990917
(À propos de l'incommunicabilité)
par François Brooks
Lorsque
je suis en présence d'autrui, c'est sa volonté qui m'est insupportable. Par
contre, la solitude m'est tout aussi insupportable. Comment vivre avec l'autre sans
lui faire la guerre? Et comment échapper à ma solitude sans devoir supporter le
manque de présence des autres? C'est comme si ma condition ne me laissait le
choix qu'entre la violence ou l'ennui.
Notre
époque nous propose la télécommunication comme solution. J'écoute la télévision
qui me parle toujours gentiment. J'écoute la radio qui me fredonne des chansons
d'amour. Je parle à mes amis au téléphone ; ça me permet d'éviter
l'insupportable présence de leur regard et de leur donner ma chaude voix dont
j'ai le contrôle. Je navigue sur l'Internet dans le monde entier ;
l'univers entier m'appartient ; tous les territoires me sont déjà conquis
sans aucune guerre à livrer. Je bavarde par courriel ou « chat-room »
interposé ; on s'envoie des « ba-bye » pour se prouver qu'on
existe.
À
l'extérieur — puisqu'il faut bien que je sorte de temps en temps de la maison —
mes relations de travail et d'emplettes sont soumises à un code de comportement
très strict qui m'évite de déborder en effusion de toutes sortes. Les
spectacles me servent de catharsis pour y projeter tous mes sentiments, y
compris les plus inavouables. Je n'ai qu'à choisir ; il y en a sûrement un
— en salle de concert, au théâtre, au cinéma ou en location vidéo — pour
m'aider à ne plus me sentir seul dans mes sentiments les plus nobles ou les
plus vils.
Je
rencontre ma blonde chaque semaine le samedi. J'ai alors 24 heures pour revivre
le cycle complet de l'amour : le coup de foudre, lui faire la cour, partager
quelques bons moments ― manger, baiser, dormir ensemble ―
et divorcer. C'est à peu près la seule personne que j'ai le droit de toucher et
strictement dans ces conditions.
Et
toute cette vie est bercée par le « murmure marchand », comme l'a si
bien nommé Jacques Godbout.
Lorsque
j'ai besoin d'un contact en profondeur, je lis l'essai d'un grand penseur, d'un
prophète ou d'un philosophe. Je n'ai qu'un seul véritable ami intime, et c'est
moi-même. Celui-là, j'ai trouvé un moyen de le rencontrer : je lui donne
des rendez-vous dans le futur en lui écrivant. Je lui confie mes réflexions et
mes états d'âme. Il m'écoute très attentivement lorsque je me relis. Je sais
qu'il est le seul à me comprendre véritablement. Ainsi, même moi, je me
télé-communique, je me parle de loin.
Voilà!
Je suis parfaitement adapté à mon époque. J'évite la violence et l'ennui. De
loin, mon intimité n'est jamais complètement révélée et les autres sont aussi
protégés. Si je suis distrait lorsque je me relis, je n'en sais rien, comme le
commentateur TV ne sait pas qu'on le zappe.
Je
vis seul. Je travaille seul aussi, de nuit. Pourtant, je suis sociable. Très
sociable. Tellement que lorsque je rencontre un interlocuteur, je suis parfois
tenté de m'en emparer et de lui parler, parler, parler, comme on n'arrête plus
de boire lorsqu'on a très soif. Je suis loin d'être, un « locuteur idéal ».
Parfois je m'ennuie, seul, chez-moi et parfois aussi, j'engueulerais tous ceux
que je croise sur mon chemin...
L'insupportable solitude
et l'insupportable altérité. Est-ce ma seule condition d'existence?