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Mes pensées versus ma vie automatique

par François Brooks

La plupart du temps, je vis dans mes pensées. Bien que celles-ci aient besoin de mon corps vivant pour se loger, elles sont si importantes dans mon existence que j'en arrive parfois à croire qu'elles pourraient exister — c'est-à-dire avoir leur vie propre — sans mon corps pour les contenir. C'est probablement cette impression qui donne à bien des gens la croyance que notre esprit continue sa vie propre après notre mort et que, libéré du corps, celui-ci va où bon lui semble... et ... de préférence au paradis. Je réalise, ici, le non-sens. Comment un esprit pourrait-il voyager, lui qui, par essence, est immatériel? Se déplacer dans l'espace, n'est-ce pas une propriété spécifique de la matière?

 

Mes pensées sont ce que j'ai de plus intime ; elles me procurent un sentiment d'actualisation et d'évasion permanent. La plupart de mes activités quotidiennes (travailler, faire l'épicerie, me faire à manger, rouler à vélo, plusieurs conversations banales etc.) me sont si familières que je les exécute automatiquement sans que ma pensée intervienne. Ainsi, à vélo, celle-ci suit son cours sans être sollicitée par tous les gestes que je dois faire pour circuler sécuritairement. Il m'arrive même de rouler pendant des kilomètres et de réaliser une heure plus tard que j'ai fait un grand bout de chemin sans m'en rendre compte. Mes réflexions ont absorbé toute mon attention et l'activité à laquelle je me suis livré m'était si familière que je l'ai exécutée automatiquement, par réflexe, comme un musicien fait ses arpèges sans devoir porter son attention sur chacune des touches qu'il enfonce sur le piano.

 

Depuis quelque temps, j'avais réalisé que certaines de mes pensées étaient boiteuses et m'encombraient. Je me suis donc résolu à faire le ménage en rencontrant, par la lecture, des êtres, philosophes et écrivains, qui ont appliqué à leur esprit des lignes de pensées longuement réfléchies. Je croyais être influencé favorablement, me défaire de mes pensée infirmes et meubler mon esprit avec de nouvelles façons de voir les choses. Bref, je croyais m'améliorer. Mais je n'arrive pas à me changer par mes lectures. Je les oublie très vite devant les habitudes qui constituent ma façon d'être. Face aux raisonnements courants des gens qui m'entourent, au travail ou ailleurs, je retombe automatiquement dans les lignes de pensée qui sont ancrées en moi, malgré qu'elles soient parfois en contradiction avec les conclusions de mes récentes réflexions.

 

René Descartes s'était résolu à s'exiler ; quitter la France et surtout Paris dont l'air le disposait à concevoir des chimères au lieu de pensées de philosophe. (“philosophe” = “ami de la sagesse”) Il est allé chercher la solitude en Hollande. Devrai-je faire pareil pour que mes lectures m'influencent? J'ai l'impression d'être victime du mythe de Sisyphe. Je veux changer mes pensées, me débarrasser de mes idées fausses et, même s'il me semble y voir clair à la fin d'une lecture, le quotidien me ramène dans mes automatismes. Je me vois agir et penser selon ma programmation, et souvent en désaccord avec mes pensées profondes. Allez donc me parler de liberté!

 

Je mène deux vies parallèles et distinctes. Les gestes que je pose dans l'univers concret qu'habite mon corps et les échanges sociaux que j'ai quotidiennement en sont une. L'autre, c'est l'univers de ma pensée et de mes réflexions. La première ne semble pas m'appartenir. Elle semble régie par une éthique de comportement social auquel je n'ai pas eu le choix d'adhérer puisque je ne voulais pas vivre en lutte continuelle avec les autres. La seconde m'est très intime, personnelle et confortable. L'harmonie y règne entre mon cœur et mon esprit ; il me semble même qu'elle est plus réelle que l'autre.