrent de m'empoisonner pendant le sacrifice, en mettant du poison dans le calice. Un autre jour que j'étais venu à Nantes visiter le comte malade et que j'étais logé chez un de mes frères selon la chair, ils voulurent se défaire de moi à l'aide du poison par la main d'un serviteur de ma suite, comptant, sans doute, que j'étais moins en éveil contre cette sorte de machination. Mais le ciel voulut que je ne touchasse pas aux aliments qui m'avaient été préparés, et un moine que j'avais amené avec moi de l'abbaye, en ayant mangé par ignorance, mourut sur le champ ; le frère servant, épouvanté par le témoignage de sa conscience non moins que par l'évidence du fait, prit la fuite.

Dès lors, leur méchanceté ne pouvant plus être mise en doute, je commençais à prendre ouvertement toutes les précautions contre leurs pièges ; je m'absentais souvent de l'abbaye, et je restais dans des dépendances avec un petit nombre de frères. Mais lorsqu'ils venaient à apprendre que je devais passer par quelque endroit, ils apostaient sur les grandes routes ou dans les sentiers de traverse des brigands corrompus par l'argent pour me tuer. Tandis que je vivais en peine au milieu de ces périls de toute sorte, un jour je tombai de ma monture, et la main du Seigneur me frappa rudement, car j'eus les vertèbres du cou brisées. Cette chute m'abattit et m'affaiblit bien plus encore que ma première plaie.

Parfois cependant je tentai de réprimer par l'excommunication leur insubordination indomptable ; j'arrivai même à contraindre quelques-uns de ceux dont j'avais le plus à craindre, à me promettre, sous la foi de leur parole ou par un serment public, qu'ils se retireraient pour toujours du monastère et qu'ils ne m'inquiéteraient plus en quoi que ce fût. Mais ils violèrent ouvertement et sans pudeur parole et serments. Enfin l'autorité du pape Innocent, par l'intermédiaire d'un légat expressément envoyé, les obligea à renouveler leurs serments sur ce point et sur d'autres, en présence du comte et des évêques. Même depuis cela, ils ne se tinrent pas en repos. Et tout récemment, depuis l'expulsion de ceux dont j'ai parlé, j'étais revenu à l'abbaye, faisant confiance au reste des frères qui m'inspiraient moins de défiance : je les trouvai encore pires que les autres. Ce n'était plus de poison qu'il s'agissait, mais d'une épée qu'ils tiraient contre ma gorge. J'eus grand peine à leur échapper, sous la conduite d'un des puissants du pays. Mêmes périls me menacent encore, et tous les jours je vois le glaive levé sur ma tête : à table même, je puis à peine respirer, ainsi qu'il est dit de cet homme qui plaçait le bonheur suprême dans la puissance et dans les trésors de Denys le Tyran, et qui, à la vue d'une épée suspendue sur sa tête par un fil, apprit quelle félicité accompagne le pouvoir terrestre. J'éprouve sans répit le sort du pauvre moine promu à l'abbatiat, et d'autant plus malheureux qu'il est devenu plus grand, afin que, par mon exemple aussi, les ambitieux mettent un frein à leur désir.

