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par François Brooks
Il
y a 20 ans, je vivais encore à la manière des romantiques. J'avais charge de
famille et le salaire de mon épouse n'était pas indispensable au bien-être de
ma petite famille. Mon salaire était suffisant — à peine, mais quand même
suffisant — pour nourrir ma femme, moi et mes deux enfants. L'époque qui allait
bientôt finir était romantique. Il allait de soi que, dans un couple marié,
l'homme devait travailler pour faire vivre sa famille et la femme s'occupait de
tous les travaux domestiques. Celle-ci travaillait exclusivement au bien-être
de la famille. L'échange d'amour et de services rendait le procédé équitable.
Même si tout mon salaire était dépensé pour ma famille, l'amour que je recevais
en échange me donnait la motivation à me lever tôt chaque matin pour aller
travailler. Cette organisation familiale me donnait un pouvoir équivalent au
pouvoir archaïque du droit de vie et de mort sur ma famille. En effet, mon
salaire était si indispensable à la survie de ma femme et de mes enfants que
si, pour une raison ou une autre, j'avais refusé de le partager avec eux, ils n'auraient
rien eu à manger et ils n'auraient pu se loger non plus. La force de l'homme
était reconnue comme indispensable à sa famille. Il n'était pas rare qu'on le
complimentât sur celle-ci et ce compliment, croyez-moi, comportait une
appréciation qui dépassait largement l'attrait érotique. On aimait le père pour
autre chose que son habileté dans les tâches ménagères et sa simple présence
muette et approbatrice (père rose). On aimait le père puisque c'était grâce à
lui qu'on survivait et son amour était évident puisqu'il rapportait chaque
semaine à la maison l'argent pour faire vivre les siens. Cet arrangement
convenait généralement à toute la famille et ça produisait des unions très
durables ; le plus souvent, toute une vie.
L'image romantique la plus touchante qui
me revient est celle de l'époque où le peintre Salvador Dali courtisait celle
qui allait devenir son épouse. Ils étaient tous les deux au sommet des rochers
près de la côte et elle fut prise d'un élan d'amour incroyable pour Dali. Les
larmes aux yeux, elle lui dit : « Je veux que vous me fassiez crever. ...
Allez-vous le faire? » il lui répondit : « Oui. » Bien sûr, Dali n'en
fit rien, mais ces paroles étaient dites avec une telle sincérité qu'il en fut
profondément touché. Ce moment scella une union qui dura toute une vie.
Bien entendu, un homme qui se sent aimé à
ce point pense à tout sauf à tuer ceux qui l'aiment. Bien au contraire, une
telle confiance porte à tout donner. Cette confiance qu'on lui porte va devenir
un moteur puissant qui va le motiver à tout faire pour que sa femme et ses
enfants vivent dans le bien-être et l'abondance. Je dirais même que c'est la
clef du moment magique où la grenouille se transforme en prince charmant.
L'époque a changé. Les
écoles non mixtes sont disparues. Les arts ménagers furent si dépréciés qu'on
arrêta de les enseigner. Les filles et les garçons ont reçu la même
instruction. Le rôle puissant du père fut envié par la mère et, la technologie
aidant, les qualités jadis reconnues aux hommes sont devenues vétilles. La
force d'un homme n'est plus appréciée que sous sa forme érotique. La femme ne
parlera plus avec amour et sécurité de la force de son homme, mais plutôt avec érotisme et possessivité des beaux muscles de son chum. Elle sait que la loi la protège et elle
n'a plus besoin du conjoint pour la faire vivre. Elle, qui a demandé à son
conjoint de développer ses qualités féminines de tendresse, de douceur,
d'attention, de délicatesse et de beau corps, sait qu'elle a pu le faire parce
qu'elle n'a plus besoin de sa force. Elle vit maintenant en relation égalitaire
et ses droits sont protégés par des lois : liberté, égalité et pension
alimentaire. Elle ne souffrira plus mais l'amour romantique, c'est fini.