980626
par François Brooks
Daniel me dit : « François,
j'aimerais fonder une commune. Nous l'appellerions : La famille étendue ».
Oui mais quel va être le ciment de cette commune?
Bien sûr, vivre en commune permet de partager certaines ressources matérielles,
mais est-ce un ciment suffisamment solide pour que le groupe désire rester
ensemble toute une vie? Les communes qui basent leurs fondations sur le partage
des biens matériels peuvent-elles fonctionner dans une société d'abondance?
J'en doute. À la moindre friction, ne cherchera-t-on pas à se «libérer» de
cette commune, à s'en détacher, surtout si on en a les moyens financiers?
Mais quel était donc le ciment traditionnel
qui garantissait la pérennité des célèbres communes religieuses qui ont
traversé les siècles? Et pourquoi venait-on s'y joindre pour la vie?
Tout d'abord, quels sont les types de
communes et quelles sont les bases de leur fonctionnement?
Il y a les communes basées sur le
partage...
d'une
langue commune (ex.: L'anglais aux USA)
une
ethnie commune (ex.: le quartier chinois)
de
services publics (ex.: la Communauté urbaine de Montréal)
d'une
religion commune (ex.: les sœurs Ursulines)
de
l'orientation sexuelle (ex.: le quartier gai)
d'un
d'intérêt de groupe (ex.: association des philatélistes)
la
famille traditionnelle (ex.: papa, maman, frères et sœurs)
communautés
étudiantes (ex.: collèges, universités etc.)
communautés
humanitaires (ex.: ACDI, Centraide etc.)
communautés
professionnelles (ex.: corporations professionnelles)
etc.
Nous appartenons déjà à l'une ou l'autre
de ces communautés et nous pouvons déjà y souscrire librement ou en changer si
nous nous sentons attirés par une autre. Nous faisons même déjà parti de
plusieurs de ces communautés à différents titres et à divers degrés
puisqu'elles peuvent être imbriquées les unes dans les autres.
Mais pourquoi diable sentons-nous le
besoin d'en créer une autre? Ne pouvons-nous pas nous impliquer dans l'une ou
l'autre des communautés existantes et nous réaliser à travers elles? Notre
individualisme est-il rendu tel que nous sentons le besoin de fonder une
nouvelle communauté dans laquelle nous pourrions imposer nos propres règles du
jeu ; ce qui nous éviterait de devoir nous conformer aux règles des celles qui
existent déjà? Qu'est-ce qui nous fait croire que la communauté que nous
projetons est nécessaire?
Pour ma part, le genre de communauté à
laquelle je serais tenté d'adhérer serait plutôt de type familial. C'est à ce
seul niveau que je ressens un manque et encore, à vivre seul, je me demande si
je n'ai pas pris des habitudes incompatibles avec la convivialité nécessaire à
la vie familiale quotidienne. J'aime bien ma tranquillité et la vie intérieure
que je mène. Si je devais partager mon domicile, ne verrais-je pas les autres
comme des entraves à ma liberté? Quelle serait ma réaction quand je devrais
accorder ma présence à ceux qui me sollicitent sans cesse? Comment réagirais-je
face au manque de disponibilité de ceux que je solliciterais? Aurais-je assez
d'humour, d'amour et d'abnégation? Comment vivrais-je avec ceux qui en auraient
moins que moi?
Mes doutes me viennent de mes expériences
personnelles qui m'ont convaincu que rien d'autre ne peut durer que ce que
j'entreprends moi-même et pour moi-même. Chaque fois que j'ai participé à une
expérience de groupe, j'ai été confronté à la déception d'avoir investi
davantage que ceux avec qui j'étais, et le plus souvent, j'ai recueilli des
récriminations injustes. À chaque fois, le ciment de la commune s'est
désagrégé. Mais je participe déjà à la vie communautaire de diverses façons et
je bénéficie de l'ermitage dont j'ai besoin lorsque je me retire chez-moi. Bien
sûr, l'ermitage partagé me séduirait mais je me demande bien avec qui je
trouverais à partager les valeurs communes de la vie intérieure que je retrouve
en lisant les philosophes et les auteurs qui m'aident à me meubler l'esprit.
Les communautés religieuses séculaires avaient
choisi d'adhérer à certaines valeurs qui, je crois, leur ont permis de se
perpétuer. Tout d'abord, la chasteté était de rigueur et les communautés
n'étaient pas mixtes. Aujourd'hui, ces mœurs nous paraissent perverses
puisqu'elles semblent nier l'aspect le plus fondamental de notre être : la
pulsion sexuelle. Je dois cependant reconnaître qu'en excluant la sexualité de
la vie communautaire, on se mettait à l'abri de toute une ribambelle de
problèmes : pas de vie sexuelle, donc, pas de MTS, pas de jalousie, pas de
temps perdu dans la communauté pour la cour, la baise, les peines d'amour, les
séparations, les grossesses non désirées etc. Et puisque la vie des hommes et
des femmes n'était pas partagée, il n'y avait pas de conflit des sexes, de
lutte pour l'égalité et tous ces tiraillements que les féministes n'ont cessé
d'alimenter depuis plus de 30 ans.