16. Conclusion

Voici, très cher frère dans le Christ, l'histoire de mes malheurs, dans lesquels je me débats sans cesse et presque depuis le berceau ; je l'ai écrite seulement en pensant à ton affliction et aux injustices que tu as subies. J'ai voulu, comme je te le disais en commençant, que, comparant tes épreuves aux miennes, tu en puisses conclure qu'elles ne sont rien ou peu de chose, et que tu puisses les supporter avec plus de patience, les trouvant plus légères : prends en consolation ce que le Seigneur a prédit à ses membres touchant les membres du démon : « S'ils m'ont persécuté, ils vous persécuteront aussi ; si le monde vous hait, sachez que le premier de tous j'ai éprouvé la haine du monde ; si vous aviez été du monde, le monde aurait aimé ce qui lui appartenait » ; et ailleurs : « Tous ceux, dit l'apôtre, qui veulent vivre pieusement en Jésus-Christ souffriront la persécution » ; et encore : « Est-ce que je cherche à plaire aux hommes ? Si je plaisais aux hommes, je ne serais pas serviteur de Dieu » ; et le Psalmiste : « Ceux, dit-il, qui plaisent aux hommes ont été confondus, parce que Dieu les a rejetés. » C'est dans cet esprit que le bienheureux Jérôme, dont je me regarde particulièrement comme l'héritier pour les calomnies de la haine, dit dans sa lettre à Népotien : « Si je plaisais encore aux hommes, je ne serais pas serviteur du Christ. » Il a cessé de plaire aux hommes, et il est devenu le serviteur du Christ. Le même, écrivant à Asella sur les faux amis, dit : « Je rends grâce à mon Dieu de m'avoir fait digne de la haine du monde » ; et au moine Héliodore : « C'est une erreur, mon frère, oui, c'est une erreur de croire que le chrétien puisse jamais éviter la persécution : notre ennemi, comme un lion rugissant, rôde autour de nous et cherche à nous dévorer. Et tu penses à la paix ? Le voleur est en embuscade et guette les riches. » Encouragés par ces enseignements et par ces exemples, sachons donc supporter les épreuves avec d'autant plus de confiance qu'elles sont plus injustes. Si elles ne servent pas à nos mérites, elles contribuent du moins, n'en doutons pas, à quelque expiation. Et puisqu'une divine ordonnance préside à toute chose, que chaque fidèle, au moment de l'épreuve, se console par la pensée qu'il n'est rien que la souveraine bonté de Dieu laisse accomplir en dehors de l'ordre providentiel, et que tout ce qui arrive contrairement à cet ordre, il se charge lui-même de le ramener à bonne fin. Voilà pourquoi il est sage de dire sur toute chose : « Que votre volonté soit faite. » Que de puissantes consolations ceux qui aiment Dieu peuvent enfin trouver dans l'autorité apostolique qui dit : « Nous savons que tout concourt au bien de ceux qui aiment Dieu. » C'est cette vérité qu'avait en vue le sage des sages, lorsqu'il écrivait dans ses Proverbes : « Le juste ne sera pas attristé, quoi qu'il lui arrive. » Ainsi démontre-t-il que ceux-là s'écartent du sentier de la justice, qui s'irritent contre une épreuve qu'ils savent dispensée par la main de Dieu ; hommes soumis à leur propre volonté plutôt qu'à la volonté divine, dont la bouche dit : que votre volonté soit faite, mais dont secrètement le coeur se révolte, mettant leur volonté avant celle du Seigneur. Adieu

Éthique (~1125 ou ~1139)

Ce qu'est le vice de l'esprit ; et ce qu'on appelle, au sens propre, péché [8]

Le vice est donc ce qui nous rend enclins à pécher, c'est-à-dire ce qui nous porte à consentir à ce qui ne convient pas, par action ou par omission. Mais c'est ce consentement que nous appelons, au sens propre, péché, c'est-à-dire une faute de l'âme qui nous rend passibles de damnation, ou qui est déclarée coupable devant Dieu. Qu'est-ce en effet que ce consentement, sinon un mépris de Dieu, une offense à son égard ? Car l'offense à Dieu ne peut consister en un dommage, mais en un mépris, puisqu'il est la puissance suprême que nul dommage ne peut léser, mais qui punit le mépris qu'on lui porte. Ainsi donc notre péché, c'est le mépris du Créateur ; pécher, c'est mépriser le Créateur, c'est-à-dire ne point faire pour lui ce que nous croyons que nous devons faire pour lui, ou bien ne pas abandonner pour lui ce que nous croyons devoir abandonner. Nous définissons donc le péché négativement, en disant « ne pas faire », ou « ne pas abandonner », ce qu'il convient (de faire ou d'abandonner) : nous montrons clairement par là que le péché n'a aucune substance, qu'il consiste en un non-être plutôt qu'en un être, comme si nous définissions les ténèbres en disant : c'est l'absence de la lumière là où il devrait y en avoir.

[...]

Ou encore, diras-tu, que méritons-nous aux yeux de Dieu du fait de ce que nous faisons, en le voulant ou sans le vouloir ? Je réponds : certainement rien, car pour attribuer les récompenses il évalue plutôt l'esprit que l'acte ; et l'acte, qu'il procède d'une bonne ou d'une mauvaise volonté, n'ajoute rien au mérite, comme nous le montrerons plus loin. Mais quand nous faisons passer sa volonté avant la nôtre pour suivre la sienne plutôt que la nôtre, nous acquérons un grand mérite à ses yeux, comme l'a dît la Vérité parfaite : « Je ne suis pas venu pour faire ma volonté, mais celle de celui qui m'a envoyé.» (Jean, 6, 38). Elle ajoute, nous exhortant : « Si quelqu'un vient à moi sans haïr son père et sa mère et en outre son âme, il n'est pas digne de moi » (Luc, 14, 26) — c'est-à-dire : sans renoncer à leurs suggestions et à sa volonté propre et se soumettre entièrement à ce que je prescris. On nous ordonne donc de haïr notre père, non de le tuer : on nous ordonne de même de ne pas suivre notre volonté, non de la détruire radicalement. Car celui qui a dit : « Ne suis pas tes concupiscences et détourne-toi de ta volonté » (Ecclésiastique, 18, 30) nous a enjoint de ne pas accomplir nos concupiscences, non d'en être totalement exempts. Les accomplir est vicieux, mais en être exempts est impossible à notre faiblesse. Le péché n'est pas de désirer une femme, mais de consentir à la concupiscence ; ce qui est condamnable n'est pas la volonté de coucher avec elle, mais le consentement à cette volonté.

