961010
par François Brooks
Une
des choses qui me fait particulièrement souffrir chez les autres, c'est leur
manque de fidélité face à leurs engagements. Combien de fois ai-je dû perdre
mon temps à attendre quelqu'un ou quelqu'une qui était en retard à un
rendez-vous sinon tout simplement absent. Dieu que c'est souffrant de ronger
son frein à attendre les retardataires ou pire, ceux qui me posent des lapins.
Leurs excuses sont toujours prêtes et Dieu sait combien de mensonges ont été
inventés pour camoufler le manque d'intérêt de ces infidèles qui se permettent,
sans vergogne, de jeter mon temps aux poubelles. Par manque d'amour,
indifférence, ou tout simplement par incompétence à gérer leur temps, ils me
mettent en rage. Pourtant, bien que je ne sois pas irréprochable de ce côté-là,
il me semble que l'on me fait attendre, de loin, plus souvent que je ne fais
attendre les autres et que mon attitude envers celui qui en est ma victime est
bien différente : Je me confonds en excuses et je tâche de me rattraper.
Mais qu'est-ce donc qui nous rend si
infidèles à nos rendez-vous? Est-ce notre addiction pour la liberté qui nous fait regretter de l'avoir
perdue à la minute où on prend un rendez-vous? Est-ce les milliers
d'attracteurs de notre attention — téléphone, télévision, lectures, ordinateur,
hobby, auto, Internet etc. — qui bousillent notre organisation du temps? Est-ce
ce temps élastique qui se rétrécit au maximum lorsqu'on est captivé dans un de
nos centres d'intérêts? Est-ce un manque d'amour, du mépris ou de
l'indifférence?
Je me sens très différent des autres sur
ce point. Je me sens si mal de faire attende les autres. Il me semble que si je
veux insulter quelqu'un, je n'ai qu'à être en retard avec lui ou mieux, ne pas
me présenter à son rendez-vous. Louise me disait que les gens qu'elle fréquente
sont généralement ponctuels alors pourquoi ai-je l'heure de fréquenter des
infidèles? Serait-ce que je n'ai pas l'intention de respecter mes rendez-vous?
Ou que je veux avoir le loisir de pouvoir être en retard sans me sentir
coupable avec des pires
que moi?
L'excuse de mauvaise foi par excellence
c'est : « Je n'ai pas eu le temps » . Alors qu'il (ou elle) a eu pourtant le
temps de faire mille autre choses (ex.: Se maquiller, arrêter au centre d'achats,
consulter Internet ou toute autre activité non-vitale).
Où est passé le temps où on avait le
temps de s'habiller le cœur avant de rencontrer quelqu'un? La quantité de
rencontres possibles est devenue tellement grande que leur importance
individuelle est devenue négligeable. Nos agendas sont chargés de rendez-vous
que nous consommons en grande quantité. C'est drôle, mais
c'est comme si nous avions résolu notre problème existentiel de savoir que nous
allons un jour mourir en multipliant la quantité d'activité que l'on va faire
pendant notre vie, comme pour l'allonger : Je n'aurai vécu que 75 ans mais
j'aurai fait tellement de choses que c'est comme si j'avais vécu trois vies ou
cinq. Mais à cette vitesse, je n'aurai pas eu le temps de voir ma vie qui s'écoule.
Ma vie m'aura paru si courte. Je rêve parfois d'être enfermé dans une grande
pièce lumineuse avec dix autres personnes sans aucun autre accessoire que ceux
d'utilité courante pour pouvoir stopper le temps et sentir, avec d'autres, mon
existence.
Et pourtant, je dois bien reconnaître que
l'organisation de notre vie actuelle a tout pour nous faire perdre notre temps
: L'automobile avec tous ses impératifs est le moyen par excellence pour nous
voler notre temps ; à commencer par celui que l'on doit travailler pour gagner
l'argent qu'elle nécessite. Toutes ces publicités, que ce soit dans les
journaux, les émissions radio-TV, sur Internet etc. qui se bousculent pour nous
voler notre attention (donc, notre temps) en nous laissant croire que le
produit qu'elles nous ventent (vendent) va répondre à nos besoins — rarement
fondamentaux — , mais en tout cas, le plus souvent divertissant. Le temps passé
à subvenir à nos besoins fondamentaux : se loger, travailler, manger, dormir,
baiser, faire l'épicerie, préparer nos repas, s'habiller, faire la lessive, le
ménage, se doucher, brosser ses dents etc. et souvent dans le cadre du chacun
pour soi (ce qui prend plus de temps qu'en communauté, ne serait-ce que celle
qu'est le couple), tout ce temps, rend parfois nos rendez-vous semblables à un
luxe hors d'atteinte.
J'en viens à catégoriser
les gens en deux groupes. Le premier contient ceux qui conduisent leur vie et
font ce qu'ils projettent. Ceux-ci ont du pouvoir et une réelle liberté, non
pas sacrifiée dans l'engagement mais plutôt décidée avec intention. Le second
contient ceux que la vie conduit au hasard. Les attracteurs de leur intérêt les
font papillonner à droite et à gauche en leur donnant une sensation immédiate
de liberté mais leur vie, dans l'ensemble, est menée par les modes et les
courants sociaux. Bien entendu, nous appartenons tous, un peu au moins, aux
deux groupes, mais je crois que nous sommes sujets, selon notre caractère, à
une dominante. Je crois aussi qu'il est plus agréable de faire partie du deuxième
groupe mais plus satisfaisant d'appartenir au premier. Comment pourrais-je
tirer bénéfice des deux? Mon temps de vie est déchiré entre les deux.