971007

Le piège de la vitesse[1]

par François Brooks

            Bonjour, madame F. P.

 

J'aimerais d'abord vous dire que cette lettre est un exercice de pensée et ne vise nullement votre personne, votre famille ni votre vie en tant que telle. Mes répliques, j'en suis conscient s'alimentent des idées que vous m'avez présentées dans votre article et, étant familier avec les contradictions que la vie nous amène parfois à devoir gérer, je dois d'abord vous dire que cette lettre est un geste d'amour et je m'abstiens bien de vous juger. En m'accordant votre attention et en vous prêtant au choc de mes idées, peut-être les vôtres deviendront-elles plus lumineuses si, comme les miennes, elles en ont besoin. En tout cas, je dois vous remercier parce que vos idées ont choqué les miennes et j'ai maintenant l'impression d'y voir un peu plus clair. Ceci étant dit, attachez votre ceinture ; si les secousses vous agressent, je vous invite à utiliser votre sens de l'humour pour adoucir mes propos. Après tout, nous ne nous connaissons pas vraiment (encore).

 

* *  *

 

Plus vite, c'est mieux

C'est pas pour vous enlever le mérite de vos constatations mais, Antoine de Saint-Exupéry, dans son livre Le Petit Prince, avait déjà illustré l'absurdité de vouloir sauver du temps en 1946 dans la scène XXIII, celle du marchand. Je me permets de vous le citer (c'est très court).

 

- Bonjour dit le petit prince.

- Bonjour, dit le marchand.

C'était un marchand de pilules perfectionnées qui apaisent la soif. On en avale une par semaine et l'on n'éprouve plus le besoin de boire.

- Pourquoi vends-tu ça? Dit le petit prince.

- C'est une grosse économie de temps, dit le marchand. Les experts ont fait des calculs. On épargne cinquante-trois minutes par semaine.

- Et que fait-on de ces cinquante-trois minutes?

- On en fait ce que l'on veut.

- Moi, se dit le petit prince, si j'avais cinquante-trois minutes à dépenser, je marcherais tout doucement vers une fontaine.

 

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La petite histoire du travail

Le phénomène de transformation du temps en produit de consommation au début du XVIIIè siècle que vous décrivez, c'est ce que j'appelle vendre sa vie. Un type avec qui je travaillais, en 1987, avait fait faillite récemment à l'âge de 50 ans ; j'avais alors 32 ans. Les vendredis, il refusait de se présenter au travail et je devais bosser sans son aide et ça me compliquait le travail. Ce n'était pas un type très instruit et il ne me semblait pas avoir la tête à Papineau. Il devait cependant m'ouvrir les yeux sur une réalité très évidente. Avec un peu de mépris, je lui demandai.

 

— Tu ne pourrais pas faire comme tout le monde et travailler aussi le vendredi.

— Je n'ai pas à travailler tout le temps comme tout le monde.

— Pourquoi?

— Parce que sans ça, ta vie, tu ne la vis pas, tu la vends.

 

Cette dernière phrase résonne encore dans mon esprit et elle m'a amené à comprendre que le travail payé à l'heure des travailleurs fait d'eux des voleurs lorsqu'ils vont simplement aux toilettes en dehors de leur temps de pause.

 

Je pense aussi que le travail d'aujourd'hui est l'équivalent de l'esclavage d'hier. Le plus incompréhensible, c'est qu'il est maintenant consenti librement à cause d'un système de valeur inculqué par une société qui structure et occupe votre temps dès le plus jeune âge dans des écoles qui fabriquent à grands frais des ignorants sponsorisés par des compagnies qui leur imposent la présence de leurs produits dès l'enfance. Nous sommes programmés pour travailler et consommer et le plus inquiétant c'est que, même en en prenant conscience, vous et moi, aujourd'hui, ça ne va rien changer à nos habitudes ni à notre mentalité parce que, comme la mode vestimentaire impose ses diktats, en continuant à vivre dans cette société, le martelage idéologique continue et nous allons continuer à nous comporter en individus sociaux que nous sommes c'est-à-dire faire comme tout le monde. Autrement, c'est l'exclusion, l'ermitage, la marginalisation et la solitude.

 

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Vos perles

On veut des couples qui durent mais on ne supporte pas les déserts qui alternent avec les fêtes amoureuses.

Vous avez mille fois raison, c'est pourquoi j'ai depuis longtemps choisi de ne pas vivre avec ma blonde. Nous ne nous voyons que les fins de semaine, mais presque toutes les fins de semaine et, croyez-moi, nous prenons largement plus de quinze minutes pour faire l'amour.

 

On veut même faire gagner du temps aux mourants que l'on «prolonge» sans cesse.

