970503

Un poisson vit dans l'eau sans le savoir

par François Brooks

Toutes mes réflexions sur mon désir de devenir plus conscient, de me connaître moi-même et l'inconscience dont j'essaie de m'affranchir me font penser que je suis comme un poisson à qui on essaierait d'expliquer qu'il vit dans l'eau. Chaque fois qu'un événement, une lecture ou une réflexion m'apporte une nouvelle bribe de conscience, je mesure, oh! combien du même coup, elle me cache le reste du tableau de la réalité, puisque mon attention est focalisée. Chaque fois que je m'enflamme pour un sujet que je crois maîtriser et que j'ai l'impression de détenir une parcelle de vérité, je sais bien qu'il serait opportun de terminer mon discours par : « Et tout ce que je viens de dire pourrait être faux.»

 

Demain tout sera à recommencer puisque j'aurai tout oublié. J'oublie ce que je lis si vite que, après seulement quelques semaines ou quelques mois, je pourrais relire le livre en pensant ne jamais l'avoir lu. Si j'avais à parler de chacun des livres qui composent ma bibliothèque, je serais gêné de constater le peu que je pourrais en dire. Rares sont les auteurs qui m'ont suffisamment marqué pour que je puisse leur rendre justice en parlant d'eux. J'ai honte de penser que pour la plupart, je ne pourrais parler que d'une impression vague qu'ils m'ont laissée. « Celui-là, je l'ai bien aimé. » ou encore « Celui-ci, il m'a fait découvrir l'amour romantique. » C'est mince, n'est-ce pas?

 

J'en arrive même parfois à penser que le principal piège dans la recherche de la conscience c'est précisément de chercher à l'accroître. Lorsque mon attention est focalisée sur un détail de la vie, lorsque mon attention est focalisée, n'est-ce pas, en soi, un geste d'inconscience. Comment me connaître moi-même alors que je vis et qu'à chaque nouvelle décennie, la perspective que j'ai sur la vie est si différente? Après tout, la nature même de ma conscience n'est-elle pas précisément, lorsqu'elle se manifeste, de devenir inconsciente de tout le reste? Chaque jour je mesure la justesse de l'image que donnait Henri Laborit sur l'inconscient et le conscient en disant : « Je crois qu'il faut se représenter l'inconscient comme une mer profonde et ce que nous appelons le conscient, comme l'écume qui naît, qui disparaît, renaît à la crête des vagues. C'est la partie très très superficielle de cet océan qui est écorché par le vent. »