[...]

[Certains] répliquent : si les rapports conjugaux, le fait de manger d'une nourriture délectable, nous sont permis, ce n'est pas que le plaisir nous en serait permis, c'est à la condition que cela se fasse sans plaisir. Mais s'il en est ainsi, on nous permet des choses qui sont absolument impossibles de la façon dont on nous les permet ; et ce n'a pas été une permission raisonnable, celle qui a permis de faire certaines choses d'une façon dont elles ne peuvent certainement pas se faire. En outre, pourquoi la Loi obligeait-elle jadis au mariage, pour que chacun laissât sa semence en Israël ? Ou pourquoi l'Apôtre ordonne-t-il aux époux de se rendre réciproquement leur dû, si cela ne peut se faire sans péché ? Comment parle-t-il de devoir là où le péché est inévitable ? Ou comment doit-on être obligé à une action où Dieu sera offensé ? De cela résulte clairement, à mon avis, qu'aucun plaisir naturel de la chair ne doit être compté comme un péché ; qu'il ne faut pas considérer comme une faute le fait qu'on trouve du plaisir en ce dont la réalisation engendre nécessairement un sentiment de plaisir. Soit par exemple un religieux que l'on force, attaché, à se coucher entre des femmes ; la délicatesse du lit, le contact des femmes qui l'entourent, l'obligent au plaisir, non au consentement ; qui osera appeler faute ce plaisir que la nature rend inévitable ?

Il n'y a de péché que contre la conscience  [9]

On pourrait cependant demander si les persécuteurs des martyrs ou du Christ ont péché en faisant ce qu'ils croyaient agréable à Dieu, ou s'ils pouvaient omettre sans péché ce qu'ils pensaient ne pouvoir absolument pas omettre. Mais nous avons décrit plus haut le péché comme un mépris de Dieu, ou le fait de consentir à ce à quoi on pense qu'il ne faut pas consentir : nous ne pouvons donc assurément pas dire que ces gens ont péché en cela, ni que soit un péché l'ignorance, ni même l'incroyance qui empêche d'être sauvé. Car ceux qui ignorent le Christ et pour cette raison rejettent la foi chrétienne parce qu'ils la croient contraire à Dieu, méprisent-ils Dieu en agissant pour Dieu et en estimant que cette action est bonne ? — d'autant plus que l'apôtre dit : « Si notre coeur ne nous reproche rien, nous avons confiance en Dieu. » (Jean, 3, 21), comme s'il disait : quand nous n'avons pas l'audace d'agir contre notre conscience, nous n'avons pas à craindre que Dieu nous juge coupables. Mais d'un autre côté, s'il ne faut pas compter comme péché l'ignorance de ces gens, comment se fait-il que le Seigneur lui-même prie pour ceux qui le crucifient, disant : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu'ils font. » (Luc, 23, 34) ; ou encore Étienne, qui, instruit par cet exemple, supplie Dieu en faveur de ceux qui le lapident et dit : « Seigneur, ne leur impute pas ce péché. » (Actes des Apôtres, 7,60) ? Car il semble qu'il n'y ait pas à pardonner là où il n'y a pas eu de faute ; ce qu'on appelle d'ordinaire pardonner, c'est dispenser de la peine que la faute a méritée. Étienne en outre appelle évidemment péché ce qui était un fait d'ignorance.

Combien le mot « péché » a-t-il de sens ?  [10]

Pour répondre plus complètement aux objections, il faut savoir que le mot péché s'entend de plusieurs façons. On appelle proprement péché le mépris de Dieu, ou le consentement au mal, comme nous l'avons rappelé plus haut. (...) On donne encore ce nom à la victime offerte pour le péché : c'est en ce sens que l'apôtre dit que Jésus-Christ « a été fait péché » (I Corinthiens, 5, 21). En outre la peine du péché est appelée péché ou malédiction : en ce sens on dit « remettre le péché ». (...) Les oeuvres du péché aussi, ou toutes les déviations du savoir ou de la volonté, nous les appelons péché quelquefois. (...) Lors donc qu'Étienne appelait péché ce que les Juifs commettaient contre lui par ignorance, il entendait par là la peine qu'il souffrait à cause du péché de nos premiers parents, comme les autres qui en découlent ; ou encore, l'acte injuste qu'ils faisaient en le lapidant. Et en demandant que cela ne leur fût pas imputé, il demandait qu'ils n'en soient pas punis dans leurs corps. (...) C'est aussi ce que voulait dire le Seigneur quand il disait : « Père, pardonne-leur (...) ».

