991017
par François Brooks
Je le vois un peu comme un père qui, au
lieu de gronder ses enfants pour qu'ils se tiennent tranquilles, leur
administre des coups de pieds au cul parce qu'ils ne sont pas en train de
jouir. Il n'a, face à notre société, brandi qu'une seule grande question :
« Mais qu'est-ce qu'on attend pour
être heureux? »
La voie qu'il propose est
troublante : La sacralisation
« joyeuse » de la jouissance. Comment peut-on penser le sacré de
façon légère et jouissive? Nos institutions religieuses nous ont tant rabâché
les oreilles avec une perspective autoritaire, morne et triste du sacré, qu'on
a le réflexe de ne le concevoir que sous un aspect sérieux. Et si Moreau avait
raison!? Si le sacré pouvait être joyeux... Même que son analyse semble être
évidente : Si le sacré doit apporter l'exultation, est-ce que ce sentiment
doit être accueilli avec sérieux et gravité? Bien sûr que non! Nous dit Moreau.
Le sexe, c'est son cheval de bataille. Il
ne nous propose pas des thérapies en consultations coûteuses, non plus que de travailler
d'arrache-pied pour gagner de l'argent et nous acheter tel ou tel gadget
coûteux. Il nous dit simplement : « Déshabillez-vous,
partagez l'orgasme et vous aurez ensuite un rapport au monde extatique,
immédiat et gratuit ». Ici, il touche un tabou profond de notre
société. Et ce tabou n'est pas tant la crudité d'un rapport sexuel fortuit (on
ne ferait pas l'amour comme ça, de but en blanc, spontanément, avec le premier
venu) que « l'impossibilité »
de concevoir un accès aussi facile et gratuit à l'extase. Face au plaisir, il
nous demande d'être inconditionnels.
Et ça, ça dérange. Ne nous a-t-on pas appris, depuis toujours, que sous les
apparences du bonheur, le plaisir cachait souvent la tristesse, et parfois le
drame? C'est comme si, pour Moreau, la vie ne comportait que deux modes : non
pas le bonheur et le malheur,
mais plutôt la jouissance et le repos.
Il nous propose rien de moins que le paradis sans plus attendre, le paradis
terrestre, le paradis perdu, aujourd'hui, maintenant.
Moreau n'a pas les attraits du
diable ; il ne pourrait en aucun cas y être assimilé. Le diable est
ratoureux et d'une élégance sans borne. Moreau est direct et parfois gauche
dans son approche. Le diable vous fera faire ce qu'il veut, vous laissant même
croire que vous faites le bien alors qu'il vous entraîne dans le mal. Moreau
vous fera faire ce que vous voulez en claironnant d'avance qu'il vous entraîne
dans la jouissance. Bref, le premier se présente toujours sous l'aspect de
l'équivoque alors que Moreau est sans équivoque : il est à la jouissance
ce que Platon était à l'Idée du Bien.
Moreau
arrive au bon moment. En 1969, on vient de mettre au point la pilule
anticonceptionnelle et sa distribution de masse est désormais possible. On sait
les drames que peuvent provoquer les grossesses indésirées ; tout cela est
du passé. Techniquement, on a enfin trouvé le moyen de baiser comme des lapins
sans plus de conséquences. Le sexe peut désormais être vécu comme une simple
fantaisie sans autre but que la jouissance. Cependant, après plus d'une
décennie de "joyeuses frivolités", le sida fait son apparition au
début des années 80. Pour un moment, il devient plus difficile de penser jouir
d'une sexualité effrénée sans aucune conséquence. Mais, on nous annonce
dernièrement qu'on est rendu à la phase finale des tests sur un vaccin efficace
contre le sida. La philosophie d'André Moreau aura-t-elle alors un regain de
popularité? Je n'en serais pas surpris.
