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Qui lit?

par François Brooks

Je suis surpris de constater, parmi les gens que je rencontre, combien peu lisent.

 

L'année dernière, je faisais partie d'un petit groupe qui se réunissait chaque semaine : Le cercle des intellectuels non-fumeurs. Sur une trentaine de personnes rencontrées en six mois, à peine le quart lisait régulièrement. Vers la même époque, j'avais envoyé mon premier manuscrit à sept éditeurs potentiels. Un seul s'était donné la peine de le lire en entier avant de le refuser. À l'automne, je m'inscrivais à un cours de philosophie à l'Université de Montréal. À part moi, un seul des huit étudiants avec qui j'ai bavardé dans ce cours se donnait véritablement la peine de lire les livres recommandés par le professeur. Dernièrement, je terminais la lecture du livre de Guy Sorman, Les vrais penseurs de notre temps[1]. J'estimais que la pensée des 28 sommités qui étaient présentés dans ce livre était si importante que j'ai entrepris d'en faire un condensé. J'ai proposé à huit de mes meilleurs (parents et) amis de leur envoyer ces textes pour esquisser une réflexion entre eux et moi. Un seul, après de longues hésitations, s'est intéressé à l'exercice. Dans mes confrères de travail, la proportion de lecteurs reste la même.

 

Si je dois en croire mon petit sondage personnel, au moins 75% des gens n'aiment pas la lecture ou ne se donnent tout simplement pas le temps de lire. Et pour l'écriture, les adeptes sont encore plus rares. Dire qu'on a tous dû passer, jusqu'en Secondaire V, au moins onze ans assis sur les bancs d'école à apprendre à lire et à écrire alors que le principal usage qu'on en fait, c'est de lire les titres, les enseignes, noter une adresse, une liste d'épicerie. On ne lit plus. Au mieux, on parcourt les textes rapidement des yeux, cherchant les mots qu'on a déjà en tête de trouver.

 

Ma vieille tante Laurette qui n'avait qu'une troisième année d'instruction, n'avait rien à envier aux onze années obligatoires que nous impose la société actuelle. Elle a pu lire le journal, lire ses prières d'église, et m'écrire des lettres toute sa vie sans ressentir la moindre lacune.

 

Quand je pense aux sommes pharamineuses qui sont investies dans l'éducation, il me semble que l'éléphant accouche d'une souris. On a voulu éliminer l'analphabétisme par l'instruction gratuite et obligatoire pour tous mais c'était sans compter sur le fait du peu d'intérêt de la majorité de la population pour la lecture et l'écriture[2]. C'est comme si le gouvernement dispensait des cours de pilotage d'avion à tous, parce qu'il est entendu que les voyages forment la jeunesse.

 

Il faut encore voir comment ceux qui se donnent la peine d'écrire le font. Visitez quelques sites Internet et vous m'en donnerez des nouvelles. Les sites québécois personnels se démarquent d'ailleurs dans le «bafouage» du français écrit. Quand je pense que ces sites sont visibles de partout dans le monde, j'ai parfois honte de ma race.

 

Bien sûr, tout le monde lit, mais principalement, ce sont de courtes phrases qui doivent les guider dans leur travail ou leurs divertissements. Quant à accorder son attention sur un texte écrit qui dépasse une page, la tâche se complique. Ici, il faut le temps et la concentration. Ça, c'est plus difficile. Surtout que notre actuelle société nous a dressé par l'image à une suite rapide de courts clips successifs et à des coq-à-l'âne innombrables. Alors, quand vient le temps de suivre un auteur dans le déroulement de sa pensée structurée, c'est le décrochage automatique. Essayez donc ensuite d'écrire votre pensée : c'est le blocage!

 

Pour ceux qui lisent, il faut voir ce qu'il en reste. Alors là, c'est désolant! (et j'en fais partie ; je me désole moi-même). Le plus souvent, on n'a retenu que quelques bribes éparses et on a toutes les misères du monde à les rassembler pour en parler à nos amis. Parfois aussi, on a mal lu, on a plutôt projeté notre pensée sur celle de l'écrivain et on l'a interprétée au lieu de la comprendre.

 

Amélie Nothomb[3], décrivait savoureusement le problème par les paroles qu'elle mettait dans la bouche de son personnage écrivain :

 

            – (...) On n'est jamais le même après avoir lu un livre, fût-il aussi modeste qu'un Léo Malet : ça vous change, un Léo Malet. On ne regarde plus les jeunes filles en imperméable comme avant, quand on a lu un Léo Malet. (...) Modifier le regard : c'est ça, notre grand oeuvre.

            – Ne croyez-vous pas que, consciemment ou non, chaque personne a changé de regard, après avoir fini un livre ?

            – Oh non ! Seule la fine fleur des lecteurs en est capable. Les autres continuent à voir les choses avec leur platitude originelle. Et encore, ici il est question des lecteurs, qui sont eux-mêmes une race très rare. La plupart des gens ne lisent pas. À ce sujet, il y a une citation excellente, d'un intellectuel dont j'ai oublié le nom : « Au fond, les gens ne lisent pas ; ou, s'ils lisent, ils ne comprennent pas ; ou, s'ils comprennent, ils oublient. »

 

Et moi qui croyais qu'en lisant, (en me meublant l'esprit) et en écrivant, je clarifierais mes idées et que ça m'aiderait à sortir de ma solitude, à rencontrer davantage de gens. Oui, j'ai clarifié mes idées, mais pour la communication, tout reste à faire : j'ouvre un peu plus les yeux chaque jour sur le désert intellectuel qui m'entoure. Bien sûr, je ne blâme pas mes contemporains de ne pas s'adonner aux mêmes jeux que moi ; je les comprends. Occupés qu'ils sont à faire mille autres choses, le temps pour l'activité intellectuelle leur manque. Après tout, n'est-il pas reconnu qu' « un seul exemplaire du New York Times, édition du dimanche, comprend plus d'information que pouvait en obtenir, durant toute sa vie, une personne ayant vécu au XVIIè siècle »[4]? Nous sommes saturés d'information et nous avons d'autres priorités... comme travailler, faire l'épicerie, le ménage, nous voiturer, dormir, visionner un film, regarder les nouveaux deux cents canaux de la TV satellite, surfer sur l'Internet, écouter le dernier disque compact de notre musique préférée, etc.

 



 

[1] Librairie Arthème Fayard ©1989. (Le Livre de Poche)

 

[2] Paul Lefebvre, un ami metteur en scène oeuvrant dans le domaine du théâtre, à qui je confiais récemment que j'avais de la difficulté à trouver quelqu'un pour parler de philosophie et de l'idée de Dieu résumait ma pensée brillamment en disant qu'au Québec, même dans les milieux intellectuels on ne croit plus en la pensée.

 

[3] Amélie Nothomb, Hygiène de l'assassin, publié chez Albin Michel ©1992, page 57.

 

[4] Gaétan Martel, dans son éditorial de Québec micro!, 13 septembre 1999, (page 8) citant une conférencière à Orbicom.