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par François Brooks
J'ai échangé mes jambes contre des roues,
mes muscles contre un moteur puissant et ma peau contre une cuirasse de métal
qui me protège beaucoup mieux. Maintenant, je vais où je veux, et très
rapidement ; en autant que le lieu soit à portée de route. Je suis devenu un berceau roulant (rock & roll) et pour quelques dollars, je peux
m'améliorer.
J'ai échangé mes enfants contre des
chiens et des chats, c'est moins risqué et ils me donnent davantage d'affection
et pour si peu. Pour peu que je leur accorde mon attention et que je les
nourrisse, ils me comblent de caresses, de leur présence et de reconnaissance.
Ils ne partiront jamais et ils ne me seront jamais enlevés par leur mère.
Quelque erreur que je commette, ils seront discrets et ils ne me les
reprocheront jamais. Et si je m'en lasse, ou que je veux m'en défaire, aucun
problème moral, juste un peu de chagrin. Après tout, ils sont attachants. Je
pourrai les remplacer à mon gré et même choisir le plus beau chien ou chat,
pour quelques dollars.
J'ai remplacé ma famille par une
télévision. Ils sont très fidèles. Je peux les voir à tous les jours si je veux
et quelques-uns, à toutes les semaines. Jamais ils ne me contrarient contre mon
gré parce que je peux les faire disparaître à tout moment. Je peux les zapper
lorsqu'ils deviennent ennuyants. C'est une famille très nombreuse. J'ai un
parent pour chacun de mes intérêts en autant que mes intérêts ne s'écartent pas
trop de ceux de tout le monde. Il y a mes p'tits frères des nouvelles. Ceux-là,
ils viennent me voir tous les jours. Il y a mon p'tit frère scientifique et
voyageur qui vient me faire part de ses découvertes à chaque semaine. Il y a
une branche de ma famille qui a une p'tite vie très comique. Il y en a une
autre qui est très romanesque ; je peux suivre leurs histoires de cœur cinq
fois la semaine. Les mardis, j'ai un p'tit frère qui se préoccupe de ce que mes
factures soient toujours justes et équitables. J'en ai un autre, les mercredis,
qui guide mes pensées sur les enjeux de société actuels. Lui, je le trouve un
peu hors de propos et théorique puisque je ne fréquente plus grand monde. Et la
fin de semaine, si je veux, je peux passer un beau dimanche à me divertir, rire
et m'instruire. C'est une famille formidable qui ne me coûte jamais rien. Je
n'ai qu'à toucher un bouton pour que le party commence ou pour que la famille disparaisse sans offusquer
personne ou l'enregistrer pour leur demander de m'attendre. Elle a toujours le
sourire et elle ne me fait jamais de reproches ; pourtant, elle accepte sans
rien dire tous ceux que je lui adresse. C'est la famille idéale. Et pour
quelques dollars, je peux l'agrandir avec l'abonnement au câble.
J'ai échangé mes amis contre un
ordinateur. Quel ami! Il ne me refuse jamais rien. Quel que soit mon intérêt,
il a une réplique appropriée. Si j'ai le goût de jouer, il est toujours là. Il
se met à mon niveau, il ne me critique jamais et quand je gagne, il me
félicite. Que je veuille écrire calculer ou dessiner, il me glisse dans la main
une petite souris et il me guide avec attention. Il n'est jamais distrait et il
peut m'attendre aussi longtemps que je veux avec toute la patience du monde. Il
se souvient de tout et il ne m'oublie jamais. Quelque confidence que j'aie pu
lui faire, il ne l'oubliera pas, lui. Si je trouve qu'il se traîne un peu les
pieds ou lorsqu'il commence à m'ennuyer, pour quelques dollars, je peux même
l'améliorer. Il est très instruit et j'augmente mes connaissances à le
fréquenter. Il n'est pas jaloux de mon attention, bien au contraire, il me
permet à volonté de parler à de nombreux autres amis tout autour de la planète
et il va même m'accompagner à assouvir mes instincts lubriques si je le lui
demande. Sans me juger, il me permettra aussi d'assouvir mes plus bas
instincts. C'est un ami formidable, irremplaçable.
J'ai échangé ma blonde contre des revues
et un vidéo. Jamais je n'ai autant joui! Et si fort! Ils ne me refusent jamais
; partenaires de lit imbattables, ils sont toujours prêts. Quand je suis repu,
ils disparaissent et ils me laissent tranquille. Ils réapparaissent à mon
moindre désir. Ils ne me font jamais d'avances déplacées. Je peux changer de
partenaire aussi souvent que je le veux, personne ne le saura. Pas de jalousie,
pas de scènes, pas de cachettes. Rien à négocier et surtout, aucune
culpabilité. Loin de me limiter, ces partenaires acceptent de faire l'amour de
toutes les façons possibles ; bien plus, ils me montrent même des curiosités
érotiques que je n'aurais jamais osé imaginer ; ils vont au delà de mes
espérances. Pour quelques dollars, je peux trouver de nouveaux partenaires
sexuels et ils m'initieront à de nouvelles activités encore plus jouissantes
auxquelles je n'avais même pas pensé. Et avec eux, c'est du safe-sex à 100%.
Oui, j'ai tout échangé, et
ça m'a changé pour le mieux. Je ne me sens plus jamais seul et je vis une sorte
d'état de grâce permanent et une liberté totale. Plus personne n'entrave ma vie
et c'est bien mieux ainsi. On dirait même que ma famille et mes anciens amis
ont compris ; depuis quelque temps mon téléphone a cessé de sonner. Il faut
dire que j'ai aussi cessé de téléphoner ; j'en avais marre de toujours tomber
sur des répondeurs. Je ne touche plus personne et personne d'autre que moi-même
ne me touche. Ainsi, personne ne pourra jamais plus me blesser. Il ne me
fallait que quelques dollars et mon travail de nuit, solitaire, me les procure.
Mais pourquoi donc ma gorge qui se noue et ces larmes maintenant sur mes joues?
Je dois être fatigué. Je vais aller dormir. Une journée de bonheur m'attend
encore demain.