Mais à part les grossesses indésirées et
les maladies transmises sexuellement (MTS), il reste un autre obstacle de
taille. C'est toute notre attitude face à la jouissance de notre partenaire
amoureux et la jalousie qui découle de notre société monogame qui sont remises
en cause. Dans une société où le patrimoine est légué de père en fils, la
filiation est capitale. Vous voulez être sûr que ce soit véritablement votre
progéniture qui hérite. Dans ce cas, la monogamie exclusive est toute indiquée,
surtout si aucun test d'ADN n'existe pour confirmer la filiation. Si vous
craignez de rapporter à votre partenaire bien-aimé(e) une MTS, vous lui
concéderez volontiers de vous abstenir d'escapades sexuelles. Mais, dans une
idéologie où vous accordez votre dévotion à un Dieu jaloux, (le Dieu des Juifs
de notre Bible) toute votre attitude face à ceux qui vous aiment fera en sorte
que vous les chérissiez en exclusivité. Toute attention portée à l'extérieur de
la famille et qui n'a pas pour but les intérêts de celle-ci sera suspecte. Ce
n'est pas simplement l'exclusivité sexuelle qui vous importera mais vous aurez
aussi de la difficulté à admettre que votre partenaire de vie partage des
plaisirs avec d'autres. Moreau nous ouvre les yeux sur cette incohérence. Nous
avons tous le droit de jouir avec qui que nous voulions sans s'imposer les
séquelles de la jalousie. Moreau nous affirme que la jalousie est une maladie
dont il faut nous guérir[1]. Sa tâche est énorme : comment
guérir cette maladie alors qu'elle est si répandue et qu'elle est
continuellement renforcée par tant de représentations culturelles qui
réaffirment la légitimité de ce sentiment? Le travail est immense mais Moreau
n'est pas l'homme des petites tâches. Depuis plus de 30 ans, il a entrepris ce
travail titanesque et il tient bon. Il a l'opiniâtreté des génies. Par cela
seul, il attire le respect et l'admiration. Sa foi est si grande, il en est
bouleversant.
Notre philosophe est irrévérencieux. Il
refuse la révérence devant les grands de ce monde. Il n'a qu'un maître, et
c'est le bonheur. Si votre philosophie est triste, morne, il va vous combattre.
Le bonheur qu'il nous propose passe par la jouissance[2]. Ça, on le sait. Mais ce qui est
fabuleux chez-lui, c'est qu'il ne soit pas mort d'ennui ou de dépression dans
cette société qui le met « gentiment » à l'index en l'oubliant tout
simplement. Les pouvoirs jadis dévolus au clergé, sont maintenant repris par la
presse. Ce 4è pouvoir a tôt fait de s'affubler des prérogatives des
bien-pensants de l'ère de la grande noirceur aussitôt qu'ils les ont balayés de
la carte, après la Révolution Tranquille. Moreau n'a de cesse de dénoncer ces
rabat-joie, ces pisse-vinaigre qui tournent ses propos en dérision. Il est un
authentique soixante-huitard, resté fidèle au principe du plaisir. Il ne
rentrera dans le rang que lorsque la jouissance fera partie de nos mœurs. Pas
la jouissance coûteuse et conditionnelle à une morale restrictive ; une
jouissance simple gratuite et avouée.
* * *
Bon, voilà pour l'aspect accrocheur du
philosophe. Mais André Moreau, C'est beaucoup plus que ça, c'est
considérablement plus que ça. André Moreau, c'est une connaissance profonde de
nos philosophes occidentaux. Il peut aussi bien vous parler de Platon, Thomas
d'Aquin, Descartes, Nietzsche ou Sartre. Aucun aspect de la pensée ne le
rebute. Le Dieu des Juifs fait tout aussi bien parti de son univers que celui
de Leibniz ou celui des rites Vaudou. Il est à l'aise dans la spiritualité
comme un poisson dans l'eau. C'est un communicateur hors-pair. Il sait
enseigner avec brio. Même dans la controverse, il ne devient jamais méprisant.