La communauté religieuse régissait la vie
matérielle et je suppose que ça faisait bien l'affaire de la plupart des membres
puisque ceux-ci n'avaient à s'occuper de rien d'autre que de leur tâche
attitrée. Pensez donc, l'organisation et l'administration étaient prises en
charge par un membre (ou quelques membres) et tous les autres bénéficiaient
d'autant plus de temps libre et de paix d'esprit. Ceci pourrait être mal vu
aujourd'hui ; on pourrait dénoncer leur totalitarisme
et leur manque de démocratie. Mais vu sous l'angle de la confiance et de la
liberté d'esprit, quel gain! Les membres de ces communautés avaient tellement
de temps libre, que, même à des époques où l'industrialisation et la
technologie étaient relativement peu développées, ils pouvaient s'adonner à
plusieurs heures quotidiennes de dévotion. Mais, avant tout, les dévotions,
c'était du temps consacré à leur vie intérieure. Ces gens considéraient la vie
spirituelle d'une telle importance qu'ils faisaient tout pour réduire au
minimum le temps consacré à la vie matérielle. Et voila bien ce en quoi je les
envie.
Depuis deux ans, j'ai
augmenté considérablement le temps que j'alloue à ma propre vie spirituelle. Je
l'ai tout particulièrement enrichie de lectures sur les philosophes et
l'histoire de la philosophie. Combiné avec mon travail manuel et l'activité
physique à laquelle je m'adonne régulièrement, je me sens vivre intensément. À
chaque semaine, depuis plus d'un an, mes pensées sont alimentées par les
perspectives d'un philosophe que je ne connaissais pas. J'ai été amené à revoir
à chaque fois mes conceptions du monde et j'ai trouvé l'expérience fascinante. L'ouverture
que me procure ces nouvelles perspectives me permet de croire que je pourrais
continuer ainsi encore pendant de nombreuses années. Je commence à comprendre
pourquoi les mystiques prétendaient que la vie corporelle est bien peu de
choses à côté de la vie spirituelle et pourquoi ils entraient en communauté si
sereinement alors que nous les voyons comme aliénés sans pouvoir les
comprendre. Dans notre vie matérielle contingentée et axée sur les plaisirs
furtifs, nous employons la plus grande partie de notre temps pour suppléer à
des besoins de consommation. Nous disons que nous vivons dans un pays libre et
nous croyons fermement que nous le sommes alors que tout concourt à me faire
croire le contraire. Où donc se trouve la liberté d'esprit d'un homme qui est
tellement préoccupé à se gagner un salaire pour se payer tout ce qu'il se croit
libre d'acheter alors que son esprit n'a même plus le temps de voir ses frères,
de visiter ses parents, de bavarder avec son voisin et surtout, de réfléchir
sur sa propre échelle des valeurs? Ou donc est la liberté d'un homme qui n'a
pas le temps de lire ni d'écrire?
Le ciment de la commune, le meilleur
ciment, je crois que c'est la spiritualité. Mais, pour générer ce ciment il
faudrait peut-être que d'éventuels membres développent ensemble une
spiritualité commune et qu'ils cherchent ensemble à se meubler l'esprit. La
vacuité intellectuelle et spirituelle de notre époque fait, je pense, un très
mauvais ciment communautaire.
Déjà, le ciment familial est aujourd'hui
très faible. On nous répète depuis plus de dix ans que 50% des familles sont
monoparentales. Il semble même que nombreux sont ceux qui préfèrent maintenant
«enfanter» un chien ou un chat plutôt que de s'embarquer à assumer la
responsabilité de faire naître un enfant. On pourrait penser que les gens ont
peur de l'engagement ; mais ne serait-ce pas plutôt que les valeurs de
consommation dans lesquelles les gens sont déjà engagés prennent toute la
place? Pieds et mains liés par la maison, les études, l'automobile et tout le
reste à payer, on ne peut tout simplement pas s'engager davantage ; on est déjà
engagés au maximum.
Le ciment de la commune
réside dans l'engagement que chacun consent à donner. Si la vie de chacun est
déjà hypothéquée pour des années à venir, à payer, la vie est déjà vécue.
L'esclave ne peut appartenir à deux maîtres et encore moins à lui-même. Le
ciment de la commune commence avec la liberté d'un membre et se prolonge par
son engagement. Mais comment trouver des membres pour une commune aujourd'hui,
alors que les gens sont déjà engagés à travailler pour payer ce qu'ils croient
être leur liberté? Peut-on s'engager lorsqu'on n'est pas libre?