Comme vous dites vrai! J'ai un parrain qu'on a prolongé huit ans avant qu'il meure d'un cancer que l'on savait incurable. Son épouse me disait que, les dernières années, il appelait sa mort dans sa souffrance. Et pourtant, c'était il y a une dizaine d'années ; on avait déjà depuis longtemps tous les moyens techniques et médicaux palliatifs pour abréger ses souffrances quitte à abréger aussi ses jours. Pourquoi diable est-on encore si inhumains avec ceux qui vont mourir alors que nous traitons mieux encore nos animaux familiers?

 

Qui d'entre nous imagine spontanément prendre des vacances sans changer de milieu ; sans rien acheter, sans essayer quelque expérience nouvelle? Ce temps libre dont nous rêvons, lequel d'entre nous ne l'aliène aussitôt?

Moi! Mais pas ma blonde. Ça m'a d'ailleurs déjà causé des problèmes. Maintenant, je concède.

 

Nous avons troqué l'abondance de temps pour une abondance d'objets. [...] le désir de posséder plus d'objets a remplacé le désir d'avoir du temps pour soi.

Et je me permettrai d'ajouter que nous avons aussi vendu à l'avance notre temps à venir en utilisant le crédit et en nous procurant un emploi permanent.

 

À quoi rêvent les fourmis?

Puis-je attirer votre attention sur le fait qu'avant Jeremy Rifkin, en 1983, le Québécois, Jean-Claude Jay-Rayon a publié un excellent ouvrage chez Québec Science Éditeur qui a pour titre Pour prendre le temps d'être mieux et qui analyse en profondeur et avec simplicité le phénomène qui nous préoccupe tous les deux. Je le crois d'autant plus crédible que lui, il semble s'être donné le temps d'arrêter pour nous présenter une réflexion mûrie et lucide. Pourquoi chercher à réinventer la roue?

 

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“Slow Is Beautiful”   (désolé, c'est ici que s'arrête notre lune de miel)

 

Votre vie abominable me fait pitié. Si je vous parlais de la mienne, vous vous compareriez à moi et vous trouveriez mille raisons pour vous convaincre que la vôtre est meilleure, et ainsi, soulager votre conscience. Vous me faites penser à ces malheureux qui, pour maigrir, coupent ici et là les portions et les gâteries et qui, sans s'en rendre compte, se carencent et, un jour ou l'autre, ils ne pourront plus tenir, ils céderont et ils finiront par s'empiffrer et engraisser, alors que c'est toute leur conception de l'alimentation qui serait à réviser.

 

Vous n'avez jamais pensé à vivre avec un seul salaire? Vous n'avez jamais pensé à déménager près de votre emploi pour vous débarrasser des deux plus gros goinfres de votre budget : vos deux automobiles, et ainsi arriver à vivre avec un seul salaire? Non bien sûr, vous ne voudriez pas aliéner votre liberté à votre famille, vous préférez l'aliéner pour votre travail. Après tout, je ne vous blâme pas, vous n'êtes qu'un produit de cette société aveugle et vous faites votre possible, comme tout le monde. Mais pour me convaincre, vous repasserez. Cette partie de votre article, comme le font beaucoup de journalistes, passe à côté du sujet et escamote les vrais enjeux. Par exemple, vous essayez de dénoncer une société de consommation en essayant de nous convaincre avec des slogans comme «Moins c'est mieux», ou «Slow is beautiful» ; slogans à l'américaine comme pour lancer une nouvelle mode. Vous nous suggérez dix recettes glanées ici et là et parfois contradictoires. Vous savez, comme tous les publicistes que nous, le petit peuple, n'avons de cesse de suivre une nouvelle mode pour se donner l'impression que l'on appartient à une société. Notre isolement à chacun renforce ce désir mais je ne marche pas. J'aime mieux être seul ; la connerie, y'en a marre.

 

En passant, votre Nicole Samuel n'est pas très claire à savoir qu'est-ce qu'on fait lorsqu'on réfléchit? Si elle ne le fait que deux minutes par jour, elle n'est pas venue me consulter parce que je réfléchis tout le temps ; je dois être un désadapté social qui s'ignore.

