990201
par François Brooks
Notre société moderne entretient le culte
de la nouveauté. Si on a déjà vu un film, il n'a plus d'intérêt, un livre déjà
lu non plus. Pourtant, il n'y a pas si longtemps, on prenait plaisir à relire
le même livre, la bible, une vie durant. Dans les cérémonies religieuses, on
répétait les mêmes prières et les mêmes gestes pour sacraliser le moment
présent. Aujourd'hui, avec le culte du nouveau, de la consommation, plus rien
n'est sacré. Tout ce que l'on fait est éphémère ; ça n'a donc plus de valeur.
Si peu de valeur que l'on cherche à en faire le plus possible ; peut-être pour
se faire croire que la quantité comblera le vide de l'éphémère[1]. Voilà ici un nouveau paradoxe : ce que
l'on fait devrait avoir davantage de valeur, puisque, événement unique, nous ne
le répéterons plus. Pourtant, la valeur d'une chose apparaît véritablement dans
sa durée : un meuble centenaire a évidemment plus de valeur qu'un meuble récent
fabriqué en aggloméré et qui se décomposera dans peu de temps.
Pendant mon voyage à Taïwan, j'avais
acheté une cassette dans un temple bouddhiste. La moniale m'en avait fait
écouter un petit bout avant que je l'achète. La musique était agréable. De
retour à Montréal, j'ai été surpris de constater qu'on avait enregistré vingt
fois la même chanson sur les deux côtés de la cassette. Je l'ai pourtant
écoutée en essayant de comprendre. Pour notre culture, écouter vingt fois la
même chanson, ça n'a pas de sens ; mais pour une moniale bouddhiste, c'est
écouter toujours une chanson différente qui n'a pas de sens.
Une prière répétée cent
fois, c'est comme les pas d'un marathon. Chaque fois, le geste s'incruste dans
notre présence et y dépose doucement toute sa valeur. Voilà la valeur de la
répétition : le sacré s'installe. On devient ce que l'on fait.
[1] Camus, dans Le mythe de Sisyphe, disait «... la
croyance à l'absurde revient à remplacer la qualité des expériences par la quantité.».