971012
par François Brooks
La
plupart du temps, je vis dans mes pensées. Bien que celles-ci aient besoin de
mon corps vivant pour se loger, elles sont si importantes dans mon existence
que j'en arrive parfois à croire qu'elles pourraient exister — c'est-à-dire
avoir leur vie propre — sans mon corps pour les contenir. C'est probablement
cette impression qui donne à bien des gens la croyance que notre esprit
continue sa vie propre après notre mort et que, libéré du corps, celui-ci va où
bon lui semble... et ... de préférence au paradis. Je réalise, ici, le non-sens.
Comment un esprit pourrait-il voyager, lui qui, par essence, est immatériel? Se
déplacer dans l'espace, n'est-ce pas une propriété spécifique de la matière?
Mes pensées sont ce que j'ai de plus intime
; elles me procurent un sentiment d'actualisation et d'évasion permanent. La
plupart de mes activités quotidiennes (travailler, faire l'épicerie, me faire à
manger, rouler à vélo, plusieurs conversations banales etc.) me sont si
familières que je les exécute automatiquement sans que ma pensée intervienne.
Ainsi, à vélo, celle-ci suit son cours sans être sollicitée par tous les gestes
que je dois faire pour circuler sécuritairement. Il m'arrive même de rouler
pendant des kilomètres et de réaliser une heure plus tard que j'ai fait un
grand bout de chemin sans m'en rendre compte. Mes réflexions ont absorbé toute
mon attention et l'activité à laquelle je me suis livré m'était si familière
que je l'ai exécutée automatiquement, par réflexe, comme un musicien fait ses
arpèges sans devoir porter son attention sur chacune des touches qu'il enfonce
sur le piano.
Depuis quelque temps, j'avais réalisé que
certaines de mes pensées étaient boiteuses et m'encombraient. Je me suis donc
résolu à faire le ménage en rencontrant, par la lecture, des êtres, philosophes
et écrivains, qui ont appliqué à leur esprit des lignes de pensées longuement
réfléchies. Je croyais être influencé favorablement, me défaire de mes pensée
infirmes et meubler mon esprit avec de nouvelles façons de voir les choses.
Bref, je croyais m'améliorer. Mais je n'arrive pas à me changer par mes
lectures. Je les oublie très vite devant les habitudes qui constituent ma façon
d'être. Face aux raisonnements courants des gens qui m'entourent, au travail ou
ailleurs, je retombe automatiquement dans les lignes de pensée qui sont ancrées
en moi, malgré qu'elles soient parfois en contradiction avec les conclusions de
mes récentes réflexions.
René Descartes s'était résolu à s'exiler
; quitter la France et surtout Paris dont l'air le disposait à concevoir des
chimères au lieu de pensées de philosophe. (“philosophe” = “ami de la sagesse”) Il est allé chercher la solitude en Hollande. Devrai-je faire pareil pour que mes
lectures m'influencent? J'ai l'impression d'être victime du mythe de Sisyphe.
Je veux changer mes pensées, me débarrasser de mes idées fausses et, même s'il
me semble y voir clair à la fin d'une lecture, le quotidien me ramène dans mes
automatismes. Je me vois agir et penser selon ma programmation, et souvent en
désaccord avec mes pensées profondes. Allez donc me parler de liberté!
Je mène deux vies
parallèles et distinctes. Les gestes que je pose dans l'univers concret
qu'habite mon corps et les échanges sociaux que j'ai quotidiennement en sont
une. L'autre, c'est l'univers de ma pensée et de mes réflexions. La première ne
semble pas m'appartenir. Elle semble régie par une éthique de comportement
social auquel je n'ai pas eu le choix d'adhérer puisque je ne voulais pas vivre
en lutte continuelle avec les autres. La seconde m'est très intime, personnelle
et confortable. L'harmonie y règne entre mon cœur et mon esprit ; il me semble
même qu'elle est plus réelle que l'autre.