par François Brooks
Je ne nie pas que la civilité ne soit la plus humble section de la philosophie, mais — tels sont les jugements des mortels — elle suffit aujourd'hui à concilier la bienveillance et à faire valoir des qualités plus sérieuses.
La gaieté est de mise à table, pas l'effronterie.
Érasme, Savoir-vivre à l'usage des enfants, 1753
Comme la plupart des Québécois je confondais éducation et instruction. Nous avons un ministère de l'Éducation pourtant, cette dénomination ne semble pas convenir. Ne devrait-on pas plutôt le nommer ministère de l'Instruction publique ? Cette institution s'occupe effectivement à offrir l'instruction mais s'occupe-t-elle vraiment d'éduquer ?
La question m'a frappé pendant mon voyage à Taïwan. Le niveau d'éducation des gens, enfants comme adultes, m'a agréablement surpris. Non seulement j'ai été reçu partout dans la famille de ma conjointe comme si j'en faisais partie, mais jusque dans le moindre regard des passants j'ai senti la considération. Que de saluts courtois m'ont fait regretter de ne pas être né là-bas plutôt que dans mon Québec de sauvages sans éducation où l'instruction est pourtant gratuite ! Bien sûr, le caucasien jouit du prestige de l'étranger. J'attirais la curiosité mais ceci n'est pas un signe de l'éducation des Taïwanais. Entre eux, ils montraient aussi une délicieuse déférence.
Le pays n'est pas communiste ou socialiste, loin de là ; la libre entreprise fleurit davantage là-bas qu'ici. Et pour cause : les impôts, taxes et autres tracasseries administratives sont réduits au minimum. Seules les grandes sociétés sont taxées. Ainsi, l'entrepreneur privé peut bénéficier du fruit de son travail et la motivation est grande.
Au Québec, l'instruction est gratuite. Sa valeur, comme pour tout autre produit de consommation, est soumise aux lois de l'offre et de la demande ; il y a donc 40% de décrochage au secondaire et 60% au cégep. On paie peu pour l'instruction, on lui accorde donc peu de valeur, on déserte les institutions qui la dispensent. À Taïwan, l'instruction est fortement contingentée et, aux niveaux supérieurs, elle coûte cher. Aussi, l'éducation que les enfants reçoivent dès le plus jeune âge dans le milieu familial les amène à considérer l'instruction avec le plus grand respect. De plus, les enseignants jouissent d'un prestige social qui suscite une motivation exceptionnelle. Si j'habitais Taïwan j'aurais sérieusement considéré ce choix de carrière.
Au Québec, les enfants sont rois ; alors, leur niveau d'éducation laisse à désirer. On pense servir leur bien en évitant toute contrainte. Les parents cherchent à les soustraire des souffrances qu'ils ont eu à surmonter. Pensent-ils les mettre à l'abri des aléas de la vie ou cherchent-ils ainsi à gagner leur amitié ? Combien de fois ai-je entendu les enseignants me raconter de navrantes anecdotes à propos de parents venus les menacer en représailles aux mesures disciplinaires adoptées pour forcer certains élèves à coopérer ? On demande aux enseignants d'instruire mais on leur interdit d'éduquer. Combien de jeunes adultes, à l'âge de vingt ans, ne savent-ils pas se présenter correctement au téléphone ? On ne sait même pas aborder un étranger convenablement sur la rue ?
Est-ce si difficile de tendre la main et se présenter ?
– Bonjour ! mon nom est Xavier Untel, comment allez-vous ? [1]
Oui. Quand on n'a pas été éduqué à le faire, l'effort semble extraordinaire. Pourtant, la formule est si simple et universelle. Une fois apprise, elle s'applique partout pour toute la vie.
L'instruction leur a pourtant été donnée gratuitement ou presque mais comment la faire passer correctement sans l'éducation qui est la base nécessaire pour amener l'étudiant à adopter l'attitude convenable pour accueillir celle-ci ? C'est comme essayer de remplir un réservoir troué avec de l'essence gratuite.
Bien sûr, les Taïwanais ne sont pas parfaits. Ils sont généralement bien éduqués mais manquent parfois d'instruction. Cependant, tout disposés qu'ils sont à apprendre, dès que davantage de ressources leur seront disponibles, ils sauront les mettre à profit. Et ça ne saurait tarder. Par contre, je ne vois pas comment l'obstacle québécois de l'indiscipline peut se surmonter. L'instruction peut toujours s'acquérir plus tard ; mais peut-on rééduquer un enfant gâté ? S'il est facile, avec un peu de bienveillance, de montrer la bienséance à l'enfant, comment dire à l'adulte qu'« il est impoli d'interrompre quelqu'un avant qu'il ait achevé son propos »[2] sans blesser son amour propre souvent gonflé du fait qu'il est le seul à le nourrir ?
Les psy-machins des trois dernières décades ont tôt fait de nous convaincre et nous culpabiliser pour d'éventuels traumatismes en bas âge. Il ne faut pas stigmatiser la psyché des enfants. Pour éviter toute faute, nous les avons surprotégés. Les psy-machins peuvent-ils maintenant répondre à ma question ? : Comment rééduquer de vieux enfants gâtés sans stigmatiser leur amour propre ?
Si tu n'aimes pas tes enfants, fais-leur la vie facile, disait Robert Heinlein.
Aime-t-on davantage son enfant en lui faisant la vie dure – mais présent pour l'aider à surmonter des obstacles contrôlés – ou en l'élevant dans l'indulgence mielleuse parentale pour ne jamais subir ses récriminations ?
[1] Voir le texte Plus de nom...
[2] Érasme, Savoir-vivre à l'usage des enfants, 1530.