981010
par François Brooks
Se faire mendiant, c'est
se condamner à ne penser qu'à l'argent. Pour ceux-ci, il n'y a que l'argent qui
compte ; ils en sont privés et ils en deviennent obsédés. Si l'on compare
la journée ordinaire d'un travailleur à celle d'un mendiant, le travailleur
n'aura pensé que très peu à l'argent. Tout en vendant son temps, il n'a à
l'esprit que les tâches auxquelles il s'occupe dans le cadre de son travail. Le
quêteux, lui, donne son temps mais il ne l'occupe qu'à penser à l'argent.
Chaque fois qu'il reformule sa demande d'obole au passant, le mendiant focalise
son attention sur son besoin d'argent pour survivre. Pourtant, à force de se
centrer sur sa petite personne, à ne penser qu'à lui-même, il crée sa propre
pauvreté et s'emprisonne dans un univers pécuniaire. Le travailleur négocie son
salaire une fois et peut par la suite, se libérer l'esprit de cette question
pour passer à autre chose. Le quêteux ne fait que se négocier un salaire ;
il ne donne rien d'autre que son temps perdu. Manquer d'argent, c'est comme en
avoir trop : l'esprit en devient obnubilé.
Lorsqu'on m'aborde dans la rue pour
tenter de m'extirper mon argent, j'ai le réflexe de refuser. Je me sens agressé
dans ce que j'ai de plus intime ; surtout que j'ai été élevé à mériter
l'argent que je gagne par mon travail. Pour moi, l'argent est aussi intime que
le sexe ; je reçois les demandes d'oboles un peu comme si un étranger me
faisait des propositions sexuelles de but en blanc sur la rue. Je ressens cette
demande comme une obscénité. De la même façon que je n'embrasserais pas le
premier venu, j'aurais l'impression de corrompre une personne à lui donner de
l'argent pour rien. Le contrat n'est pas clair. Si je donnais, je serais
embarrassé moralement ; j'aurais l'impression de ne faire qu'un geste
inhumain : me débarrasser de l'importun pour qu'il disparaisse au plus
vite. À plus forte raison, s'il s'agit d'une personne visiblement en santé et
en pleine possession de ses moyens, lui donner de l'argent pour rien, c'est la
soudoyer, c'est essayer de me donner bonne conscience pour me chasser de
l'esprit la mauvaise qu'elle y introduit par sa mise en scène de la misère.
C'est lui enlever sa dignité de travailler honorablement ; c'est, comme le
dit Félix[2] dans sa chanson, la tuer ; ça, je ne puis m'y résoudre et j'estime immoral
l'attitude complaisante de mes contemporains qui bafouent la dignité des
mendiants bien portants qui se donnent en pâture aux oboles meurtrières.
La générosité de notre société
d'abondance est, à mon point de vue, la grande fautive. Les enfants sont élevés
en apprenant qu'ils ont tous les droits et aucun devoir envers la société.
Faut-il s'étonner de voir maintenant tant de mendiants jeunes et en santé se
sentir de plein droit l'autorité de demander à tout un chacun de l'argent sans
rien donner en retour? On en a fait de perpétuels nourrissons. Ils ne
connaissent pas la famine, ils ont l'instruction gratuite, ils ont les soins de
santé gratuits, le Bien Être Social. Depuis leur naissance, ils ont eu droit à
tout, de quel droit faudrait-il leur imposer de donner du travail en retour de
leur pitance? La dignité est une notion absente de leur conception de la
vie ; après-tout, ils n'ont pas demandé à venir au monde. C'est à ceux qui
les ont fait naître de s'en occuper...
Pourtant, moi non plus je n'ai pas
demandé à naître. On m'a appris que je devais gagner ma vie par mon
travail ; que je devais mériter l'argent qu'on me donne, et que c'était ça
la dignité. J'en suis d'autant plus heureux puisque ce que j'achète a la valeur
de mon travail : une grande valeur. De plus, je pense assez peu à
l'argent.
Pour toutes ces raisons, j'estime que le
meilleur service que je puisse rendre aux mendiants bien-portants, c'est
précisément de refuser de leur enlever leur dignité et leurs vies vendues si
peu chères. Je leur refuse l'obole de quelques sous. J'espère ainsi que la
misère et la faim, si elles ne sont pas feintes, les inspireront à penser aux
autres et à oublier un peu l'argent. Le jour où ils s'apercevront que j'ai des
fenêtres à laver, une terrasse à désherber, une maison à repeindre, une entrée
à pelleter, une clôture à réparer, je leur donnerai considérablement plus que
ce qu'ils me demandent sur la rue. Je leur donnerai un salaire décent, la
vie, la dignité, un métier et mon estime.
Certains diront qu'ils préfèrent donner
un peu d'argent que de risquer de les voir venir voler chez-eux. Je vois là les
germes de la tyrannie. Ces gens sont victimes de chantage. S'ils ont de
l'argent à donner ainsi, c'est que le crime s'achète ; on appelle ça la
mafia. On est loin ici de la dignité. Un voleur volera. Les mendiants ne sont
pas des voleurs, ils ont besoin de valeurs. Il faut les aider.
Par une noble activité, le
travailleur pense à lui tout en se mettant au service des autres. Le mendiant
bien-portant s'oublie en ne pensant qu'à l'argent. Il faut l'aider à penser à
lui.
[1] Ce texte me fut inspiré à la suite de la lecture du texte Le bal des quêteux de Richard Martineau paru dans la revue L'ACTUALITÉ sous la rubrique Contrepoint le 1er octobre 1998 (page 84).