980528
par François Brooks
Il arrive souvent que l'on ne soit pas
d'accord avec ce qu'un philosophe pense, ou quelqu'un d'autre, ou même
soi-même. Évidemment, notre position personnelle reste, pour nous, la plus
importante. À ces moments-là, je m'attarde à comprendre les raisons de mon
interlocuteur, quitte à me faire violence et à imiter son attitude mentale. Ça
me permet de m'approcher de lui et de le comprendre. Ça ne m'oblige en rien à
changer ma propre façon de voir les choses ; bien au contraire, par cette
attitude je suis enrichi d'un point de vue supplémentaire.
Bien entendu, ceci ne s'applique pas aux
nombreuses balivernes qui nous sont dites au jour le jour et qui sont le plus
souvent le propos commun ou celui d'un mauvais joueur qui ne pense pas un mot
de ce qu'il dit mais qui ne cherche qu'à provoquer notre réaction. À ceux-là,
je réponds sur le même registre, ils pensent avoir été entendus et ça tue la
discussion. Mais si un philosophe ou quelqu'un d'autre a passé toute une vie à
élaborer une façon de penser, ne vaut-il pas la peine que je prenne quelques
minutes pour comprendre son expérience? Suis-je si puriste que je sente mon
esprit souillé simplement à comprendre une façon de penser qui n'est pas la
mienne? Ne nous sommes-nous pas débarrassés de cette attitude antique qui
consistait à refuser de lire un texte que nous n'avions pas pensé nous-mêmes?
Dans L'étonnement philosophique
(p.440),
Jeanne Hersch nous rappelle que «pour comprendre les philosophes, il faut s'efforcer
de mimer leur attitude intellectuelle. Il faut
consentir à penser avec
eux en leur “prêtant” notre
propre liberté. Si cette liberté s'y refuse, on ne les comprendra jamais».
D'ailleurs, cet exercice n'est-il pas le meilleur moyen de clarifier notre
propre pensée et de susciter en nous des questions pertinentes propres à
ébranler les arguments d'un adversaire lors d'un débat? L'ennui c'est que
j'aime tellement débattre que j'oublie parfois que je dois comprendre d'abord
pour pouvoir débattre ensuite. Aurais-je peur de comprendre et ainsi perdre mon
désir de débattre?