 

De cette vie que vous vous êtes donnée, je vous plains de n'avoir que deux fins de semaines par an, seule avec votre chum. Je vous plains et je vous admire. Pour ma part, lorsque j'en ai été rendu là, je n'ai pu tenir et j'ai divorcé d'avec ce style de vie de fou. La mienne de femme s'était laissé embarquer dans vos valeurs de consommation. Je l'ai laissée toute seule à porter les mille chapeaux de la femme moderne et à se fabriquer des ulcères d'estomac. Je vous souhaite plus de force que j'en ai eue pour continuer et un estomac plus solide que celui de mon ex. Mais je peux vous assurer que ça en valait la peine. J'ai commencé par faire le ménage dans mes émotions, ensuite dans mes habitudes alimentaires et autres. J'ai déterminé mes besoins essentiels et depuis, je me bats pour rester en contact avec. Oui, je dois continuer à me battre parce que j'ai l'impression d'être un ex-fumeur qui vit dans une société de fumeurs très gentils qui, en toute bonne volonté, continuent, jour après jour, à m'offrir des cigarettes. Mais je suis combatif (j'ai parfois l'impression de n'être né que pour ça) et je continue à vivre près de mon travail, sans voiture personnelle pour me déplacer même si j'en ai les moyens. Je continue aussi à sourire aux gentils cons qui me plaignent ou m'admirent l'hiver, qui croient que j'ai froid à vélo et que mon moyen de transport est moins sécuritaire que leur automobile.

 

Malgré tout, me croirez-vous si je vous dis que je ne m'estime pas plus heureux que vous? En effet, j'estime que le bonheur est un manque d'aptitude à pouvoir supporter la misère. Quand elle nous fait défaut (l'aptitude) on se dit que notre misère est supportable, on se compare, on se trouve mieux et on se dit heureux. Alors, parlant de bonheur, je m'abstiendrai de jouer avec vous au jeu du Le mien est plus gros que le tien. Ce petit jeu auquel vous vous livrez allègrement dans la seconde partie de votre article ne m'intéresse pas tellement ; toute la société de consommation à outrance — que vous dénoncez — est basée sur ce jeu. D'ailleurs, la très grande majorité des ouvrages que vous citez viennent d'un pays qui est passé maître dans l'art de jouer aux gros bras (au propre comme au figuré).

 

J'ai un frère qui a eu l'opportunité durant les deux dernières années de travailler sur un chiffr' de fin de semaine, la nuit. Payé à temps double, il faisait ses quarante heures en deux nuits par semaine. Il avait cinq jours de congé par semaine et il disait, au début, qu'il en profiterait pour achever des rénovations commencées l'année précédente sur sa maison et qu'il n'avait jamais le temps de faire. Vous serez peut-être curieuse d'apprendre qu'après deux ans il n'a encore rien de fait. Il me confiait récemment qu'il avait découvert que le manque de temps n'était pas la vraie raison mais qu'il devait d'abord revoir sa façon de penser face à l'organisation du temps et de ses priorités. J'ai fort à parier qu'il n'est pas le seul et que nombre d'entre nous n'auraient rien réglé de leurs problèmes de manque de temps même s'ils avaient la même opportunité que mon frère. Regardez chez les autochtones. Ils vivent dans des réserves avec l'aisance financière que nombre de Québécois leur envient et ils ont, de surcroît, tout leur temps à eux. Pourtant, ils ont aussi des problèmes sociaux incluant l'alcoolisme et le suicide dont les taux sont peu enviables. Tout être normalement constitué vous dira qu'il n'a de cesse de se sentir utile et de trouver sa dignité dans le travail. Votre article aurait peine à émouvoir un grand nombre d'assistés sociaux et de chômeurs. Aussi, comment expliquer avec votre logique tous les gens qui travaillent quatre-vingt heures par semaine et qui, s'estimant parfaitement heureux, vous diront qu'ils ne changeraient rien à leur vie.

 

Dans La cité de la joie, titre d'un film tourné en Inde dans les années quatre-vingt, il y avait une scène qui me revient souvent et qui m'aide à comprendre et à accepter des choses apparemment inacceptables. L'action se passait dans un petit quartier pauvre où sévissait une bande de mafiosi qui imposaient une taxe exorbitante aux résidents du quartier sous prétexte de leur offrir une protection dont ils n'avaient manifestement pas besoin sinon pour les défendre contre les casses mystérieuses faites par les mafiosi eux-mêmes, lorsque les résidents ne payaient pas. À un certain moment dans le film, les résidents refusaient de payer depuis quelque temps et leurs ennuis ne faisaient que s'accroître. Dans la scène qui me revient, les leaders du quartier sont allés rencontrer le chef de la mafia qui leur explique, avec toute la bienveillance d'un bon père de famille, pourquoi ils devaient payer. Dans son repère, le parrain se sert d'une poule pour illustrer le comportement humain. Il laisse d'abord la poule aller comme bon lui semble sur la table. La poule va et vient sans trop savoir où elle va. Elle s'affole et disperse les grains qu'on a déposés sur la table pour la nourrir. Dans un deuxième temps, on ajoute un joug sur le cou de la poule qui avance maintenant péniblement vers les grains. On peut voir qu'elle voudrait bien s'affoler mais le joug la retient. Et dans un troisième temps, on ajoute encore un autre joug sur le cou de la poule. Cette fois-ci, la poule avance très péniblement vers les grains et elle ne semble plus avoir la moindre énergie pour s'affoler. Alors le parrain dit : « Vous voudriez que je fournisse de l'argent pour aider le quartier mais, au contraire de soulager l'humain de sa misère, j'ajoute à celle-ci en taxant davantage. Comme pour la poule, l'être humain que l'on laisse libre d'aller où il veut se heurte à toutes sortes d'obstacles qu'il se créé lorsqu'il est laissé à lui-même. Moi, j'ajoute à sa misère et ça donne un sens à sa vie. Ainsi, il avance péniblement mais il sait pourquoi il peine et il n'a plus d'énergie à perdre dans une multitude d'activités inutiles. Je donne un sens à sa vie, c'est pourquoi vous avez besoin de moi et que vous devez payer pour la protection.» Les leaders du quartier, non sans rancœur, finissent par payer et la paix revient dans le quartier.