Il a le souci du respect de la personne. Il est même parfois un peu gauche ou
déplacé, ce qui lui donne un côté humain attachant. J'ai peine à croire qu'on
l'ait banni de sa chaire de philosophie[3]. C'est comme si on avait expulsé le
Christ de sa chaire de théologie à l'Université de Montréal (U. de M.) pour la
simple raison qu'il y aurait institué le bizarre rituel de faire manger son
corps et boire son sang sous la forme symbolique du pain et du vin. Pourquoi
André Moreau ne peut-il pas professer? Avec sa connaissance de la philosophie,
n'est-t-il pas le professeur tout indiqué pour nous introduire, entre autre, à
l'immatérialisme de Berkeley, cet inspiré évêque Irlandais empiriste du XVIIIè
siècle?
La philosophie a ceci de particulier
qu'elle est difficilement "cadrable". En effet, comment cadrer la
pensée philosophique alors que l'essence même de celle-ci est infinie. C'est
comme essayer de mettre dans un ordinateur toutes les parties d'échecs
possibles. Ça demanderait d'une université une ouverture pratiquement
impossible à appliquer. Pour ne donner qu'un seul exemple, les horaires de
celle-ci s'accommoderaient assez mal d'un chercheur en philosophie qui aurait
décidé de faire une nuit de veille pour explorer en groupe le caractère de la
pensée Vaudou. M. Georges Hélal peut bien enseigner l'Anthropologie Philosophique à l'U. de M. et donner en lecture L'herbe du diable et la petite fumée de
Carlos Castaneda, mais tout cela doit rester hors de la connaissance
(pratique). On l'expulserait s'il lui venait à l'idée d'organiser une séance
d'observation de la pensée philosophique sous l'effet de la marijuana. Mais
comment acquérir la connaissance sans vivre l'expérience? À quoi sert un cours
de sexualité où tous les élèves restent toujours habillés? L'expérience soumise
à la rigidité d'un cadre scientifique institutionnel est-elle scientifiquement
valable? Voilà les questions de fond que nous pose André Moreau sous son
aspect, de prime abord, enfant terrible irrévérencieux. Il nous invite à la Pratique de l'Infini[4] et ceci nous impose un vertige difficile
à supporter. Une de mes maximes dit ceci : « Le bonheur, c'est difficile à supporter ; ça demande une longue
préparation dans la misère[5] ». André Moreau nous propose de briser
cette école de la misère. Il nous propose celle de la jouissance. À la suite de
Saint-Augustin qui nous dit : « Aimes
et fait ce que tu veux », André Moreau ajoute : « Fais ce que tu veux :
jouis! » ; parce qu'il n'y
aucune distance entre les êtres quand ils jouissent[6], leur communication est parfaite.
De tout temps, les
philosophes n'ont eu en tête qu'un seul but ultime : le bonheur des
hommes. Pour certains, il passe par la justice, pour d'autre par Dieu, la
prière, l'égalité, le partage, la fraternité, le pardon, la liberté, la
tolérance, le devoir etc. André Moreau nous annonce avec une égale candeur au
Christ qui nous révèle que la justice de
Dieu, c'est le pardon, « le
bonheur de l'homme est dans la jouissance ». C'est trop évident! C'est
trop simple! Ça surprend! Ça dérange! Sommes-nous prêts à pratiquer le bonheur?
[1] Ici, implicitement, on trouvera l'affirmation blasphématoire difficile à admettre que le Dieu de la Bible serait malade. Mais André Moreau n'a pas peur des blasphèmes. Il sait que sous l'inquisition, on l'aurait brûlé mille fois, mais il sait aussi que Giordano Bruno avait raison.
[2] Il n'est pas le seul d'ailleurs. Mentionnons, entre autres, Bhagwan Shree Rajneesh, Nietzsche, Claude Raël, Wilhelm Reich, Henri Laborit.
[3] Faut-il préciser qu'André Moreau est docteur en philosophie de la Sorbonne.
[5] Ma collection de citations de François Brooks
[6] André
Moreau, Le plaisir est sagesse,
Les éditions jovialistes © 1982. (page 14)