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Je ne pense qu'à l'argent ; je suis mendiant [1]

par François Brooks

Se faire mendiant, c'est se condamner à ne penser qu'à l'argent. Pour ceux-ci, il n'y a que l'argent qui compte ; ils en sont privés et ils en deviennent obsédés. Si l'on compare la journée ordinaire d'un travailleur à celle d'un mendiant, le travailleur n'aura pensé que très peu à l'argent. Tout en vendant son temps, il n'a à l'esprit que les tâches auxquelles il s'occupe dans le cadre de son travail. Le quêteux, lui, donne son temps mais il ne l'occupe qu'à penser à l'argent. Chaque fois qu'il reformule sa demande d'obole au passant, le mendiant focalise son attention sur son besoin d'argent pour survivre. Pourtant, à force de se centrer sur sa petite personne, à ne penser qu'à lui-même, il crée sa propre pauvreté et s'emprisonne dans un univers pécuniaire. Le travailleur négocie son salaire une fois et peut par la suite, se libérer l'esprit de cette question pour passer à autre chose. Le quêteux ne fait que se négocier un salaire ; il ne donne rien d'autre que son temps perdu. Manquer d'argent, c'est comme en avoir trop : l'esprit en devient obnubilé.

 

Lorsqu'on m'aborde dans la rue pour tenter de m'extirper mon argent, j'ai le réflexe de refuser. Je me sens agressé dans ce que j'ai de plus intime ; surtout que j'ai été élevé à mériter l'argent que je gagne par mon travail. Pour moi, l'argent est aussi intime que le sexe ; je reçois les demandes d'oboles un peu comme si un étranger me faisait des propositions sexuelles de but en blanc sur la rue. Je ressens cette demande comme une obscénité. De la même façon que je n'embrasserais pas le premier venu, j'aurais l'impression de corrompre une personne à lui donner de l'argent pour rien. Le contrat n'est pas clair. Si je donnais, je serais embarrassé moralement ; j'aurais l'impression de ne faire qu'un geste inhumain : me débarrasser de l'importun pour qu'il disparaisse au plus vite. À plus forte raison, s'il s'agit d'une personne visiblement en santé et en pleine possession de ses moyens, lui donner de l'argent pour rien, c'est la soudoyer, c'est essayer de me donner bonne conscience pour me chasser de l'esprit la mauvaise qu'elle y introduit par sa mise en scène de la misère. C'est lui enlever sa dignité de travailler honorablement ; c'est, comme le dit Félix[2] dans sa chanson, la tuer ; ça, je ne puis m'y résoudre et j'estime immoral l'attitude complaisante de mes contemporains qui bafouent la dignité des mendiants bien portants qui se donnent en pâture aux oboles meurtrières.

 

La générosité de notre société d'abondance est, à mon point de vue, la grande fautive. Les enfants sont élevés en apprenant qu'ils ont tous les droits et aucun devoir envers la société. Faut-il s'étonner de voir maintenant tant de mendiants jeunes et en santé se sentir de plein droit l'autorité de demander à tout un chacun de l'argent sans rien donner en retour? On en a fait de perpétuels nourrissons. Ils ne connaissent pas la famine, ils ont l'instruction gratuite, ils ont les soins de santé gratuits, le Bien Être Social. Depuis leur naissance, ils ont eu droit à tout, de quel droit faudrait-il leur imposer de donner du travail en retour de leur pitance? La dignité est une notion absente de leur conception de la vie ; après-tout, ils n'ont pas demandé à venir au monde. C'est à ceux qui les ont fait naître de s'en occuper...

 

Pourtant, moi non plus je n'ai pas demandé à naître. On m'a appris que je devais gagner ma vie par mon travail ; que je devais mériter l'argent qu'on me donne, et que c'était ça la dignité. J'en suis d'autant plus heureux puisque ce que j'achète a la valeur de mon travail : une grande valeur. De plus, je pense assez peu à l'argent.

 

Pour toutes ces raisons, j'estime que le meilleur service que je puisse rendre aux mendiants bien-portants, c'est précisément de refuser de leur enlever leur dignité et leurs vies vendues si peu chères. Je leur refuse l'obole de quelques sous. J'espère ainsi que la misère et la faim, si elles ne sont pas feintes, les inspireront à penser aux autres et à oublier un peu l'argent. Le jour où ils s'apercevront que j'ai des fenêtres à laver, une terrasse à désherber, une maison à repeindre, une entrée à pelleter, une clôture à réparer, je leur donnerai considérablement plus que ce qu'ils me demandent sur la rue. Je leur donnerai un salaire décent, la vie, la dignité, un métier et mon estime.

 

Certains diront qu'ils préfèrent donner un peu d'argent que de risquer de les voir venir voler chez-eux. Je vois là les germes de la tyrannie. Ces gens sont victimes de chantage. S'ils ont de l'argent à donner ainsi, c'est que le crime s'achète ; on appelle ça la mafia. On est loin ici de la dignité. Un voleur volera. Les mendiants ne sont pas des voleurs, ils ont besoin de valeurs. Il faut les aider.

 

Par une noble activité, le travailleur pense à lui tout en se mettant au service des autres. Le mendiant bien-portant s'oublie en ne pensant qu'à l'argent. Il faut l'aider à penser à lui.

 



[1] Ce texte me fut inspiré à la suite de la lecture du texte Le bal des quêteux de Richard Martineau paru dans la revue L'ACTUALITÉ sous la rubrique Contrepoint  le 1er octobre 1998 (page 84).

 

[2] Félix Leclerc, 100 000 façons de tuer un homme