 

Je me suis souvent rendu compte que, lorsque j'ai du temps libre, je cherche instinctivement noise, comme si j'étais programmé pour lutter et que ces luttes que je m'invente (dont, pour la présente, votre article en est l'objet actuel) me donnaient une raison d'être. Dans cette prise de conscience, je me demande : l'ordre des choses n'est-il pas, quand même, le meilleur possible dans le monde où nous vivons? Et dans la mesure où je vis de l'insatisfaction, n'ai-je pas le pouvoir de trouver une solution? Mais je crois que cette insatisfaction est d'abord une question personnelle et je me méfie des solutions rapides qui risqueraient de me créer d'autres problèmes ou de m'entraîner à passer à côté de la question. La sagesse Taoïste m'inspire parfois. Dans le non agir, ainsi, si j'arrive à devenir le témoin de mes actions, je comprends mieux ce que je vis et je vois parfois les choses simples à faire ou à ne pas faire. Aussi, j'adopte la morale provisoire de Descartes au moment de son doute absolu : M'attarder à me changer plutôt qu'à changer l'ordre des choses.

 

Je crois que, pour ce qui est de la présentation du problème que vous soulevez, vous avez bon oeil et je me rallie sans trop de peine à celle-ci. Mais pour ce que vous présentez comme étant les solutions que vous avez adoptées, vous aurez beaucoup plus de mal à me convaincre. Vous me semblez être victime du phénomène que Meunier, dans La petite vie, sait si bien dépeindre avec humour : Dans les histoires de ses personnages, chacun est très lucide sur la folie de l'autre mais complètement aveugle sur la sienne. Ça ne vous rappelle pas quelque chose comme Voir la paille dans l'œil du prochain et ne pas voir la poutre dans le nôtre ?

 

Mais à quoi bon tous ces débats? De toutes façons la vie n'est qu'un rêve ; lorsqu'on se réveille, c'est le temps de mourir. Dussiez-vous vous réveiller dix fois dans votre vie, chaque fois, ce sera pour vous rendormir sur un autre rêve.

 

J'espère que ma critique ne vous a pas trop démolie parce qu'elle visait tout le contraire. En effet, j'ai beaucoup d'estime pour vous puisque vous avez abordé un sujet qui me tient à cœur et je crois avoir vu en vous une interlocutrice de valeur. J'espère achever de vous convaincre en vous disant que j'ai mis seize heures à lire votre article, composer cette lettre et la rédiger dans un format présentable. J'ai d'abord rédigé mes commentaires le 3 septembre, et, en me relisant, je l'ai trouvée trop dure pour vous que je ne voulais pas blesser. J'ai laissé cette lettre mûrir dans mon esprit. Après un mois, j'y ai apporté les modifications qui, je crois, la rendent maintenant mieux en accord avec ma pensée et acceptable pour vous.

 

J'attends votre réplique, si toutefois vous en avez le temps.

 

Je vous adresse, madame Paradis, mes salutations distinguées.

 

François Brooks

 

Post-scriptum : Dans le même numéro du Guide ressources où on a publié votre article, je vous invite à relire (même si vous l'avez déjà fait) l'éditorial de M. Christian Lamontagne qui me semble toucher le cœur du problème et je vous laisse sur cette question. Entre l'individualisme à outrance qui fait l'occident et son hyper productivité, et le communisme à outrance qui faisait l'orient et sa sous-production, où serait l'équilibre qui me permettrait simplement de me sentir bien de vivre avec mes concitoyens et qui m'inspirerait à les aimer davantage?

 



[1] En réponse à l'article portant le titre Le piège de la vitesse, de France Paradis, publié dans le magazine guide ressources de septembre 1997.