Donc ce que ces gens ont fait par ignorance, et l'ignorance même, ne s'appelle pas proprement péché, c'est-à-dire mépris de Dieu ; il en est de même pour l'incroyance, bien que nécessairement elle interdise l'accès de la vie éternelle aux adultes capables de raisonner : car il suffit pour être damné de ne pas croire à l'Évangile, d'ignorer le Christ, de ne pas recevoir les sacrements de l'Église, bien qu'on fasse tout cela par ignorance plutôt que par malice. (...) Si donc nous appelons péché tout ce que nous faisons vicieusement, ou tout ce qui en nous est contraire à notre salut, alors il faudra dire que sont des péchés l'incroyance et l'ignorance de ce qu'il faut nécessairement croire pour être sauvé, bien qu'il n'y ait là, semble-t-il, aucun mépris de Dieu. Je pense pourtant qu'on nomme proprement péché ce qui ne peut jamais se produire sans qu'il y ait faute. Mais ignorer Dieu, ou ne pas croire en lui, ou même agir contrairement à ce qu'il faut, cela a pu arriver à beaucoup sans qu'il y ait eu faute de leur part (...).

Nous pensons qu'on appelle proprement péché, comme souvent déjà nous l'avons rappelé, cela seulement qui consiste en une faute de négligence et ne peut se trouver en nul homme, de quelque âge qu'il soit, sans entraîner sa damnation. Mais ne pas croire au Christ, c'est-à-dire être infidèle, je ne vois pas comment cela pourrait être compté comme faute aux petits enfants, ou à ceux à qui le Christ n'a pas été annoncé ; de même tout ce qui a pour cause une ignorance invincible, à laquelle nous ne pouvons même pas pourvoir. (...) Ainsi, ceux qui persécutaient le Christ ou les siens, qu'ils croyaient devoir persécuter, nous disons qu'ils ont péché en action ; mais ils auraient commis une faute plus grave s'ils étaient allés contre leur conscience en les épargnant.

[1] Pierre Abélard, Dialectique, IV, Prologue (édition L. M. Rijk, pp. 469-471).
Extrait de Jean Jolivet, Abélard, Éditions Universitaires de Fribourg, CERF © 1994, pp. 120-123.

[2] Pierre Abélard, Gloses sur Porphyre, de la Logica Ingredientibus (édition B. Geyer, pp. 9-20).
Extrait de Ibid., pp. 125-128, 130-133, 135-138.

[3] Pierre Abélard, Gloses sur Porphyre, de la Logica Nostrorum (édition B. Geyer, p. 522).
Extrait de Ibid., pp. 138-139.

[4] Pierre Abélard, Gloses sur l'Interprétation, de la Logica Ingredientibus (édition B. Geyer, pp. 312-318).
Extrait de Ibid., pp. 144-149.

[5] Pierre Abélard, Dialogue, (Patrologie latine, 178, 1641 ; édition R. Thomas, pp. 97-98).
Extrait de Ibid., pp. 156-157.

[6] Pierre Abélard, Theologia Christiana
(Livre III, traduction J. M. Gorini, dans Mélanges littéraires extraits des Pères Latins, t. II, pages 521-522.)
Extrait de F.-J. Thonnard, Extraits des grands philosophes, Desclée & Cie © 1963, pp. 291-292.

[7] Pierre Abélard, Histoire de mes malheurs (Historia Calamitatum Mearum) (Texte en ligne)
(Lettre première, traduction d'Octave Gréard, dans Lettre complètes d'Abélard et d'Héloïse, Paris, Garnier Frères, 1859, traduction revue et corrigée par Edouard Bouyé, Abélard et Héloïse, correspondance, Gallimard © 2000.)

[8] Pierre Abélard, Éthique, Ch. III (Patrologie latine, 178, 636-647 ; édition D. E. Luscombe, pp. 4-37).
Extrait de Jean Jolivet, Abélard, Éditions Universitaires de Fribourg, CERF © 1994, pp. 187, 191, 194, 195.

[9] Pierre Abélard, Éthique, Ch. XIII (Patrologie latine, 178, 653 ; édition D. E. Luscombe, pp. 54-57).
Extrait de Ibid., pp. 204-205.

[10] Pierre Abélard, Éthique, Ch. XIV (Patrologie latine, 178, 653-657 ; édition D. E. Luscombe, pp. 56-67).
Extrait de Ibid., pp. 205-207.

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